Ce que l’Union peut faire en Indo-Pacifique
Josep Borrell Fontelles
Haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité22/06/2021
Ce que l’Union peut faire en Indo-Pacifique
Josep Borrell Fontelles
Haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité22/06/2021
Ce que l’Union peut faire en Indo-Pacifique
Il est temps pour l’Union d’intensifier son engagement stratégique dans l’Indo-Pacifique, et sa coopération avec les acteurs de la région. Sur le plan conceptuel, l’Indo-Pacifique est actuellement très en vogue. Les décideurs politiques, diplomates, stratèges et les experts des think tanks débattent tous de l’avenir de cette région dynamique. Je me réjouis de ce débat, tout comme je suis convaincu que cette région constitue à la fois un enjeu majeur pour l’Union européenne, et que cette dernière peut apporter une contribution importante à son développement.
L’Indo-Pacifique est autant un espace stratégique qu’une réalité géographique. L’Union européenne définit la région comme une zone qui s’étend de l’Afrique de l’Est aux États insulaires du Pacifique. Cette zone est en train de devenir le centre de gravité du monde, tant en termes géoéconomiques que géopolitiques.
Je voudrais donner quelques chiffres pour étayer cette affirmation : l’Indo-Pacifique génère 60 % du PIB mondial, et deux tiers de la croissance mondiale. Il s’agit de la deuxième destination la plus importante pour les exportations européennes, et quatre des dix principaux partenaires commerciaux de l’Union s’y trouvent. En d’autres termes, nous sommes un acteur important de son développement.
À l’avenir, l’importance de la région ne fera que se renforcer. D’ici 2030, l’écrasante majorité (90 %) des 2,4 milliards d’individus qui rejoindront la classe moyenne seront originaires de cette région.
Malgré ce dynamisme, la stabilité de la région est de plus en plus remise en question : différends maritimes et terrestres, crises et conflits internes, intensification de la rivalité géopolitique entre les États-Unis et la Chine. Si les conséquences de ces bouleversements se font sentir dans le monde entier, elles sont particulièrement marquées dans cette région. Le renforcement considérable des capacités militaires des pays de l’Indo-Pacifique en témoigne.
Signe de cette dégradation du paysage sécuritaire régional, une autre statistique est particulièrement édifiante : la part de l’Indo-Pacifique dans les dépenses militaires mondiales, en constante augmentation, est passée de 20 % en 2009 à 28 % en 2019. Cela signifie que les pays de cette région investissent massivement dans leurs armées face aux incertitudes qui pèsent sur l’avenir. La démocratie et les libertés fondamentales sont également mises à mal, comme nous l’avons observé récemment au Myanmar.
Il y a un véritable risque que la politique et le nationalisme l’emportent sur le développement économique et la coopération, qui ont pourtant été le ciment des pays de la région, et qui ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté.
L’architecture de sécurité asiatique ainsi que l’équilibre régional restent encore à définir. L’Europe et son voisinage sont également confrontés à de nombreux défis sécuritaires. Je passe une grande partie de mon temps à essayer d’apaiser les conflits qui s’y déroulent. Toutefois, au fil du temps, les Européens ont développé des structures institutionnelles solides, comme l’Union européenne et l’OTAN, mais aussi l’OSCE et le Conseil de l’Europe.
En Asie, il existe des organismes qui orientent la coopération en matière de sécurité, notamment le Forum régional de l’ASEAN, dont l’Union est un membre actif. De plus en plus, nous assistons également au développement croissant d’autres cadres de coopération, comme le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, ou d’autres instances pilotées par la Chine par exemple.
En 2013 déjà, l’ancien ministre indonésien des Affaires étrangères, Marty Natalegawa, affirmait que la région devait effectuer la transition pour passer d’un « déficit de confiance” au “développement d’une confiance stratégique ». Ces dernières années, la tendance s’est plutôt inversée.
L’avenir se joue donc dans la région Indo-Pacifique, mais l’insécurité et les tensions augmentent, menaçant l’ordre et l’équilibre de cette région dynamique, dont la croissance économique repose sur l’ouverture et la stabilité des règles dans un cadre partagé, mais aussi sur la définition des termes d’une sécurité partagée.
Cet impératif d’ouverture et de maintien d’un ordre fondé sur les règles est dans l’intérêt de l’Union, et nous sommes en mesure d’y apporter une importante contribution. À ce titre, il ne fait aucun doute que nos partenaires régionaux considèrent l’Union comme un acteur fiable et digne de confiance.
L’institut d’Etudes de l’Asie du Sud-Est (ISEAS) de Singapour a récemment mené une enquête auprès de leaders d’opinion et de responsables politiques d’Asie du Sud-Est en leur demandant quel serait leur partenaire stratégique de prédilection pour faire face à la concurrence stratégique croissante entre les États-Unis et la Chine. Quatre personnes interrogées sur dix ont choisi l’Union européenne.
