Le dangereux découplage européen
Nicholas Mulder
Historien à l'université de Cornell15/03/2023
15/03/2023
Le dangereux découplage européen
Cette publication est disponible dans les pages du Grand Continent, une revue publiée par le Groupe d’études géopolitiques.
Nous vivons à une époque remplie d’anxiétés vis-à-vis de la mondialisation. Cette situation n’est pas nouvelle. En 1909, le journaliste anglo-américain Norman Angell s’est bâti une notoriété en tant que prophète de l’interdépendance économique moderne. Son livre Europe’s Optical Illusion a mis en évidence l’irrationalité économique fondamentale de la guerre moderne. Angell ne prétendait pas que la guerre était impossible. Il était au contraire très conscient de la possibilité récurrente qu’advienne un conflit. Mais il était convaincu que le développement des liens financiers internationaux conduirait à mettre tellement de choses en jeu en cas de déclenchement d’une guerre que les esprits belliqueux de toutes les nations en seraient dissuadés. L’immense force collective des intérêts financiers des banquiers, marchands, industriels, investisseurs et rentiers d’Europe maintiendrait donc la paix.
Angell pensait que cette garantie de sécurité par la fragilité systémique avait été testée et qu’elle avait fait ses preuves. C’est à cause ou plutôt grâce à la crainte d’une panique financière que la crise de Tanger de 1905 n’avait pas dégénéré en une guerre franco-allemande. L’intégrité du capitalisme aurait été ébranlée par des atteintes aux fondements économiques de la société moderne en temps de guerre. Les logiques de la guerre et de la coercition étaient incompatibles avec la stabilité de l’économie mondiale. La vision d’Angell, cristallisée à l’apogée de la première grande ère de la mondialisation, reste la plus évocatrice d’une longue lignée de théoriciens du doux commerce qui va de Montesquieu à Kant, de Constant à Cobden, et de Jean Jaurès à Thomas Friedman.
Aujourd’hui, cette croyance dans les pouvoirs pacificateurs de l’interdépendance fait de nouveau l’objet d’attaques soutenues. Année de remise en cause de tout un modèle de mondialisation, 2022 peut être comparée à 1914. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait voler en éclats le modèle de mondialisation de Davos, tout comme le déclenchement de la guerre en 1914 avait détruit la prospérité impériale de la période fin-de-siècle. En août 2022, Emmanuel Macron a caractérisé la césure comme « un point de basculement majeur ou un grand bouleversement » et a déclaré la « fin de l’ère de l’abondance, la fin de l’insouciance ». En octobre, le chef de la politique étrangère de l’Union, Josep Borrell, a identifié le changement stratégique : « Vous — les États-Unis — vous occupiez de notre sécurité. Vous — la Chine et la Russie — fournissiez la base de notre prospérité. C’est un monde qui n’existe plus ».
Le réveil brutal de notre propre Belle Époque néolibérale en a ébranlé les dogmes. Pendant les trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, les dirigeants européens ont cru que la guerre avait été bannie de leur continent. Les régimes gênants qui subsistaient encore pouvaient faire l’objet d’un rapprochement commercial afin de les amener à se transformer. Telle était la stratégie du Wandel durch Handel, une expression aujourd’hui très décriée, inventée en 1963 par Egon Bahr, homme politique du SPD, alors que l’Allemagne de l’Ouest avançait à tâtons vers l’Ostpolitik. La domination allemande au sein de la CEE puis de l’Union a fait de cette approche un principe directeur de la détente des années 1970 et de la politique européenne de voisinage de l’après-guerre froide. Pourtant, l’invasion de Poutine a, aux yeux des élites européennes, discrédité ce paradigme, comme Guillaume II avait brisé l’optimisme de la Belle Époque.
