Un New Deal entre l’Europe et l’Afrique est-il possible ?
Achille Mbembe
Enseignant d’histoire et de sciences politiques à l’université sud-africaine Witwatersrand et directeur de recherche au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER) à Johannesburg Télécharger le pdf07/02/2022
Un New Deal entre l’Europe et l’Afrique est-il possible ?
Achille Mbembe
Enseignant d’histoire et de sciences politiques à l’université sud-africaine Witwatersrand et directeur de recherche au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER) à Johannesburg07/02/2022
Un New Deal entre l’Europe et l’Afrique est-il possible ?
Le soutien à l’innovation pour la démocratie et l’État de droit n’est pas un objectif stratégique de l’Union européenne en Afrique. Or une concurrence acharnée entre différents modèles politiques est en cours à l’échelle globale. Elle n’oppose plus les régimes communistes ou socialistes aux régimes capitalistes, le libre marché à l’économie administrée. Elle a désormais pour enjeu la démocratie. Celle-ci est menacée autant par le néolibéralisme que par le nouvel autoritarisme, que ce soit sous sa version populiste ou nationaliste. Mine de rien, l’Afrique est l’un des théâtres privilégiés de cet affrontement.
L’avenir de la démocratie est la nouvelle question géopolitique
Nombre d’acteurs internationaux ont en effet compris que tant sur le plan géopolitique qu’en terme d’accès aux ressources rares et de conquête des marchés, l’importance du continent dans la politique mondiale ira croissant au cours du XXIe siècle, et leur future coopération avec les États et les sociétés africaines aura d’énormes implications pour leur propre position politique, économique, culturelle, voire militaire dans le monde. La plupart des puissances qui comptent sont par conséquent en train d’échafauder de « nouvelles stratégies globales avec l’Afrique ». À cette fin, elles ont mis en place des programmes destinés non seulement à les repositionner sur le continent, mais aussi à montrer que l’autoritarisme peut être un modèle de développement aussi valable et aussi effectif que tous les autres. C’est, par exemple, le cas de la Chine dont les échanges avec le continent ne s’éloignent qu’en apparence du vieux modèle de l’économie des comptoirs.
Dans le but de soutenir la compétition avec la Chine, d’autres puissances voudraient recentrer leurs interventions en Afrique. Elles privilégient, à cet égard, la stimulation des investissements (notamment dans le secteur privé), la transition verte et la transformation numérique, le développement de grandes infrastructures et, éventuellement, la création d’emplois. C’est le cas de l’Union européenne 1 . Mais c’est aussi le cas de la Russie, de la Turquie, de l’Inde, de certains États du Golfe et d’autres puissances émergentes.
Le Rapport soumis au Président Emmanuel Macron en amont du Nouveau Sommet Afrique-France tenu à Montpellier en octobre 2020 présentait un panorama relativement détaillé des « situations de la démocratie » en Afrique depuis 1990 2 . Il mettait l’accent sur les changements de tous ordres dont le continent est le théâtre – changements démographiques, urbanisation et numérisation, désir de mobilité et de circulation et risques et défis liés en particulier à la durabilité écologique – et encourageait la France à se projeter dans le siècle et à imaginer une nouvelle relation avec les pays africains fondée sur un équilibre dynamique entre les intérêts bien compris et la quête de sens qui anime les générations actuelles.
S’agissant précisément de l’urgence démocratique, trois de ses conclusions méritent d’être rappelées brièvement.
Tout d’abord, la demande démocratique en Afrique est endogène. Elle ne date pas d’aujourd’hui, mais de la période coloniale, lorsque la revendication d’autonomie et la quête d’autodétermination allaient de pair avec l’aspiration à l’égalité sociale dans le cadre d’un État de droit. À l’époque prévalait l’idée selon laquelle la démocratie devait être fondée sur les droits, à commencer par le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes. Dans le futur, sa résilience dépendrait, pensait-on, de la qualité et la solidité des institutions, seule à même de faire échec à la montée des pouvoirs personnels une fois la décolonisation achevée.
