Une conversation avec Jonatan Vseviov
Jonatan Vseviov
Secrétaire général, ministère des Affaires étrangères d'Estonie06/01/2023
Une conversation avec Jonatan Vseviov
Jonatan Vseviov
Secrétaire général, ministère des Affaires étrangères d'Estonie06/01/2023
Une conversation avec Jonatan Vseviov
Lors de son discours sur l’état de l’Union, Ursula von der Leyen a déclaré que «l’une des leçons de cette guerre est que nous aurions dû écouter ceux qui connaissent Poutine». Elle parlait évidemment de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi de la Pologne et des pays baltes. Pourquoi ces voix n’ont-elles pas été entendues avant le 24 février ?
Jonatan Vseviov
C’est une question à laquelle il nous est très difficile de répondre car nous vivons à côté de la Russie depuis que nos États existent. Il est évident qu’en tant que petit pays, nous avons toujours été affectés par les développements de la politique intérieure et étrangère russe. Il est donc naturel que la quasi-totalité de notre attention se porte sur la Russie. Depuis le milieu des années 2000, nous avons assisté à une évolution extrêmement préoccupante de Poutine lui-même, de son entourage et de la manière dont ils définissent le rôle que joue la Russie dans la sécurité internationale et européenne. Les objectifs qu’ils poursuivent sont en contradiction avec tout ce que nous, Européens, avons essayé de construire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : une Europe fondée sur un ensemble de principes, dont les plus importants sont la souveraineté nationale, l’intégrité territoriale mais aussi l’inacceptabilité totale de la guerre comme instrument de politique étrangère. Nous avons progressivement commencé à voir émerger, au milieu des années 2000, une Russie de plus en plus revancharde vis-à-vis de la sécurité internationale et européenne ; une Russie qui réclame une sphère d’influence au sein de laquelle elle aurait une domination totale — non seulement sur l’Ukraine et d’autres pays de son voisinage immédiat, mais aussi sur une partie importante de l’Europe.
Comment se fait-il que d’autres pays, plus éloignés des frontières de la Russie, aient mis plus de temps à reconnaître ce que vous décrivez ?
On l’explique souvent par la simple géographie, mais il y a en fait une multitude de facteurs. S’il est vrai que la géographie joue, elle compte moins à mon sens que la proximité temporelle avec les horreurs du XXe siècle qui ont caractérisé une grande partie de l’Europe de l’Est. Pour beaucoup de nos amis d’Europe occidentale, les véritables horreurs remontent à plusieurs générations. Nous nous en rappelons, mais les souvenirs sont lointains. Pour nous, chaque personne d’au moins quarante ou quarante cinq ans se souvient personnellement d’une époque d’occupation et de totalitarisme. C’est donc la proximité temporelle avec cette période d’horreur qui nous a obligés à nous concentrer davantage sur les affaires de sécurité et qui nous a interdit d’oublier que la sécurité internationale était d’une importance considérable.
Sur le mot de la Présidente de la Commission que vous évoquiez : évidemment nous lui en sommes reconnaissants. Beaucoup de gens nous ont demandé si cela nous faisait nous sentir mieux. Sur le plan émotionnel, dans une certaine mesure, oui. Malheureusement, ce que nous disons depuis le début des années 2000 et le fait que personne ne nous ait écoutés à l’époque a cessé d’être pertinent aujourd’hui. Ce qui l’est beaucoup plus, en revanche, c’est la manière dont nous façonnons le présent et l’avenir. Or aujourd’hui, toute notre attention est concentrée sur la guerre.
Qu’est-ce qui est en jeu dans cette guerre ?
Plutôt que de se satisfaire de la reconnaissance que nous aurions dû être écoutés l’année dernière, ce que nous voulons, c’est être écoutés maintenant quand nous disons que cette guerre est cruciale pour la sécurité européenne. Qu’elle va mettre fin à l’architecture sécuritaire européenne et internationale, qu’il faudra établir de nouvelles normes sécurité et qu’il est dans l’intérêt existentiel de l’Europe — et pas seulement de l’Estonie — de s’assurer que le changement des frontières d’un État par un voisin plus important ne devienne pas l’une de ces nouvelles normes. Qu’un grand pays puisse décider si un petit pays a le droit de s’appeler nation ne doit pas devenir une règle. Il y a aujourd’hui un risque à ce que le découpage par les grands pays de leur voisinage immédiat en «sphères d’influence» fasse loi.
