L'Europe entre deux guerres
03/01/2024
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L’Europe entre deux guerres

Deux guerres meurtrières se développent à nos frontières et dominent l’agenda européen : la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et la guerre qui s’est enflammée de nouveau au Moyen Orient. Je vais me concentrer ici sur les conséquences de ces guerres pour l’Europe et ne traiterai donc pas d’autres sujets majeurs pour notre politique étrangère comme nos relations avec la Chine, l’impact du changement climatique ou encore les tensions au Sahel.

Quand j’ai débuté mon mandat en 2019, j’avais déjà l’intuition que les questions de sécurité prendraient de plus en plus d’importance. C’est la raison pour laquelle nous nous étions lancés dans la mise au point du Strategic Compass, la boussole stratégique, une nouvelle stratégie pour notre politique de sécurité et défense commune. En présentant celle-ci, en novembre 2021, j’avais dit que «l’Europe était en danger». 

L’Europe est en danger

À ce moment-là, beaucoup de gens ont considéré que j’exagérais, qu’il s’agissait là d’un habillage marketing pour «vendre» le Strategic Compass. La plupart des observateurs considéraient encore à l’époque que si la Russie massait des troupes aux frontières de l’Ukraine, c’était dans le but de faire pression sur l’Occident afin d’obtenir des concessions supplémentaires. Quant au Moyen orient, il avait «rarement été aussi calme», comme le disait encore en septembre dernier Jake Sullivan, le conseiller pour la sécurité du président Biden. On m’avait d’ailleurs régulièrement découragé de m’intéresser au dossier israélo-palestinien. Il était de toute façon impossible de trouver une solution à ce conflit et avec les accords d’Abraham la situation évoluait positivement entre les pays arabes et Israël. Les Palestiniens subissaient certes des violences croissantes en Cisjordanie et les colonies illégales continuaient à grignoter le territoire d’un potentiel État palestinien, mais personne n’y prêtait plus vraiment attention. On considérait volontiers que la question palestinienne allait se résoudre d’elle-même.

Mais, quelques semaines après que j’ai présenté le Strategic Compass, la guerre faisait brutalement son retour aux frontières de l’Union, et depuis le 7 octobre dernier la situation a encore empiré dans notre voisinage immédiat.  La situation dramatique de Gaza est devenue la question la plus urgente à traiter mais la guerre contre l’Ukraine reste un sujet essentiel parce qu’elle constitue une menace existentielle pour l’Union européenne. Bien que leurs acteurs et leurs origines soient très différents, ces deux conflits sont interconnectés. La façon dont le conflit à Gaza est perçu par ce qu’on appelle désormais le «Sud Global» est susceptible en effet d’affaiblir le soutien de nombre de ces pays à l’Ukraine contre l’agression russe. 

Le moment Démosthène de l’Europe

Quand, lors de la pandémie de COVID 19, nous avons mis en place le Next Generation EU grâce à l’émission d’une dette commune, certains avaient évoqué un moment Hamiltonien, en référence à la décision prise en 1790 par Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor des États-Unis, de reprendre la dette des États fédérés créant ainsi une dette fédérale commune. On peut discuter cependant cette analogie dans la mesure où Next Generation EU ne portait pas sur le stock de dettes des États membres et n’était a priori qu’une opération ponctuelle n’ayant pas vocation à être répétée. Aujourd’hui d’autres évoquent un moment Démosthène, en référence à l’action du grand orateur et homme d’État athénien qui, à partir de 351 avant Jésus-Christ, avait mobilisé ses concitoyens dans une série de discours restés célèbres, les Philippiques, pour défendre l’indépendance d’Athènes et sa démocratie face à l’impérialisme de Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre le Grand. Une comparaison plus pertinente : nous sommes en effet confrontés à notre tour à l’impérialisme d’une grande puissance qui menace non seulement l’Ukraine mais bien notre démocratie et l’Union toute entière.