À partir des années 1990, alors que la plupart des États africains sont soumis à des plans d’ajustement structurel et contraints de rembourser les dettes qu’ils doivent aux institutions financières internationales, l’accent est mis sur le ré-équilibrage des relations entre l’État et la société et sur les principes de la participation, de la représentation et de la redevabilité (accountability).
Au sortir des années 2000, l’on assiste à un tournant. Si l’essor des sociétés civiles se confirme, la question de la démocratie se pose de plus en plus en référence à la problématique du vivant. Face au développement de pandémies diverses, aux effets du réchauffement climatique et à la perte de la biodiversité, nombreux sont ceux qui reconnaissent désormais l’existence d’une essentielle continuité entre les environnements naturels, les milieux écologiques et les mondes humains. Dans le contexte de la pression qui pèse sur le vivant et en réponse à l’aggravation des facteurs de vulnérabilisation, la démocratie est de plus en plus formulée en termes de redistribution la plus équitable possible des moyens d’existence, dans la perspective de la durabilité écologique et sociale du continent.
Mine de rien, c’est en Afrique que se joue l’avenir de la démocratie
À vrai dire, le bilan des processus de démocratisation entamés depuis les années 1990 est médiocre. L’évolution politique récente des régimes politiques africains montre un net recul des progrès engrangés depuis l’introduction du multipartisme et une polarisation sociale d’autant plus accentuée que dans maints pays, les grandes réformes politiques et constitutionnelles ont été simplement abandonnés 3 . Aujourd’hui, le continent est de nouveau en proie à la résurgence de luttes à coloration ethnique ou religieuse. À peu près partout, des régimes à parti dominant se sont installés au pouvoir et tendent à pérenniser des politiques qui piègent maintes communautés locales dans un interminable cycle de vulnérabilité.
Certes, il faut tenir compte des particularités nationales et des différents contextes. Dans bien des pays cependant, l’on a ainsi assisté à une érosion parfois significative des libertés civiles et politiques. En Afrique centrale, dans certaines parties de l’Afrique du Nord ou au Soudan, la répression s’est accentuée. Les rassemblements des partis d’opposition sont interdits ou violemment dispersés. Des activistes et militants sont arrêtés et emprisonnés, souvent sans procès. La violence contre les “cadets sociaux” (les “sans-travail”, les femmes, les minorités sexuelles, religieuses ou linguistiques) ne cesse de s’intensifier.
Ayant activement contribué à la consolidation d’une écologie de la brutalité, de nombreux États font face à des crises multiformes et à des conflits parfois sanglants. Loin de consacrer la légitimité des régimes au pouvoir, les élections sont devenues un déclencheur de graves désordres. Souvent truquées, elles entraînent parfois d’importantes pertes en vies humaines, et ont fini par ouvrir, en bien des cas, la voie à des crises constitutionnelles ponctuées de coups d’État.
Au bout du compte, la majorité des Africains ne jouit toujours d’aucune garantie en matière de droits sociaux ou de droits civiques (droit d’association, liberté des médias, liberté d’expression) ou de libertés fondamentales. Du reste, en auraient-ils l’opportunité, il n’est pas exclu que beaucoup seraient disposés à échanger des droits socio-économiques minimum contre leurs droits politiques et civiques. Du reste, nombreux sont ceux qui ne cessent de se demander si, dans la compétition entre les régimes démocratiques et les régimes autoritaires, ces derniers ne sont pas, à l’exemple de la Chine, plus efficaces pour réduire la pauvreté, construire des systèmes fonctionnels de soins de santé et d’éducation, garantir la sécurité et promouvoir une croissance économique inclusive que des régimes soit disant démocratiques.
Au vu de la vaste transition sociétale en cours sur le continent, combler l’écart entre la puissance de création culturelle des sociétés et des communautés et la faible qualité de la vie publique et institutionnelle relève donc de l’urgence. L’apparition, à peu près partout, de nouvelles formes d’organisation, d’expression et de mobilisation parmi les jeunes générations témoigne de la vitalité des mouvements sociaux et de la vigueur des innovations en cours dans le champ de la création générale. L’accès aux réseaux numériques, par exemple, est en train de contribuer à l’augmentation des capacités délibératives. Dans ce contexte, le futur de la démocratie dépendra de deux conditions.
