Économie de l'interrègne
Joseph E. Stiglitz
Prix Nobel d'économie, Professeur à la Graduate School of Business de l’Université de Columbia Télécharger le pdf21/03/2022
Économie de l'interrègne
Joseph E. Stiglitz
Prix Nobel d'économie, Professeur à la Graduate School of Business de l’Université de Columbia21/03/2022
Économie de l’interrègne
C’est à l’heure d’un premier bilan sur l’Europe et la pandémie que l’invasion de l’Ukraine nous oblige à reconsidérer nos conclusions 1 . Les événements prennent toujours le dessus et il est nécessaire de placer dans une perspective plus large à la fois l’Europe, la pandémie et l’invasion de l’Ukraine.
Les leçons de la pandémie
L’Europe a fait preuve d’une solidarité impressionnante en répondant à la fois à la pandémie et à la crise ukrainienne. La rapidité, la flexibilité et l’engagement face à ces deux crises ont été extrêmement puissants. Les points forts sont nombreux, mais, en tant qu’universitaire, je ne peux m’empêcher de souligner également les choses qui auraient dû être faites.
Pour répondre à l’argument selon lequel des euro-obligations auraient dû être émises pendant la crise de la zone euro, il faut commencer par dire que cela a été fait en réponse à la pandémie, et c’est une donnée essentielle pour la stabilité et la performance à long terme de l’Europe et de la zone euro. Certaines parties de cette réponse peuvent être critiquées : l’argent aurait dû être davantage dirigé vers les subventions et le montant total aurait dû être plus important. L’une des raisons pour lesquelles l’économie américaine a connu une reprise plus forte est qu’il y a eu davantage de mesures de relance. Plus important encore, les euro-obligations auraient pu être utilisées comme une occasion de développer un système fiscal à l’échelle européenne servant à leur remboursement.
De nombreux domaines ont besoin d’un système fiscal européen. En France, il a été question d’une taxe sur le numérique. Elle est nécessaire, mais elle doit être mise en place à l’échelle pertinente, celle de l’Europe. Il est inquiétant que le nouvel accord fiscal interdise – de manière irrationnelle – ce type de taxe. De même, il aurait dû y avoir un impôt commun sur la fortune. Il y a encore beaucoup d’inégalités en Europe, et l’un des problèmes auxquels doit faire face le continent est que des personnes peuvent se déplacer d’un endroit à l’autre en Europe pour échapper à l’impôt. Des exemples bien connus ont vu le jour en France, et la crise aurait pu être l’occasion de créer un impôt commun sur le revenu.
Au début de la construction européenne, on s’est inquiété des externalités transfrontalières. Que se passerait-il si un pays avait des déficits dans la gestion de ses affaires fiscales ? Quelles seraient les implications macroéconomiques pour les autres pays ? Il s’est avéré que le problème n’était pas tant l’externalité transfrontalière que la concurrence fiscale. Le fait est que quelques pays – comme l’Irlande et le Luxembourg par exemple – ont trouvé cela très confortable. Ils volent leurs voisins en devenant des juridictions à faible taux d’imposition : un jour ou l’autre, il faudra s’attaquer à ce problème.
Un deuxième aspect impressionnant de la réponse européenne a été le plan de relance Next Generation EU. Avec Build Back Better, le Président Biden avait eu le bon concept, mais il n’a pas été en mesure de le faire passer. Là où l’Europe a fait un meilleur travail que l’Amérique, c’est que l’argent dépensé pour aider à relancer l’économie a fait double, triple ou quadruple emploi. C’est l’un des préceptes de base de l’économie : quand l’argent est rare, les ressources sont rares. Cet argent devait non seulement aider à relancer l’économie, mais aussi à résoudre la crise des inégalités, la crise climatique et tous les autres problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées. C’était vraiment l’idée du programme Next Generation EU et de Build Back Better. Il est très clair qu’après la pandémie, l’Europe et les États-Unis ne veulent pas revenir au monde tel qu’il était en septembre 2019. Dépenser tout cet argent pourrait en fait contribuer à faire évoluer nos sociétés dans une autre direction.