Je redoute en effet que, si nous ne changeons pas de braquet rapidement, si nous ne mobilisons pas toutes nos capacités, si nous laissons Poutine l’emporter en Ukraine, si nous laissons la tragédie que subit la population de Gaza se poursuivre, le projet européen soit sérieusement menacé.

Examinons donc plus en détail ces deux guerres et la façon dont nous pouvons influencer leur cours. On nous avait souvent dit que la géographie ne comptait plus, qu’elle avait disparu des conflits. Mais dans ces deux conflits, ce sont bien toujours d’enjeux territoriaux dont il est question. Dans le cas ukrainien, le conflit oppose un État souverain, l’Ukraine, à une puissance impérialiste, la Russie. La Russie n’a jamais été capable de devenir un véritable État-nation. Elle a toujours été un empire que ce soit sous les tsars, avec les soviets ou maintenant avec Poutine. Et tant que cette identité impérialiste ne sera pas remise en cause, la Russie continuera d’être une menace pour ses voisins, en particulier pour nous Européens, et son régime politique restera autoritaire, nationaliste et violent. Nombre de penseurs russes eux-mêmes ont pointé déjà cet état de fait : tant que la Russie n’abandonne pas son projet impérial, elle ne pourra pas se démocratiser ni se réformer. 

Deux peuples et une seule terre

Le conflit entre Israël et la Palestine est d’une autre nature, mais il renvoie lui aussi à une question territoriale. Il s’agit de deux peuples qui se battent pour la même terre sur laquelle ils ont tous deux des droits légitimes, et cela fait cent ans maintenant que ce conflit dure. Nous avons eu une guerre de Cent ans en Europe mais en l’occurrence il s’agit là de la guerre de cent ans du Moyen orient. Comment en sortir ? De deux choses, l’une : soit ces deux peuples partagent cette terre, soit l’un des deux devra partir, mourir ou devenir citoyen de deuxième classe sous la domination de l’autre. 

Le futur dessiné par la seconde option ne serait pas acceptable. Il faut privilégier la première. Et c’est tout l’enjeu de la solution à deux États dont il est question depuis plus de trente ans avec les accords d’Oslo. Mais depuis lors, on a fait très peu de choses pour la mettre en œuvre effectivement. Pourtant, toute la communauté internationale appuie cette solution et c’est le cas également de tous les États membres de l’Union. 

Les extrémistes des deux camps, le Hamas d’un côté et les fondamentalistes de la droite israélienne de l’autre, s’y opposent et ont tout fait pour rendre impossible la solution à deux États jusqu’à aujourd’hui. Les accords d’Oslo n’ont pas arrêté en particulier la colonisation de la Cisjordanie, c’est-à-dire, comme en Ukraine, l’occupation de la terre des autres à l’encontre de toutes les résolutions des Nations-Unies. On dénombre aujourd’hui 700 000 colons israéliens en Cisjordanie, quatre fois plus qu’au moment des accords d’Oslo, l’objectif étant clairement de rendre impossible la création d’un État palestinien.

Le gouvernement israélien refuse la solution à deux États

Le Hamas est opposé à l’existence même de l’État d’Israël. Mais l’actuel gouvernement israélien s’oppose lui aussi, et depuis longtemps, à la solution à deux États. Benyamin Netanyahou, l’actuel premier ministre, s’est présenté devant ses concitoyens en promettant qu’avec lui un État palestinien ne verrait jamais le jour bien que toute la communauté internationale y soit favorable. Cette communauté a donc un problème également avec la politique de Benyamin Netanyahou. D’autres voix s’élèvent cependant au sein de la société israélienne comme celle de l’ancien premier ministre Israélien Ehud Olmert 1 ou celle d’une jeune survivante de l’attaque du kibboutz Be’éri 2 , dont le témoignage m’a beaucoup touché, pour souligner la nécessité de la création d’un tel État palestinien. Je suis persuadé que celui-ci est indispensable à la sécurité à long terme de l’État d’Israël. 