Aurions-nous dû le voir venir ? Pour les observateurs qui n’ont jamais considéré la stabilité politique et économique internationale comme acquise, le calme relatif des années 1990 et 2000 a toujours été une chimère. La vague de bouleversements majeurs des années 2010 n’a pas été une surprise pour eux. Le krach financier mondial et la guerre russo-géorgienne ont été suivis par la crise de la dette de la zone euro. Le référendum sur le Brexit a montré que l’intégration européenne n’était pas irréversible. Dans la périphérie de l’Europe, le printemps arabe a été brutalement écrasé, et les guerres sanglantes en Syrie, en Libye et en Afghanistan ont ravagé les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique, produisant un grand nombre de réfugiés cherchant en Europe un refuge contre l’instabilité. En matière politique, la résurgence de la droite et du nationalisme dans les années 2010 a provoqué une véritable crise de confiance dans la capacité du libéralisme à s’assurer une légitimité populaire dans une ère d’inégalités, de transformations et de diversité. La pandémie de Covid-19 a provoqué une inquiétude majeure quant à la fiabilité de nos chaînes d’approvisionnement. La constitution de stocks de matériaux essentiels est désormais considérée, à juste titre, comme une condition préalable pour faire face aux chocs futurs.
Mais pendant trop longtemps, ces crises ont semblé pouvoir être maîtrisées en recourant aux moyens existants. En 2021, on a pu croire que la plupart de ces problèmes avaient été stabilisés, au moins temporairement. Les banques centrales avaient calmé les marchés. Les réfugiés étaient désormais largement isolés de l’Europe par une série d’accords indignes conclus par l’Union avec Erdogan, les milices libyennes et les anciens Janjawids du Soudan. Assad avait gagné en Syrie et les troupes occidentales avaient quitté l’Afghanistan. Les nationalistes de droite comme Trump et Le Pen avaient été battus dans les urnes. C’est ce calme momentané que l’invasion de l’Ukraine par Poutine a perturbé de manière décisive. La tempête faisait toujours rage, et elle prenait de nouvelles formes. Une guerre conventionnelle majeure à la frontière orientale de l’Europe a fait comprendre aux responsables politiques européens que les solutions improvisées des années 2010 — interventions technocratiques, compromis avec les dictateurs voisins pour tenir les problèmes à distance et concentration sur la compétitivité des exportations — ne fonctionneraient plus.
Les élites européennes ont donc dû procéder à une réévaluation radicale de leurs hypothèses. Le commerce et l’interdépendance sont désormais considérés comme dangereux ; l’autosuffisance et la résilience sont les nouveaux credos. À l’instar de la Grande Guerre, la guerre russo-ukrainienne a contraint l’Europe à réfléchir à un « État-projet » plus actif — pour reprendre la manière dont l’historien Charles Maier caractérise les institutions transformatrices créées par les guerres et les révolutions du début du XXe siècle. L’Union issue des traités de Maastricht et de Lisbonne dans les années 1990 et 2000 était fortement engagée en faveur du libre-échange, d’un rôle de l’État minimal, de budgets équilibrés, de forces armées réduites, ainsi que de l’harmonisation et de l’intégration des réglementations. L’actuelle « Commission géopolitique » dirigée par Ursula von der Leyen a approuvé et légitimé, en l’espace de quelques années seulement, les droits carbone, les mécanismes de contrôle des prix à l’échelle de l’Union, les sanctions économiques et les saisies d’actifs à grande échelle, la politique industrielle, l’augmentation des déficits et le réarmement du continent sous l’égide de l’OTAN.
Pour un continent aussi diversifié, interconnecté et orienté vers le commerce que l’Europe du XXIe siècle, c’est un changement de paradigme spectaculaire. Il y a quelques années seulement, l’espoir était que Bruxelles exerce une influence mondiale avant tout comme « superpuissance réglementaire » et défenseure des droits de l’Homme. Aujourd’hui, l’orientation internationale de l’Union s’est précisée ; elle est devenue plus combative. Cette évolution comporte des aspects positifs tout autant que des risques.