Les dispositions visant à lutter contre la pauvreté infantile illustrent le succès que les États-Unis ont remporté en un an avec le plan de sauvetage américain et l’échec de sa pérennisation. Dans un pays riche comme les États-Unis, il semble criminel que 20 % des enfants grandissent dans la pauvreté. En un an, sous la présidence de Joe Biden, ce chiffre a été divisé par deux, passant de 20 % à 10 %. Cela montre que cela aurait pu être fait plus tôt. Nous avons profité de la crise pour nous attaquer à un problème de longue date dans le pays. Malheureusement, la politique aux États-Unis n’est pas si simple et les Républicains veulent maintenant replonger davantage d’enfants dans la pauvreté, ce n’était donc qu’une victoire temporaire.
Le troisième aspect est la qualité de la réponse et, surtout aux États-Unis, la reconnaissance de l’existence d’un problème de soins de santé, ce qui constitue une distinction fondamentale entre l’Europe et les États-Unis. Alors que les États-Unis dépensent beaucoup plus en soins de santé – près de 20 % du PIB pour les soins de santé – la France en dépense environ 11 %. Et pourtant, les statistiques de santé sont bien pires aux États-Unis : l’espérance de vie est plus faible, le taux de morbidité est plus élevé, tous les indicateurs de santé sont moins bons. Cela s’explique en partie par l’absence d’un bon système de santé public. Les États-Unis ne reconnaissent pas une chose qui figure dans la charte des Nations unies : le droit aux soins de santé est un droit humain fondamental.
Je me souviens d’une remarque d’un ancien président français venu visiter l’université de Columbia en plein débat sur Obamacare. L’un des étudiants lui avait demandé : « Quel est votre point de vue sur Obamacare ? » Sa réponse avait été très diplomatique : « Vous savez, je ne me mêle pas des affaires internes de l’Amérique, je ne veux pas donner mon avis. Mais je ne comprends tout simplement pas comment vous pouvez avoir un système de soins de santé qui ne reconnaisse pas le droit aux soins à tout le monde. » Il a reconnu qu’il y avait quelque chose de très étrange dans le système de santé américain, dans la mesure où nous ne reconnaissions pas ce droit à l’accès aux soins.
La raison pour laquelle tant d’Américains sont morts est due aux faiblesses du système de santé. Le Sars-Cov-2 n’était pas un virus égalitaire : il s’en prenait d’abord aux personnes en mauvaise santé. Et en raison de la faiblesse du système de santé, beaucoup plus de personnes se trouvaient dans cet état. L’autre avancée du fait de la pandémie a été la reconnaissance du fait que la santé publique est un bien public, que nous bénéficions tous d’une société saine.
Une question cruciale et polarisante aux États-Unis – et dans une moindre mesure en Europe – est que de nombreux Américains considèrent que le fait de devoir se faire vacciner ou porter un masque constitue une atteinte à leur liberté, de la même manière que le fait de devoir s’abstenir de porter une arme constitue une atteinte à leur liberté. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la liberté des uns est la « non-liberté » des autres : si vous portez une arme et que vous tuez quelqu’un, vous lui enlevez le droit de vivre, qui est un droit plus fondamental que le droit de porter une arme. Si vous ne portez pas de masque, vous augmentez la probabilité que quelqu’un d’autre attrape la maladie et en meure. Le droit de ne pas porter de masque porte atteinte au droit de quelqu’un d’autre, qui est un droit plus fondamental : le droit de vivre.
En ce sens, la pandémie a fourni une leçon importante sur la manière dont nous devons travailler ensemble en tant que société.