Si nous laissions s’installer cela, ce n’est pas seulement l’Ukraine qui en pâtirait, mais l’ensemble des Européens. C’est notre message. Et c’est également le message sur lequel nous avons besoin qu’il y ait un débat continu, sur le type de méthodes et d’outils à utiliser pour mettre fin à cette guerre — avec un résultat qui discrédite l’agression en tant qu’outil de politique étrangère. Tel est l’objectif, telle est notre définition de la victoire. Si nous n’y parvenons pas, nous vivrons des moments extrêmement difficiles sur le continent.
Au-delà de la défense à l’Ukraine, quels sont aujourd’hui les principaux fronts qu’il faut défendre pour éviter que cette agression ne contamine le reste de l’Europe ?
Tous les fronts, car chacun des principes fondamentaux de la sécurité européenne a été attaqué. Soit ils sortiront de cette guerre renforcés, soit ils seront fondamentalement affaiblis. L’intégrité territoriale, la souveraineté, l’inacceptabilité de l’agression, l’illégalité des crimes de guerre… toutes ces notions existentielles pour nous sont mises à l’épreuve en ce moment. De même que notre identité d’Européens.
L’Europe géopolitique est-elle le remède pertinent selon vous ?
Il nous faut une Europe qui continue à défendre un ordre international basé sur les règles les plus fondamentales inscrites dans la Charte des Nations Unies et les documents de référence couvrant les comportements humains sur la scène internationale. Parmi ce corpus de normes, l’illégalité de l’agression est un élément central, une condition fondamentale. Nous sommes mis à l’épreuve. Mais n’oublions pas que nous serons vus sur la scène internationale à travers le prisme de notre comportement dans le contexte de ce conflit. La crédibilité de l’Occident est en jeu. Celle-ci ne dépend pas seulement des choses que nous disons, pas seulement des choses que nous faisons, mais surtout des résultats que nous obtenons. Que nous fassions les bonnes choses, que nous ayons les bons éléments de langage, cela a finalement peu d’importance : si nous échouons, nous échouons.
La dimension transformative du moment que nous traversons collectivement vaut bien sûr pour nous comme pour l’Ukraine, mais aussi pour la Russie, pour l’OTAN, pour l’Union en tant qu’organisation politique originale et pour notre relation transatlantique.
L’Estonie est le plus grand contributeur d’aide à l’Ukraine en termes de pourcentage du PIB. Pensez-vous que les pays d’Europe occidentale et centrale devraient faire davantage ? Quelles devraient être leurs priorités ?
L’Estonie fait de son mieux mais nous devrions tous faire plus. Chaque jour, nous analysons s’il y a quelque chose que nous pourrions faire davantage. La ligne selon laquelle «il faut en faire plus» s’applique aussi longtemps qu’il le faudra pour atteindre le résultat que nous visons, à savoir le discrédit total de l’agression comme méthode de politique étrangère. Cela signifie le rétablissement de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine ainsi que sa reconstruction en tant qu’État fonctionnel, non seulement parce que nous nous soucions de l’Ukraine en tant que pays et en tant que participant aux affaires européennes, mais aussi parce que nous croyions fermement aux principes que j’évoquais plus haut et qui sont aujourd’hui menacés par la Russie.
Les priorités sur lesquels nous devrions nous concentrer sont les suivants : augmenter le coût de cette agression pour le régime russe — par le biais de sanctions, d’un isolement politique et d’autres mesures — afin que la Russie elle-même se rende compte que la voie qu’elle emprunte est une impasse, et qu’elle doit changer de cap. Deuxièmement, nous devrions aider l’Ukraine dans trois domaines clés : l’aide humanitaire, économique et militaire — surtout maintenant que la Russie détruit systématiquement les infrastructures civiles ukrainiennes. Nous devons faire de notre mieux pour assurer une vie plus ou moins normale au peuple ukrainien. Nous devons enfin aider financièrement l’Ukraine en lui fournissant absolument tout ce qui est nécessaire pour mener ce conflit à grande échelle.