Du côté positif, il faut saluer la rupture de l’Europe avec les tabous politiques du néolibéralisme. Il en va de même pour son sentiment croissant d’urgence et d’unité dans le contexte de la crise ukrainienne. Une confiance excessive dans les forces du marché, une attitude très orthodoxe et autodestructrice à l’égard des finances publiques et une méfiance générale à l’égard de l’intervention de l’État ont causé d’énormes dommages à l’unité politique et à la reprise économique de l’Union dans les années 2010. Après une décennie de division pendant la crise de la dette de la zone euro, les États membres de l’Union empruntent désormais pour se remettre de la pandémie, coopèrent en matière de politique verte et partagent leurs ressources avec l’Ukraine. Ils se perçoivent comme membres d’une même communauté de destin. Il est difficile de nier la réalité de cette avancée.
Mais cet interventionnisme et cette unité qui se renforcent d’eux-mêmes se sont faits au prix de deux choses : l’influence en Eurasie et l’autonomie stratégique. Le nouvel État-projet européen se forme en mettant de plus en plus l’accent sur la sécurité nationale et la coercition économique, ce qui va probablement accroître les tensions avec les États d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient au lieu de les réduire. Des percées progressistes en matière de politique sociale et économique sont devenues possibles, mais uniquement parce que les conflits (vis-à-vis de la Russie) et les craintes en matière de sécurité (vis-à-vis de la Chine et de l’Iran) ont rallié les énergies européennes contre un ensemble d’ennemis communs. Quelle que soit notre réaction à ces menaces, il s’agit d’États souverains puissants qui ne disparaîtront pas. Pour l’Europe, la sécurisation croissante de l’économie mondiale par le biais de sanctions, de droits de douane et de contrôles des exportations représente un problème particulièrement épineux en raison de sa grande ouverture et de sa dépendance vis-à-vis du commerce extérieur. Par rapport à l’économie américaine, relativement autosuffisante, le découplage est particulièrement douloureux pour l’Europe. Elle ne peut espérer réussir sans une approche dirigiste concertée ainsi qu’une politique de protection sociale destinée à supporter les coûts sociaux de la réorientation des précieuses industries d’exportation et de la conversion des chaînes d’approvisionnement.
En tant qu’appendice de l’Eurasie fortement orienté vers le commerce, l’Europe a donc intérêt à gérer les relations avec son étranger proche avec dextérité et flexibilité. Si certains outils du nouvel arsenal y contribueront, tels que la politique industrielle, la constitution de stocks et les droits d’émission de carbone, d’autres sont des armes économiques offensives, telles que les sanctions et les contrôles à l’exportation, qui ne feront que renforcer l’animosité permanente et la méfiance des États autoritaires, sans pour autant supprimer leur capacité à représenter une menace géopolitique.
L’idée que l’isolement économique est seul en mesure de fonctionner comme moyen d’endiguement est réfutée par le cas de la péninsule coréenne. Les sanctions écrasantes contre Pyongyang n’ont non seulement pas empêché le régime de Kim Jong-un de développer ses capacités nucléaires, mais ont également encouragé des provocations toujours plus audacieuses et risquées. De même, des décennies de sanctions occidentales contre l’Iran n’ont pas endigué sa présence dans le Grand Moyen-Orient ni atténué la répression intérieure. Leur raison d’être initiale — le programme nucléaire iranien — n’a pas non plus disparu. Le fait qu’une autre crise nucléaire se profile si Téhéran produit suffisamment d’uranium enrichi montre à quel point les stratégies fondées sur les sanctions seront d’une utilité limitée pour faire face aux risques du XXIe siècle. Quelle que soit l’issue de la guerre russo-ukrainienne et la forme que prendra l’ordre politique russe à l’avenir, le casse-tête géostratégique plus large de la gestion de la Russie ne disparaîtra pas non plus, même si l’Europe opère un découplage complet.