Un quatrième aspect de la réponse de l’Europe à la pandémie est qu’elle a été à l’avant-garde de la réponse économique mondiale. L’ampleur de la réponse pour aider à relancer l’économie aux États-Unis et en Europe a déjà été mentionnée, mais les pays en développement et les marchés émergents n’avaient tout simplement pas les ressources pour faire de même. Les États-Unis ont dépensé 25 % de leur PIB, certains pays ont dépensé plus, l’Europe un peu moins. Il s’agissait de montants sans précédent qui constituaient des réponses impressionnantes à la crise. Cependant, les pays en développement et les marchés émergents ne pouvaient dépenser qu’une fraction de ce montant.
L’Europe a été à l’avant-garde de la collaboration avec le FMI pour faire en sorte que davantage d’argent soit mis à disposition. Des droits de tirage spéciaux (DTS) d’une valeur de 650 milliards de dollars ont été attribués à tous les pays du monde pour faire face aux retombées économiques de la pandémie. Il était décevant qu’aux États-Unis, le président Trump ait opposé son veto à cette initiative qui ne coûtait pratiquement rien au contribuable américain. L’Europe a continué à faire pression et finalement, sous la présidence de Joe Biden, 650 milliards de dollars ont été émis. À ce jour, cet argent n’a pas été suffisamment utilisé. Les DTS sont émis pour les pays, qu’ils soient riches ou pauvres, et cet argent doit être réutilisé par des pays qui n’en ont pas besoin vers ceux qui en ont besoin. L’Europe a fait un bien meilleur travail de recyclage de ces DTS que beaucoup d’autres endroits. Les États-Unis n’ont pas encore donné leur accord et il y aura des discussions le mois prochain à Washington lors de la réunion du FMI. Il est très clair qu’il n’y aura pas de reprise mondiale tant qu’il n’y aura pas de reprise essentiellement partout. Dans de nombreux pays, nous sommes sur le point d’assister à une crise de la dette, notamment en raison des coûts élevés du pétrole et des taux d’intérêt élevés – une situation qui menacera la reprise mondiale.
Les carences de notre réponse
Bien que nous puissions célébrer ces réalisations, quelques déceptions sont à noter. La société civile doit s’employer à faire pression sur les décideurs pour pallier ces lacunes.
La déception la plus importante est l’échec de la levée des brevets pour le vaccin Covid-19. Il est devenu très clair au début de la pandémie que, comme l’a dit l’OMS, personne dans le monde n’est en sécurité tant que tout le monde ne l’est pas. Tant que la maladie est présente, à quelque endroit que ce soit, il y a une chance qu’une mutation plus fatale, plus infectieuse ou résistante au vaccin apparaisse. Il est insensé de ne pas avoir fait tout ce qui était possible pour garantir la vaccination de tous les habitants de la planète. Nous devrions célébrer cette réussite car les investissements publics dans la recherche fondamentale et la science ainsi que le partenariat entre le secteur public et le secteur privé nous ont permis de développer un vaccin en un temps record. Mais nous aurions pu produire non seulement les milliards de doses nécessaires dans les pays avancés, mais aussi les milliards de doses supplémentaires nécessaires dans les pays en développement et les marchés émergents. Nous ne l’avons pas fait et il faut reconnaître que c’est un échec organisationnel et institutionnel majeur.
Certes, le dépôt de brevets sur les vaccins est censé encourager la recherche, mais au milieu d’une pandémie, il est impératif qu’un vaccin soit distribué à tout le monde. Lors de la création de l’OMC, il existait un accord sur la propriété intellectuelle comportant une disposition autorisant la délivrance de licences obligatoires. Cela signifie qu’il n’y a pas eu de changement dans les principes sous-jacents de la propriété intellectuelle. Aux États-Unis, la société civile a réussi à persuader le président Biden de soutenir l’abandon des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins, mais les sociétés pharmaceutiques n’en voulaient pas. C’est principalement l’Allemagne, avec quelques autres pays européens, qui est restée l’obstacle à l’obtention de la renonciation à la propriété intellectuelle. Il y a eu un nombre énorme de décès, et un nombre encore plus important de personnes qui ont contracté la maladie parce que la dérogation n’a pas été adoptée lorsqu’elle a été proposée pour la première fois en octobre 2020.