Nous ne sommes peut-être pas aussi visibles que d’autres partenaires, mais notre coopération n’est jamais inconsistante. Nous n’avons pas d’intentions cachées. What you see is what you get. Nous sommes fiables et prévisibles. Nous sommes en mesure de nous engager, et, lorsque nous le faisons, nous le faisons sur le long terme.
L’Union a fait montre de ses compétences à travers sa réponse à la pandémie. Nous aidons nos partenaires internationaux à faire face aux conséquences du Covid grâce à une enveloppe de 40 milliards d’euros octroyée par la Team Europe, qui réunit les institutions et les États membres de l’Union.
Nous sommes favorables au multilatéralisme en matière de vaccination, et nous sommes convaincus que COVAX est le meilleur moyen de garantir l’accès aux vaccins des pays partenaires à faible ou moyen revenu dans cette région. Nous joignons le geste à la parole, car l’Union est aujourd’hui le deuxième plus grand contributeur à l’initiative COVAX avec plus de 2,4 milliards d’euros.
Nous sommes aussi le premier exportateur mondial de vaccins. Avec plus de 240 millions de doses, nous avons exporté environ la moitié de notre production vers 90 pays.
Ce faisant, nous avons délibérément choisi une voie différente de celle des autres pour lutter contre la pandémie. Nous ne réservons pas de traitement préférentiel, et nous ne demandons pas de faveurs politiques en retour. Au contraire, nous privilégions une coopération concrète, notamment avec l’ASEAN, dans le cadre des dialogues d’experts que nous organisons sur la recherche, la fabrication, et sur le déploiement des vaccins.
La stratégie Indo-Pacifique de l’Union européenne
Pour toutes ces raisons, l’Union souhaite étendre son engagement vis-à-vis de cette région et de ses acteurs. C’est pourquoi les 27 ministres des Affaires étrangères ont récemment adopté une nouvelle stratégie pour la coopération dans l’Indo-Pacifique, après que plusieurs États membres l’ont déjà fait au niveau national (France, Allemagne et Pays-Bas).
Le message est le suivant : l’Union à l’intention de renforcer son engagement avec ses partenaires dans la région Indo-Pacifique afin de répondre aux dynamiques émergentes qui affectent la stabilité régionale.
Concrètement, cela signifie que nous intensifierons les travaux conjoints visant à stimuler le commerce et l’investissement, l’ouverture économique et la connectivité dans une approche durable.
Nous encouragerons la coopération multilatérale en travaillant sur les défis de portée planétaire : de la pandémie au changement climatique, de la biodiversité à la gouvernance des océans en passant par les enjeux liés à l’économie numérique. Enfin, nous approfondirons notre engagement en matière de sécurité, en cherchant à rendre ce volet de la coopération aussi concret que possible.
Notre nouvelle stratégie vise à approfondir le degré d’intégration régionale. Elle est inclusive pour tous les partenaires de la région qui souhaitent coopérer avec l’Union européenne lorsque nos intérêts coïncident. Elle inclut notamment la Chine, car nous savons que dans des domaines importants comme le climat, la pratique durable de pêche, et le respect de la biodiversité, sa coopération est essentielle.
Notre objectif n’est pas d’encourager l’émergence de blocs rivaux ou de forcer les pays à prendre parti. En revanche, nous sommes déterminés à approfondir notre coopération avec des partenaires démocratiques qui partagent les mêmes idées. Il est important de bien comprendre que l’engagement de l’Union européenne en faveur des droits démocratiques et des libertés fondamentales est très fort, non pas parce que nous les considérons comme des constructions européennes ou occidentales, mais parce que ces valeurs et principes sont universels.
Ce point de vue est partagé par de nombreux pays et habitants de cette région qui veulent être maîtres de leur destin politique, et voir leurs droits protégés.
L’ASEAN est au cœur de la stratégie Indo-Pacifique européenne, et nous développerons également des relations plus étroites avec d’autres organisations régionales présentes dans les océans Indien et Pacifique.
Depuis longtemps, nous sommes le premier partenaire de développement de l’ASEAN, mais aussi son troisième partenaire commercial et d’investissement. À ce titre, nos exportations vers les pays de l’ASEAN sont passées de 54 milliards d’euros en 2010 à 85 milliards d’euros en 2019, et les importations en provenance des pays de l’ASEAN ont encore plus augmenté, passant de 72 milliards d’euros en 2019 à 125 milliards d’euros. D’ici 2050, l’ASEAN devrait constituer la quatrième plus grande économie du monde.
L’année dernière, nous avons enfin lancé le partenariat stratégique UE-ASEAN. Cette initiative témoigne du fait que les deux parties veulent intensifier et réorienter leur coopération. Même si ces aspects sont importants, notre objectif commun n’est pas seulement de travailler sur le commerce, les investissements et le développement durable. Nous ressentons surtout le besoin d’accroître notre travail commun sur les questions stratégiques.