La précarité des fondements de la confiance et de l’unité géopolitiques retrouvées de l’Union apparaît clairement lorsque l’on constate à quel point la guerre russo-ukrainienne a rendu l’Europe plus dépendante de la puissance économique et militaire des États-Unis. En ce qui concerne les livraisons d’armes à l’Ukraine, les quelque 8,6 milliards de dollars de livraisons de l’Union jusqu’à la fin novembre 2022 sont loin derrière les plus de 23 milliards de dollars de matériel fournis par les États-Unis. Compte tenu des capacités de production militaire américaine, il fallait s’y attendre. Mais l’un des résultats du transfert de stocks d’armes et de munitions à l’Ukraine est de laisser les armées européennes démunies avec peu d’autres fournisseurs à court terme que les industries de défense américaine et britannique. L’ambition de construire une industrie de défense européenne indépendante devra donc être reportée. Selon toute vraisemblance, la guerre russo-ukrainienne devrait compromettre plutôt que servir l’objectif d’atteindre une autonomie stratégique.
Le problème de la dépendance à l’égard des États-Unis est encore plus important dans le domaine des sanctions économiques. L’Europe a suivi avec empressement les États-Unis dans l’imposition de sanctions contre la Russie. Elle s’est également largement alignée sur les contrôles américains sur les exportations de technologies des semi-conducteurs vers la Chine et semble avoir perdu tout intérêt à accorder un allègement des sanctions à l’Iran en échange de restrictions nucléaires, principalement en raison du soutien militaire de l’Iran à la Russie et de la répression politique intérieure. Ces politiques de sanctions et de contrôle des exportations ont notamment eu pour effet de rapprocher Moscou, Pékin et Téhéran. Au fur et à mesure que l’Occident se détache de ces pays, ils deviendront de plus en plus dépendants les uns des autres en matière de technologie stratégique et militaire. Les sanctions vont donc contribuer à renforcer l’axe autoritaire contre lequel certains mettent en garde depuis un certain temps.
Pourtant, l’alignement de la Russie, de la Chine et de l’Iran est loin d’être inévitable. Les trois pays ont des désaccords historiques et ne sont que peu complémentaires les uns des autres : le partenariat entre la Russie et l’Iran est d’autant plus étrange que leurs structures économiques sont très similaires. Chacun de ces pays d’Eurasie pose des problèmes à l’Occident en général et à l’Europe en particulier, mais ces questions se concentrent sur des domaines très différents et devraient être catégorisées et traitées comme telles, plutôt que d’être résolues ensemble. La question russe porte essentiellement sur la protection des frontières territoriales de l’Europe de l’Est après 1991 ; plus généralement, elle concerne l’avenir des pays de l’espace post-soviétique au sein de l’Union et de l’OTAN et la possibilité d’une sorte d’arrangement de sécurité stable sur le flanc oriental de l’Europe. Le défi de la Chine est principalement de nature technologique et économique. L’Iran, en revanche, n’est ni une menace directe pour la sécurité de l’Europe ni un rival économique, mais fait peser la menace de la prolifération nucléaire et de la violation des droits de l’Homme.
L’intérêt d’une telle catégorisation est que les antagonistes de la politique étrangère européenne du XXIe siècle nécessitent des approches distinctes et flexibles. Pour les traiter, il n’est peut-être pas possible d’appliquer des stratégies uniques d’endiguement ou de découplage, aussi attrayantes soient-elles pour des raisons morales dans le climat actuel de l’opinion publique. Au lieu de promouvoir un alignement autoritaire, une politique étrangère et une stratégie géoéconomique européennes plus autonomes pourraient se concentrer sur la sécurisation de la région frontalière afro-eurasienne de l’Union par le biais d’une gamme d’instruments positifs et négatifs, allant des subventions aux partenariats et du commerce à l’engagement diplomatique. Au lieu de créer un terrain d’entente entre les adversaires, la diplomatie intelligente prendrait appui sur les tensions qui existent entre les régimes russe, chinois et iranien et traiterait ces pays séparément.