Le bouleversement ukrainien
Il était totalement inconcevable d’assister à une guerre terrestre en Europe au XXIe siècle. La réponse de l’Europe a été impressionnante par sa solidarité, même de la part de pays illibéraux comme la Hongrie. Des pays qui avaient exprimé leur admiration pour un dictateur comme Poutine ont soutenu les actions de l’Europe. Cette solidarité est de bon augure pour l’avenir de l’Europe.
Que peut apporter un professeur d’économie à cette discussion où des questions politiques et stratégiques si complexes sont en jeu ? Au moins trois sujets sont à prendre en considération.
Le premier est la question à laquelle j’ai été confronté il y a vingt-cinq ans lorsque je faisais partie des conseillers économiques du président Clinton : les sanctions fonctionneront-elles ? Il existe une longue histoire de sanctions dans des endroits comme l’Afrique du Sud, la Rhodésie du Sud ou le Myanmar. La réponse que je peux apporter est : parfois. Souvent, cela prend beaucoup de temps. Pour l’Afrique du Sud, cela a pris beaucoup de temps. Mais ces expériences permettent de tirer des leçons sur ce qui peut rendre les sanctions plus efficaces. Pour que les sanctions soient efficaces, elles doivent être universelles, aussi fortes que possible, et avoir des effets asymétriques. En d’autres termes, les effets sur le pays sanctionné doivent être plus importants que les effets sur le pays qui impose les sanctions. Dans le contexte actuel, il semble qu’il y ait une bonne probabilité de succès.
La force de la réponse des États-Unis, de l’Europe et du monde occidental a été extrêmement efficace. L’ampleur des sanctions couvre le secteur financier, tous les aspects du commerce essentiel et la possibilité de supprimer la disposition de l’OMC relative à la « nation la plus favorisée ». Enfin, il est important de considérer la position particulière de l’Occident vis-à-vis de la Russie. La plupart des gens ne prennent pas conscience d’à quel point l’économie russe s’est contractée. Certains voient la situation comme le conflit de deux superpuissances presque égales, mais en termes de taille, l’économie russe est petite. Selon la méthode qu’on utilise pour la mesurer, elle est de la taille des Pays-Bas ou de l’Espagne. Ces pays ne sont pas minuscules, mais ils représentent une fraction de l’Europe, sans parler de l’Europe et des États-Unis réunis.
De plus, la Russie a une économie basée sur les ressources naturelles. Elles représentent 70 % ou plus de ses exportations. Son économie n’est pas très diversifiée et est très dépendante des chaînes d’approvisionnement mondiales. Il existe une asymétrie importante entre l’Europe, les États-Unis et la Russie. Nous avons d’autres sources d’énergie, d’autres sources de nourriture, nous fabriquons les intrants les plus importants qui entrent dans notre production, nous avons une industrie diversifiée, et donc la possibilité d’effets asymétriques très importants est très forte. C’est notamment le cas du secteur financier russe, qui est devenu interdépendant de l’Occident. Presque tout système financier est fragile, et s’il est soudainement coupé de ses homologues financiers, il peut y avoir des secousses et le système peut se briser.
Les limites des sanctions
Il y a cependant quelques limites à l’efficacité des sanctions. La première et la plus importante est la Chine. Comme indiqué, les sanctions ne fonctionnent que si elles sont universelles. Nous avons créé des chaînes d’approvisionnement mondiales et la Chine est un élément clé de cette chaîne d’approvisionnement mondiale. Si la Chine décidait de contourner les sanctions que les États-Unis et l’Europe imposent, l’impact des sanctions serait très limité. C’est pourquoi les États-Unis ont clairement indiqué – et l’Europe devrait, de manière diplomatique, le faire savoir – que le contournement des sanctions par la Chine aurait de lourdes conséquences. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine d’être du mauvais côté. La Russie est une petite économie et, par conséquent, les avantages d’avoir la Russie comme seul partenaire commercial sont tels que la Chine ne souhaite clairement pas que cela se produise.