Jusqu’où ce soutien doit-il aller ?
L’Estonie a donné tout ce qu’il lui était possible de donner et notre position est claire : nous ne pensons pas qu’il y ait des systèmes d’armes qui devraient être interdits en raison de leur nature. Tout est nécessaire : la défense aérienne, l’artillerie et les missiles, mais aussi les chars, les véhicules blindés, les bottes, les vêtements et les armes à feu. Il y a autre chose que nous devrions également fournir à l’Ukraine, mais qui est plus difficile à mesurer : l’espoir. Ce que la Russie fait militairement, par la destruction systématique des infrastructures, ne vise pas seulement à détruire la viabilité de l’Ukraine en tant que pays, mais aussi à détruire l’espoir du peuple ukrainien d’un retour à une vie normale. Si nous voulons réellement devenir un acteur géopolitique, nous devons prendre conscience que l’espoir est aussi important que n’importe quel système d’armes ou n’importe quel programme d’aide financière. Les Ukrainiens doivent être sûrs que nous sommes pleinement favorables à leur réussite.
Il est évident que l’obtention du statut de candidat officiel à l’adhésion à l’Union européenne ou à l’OTAN — toutes deux demandées par les Ukrainiens — pourrait prendre du temps et ne pas être aisée. Mais c’est à nous, Européens et Occidentaux en général, de faire comprendre par nos paroles et nos actes au gouvernement et au peuple ukrainiens que, aussi difficile que cela puisse être, les deux portes sont ouvertes. Que ces deux objectifs sont réalisables et ont autant de chances d’être atteints qu’il y a des années, avant le début de cette guerre. Notre tâche est de garder l’espoir.
Une notion doit enfin retenir toute notre attention, celle de responsabilité pour les crimes commis — les crimes de guerre, comme le crime d’agression. C’est important pour notre identité car, si nous sommes une société fondée sur l’État de droit, qui défend un ordre mondial reposant sur des règles, il n’y a pas d’autre moyen pour nous que d’être fidèles à nos valeurs. Si nous fermons les yeux, si nous ignorons que des crimes sont commis, si nous nous contentons de faire des déclarations politiques, si nous ne parvenons pas à faire respecter le principe selon lequel tout crime mérite une enquête judiciaire indépendante, un procès et, s’il y a finalement lieu, une condamnation, alors nous nous redéfinissons — non seulement à nos propres yeux, mais aussi aux yeux du monde. Or ne nous méprenons pas : il ne sera évidemment pas facile de faire en sorte que les responsables de crimes répondent de leurs actes. Ce n’est pas une proposition simple sur le plan intellectuel, juridique ou politique. Nous ne prétendons pas qu’elle soit simple. Ce que nous soutenons, c’est que cette proposition de responsabilité doit être au cœur même de la politique étrangère européenne.
Après l’invasion de la Géorgie par la Russie en 2008, puis de la Crimée en 2014, la communauté internationale a eu l’opportunité de dissuader la Russie de poursuivre sa politique d’agressions. Qu’est-ce qui a manqué à ce moment-là ?
Nous avons échoué à arrêter les agressions russes. Nous n’avons pas réussi à mettre fin aux politiques agressives de Moscou à l’égard du système de sécurité européen, mais nous avons réussi dans de nombreux domaines. On peut tracer une ligne directe de 2008 en Géorgie, à 2014 en Crimée, puis à 2022. Si nous échouons cette fois encore, nous pourrons évidemment continuer à tracer cette ligne. La différence, contrairement aux années précédentes, c’est que les masques sont désormais tombés.
Par rapport aux régimes autoritaires, les démocraties ont tendance à prendre du temps pour prendre conscience que des mesures doivent être prises. Il est toujours plus facile de remettre à plus tard une action, surtout lorsqu’elle est difficile et exigeante. Mais si l’histoire peut nous servir de guide, on peut supposer que tôt ou tard, lorsque les démocraties sont poussées trop loin, elles finissent par réagir — et avec force. J’espère sincèrement que ce moment est venu. Que tôt ou tard les démocraties du monde riposteront avec succès. Compte tenu de la puissance politique, économique et militaire collective du monde démocratique, je ne doute pas que nous l’emporterons sur la Russie, le régime de Poutine et le modèle alternatif qu’ils présentent.