D’abord, de la manière dont les ressources de l’imagination sociale générées par le biais de ces pratiques seront mises à profit pour accroître les formes d’auto-organisation et mutualiser les efforts nécessaires à la reconstruction du continent. Il dépendra aussi de la qualité de l’appui qu’accorderont les forces internationales à l’idéal démocratique sur le continent.
L’Europe à la traîne
En théorie, ce soutien fait partie des objectifs généraux de la politique étrangère de l’Union européenne (article 21 du Traité de Lisbonne). À titre d’exemple, la loi française d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale du 4 août 2021 fait explicitement mention de la défense des libertés fondamentales, de la promotion des valeurs de la démocratie et de l’État de droit et de l’appui aux mécanismes de la bonne gouvernance. Dans l’un et l’autre cas, peu d’outils existent cependant, qui favoriseraient la mise en œuvre effective de ces idéaux.
Là ou ces intentions ont été traduites en interventions concrètes, celles-ci manquent souvent de lisibilité, de cohérence et d’impact, et surtout d’articulation avec les dynamiques locales les plus créatives.
La plupart des grands pays occidentaux ont néanmoins mis en place des dispositifs d’appui dans le domaine des droits humains. Ceux-ci sont de tailles variées. L’Union européenne, en particulier, dispose d’instruments de soutien à des réformes administratives. Au demeurant, l’on estime qu’environ 10 % de l’aide publique au développement versée aux pays africains y est consacré. Parce que ces montants sont répartis entre différents « guichets » dont l’Instrument Européen pour la Démocratie et les Droits de l’Homme (IEDDH), le Fonds Européen de Développement (FED) et l’Instrument de Coopération au Développement (ICD), retracer les financements effectivement dévolus à la démocratie est peu aisée.
Par ailleurs, si avec l’IEDDH, l’Union peut soutenir les acteurs de la démocratie sans l’accord officiel des gouvernements africains, le gros de ses interventions requiert le consentement de ces derniers. C’est le cas du soutien au renforcement des capacités. Par ailleurs, des dispositifs tels que le Fonds Européen pour la Démocratie (FEDEM) disposent de montants substantiels (près de 100 millions d’euros en 2021). Mais ils excluent l’Afrique sub-saharienne de leur champ d’intervention et leurs subventions sont exclusivement réservées aux « voisins » immédiats de l’Europe.
Qu’il s’agisse des rapports bilatéraux ou des relations avec l’Union européenne, il n’existe donc pas de coopération systémique avec les gouvernements africains sur des réformes politiques visant à assurer une gouvernance inclusive et démocratique. Depuis la moitié des années 2000, des efforts visant à combler ce vide ont été tentés. La création en 2009 du Service pour l’action extérieure était destinée à renforcer ce dialogue.
Une multitude de petites initiatives souvent incohérentes ont pris la place d’un dialogue politique digne de ce nom. Il en est ainsi de l’appui aux processus électoraux, à l’indépendance de la magistrature, au pluralisme des médias, à l’égalité des sexes, à la défense des droits humains. Il en est de même des interventions visant à améliorer la gestion des finances publiques, le soutien à la décentralisation, au développement des services juridiques et la modernisation des tribunaux. Dans ce cas comme dans plusieurs autres, le travail s’effectue principalement avec les gouvernements.
D’autres initiatives concernent le soutien aux élections et les missions d’observation électorale. Leur impact sur la gouvernance démocratique est incertain. Pour qu’elle devienne un élément-clé dans les processus de démocratisation, la surveillance des élections doit s’inscrire dans le cadre d’efforts systémiques et de long terme visant à améliorer la qualité des institutions. De tels efforts exigent des investissements dans des organisations intermédiaires telles que les médias ou les syndicats, dans l’éducation civique, et dans le renforcement des relations transnationales entre les sociétés civiles africaines et européennes.