La deuxième réserve importante quant à l’efficacité des sanctions concerne les principales exportations de la Russie : les ressources naturelles, en particulier le pétrole et le gaz. L’Allemagne, et plus largement l’Europe, ont commis une grave erreur en devenant dépendants du gaz russe. La Russie n’est pas un partenaire commercial stable. Ce n’est pas une entité politique stable dont on peut être dépendant. Le gaz est différent du pétrole parce que les réserves alternatives de gaz sont moins rapidement remplacées. Les économistes parlent ici de défaillance du marché, c’est-à-dire que le risque d’être dépendant du gaz russe n’a pas été évalué sur le marché. Lorsque, en utilisant le gaz russe, l’Allemagne s’est tournée vers la source d’énergie la moins chère, le prix ne reflétait pas le coût du carbone ou du risque. L’Europe fait maintenant l’expérience de ce coût.
Si l’on regarde de l’autre côté de l’Atlantique, il semble également y avoir une sorte de corruption, la chancelière allemande ayant contribué à cette dépendance en devenant présidente de Gazprom. Ce n’est pas une bonne chose du point de vue de la politique démocratique et il aurait fallu être plus sensible à ce que cela pouvait donner.
Le troisième problème lié à l’efficacité des sanctions concerne le fait que les sanctions ont un coût plus élevé pour le pays sanctionné. À l’heure actuelle, l’un des coûts auxquels les États-Unis et l’Europe sont confrontés est l’inflation, qui se produit en raison des interruptions de l’offre liées à la pandémie. La question est de savoir comment cette inflation est perçue. Nombreux sont ceux qui, dans la presse, ont écrit qu’il s’agissait de la plus forte inflation depuis quarante ans, comme si c’était la fin du monde. Il faut bien comprendre que l’inflation que nous avons connue il y a quarante ans était bien plus élevée. Elle dépassait largement les 10 %, et dans certains pays, elle atteignait même 15 %, ce qui est très différent d’aujourd’hui. Je pense que l’inflation actuelle est une interruption temporaire du côté de l’offre qui pourrait prendre plus de temps à régler, en particulier avec les interruptions énergétiques et alimentaires de la guerre.
Pour une série de raisons, je suis moins inquiet au sujet de l’inflation, même si elle demeure un problème politique qui doit être traité. Trois ou quatre choses doivent être faites. Malheureusement, les compagnies pétrolières et gazières sont engagées dans ce que l’on ne peut appeler que le « profit de la guerre ». Il doit être clair qu’il ne doit pas y avoir de prix abusifs ni de profit de guerre. Leurs bénéfices augmentent énormément parce qu’elles possèdent les réserves. Les grandes compagnies pétrolières n’achètent pas de pétrole à d’autres compagnies, mais la valeur de leurs réserves a augmenté. Le coût de production n’a pas augmenté de façon spectaculaire, de sorte qu’elles profitent surtout de la pénurie de gaz et de pétrole ; cela fait partie de l’ajustement du marché. À court terme, la capacité d’ajustement est relativement faible, et ils profitent donc de ces prix plus élevés. Des projets de loi ont été présentés aux États-Unis par Ro Khanna à la Chambre des représentants et Sherrod Brown au Sénat afin de limiter les prix abusifs et d’instaurer une taxe sur les bénéfices exceptionnels des entreprises qui adoptent ce comportement. J’ai suggéré qu’une partie de ces bénéfices ou de ces nouvelles recettes fiscales puisse être utilisée pour aider ceux qui sont touchés par l’inflation à compenser l’augmentation de leurs frais de chauffage ou d’essence.
Troisièmement, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un problème commun et que certains pays sont plus susceptibles d’être touchés que d’autres. Il faut partager au sein de l’Europe et entre l’Europe et les États-Unis, et reconnaître que la guerre en Ukraine aura un coût. Il est important d’être solidaire lorsque l’on se bat ensemble pour que les coûts soient partagés.