Au sein de l’élite transatlantique, l’opinion selon laquelle l’Europe n’assume pas sa part du fardeau est largement répandue. En réalité, elle supporte déjà les coûts de la confrontation avec la Russie, la Chine et l’Iran de diverses manières. De la Syrie à l’Ukraine en passant par la Libye et le Yémen, elle est plus directement exposée aux États faillis et aux guerres dans lesquelles ces puissances sont impliquées. L’Europe est la principale destination des millions de réfugiés qui fuient les conflits et le sous-développement eurasiatiques à la recherche d’une vie meilleure. Enfin, en tant que bloc économique, l’Europe dépend beaucoup plus fortement du commerce extérieur que les États-Unis. Cela signifie que toute politique de confrontation a un coût économique beaucoup plus élevé pour l’économie de l’Union que pour celle des États-Unis. En raison du succès de sa propre approche de Wandel durch Handel — qui dure depuis des décennies — Bruxelles n’est pas bien placée aujourd’hui pour imposer des sanctions. Le retour de flammes par le biais du commerce est beaucoup plus fort que pour le cas des États-Unis, qui peuvent recourir à l’instrument des sanctions sans modération. En termes de développement économique sacrifié à cause des sanctions, le coût annuel des restrictions économiques pour les membres de l’OTAN était estimé en 2020 à 34 milliards de dollars — un chiffre qui a encore augmenté depuis l’extension des sanctions contre la Russie. Cette somme est très inégalement répartie : l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est en supportent l’essentiel du coût. Il faudra des années, voire des décennies, pour réorganiser suffisamment le commerce et l’industrie et atteindre une certaine résilience aux sanctions.
Entre-temps, l’autonomie stratégique dans la sphère économique restera inexistante. La conformité avec Washington sera la seule option à la disposition des États européens. Cela peut sembler un choix judicieux dans la guerre actuelle, mais ce n’est guère un pari sûr dans toutes les crises géopolitiques à venir. L’Europe est obligée de suivre, plutôt que de donner le ton, dans l’utilisation de la coercition économique. Malgré leur relative douceur par rapport aux conflits militaires directs, les manœuvres économiques sont soumises à la même dynamique d’escalade. Une fois amorcée, l’Europe sera donc captive d’une tendance à la formation de blocs géo-économiques qu’elle ne pourra plus contrôler. Cela entraînera inévitablement une augmentation des coûts politiques, économiques et sociaux et des risques militaires, car notre continent est beaucoup plus vulnérable aux effets secondaires de l’endiguement et du découplage que ses homologues transatlantiques.
Il est incontestable que les décideurs politiques d’avant 2022 étaient en proie à certaines illusions. Les moments de progrès peuvent être éclairants, mais leur clarté dure rarement. Il est facile de laisser de nouveaux dogmes s’installer, dogmes qui en viennent rapidement à entraver la pensée imaginative et la flexibilité nécessaires à une politique internationale efficace. L’un des dangers actuels est que les décideurs occidentaux se précipitent de l’illusion de l’interdépendance pacifique vers une nouvelle illusion — l’idée que le découplage augmentera la stabilité.
Mais il s’agit là d’un sophisme de faux opposés : ce n’est pas parce que l’interdépendance comporte des risques que le découplage crée un environnement moins risqué. La stratégie de désengagement économique pose au moins trois problèmes : le déplacement des tensions, l’intensification des inégalités mondiales et l’affaiblissement de la dissuasion.
L’isolement économique réduit certes les tensions de la politique internationale, mais les déplace souvent dans d’autres domaines : la concurrence en matière d’armement militaire, les revendications territoriales et la propagation de valeurs culturelles et idéologiques se poursuivent malgré l’isolement. Si certains risques inhérents aux échanges économiques peuvent être évités, la réduction générale de l’interaction entre les sociétés qu’entraîne le découplage est susceptible d’engendrer de nouveaux malentendus. Elle laisse également beaucoup plus de place à l’alarmisme nationaliste et aux paniques sécuritaires. Comment les grandes puissances pourront-elles savoir ce qu’elles font respectivement si leurs sociétés civiles et leurs citoyens n’interagissent plus que dans la sphère très déformée des médias globaux ? La réduction des contacts économiques prive la politique internationale d’une antenne vitale pour enregistrer les problèmes et y répondre.