Les Européens sont-ils prêts à aller suffisamment loin selon vous ?
La question, au fond, est de savoir si nous voulons l’emporter maintenant ou si nous allons laisser ce problème s’aggraver. Cette guerre est déjà extrêmement coûteuse, notamment pour le peuple ukrainien. Un pays de 40 millions d’habitants souffre d’une manière inimaginable. En Europe, nous en ressentons les effets sur le plan économique. L’Estonie compte désormais plus de 3 % de réfugiés ukrainiens dans sa population et nous subissons une inflation supérieure à 20 %. Ce prix est très cher à payer, mais qui aurait pu croire que la plus grande guerre d’Europe après la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas de coût ?
Si nous pensons que cela coûte cher, il ne nous reste plus qu’à attendre qu’elle prenne de l’ampleur — alors nous verrons le coût réel.
Nous conseillons à nos amis européens de se serrer les coudes maintenant et de faire tout ce qui est en notre pouvoir, dès que possible, pour en finir ici et maintenant, avant de devoir le faire plus tard — et ailleurs. Tôt ou tard, il faudra mettre un terme à la politique du régime russe qui vise à détruire la sécurité européenne. Il serait plus sage d’y mettre fin le plus tôt possible. Nous aurions dû le faire avant.
Quels sont les risques et les avantages associés aux plafonnements du prix du pétrole et du gaz qui visent à décourager la capacité de la Russie à faire la guerre ?
Toutes ces mesures se rapportent au premier pilier de notre politique, à savoir l’augmentation du coût de cette agression. Dès les premiers jours et avant même le 24 février, lorsque les dirigeants occidentaux ont tenté de dissuader Poutine de déclencher cette guerre, ils ont annoncé des contre-mesures économiques comme le monde n’en avait jamais vu. D’autres ont comparé la réponse que nous lancerions à un renvoi de l’économie russe au Moyen Âge. Mais la guerre a commencé, en dépit de nos efforts pour l’empêcher. Nous avons avancé dans la bonne direction en sanctionnant l’économie russe, même si nous avons parfois fait preuve d’une lenteur frustrante. Nous négocions fréquemment de nouveaux paquets de sanctions, non pas parce que nous avons constamment de nouvelles idées mais parce que, dans les démocraties, il faut du temps pour parvenir à un consensus.
En théorie, nous aurions pu faire tout ce que nous avons fait jusqu’à présent le 25 février et, avec le recul, nous aurions dû le faire. Depuis le début, il est clair pour nous que si nous voulons sérieusement imposer des coûts à la Russie, nous devons nous attaquer à ses exportations d’énergie et aux revenus qu’elle en tire. Depuis le début, nous plaidons pour une interdiction totale du pétrole et du gaz russes. Nous comprenons que ce n’est probablement pas faisable, car nous devons construire un consensus étape par étape. C’est pourquoi nous proposons des idées alternatives. Par exemple, nous avons essayé de voir si un système similaire à ce qui a été fait dans les années 1990 avec l’Irak serait réalisable. Nous avons proposé de multiples idées parce que ce n’est pas seulement quelque chose que l’Europe peut faire, mais qui nécessite le soutien d’autres démocraties.
Si la dissuasion a échoué, pensez-vous que ces sanctions valent encore la peine ?
Personne ne conteste l’idée que cela nuirait vraiment à l’économie russe. Je n’ai pas encore entendu un seul argument contre. Ce qui est mis en avant, en revanche, est le fait que ces mesures nous feraient du tort également, ce à quoi nous avons toujours répondu «oui, nous le savons, mais les Russes nous feront du mal de toute façon». Même si nous ne voulons pas nous en rendre compte, les Russes considèrent que cette guerre est une lutte contre nous, et pas seulement contre les Ukrainiens. Non pas militairement mais stratégiquement, contre nous, Européens, et la vision du monde que nous promouvons. Ils font donc tout leur possible pour changer notre cap politique. Pour ce faire, ils utilisent la douleur, la peur et les faux espoirs. Au printemps, lorsque nous avons parlé de sanctionner le gaz russe, il n’y avait pas de consensus parce que l’on craignait que cela ne nous nuise… Qu’ont fait les Russes ? Ils ont coupé le gaz eux-mêmes.