Certains Fonds ont un caractère global. C’est le cas du Fonds des Nations-Unies pour la démocratie. D’autres sont des Fonds régionaux. C’est le cas du Fonds Européen pour la Démocratie dont les actions sont réduites aux pays voisins de l’Europe. D’autres encore sont des Fonds nationaux. C’est le cas du National Endowment for Democracy, du Westminster Foundation for Democracy, du Netherlands Institute for Multiparty Democracy. De tous les pays au monde, l’Allemagne est celui qui dépense les montants les plus élevés en matière de soutien à la démocratie – environ un demi-milliard d’euros par an par le biais des fondations rattachées à des partis politiques ou des syndicats.
Parfois, les activités de ces divers organismes vont de pair, ou en parallèle avec, la recherche. Celle-ci est menée dans des centres spécialisés au sein des universités, ou par des think-tanks. Les États-Unis pourvoient, de très loin, l’essentiel des connaissances mondiales dans ce domaine. Il en est de même des réseaux de publications et du maillage entre les différents milieux.
Sortir d’une vision apolitique du développement
Alors que se prépare le Sommet des chefs d’État de l’Union européenne et de l’Union africaine, peut-être est-il utile de repréciser les raisons pour lesquelles l’Europe doit s’impliquer dans le soutien à l’innovation et à la démocratie en Afrique.
La première est d’ordre historique. La demande démocratique n’est pas imposée de l’extérieur. Elle émane des sociétés africaines elles-mêmes. Du reste, elle est inscrite dans les normes régionales et codifiée en tant que telle dans nombre de textes-clé émanant des institutions africaines elles-mêmes 4 . Elle devrait par conséquent faire partie de tout dialogue politique avec les régimes africains, que ce soit sur le plan bilatéral ou multilatéral.
La deuxième est d’ordre instrumental. Le soutien à la démocratie et à l’État de droit est un moyen direct de relever les défis centraux de l’Anthropocène, d’atténuer les changements climatiques et s’y adapter ; de protéger la biodiversité et les écosystèmes ; de réduire les inégalités aussi bien en matière de capacités de base qu’en matière d’égalité des sexes, bref de promouvoir les objectifs du développement durable. En son absence, il est difficile d’élargir la gamme des choix dont disposent les sociétés et les communautés, d’accroître les capacités humaines nécessaires pour faire face à l’incertitude et aux risques systémiques. Au demeurant, les défis du développement et le défi de la sécurité humaine en Afrique requièrent des solutions systémiques.
La troisième est d’ordre géostratégique. En plus d’être une question de valeurs, le soutien à la démocratie répond aux intérêts politiques et sécuritaires de long terme de l’Europe en Afrique. On ne peut pas détacher la montée des violences islamistes des failles démocratiques. Les « alternatives » extrémistes fleurissant sur le lit de la déception démocratique, la démocratie est l’une des conditions de la stabilité du continent sur le long terme.
L’Union européenne ne l’a pas suffisamment compris. En procédant comme si les problèmes de développement socio-économique découlaient ultimement d’un manque de capacités financières, techniques et administratives et n’étaient pas causés par des structures de pouvoir et de vulnérabilisation, elle s’est privée de la capacité de porter sur l’Afrique un regard proprement géopolitique. Il est donc temps de sortir d’une approche techniciste et apolitique de l’aide publique au développement.
La sécurité humaine, la stabilité politique et la paix régionale sont compromises partout où on laisse prendre racine et se consolider une écologie de la brutalité dont la conséquence inévitable est d’engendrer crise après crise. La politique d’endiguement forcené des migrations est devenue, quant à elle, un facteur majeur de déstabilisation du continent. Elle n’est pas seulement insoutenable. Elle est inhumaine.
Notes
- European Commission & European External Action Service, Joint Communication to the European Parliament. Towards a comprehensive strategy with Africa, Bruxelles, 2020
- Les nouvelles relations Afrique-France: relever ensemble les défis de demain – Elysee.fr
- V-Dem, Varieties of Democracy. Global Standards, Local Knowledge, 2019. Voir https://www.v-dem.net/en/data/data-version-10/
- African Union, 2012, African Charter on Democracy, Elections and Governance. Voir https://au.int/en/treaties/african-charter-democracy-elections-and-governance; African Union, 2019, The Africa Governance Report : Promoting African Shared Values
citer l'article
Achille Mbembe, Un New Deal entre l’Europe et l’Afrique est-il possible ?, Groupe d'études géopolitiques, Fév 2022,