En outre, la capacité de découplage n’est pas également répartie dans le système politique et économique mondial. Nous avons déjà vu que les grandes économies industrialisées peuvent relativement bien absorber le choc de la pandémie, de la guerre et des sanctions en utilisant leur richesse pour se procurer des ressources ailleurs. Mais le succès de l’Europe à stocker du gaz naturel liquéfié s’est fait aux dépens d’économies en développement comme le Pakistan et le Bangladesh. De même, la politique de sécurité alimentaire de la Chine, qui consiste à constituer des stocks massifs de céréales, a pour effet de provoquer des pénuries dans les pays à faible revenu. Dans chacun de ces cas, le coût de l’ajustement à la concurrence géoéconomique est supporté par des États plus petits, plus pauvres et moins développés.
Ce que le découplage semble donc réserver aux pays du Sud, c’est une concurrence plus rude pour les ressources rares et une cascade de crises de la dette, de la balance des paiements et de la monnaie. Faut-il s’étonner que ces pays n’aient pas accueilli avec enthousiasme les sanctions occidentales contre la Russie et la perspective de sanctions futures contre la Chine ? En acceptant de telles politiques, ils aggravent encore leur position déjà difficile dans l’économie mondiale. Cependant, présenter les ramifications mondiales du découplage en termes d’effets secondaires négatifs pour le monde en développement revient à ne pas voir à quel point notre condition est fondamentalement et irréversiblement mondiale : indépendamment de l’isolement économique, le monde reste profondément lié dans tous les autres domaines.
Même pour les pays riches d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie qui les mettent en œuvre, les stratégies de forteresse économique ne garantissent pas la sécurité à long terme. Les économies en développement en crise risquent fort de devenir le théâtre de guerres, de déplacements massifs de population et de faillites d’États. Le coût humain de ces problèmes, pourtant évitables, est suffisamment important. Mais toute stratégie qui accroît sciemment ces risques à l’échelle mondiale n’est pas la stratégie de renforcement de la sécurité qu’elle prétend être. L’Europe surtout devrait le savoir aujourd’hui : les problèmes de l’Afrique et de l’Eurasie sont les nôtres — et le découplage ne les fera pas disparaître. Pis, dans une nouvelle ère de concurrence pour les ressources, il est probable qu’il les aggravera.
Le dernier aspect du découplage qui mérite une attention particulière est son effet sur la dissuasion économique. Les sanctions économiques les plus efficaces de l’histoire ont été celles qui ont fait l’objet de menaces mais n’ont jamais été imposées. Les sanctions de la Société des Nations ont permis d’éviter à deux reprises une guerre frontalière dans les Balkans en 1921 et 1925. La collaboration entre les États-Unis et le Royaume-Uni pour imposer des sanctions pétrolières à l’Espagne en juillet 1940 a dissuadé Franco de rejoindre Hitler et Mussolini dans le pacte tripartite de l’Axe. Enfin, les menaces d’Eisenhower de retirer le soutien américain à la livre et au franc en 1956 ont convaincu Londres et Paris de mettre fin à leur expédition punitive néocoloniale contre l’Égypte de Nasser. Mais pour que la menace de sanctions soit crédible, il faut qu’il y ait des échanges économiques substantiels entre les pays. Un monde sans échanges substantiels entre les principaux blocs politiques est également un monde dans lequel les sanctions ont un effet limité.