Nous pourrions filer cette étude de cas. Avec le plafonnement du prix du pétrole, on craignait qu’en le fixant trop bas, on ne dissuade les Russes de vendre du pétrole sur les marchés mondiaux, créant ainsi un chaos qui ferait grimper les prix et nuirait à nos économies. Notre argument était que les Russes allaient faire tout ce qui était en leur pouvoir pour nous nuire en augmentant les prix mondiaux du pétrole, peu importe à quel niveau nous mettons le prix-plafond. La question n’est pas de savoir si cela sera douloureux, mais si les mesures que nous prenons sont suffisamment efficaces pour changer la politique de guerre de la Russie.
Ce que nous faisons actuellement, c’est de veiller à ce que le plafonnement des prix soit appliqué. Nous dépendons des pays européens mais aussi du Royaume-Uni, des États-Unis et d’autres démocraties. Deuxièmement, nous attendons avec impatience de revoir le plafonnement du prix du pétrole pour le faire baisser, car notre objectif devrait être de réduire les revenus de la Russie. Nous soutiendrons toute mesure qui ira dans ce sens. Plus tôt nous le ferons, meilleures seront nos chances de réussir à mettre fin à cette guerre et à apporter une paix stable en Europe.
Depuis quelques mois, la Russie a redirigé une partie de ses exportations énergétiques vers d’autres économies comme l’Inde et la Chine. L’Europe a-t-elle des moyens pour agir aussi sur ces flux ?
Tout dépend de la manière dont se déroulera la mise en œuvre du plafonnement des prix du pétrole. Par hypothèse, l’Occident a beaucoup de pouvoir dans l’économie mondiale. Depuis des décennies, il est de bon ton de dire que le monde change, devient multipolaire, que d’autres régions et pays deviennent plus importants… tout cela est vrai. Mais lorsque les démocraties du monde parviennent à coopérer réellement, nous restons les acteurs les plus puissants de la politique mondiale.
Nous pouvons faire des choses inimaginables, économiquement, politiquement et dans d’autres domaines. La question de savoir si nous serons réellement en mesure de mettre en œuvre nos politiques ou non dépend de beaucoup de choses : de notre propre coordination, de nos bureaucraties, de nos compétences etc. Voyons donc comment se déroule la mise en œuvre du plafonnement du prix du pétrole.
L’unité européenne, en soi, est une condition nécessaire mais pas suffisante. Nous pouvons être unis en restant assis à ne rien faire. Nous devons prendre conscience que terminer cette année avec un résultat qui maintienne les principes fondamentaux sur lesquels nous avons construit notre sécurité n’est pas seulement l’une des priorités de notre politique étrangère, mais la priorité absolue. Si nous sommes capables de maintenir le cap et d’aller jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’agression en tant qu’outil de politique d’État soit totalement discréditée, alors nous pourrons tout faire, non seulement avec le pétrole, mais aussi avec les produits de luxe, les voitures… tout. Si nous sommes incapables de le faire alors que nous sommes confrontés à cette agression en Ukraine, comment comptons-nous survivre au XXIe siècle ?
Comment le faire sans déroger aux valeurs et principes qui sous-tendent la construction européenne ?
Comme l’a dit Churchill, lorsque vous avez le choix entre le déshonneur et la guerre, vous pouvez choisir le déshonneur, mais vous aurez la guerre. D’un côté, en tant qu’Estoniens, nous sommes extrêmement optimistes : nous avons tendance à croire en la force du monde démocratique, peut-être plus que beaucoup d’autres, parce que nous avons vu des régimes totalitaires s’effondrer, nous avons vu la liberté prendre le dessus. Nous sommes passés d’un pays occupé par l’Union soviétique à un État membre de l’Union européenne et de l’OTAN ; de l’absence de téléphone fixe dans la plupart des appartements à la nation la plus avancée sur le plan numérique en Europe. Nous avons donc une immense confiance dans nos propres capacités, et nous sommes parfois surpris que d’autres observateurs — ceux qui commentent cette guerre dans la presse internationale par exemple — semblent avoir plus peur de la défaite des agresseurs que de la nôtre !