Les économistes ont souvent quelque chose à dire sur la transition ratée de la Russie du communisme à l’économie de marché. Il faut reconnaître que cette transition n’a pas été un succès et il faut se demander pourquoi. Cela tient en partie à la thérapie de choc, aux politiques du consensus de Washington et aux doctrines néolibérales qui ont guidé cette transition. Il aurait fallu mettre davantage l’accent sur la démocratie et la société civile. Si cela avait été fait – bien que ce ne soit pas certain – la Russie aurait pu prendre une autre direction. Les États-Unis doivent également reconnaître leurs échecs dans ce domaine, car l’aide fournie à la Russie par le gouvernement américain était entachée de corruption.
Un autre aspect dont parlent les économistes est le rôle de l’information et de la désinformation.
J’ai reçu le prix Nobel de l’économie de l’information pour des recherches portant sur la manière dont les gens disposent d’informations différentes. Nous ne nous sommes pas concentrés sur le problème des personnes qui font délibérément de la désinformation, alors que c’est un problème crucial. Il existe toute une catégorie de préjudices numériques, comme l’incitation, ou le mouvement anti-vax qui a entravé la vaccination. L’une des principales questions est de savoir si cela peut être contrôlé dans un cadre démocratique et je pense que la désinformation peut au moins être mieux contrôlée. L’une des initiatives importantes vers laquelle l’Europe se dirige sous la présidence française sont les règlements DMA et DSA, qui permettront à l’Europe de jouer un rôle de premier plan dans la réglementation et de fixer l’agenda mondial.
Pour conclure, il existe une responsabilité morale de faire tout ce qui est possible pour aider l’Ukraine. Dans le cadre du Mémorandum de Budapest, lorsque l’Ukraine a renoncé à ses armes nucléaires, nous nous sommes engagés à la soutenir et nous devons respecter cet engagement. La pandémie a été un moment décisif pour prendre conscience de la nature absolument essentielle de l’action étatique et collective. L’invasion met fin à l’idée de fin de l’histoire. Fukuyama pensait que la chute du rideau de fer marquait la fin de l’histoire, que nous allions tous converger vers des démocraties libérales et des économies de marché. Cela semble très naïf alors que nous sommes sur le point de nous engager dans une nouvelle guerre froide et que nous devons réfléchir à ce que sera la vie après cela. Nous devons aussi réfléchir profondément à la vague de nationalisme et de populisme qui monte dans le monde. En France et aux États-Unis, cela va au-delà de l’économie. Les économistes veulent tout expliquer par l’économie, mais l’économie joue un rôle très important et on n’a pas réussi à assurer une prospérité partagée. La désindustrialisation n’a pas été bien gérée et il y a de grandes parties de notre population dont les revenus stagnent depuis quarante ans.
Plus important encore, cette bataille en Ukraine doit être considérée comme faisant partie d’une guerre plus large.
Beaucoup des points que j’ai mentionnés sont le fruit des idées et des idéaux des Lumières. Il s’agit des freins et contrepoids, de l’État de droit, de la science, du progrès, de l’organisation sociale, qui permettent une coopération à une échelle nécessaire au XXIe siècle. C’est la source de notre bien-être et la raison pour laquelle nos niveaux de vie sont tellement plus élevés qu’il y a deux siècles.
Il semble impensable que ces idéaux du siècle des Lumières soient remis en question et réinterrogés comme ils le sont aujourd’hui. Nous devons reconnaître qu’une grande partie de notre bien-être, une grande partie de ce que nous considérons comme acquis, une grande partie de notre niveau de vie est due à ces idées et à ces idéaux et nous devrons nous battre pour les défendre. Cette bataille en Ukraine fait partie de cette guerre plus large pour défendre nos idéaux, c’est une bataille pour la démocratie.
Notes
citer l'article
Joseph E. Stiglitz, Économie de l’interrègne, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2022,