Mais la dissuasion a-t-elle une importance ? On pourrait rétorquer que l’échec de l’année dernière à contenir l’invasion russe par des menaces de sanctions montre que la dissuasion par les sanctions n’est pas pertinente. Le fiasco de la dissuasion qui s’est produit entre novembre 2021 et février 2022 est un cas qui méritera une analyse approfondie de la part des décideurs politiques. Les premiers témoignages suggèrent que Poutine connaissait l’ampleur des dégâts possibles et qu’il a quand même continué. Cela suggère que les menaces de sanctions à l’encontre de grandes puissances dirigées par des leaders déterminés pourraient être encore moins fructueuses qu’on ne le pensait. La volonté de Poutine de sacrifier la croissance future et le niveau de vie actuel de la Russie au nom de l’expansion d’un empire peut être partagée par d’autres dirigeants ayant de fortes ambitions révisionnistes. Il est d’autant plus frappant qu’à l’heure actuelle, les États du G7, de l’OTAN et de l’Union comptent toujours sur les sanctions économiques comme pierre angulaire de l’endiguement de la Chine. Les espoirs occidentaux d’éviter une invasion chinoise de Taïwan reposent toujours sur un puissant filet de sanctions.
Pourquoi les gouvernements continuent-ils à placer leurs espoirs dans les sanctions, alors que cet outil vient d’échouer à contenir la guerre à grande échelle, entraînant le plus grand conflit terrestre en Europe depuis soixante-dix ans ? Plus que toute autre grande économie, la Chine doit sa richesse et sa prospérité à son intégration dans l’économie mondiale. Elle a toujours poursuivi cette intégration selon ses propres termes. Mais la République populaire de Chine reste fortement dépendante de la demande extérieure et s’est efforcée d’augmenter la part de la consommation intérieure dans son économie nationale. Cela signifie que son bien-être national souffrirait gravement de sanctions occidentales globales. Mais faire dépendre la paix en Asie de la crainte de pertes matérielles semble de plus en plus insuffisant. Il faut un ensemble plus complet de garanties susceptibles d’accroître la confiance politique et diplomatique.
Une possibilité est la proposition récemment faite par Raghuram Rajan de créer une catégorie internationalement reconnue de biens et de services exemptés de sanctions. Les produits de première nécessité tels que la nourriture, les médicaments, les produits humanitaires et l’énergie devraient être protégés autant que possible de l’ingérence des gouvernements. Cette mesure se heurtera sans aucun doute à la résistance des concepteurs des sanctions. Mais si la pression économique doit survivre en tant qu’outil légitime d’application des normes mondiales, la création de zones de protection contre la guerre économique pourrait s’avérer essentielle pour que le Sud et le monde non-aligné restent à bord.
La résilience peut profiter aux pays riches comme aux pays pauvres, mais la vogue croissante de la géoéconomie ne risque pas d’avoir des effets aussi bénéfiques à l’échelle mondiale. C’est d’ailleurs Norman Angell lui-même qui avait lancé un puissant avertissement contre ce qui pourrait résulter d’un monde dans lequel les sanctions deviendraient la forme dominante de règlement des différends. Un an à peine après le déclenchement de la Grande Guerre, il a publié The World’s Highway : Some Notes on America’s Relation to Sea Power and Non-Military Sanctions for the Law of Nations (1915). Cet ouvrage reste d’une grande actualité à notre époque d’hégémonie américaine sur les plans naval, financier et technologique. Après avoir énoncé les promesses des sanctions en tant qu’alternative à la guerre, Angell s’est penché sur les risques de déstabilisation, voire de destruction du système mondial par les sanctions. Il avertit ainsi qu’« il pourrait en résulter entre les nations une sorte de compétition pour l’autosuffisance nationale qui, mal dirigée, pourrait finir par renforcer ce nationalisme immoral qui a été l’une des causes de la guerre »1.
Angell avait tout compris. L’interdépendance économique ne peut à elle seule garantir la paix. Mais la réduction de l’interdépendance comporte ses propres risques, dont le principal est la montée d’un nationalisme compétitif à somme nulle qui, le moment venu, provoquerait ses propres conflits. Nous devrions tenir compte de cet avertissement et réfléchir sérieusement à la question de savoir si un monde où l’État économique est débridé ne nuit pas davantage à notre sécurité collective qu’il ne la renforce. À l’heure de la guerre à l’est de l’Europe et de l’escalade de l’instabilité mondiale, il sera plus important que jamais de trouver un juste équilibre entre résilience et interconnexion.
citer l'article
Nicholas Mulder, Le dangereux découplage européen, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2023,