C’est choquant et surprenant parce que cela fait allusion à un raisonnement fondamentalement erroné selon lequel nous pourrions en quelque sorte perdre tous nos principes fondamentaux en Ukraine et maintenir miraculeusement notre richesse et notre identité par ailleurs. Selon ce raisonnement, des valeurs aussi basiques que le caractère sacré des frontières, l’illégalité de l’annexion, le concept de souveraineté ne s’appliqueraient pas là-bas…
Malgré le fort soutien actuel des citoyens européens à l’aide à l’Ukraine, il y a-t-il un risque de lassitude lié à la guerre ?
Je suis très impressionné mais en aucun cas surpris par la manière dont les citoyens européens réagissent à cette guerre. Lorsque ces derniers ont vu les images de Boutcha, la réaction était naturelle. Nous nous souvenons de notre propre histoire, de ce que sont ces atrocités et de ce à quoi elles peuvent mener. Aucun autre pays n’est aussi fatigué par la guerre que l’Ukraine. Évidemment, la lassitude augmente. Elle augmente partout, mais aussi en Russie. Si nous devons croire que nous pouvons d’une manière ou d’une autre mettre fin à cela en abandonnant nos principes fondamentaux de sécurité et en revenant à une vie agréable comme avant, alors nous nous trompons clairement. Nous devons y mettre fin d’une manière qui maintienne l’ordre de sécurité européen basé sur ces principes fondamentaux. Plus vite nous y mettrons fin avec une victoire de l’Ukraine, plus vite nous pourrons nous concentrer à nouveau sur la prospérité économique. Je ne pense pas qu’il y ait d’autre solution.
La réaction de l’opinion publique en Europe est impressionnante. Le rôle des médias est crucial à cet égard. Même si les images sont terribles, c’est la réalité du XXIe siècle en Europe. Le ciblage délibéré des civils n’est pas un sous-produit des opérations militaires russes. Depuis des mois maintenant la population civile est la cible principale. La façon dont les médias couvrent ce sujet, les mots utilisés, doivent être véridiques et directs. En plus de tout cela, le leadership est important. Nous avons fait des discours en tant qu’Européens sur l’importance de renforcer l’Europe et d’en faire un acteur géopolitique, mais on ne devient pas un acteur géopolitique en en parlant, il faut se comporter comme tel.
Zelensky a proposé un plan de paix en 10 points assorti de conditions. Puisque Poutine ne semble pas vouloir accepter la demande de l’Ukraine, comment voyez-vous la fin du conflit ?
Poutine a formulé à plusieurs reprises dans ses discours et dans des documents stratégiques sa vision de l’avenir de l’Europe, des relations futures entre l’Europe et la Russie et de l’avenir de l’Ukraine. Ce que veut la Russie, c’est un droit de regard total sur l’ensemble de l’Ukraine et un retour au milieu du XXe siècle, à une époque où les grandes puissances disposaient de sphères d’influence. Le retour à l’époque d’avant 1997 dans les affaires de sécurité de l’OTAN, par exemple, est synonyme de demande de l’instauration d’une zone grise dans laquelle la Russie disposerait de sa sphère d’influence et d’un pouvoir de facto sur les décisions de politique de sécurité des pays s’y trouvant. Cette vision est fondamentalement en contradiction avec tout ce que nous avons essayé de faire.
Les objectifs de Poutine sont en contradiction avec tout ce que nous avons essayé de faire et avec tout ce que l’Ukraine a essayé de réaliser. Comme je l’ai dit précédemment, cette guerre se terminera par la paix. Mais, compte tenu des objectifs stratégiques de la Russie et de l’objectif de l’Ukraine de continuer à exister — ce qui est l’objectif stratégique le plus fondamental qu’un pays puisse avoir —, la paix qui viendra après cette guerre acceptera soit notre compréhension des principes fondamentaux qui régissent les affaires internationales, soit celle de Poutine. L’une ou l’autre. Alors, la diplomatie aura un rôle à jouer.