Pour ne donner qu’un exemple, prenons celui de la sécurité maritime, qui est au cœur de nos préoccupations. Environ 40 % du commerce extérieur de l’Union passe par la mer de Chine méridionale, ce qui fait de la stabilité de la région une préoccupation commune, et un domaine de coopération de premier ordre.
Depuis de nombreuses années, nous entretenons un dialogue spécifiquement dédié à la coopération en matière de sécurité maritime, dans le cadre duquel l’Union et l’ASEAN partagent les meilleures pratiques.
À ce titre, nous étudions les possibilités de renforcement de la présence maritime de l’Union dans le vaste espace Indo-Pacifique, et nous avons l’intention d’étendre le projet européen sur les routes maritimes critiques, de l’océan Indien à l’Asie du Sud-Est.
À l’instar de l’ASEAN, l’Union est attachée à la préservation de voies d’approvisionnement maritimes sûres, libres et ouvertes en mer de Chine méridionale. Cette ambition est en pleine cohérence avec le respect du droit international, en particulier de la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Nous soutenons le processus mené par l’ASEAN en vue de l’élaboration d’un code de conduite efficace et juridiquement contraignant pour la mer de Chine méridionale, qui ne doit pas se faire au détriment des intérêts de tiers.
La connectivité est un autre élément majeur de notre stratégie Indo-Pacifique. Nous sommes favorables à une approche durable, fondée sur des règles, axée sur la transparence, l’appropriation locale, et sur la durabilité fiscale et environnementale.
Nous pensons que cette approche est conforme à ce que souhaitent également nombre de nos partenaires régionaux. L’Union et l’ASEAN travaillent en étroite collaboration sur cette thématique depuis de nombreuses années, reflétant les efforts uniques déployés dans le cadre de deux projets d’intégration régionale. Les deux parties se sont engagées à renforcer encore plus cette coopération. La conclusion d’un accord global sur le transport aérien (AE CATA) entre régions est une autre étape importante dans ce domaine, et dans celui de la connectivité du transport aérien.
L’étude des investissements et du financement en la matière montre qu’il y a un fort décalage entre les idées reçues et la réalité. Il convient ici de rappeler quelques chiffres.
L’Union est toujours le premier investisseur mondial avec 11 600 milliards d’euros, contre 6 800 milliards d’euros pour les États-Unis, 1 900 milliards d’euros pour la Chine, et 1 500 milliards d’euros pour le Japon.
Nous sommes également le plus grand donateur : notre aide au développement s’est élevée à 414 milliards d’euros entre 2013 et 2018. Ce chiffre est largement comparable à celui des investissements effectués par la Chine dans le cadre des projets des Nouvelles routes de la soie, soit 434 milliards d’euros, mais sous forme de prêts.
Comparaison n’est pas raison, et il serait inopportun de tirer des conclusions trop hâtives avec ce type de chiffres, car il y a souvent un manque de transparence : chacun essaie de faire correspondre les chiffres à ses objectifs.
Mais l’essentiel est là : l’Union est une superpuissance économique. Nous sommes connus pour notre ouverture économique ainsi que notre aide au développement, et nous sommes prêts à continuer sur cette voie avec nos partenaires de la région Indo-Pacifique, afin de bâtir une reprise qui profite aux populations des deux régions.
Malgré l’impact de la pandémie, les économies de l’ASEAN comptent parmi celles qui connaissent la croissance la plus rapide au monde. Le PIB global de l’ASEAN s’élève à 3 000 milliards de dollars et devrait croître de 6 % cette année. L’Indonésie devrait connaître une croissance de 5 % en 2021 et en 2022. Les dernières prévisions de croissance de la Commission européenne prévoient une croissance de 4,2 % en 2021, et de 4,4 % en 2022 dans l’Union.
Nous dépendons de la réussite économique des uns et des autres. À ce titre, la prochaine présidence indonésienne du G20 sera décisive pour travailler ensemble, afin d’ancrer la reprise mondiale sur une base durable et inclusive, de réduire les inégalités mondiales, et de lutter contre la crise climatique.
Conclusion
Début juin, je me suis rendu à Jakarta pour rappeler que, malgré la pandémie et les nombreuses crises sécuritaires dans notre voisinage, l’Union doit être prête à s’engager davantage dans l’Indo-Pacifique, et avec les acteurs de la région.
Le mot « stratégique » est parfois galvaudé mais, dans le cas présent, son utilisation est vraiment justifiée : l’avenir de cette région est une priorité stratégique pour l’Union. Il est par conséquent impératif de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour contribuer à maintenir un ordre ouvert et fondé sur des règles dans la région. Concrètement, cela signifie que nous devons dépasser l’approche bilatérale et renforcer la coopération en matière de sécurité partagée, de connectivité durable, et pour affronter les défis mondiaux.
Je suis rentré de Jakarta avec la conviction que nous avons besoin d’une approche européenne de l’Indo-Pacifique, qui soit stratégiquement réfléchie, et équilibrée.
citer l'article
Josep Borrell Fontelles, Ce que l’Union peut faire en Indo-Pacifique, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2021,