Comment voyez-vous la suite du côté estonien ?
Nous pensons quant à nous qu’à la fin de cette guerre, nous devrons garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté totales de l’Ukraine, non seulement pour le bien de l’Ukraine mais aussi pour le bien de ces idées, pour le bien de la sécurité européenne. Ensuite, évidemment, nous devrons finalement négocier une nouvelle relation avec la Russie. Nous n’avons pas besoin de rappeler que la Russie reste notre voisin. Nous en sommes conscients, c’est un fait. Nous devons gérer cette relation d’une manière ou d’une autre, mais cela doit commencer de notre point de vue et en partant du principe que la pierre angulaire de tout ce que nous faisons est le caractère sacré de ces principes fondamentaux de la sécurité européenne. Ensuite, nous devons dissuader Moscou de toute agression future.
Si la Russie est disposée et intéressée à coopérer avec nous, nous devons avoir l’assurance que, contrairement à aujourd’hui, la future Russie respectera réellement les engagements qu’elle prend volontairement. Car actuellement, elle les viole presque tous. De leur côté, l’OTAN, l’Union européenne et l’Ukraine ne violent aucun des engagements fondamentaux qu’elles ont pris. Nous n’avons pas envahi la Russie et nous n’avons pas violé les accords de contrôle des armements. Lorsque certains de nos alliés occidentaux décident de se retirer des traités de contrôle des armements — comme les Américains avec le traité FNI — ils suivent les procédures des traités et se retirent. Mais nous ne le violons pas. Des assurances sont nécessaires, mais c’est la Russie qui doit nous les apporter — et non l’inverse.
Quel est l’impact de la guerre sur les perspectives d’autonomie stratégique européenne ?
Je l’ai déjà dit : en raison de la nature fondamentale du conflit et de son ampleur, cette guerre va tout changer. Elle va changer l’Ukraine, la Russie mais aussi l’Union européenne, et je pense que nous voyons déjà la différence. En dix mois, l’Europe a moins parlé et davantage agi. Lentement mais sûrement, parfois avec une lenteur frustrante, nous apprenons à gérer le pouvoir que nous avons — et nous prenons confiance en notre puissance. Nous prenons conscience aussi que lorsque nous constatons des lacunes dans des domaines où nous n’avons pas de pouvoir, il ne suffit pas de s’en plaindre en dissertant. Ce qu’il faut, c’est agir. C’est ce que nous voyons aujourd’hui en Europe.
Si cette guerre se termine bien pour les principes fondamentaux de l’architecture de sécurité européenne, elle se terminera automatiquement bien pour l’idée d’une Europe stratégique. Notre confiance sera alors encore plus grande et nous pourrons agir comme un acteur stratégique dans les affaires mondiales et comme un partenaire des autres démocraties. Si nous ne respectons pas les plus élémentaires de nos propres principes en Ukraine, nous pourrons au mieux prononcer des discours dont le monde entier se moquera. Les gens ne s’intéresseront pas à l’élégance du discours, mais aux résultats que nous obtiendrons.
Je suis convaincu qu’une fois la guerre terminée, les Européens seront plus confiants, plus unis et plus à l’aise avec leur puissance et avec la manière de combler nos lacunes. Cette guerre nous apprend maintenant que pour nous améliorer dans les affaires mondiales, nous devons faire des sacrifices et apporter notre contribution. Si nous voulons être sérieux en matière militaire, il faut dépenser plus pour notre défense. Nous devons occuper des positions et les défendre, non seulement verbalement mais aussi, si nécessaire, par des sanctions, par des votes à l’Assemblée générale des Nations unies et par des pressions sur le reste du monde pour qu’il soutienne nos points de vue. Rien n’est facile. Il s’agit d’un véritable test pour savoir si l’Europe peut être un acteur stratégique. Il s’agit de savoir si l’Europe peut agir en tant que telle dans les affaires mondiales, dans l’intérêt de tous les Européens et de tous les États-membres — pas seulement ceux qui se trouvent à la frontière avec la Russie, mais nous tous. Nous avons intérêt à réussir.
citer l'article
Jonatan Vseviov, Une conversation avec Jonatan Vseviov, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2023,