La tragédie du 7 octobre a signé en tout cas la faillite d’un statu quo qui était intenable, même si on ne voulait pas le voir. Il y a, à mon sens, deux leçons à tirer de cette tragédie. La première, c’est que la solution ne peut pas être trouvée par les seules parties au conflit et doit être imposée par la communauté internationale, les voisins arabes, les États-Unis et l’Europe. Et la seconde, c’est qu’il faut changer de méthode. À Oslo, on n’avait pas défini le point d’aboutissement de la négociation. Il faut renverser le processus. Il faut tout d’abord que la communauté internationale définisse ce point d’arrivée et ensuite, rechercher par la négociation entre les parties le chemin pour l’atteindre. Aujourd’hui les États arabes disent clairement, y compris ceux qui ont reconnu Israël et entretiennent des relations avec lui, qu’il est hors de question pour eux de payer une fois de plus pour reconstruire Gaza s’il n’y a pas la garantie que la solution à deux États sera effectivement mise en œuvre. La paix ne reviendra jamais durablement si ce n’est pas le cas. 

Pas de solution militaire au conflit israélo-palestinien

Il n’y a pas de solution militaire au conflit israélo-palestinien. Le Hamas représente avant tout une idée et on ne peut pas tuer une idée à coups de bombes. La seule façon de tuer une mauvaise idée, c’est d’en proposer une autre qui soit meilleure, qui donne un espoir, la confiance dans un futur où la paix soit possible. Cela peut et doit être la mise en œuvre de la solution à deux États. 

Mais revenons à l’Europe en nous posant une question fondamentale : quelle est notre capacité à agir collectivement face à ces conflits ? Nous ne sommes pas un État et nous ne sommes même pas une fédération d’États. Notre politique étrangère et de sécurité est définie à l’unanimité, ce qui signifie qu’il suffit qu’un seul état s’y oppose pour que nous ne puissions plus agir.

Et nous avons évidemment des difficultés à dégager une telle unanimité face à des problèmes complexes. Si nous avions un système de vote à la majorité qualifiée ou une règle de décision qui n’exige pas l’unanimité complète, on pourrait faire bouger les uns et les autres pour trouver un point de convergence. Il y aurait une incitation à négocier parce que personne n’aime être isolé. Mais si on peut, tout en restant isolé, bloquer l’ensemble de l’Union, la tentation est grande de se servir d’un tel levier pour obtenir des concessions des autres pays. C’est ce qui s’est passé au dernier Conseil européen quand il s’est agi de décider d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine. Si un pays peut mettre un veto, les autres sont obligés de marchander son retour au consensus. Et souvent ce marchandage est très coûteux et il fait surtout perdre beaucoup de temps. Nous réagissons beaucoup trop lentement aux événements et nous le payons souvent très cher. En pratique, l’Union ne fait pas toujours la force et dans les moments de vérité, nos règles nous empêchent souvent d’agir. L’élargissement engagé de l’Europe à l’Ukraine, à la Moldavie et aux pays des Balkans pose la question de la réforme de l’Union. Je ne parviens pas à imaginer en effet comment nous pourrions continuer à fonctionner à 37 si on maintient la règle de l’unanimité. Nous devons fonctionner différemment pour pouvoir agir suffisamment vite et fort dans cet environnement dangereux. 

Face à la guerre contre l’Ukraine, une réaction européenne remarquable

Dans le cas de l’Ukraine, l’unanimité a été cependant heureusement obtenue très vite. Avant que la guerre ne commence, je m’étais rendu au Donbass en janvier 2022. J’avais rencontré Denys Shmyhal, le Premier ministre ukrainien. Il m’avait dit que dans quelques jours les Russes allaient les envahir et m’avait demandé si nous allions les aider, non pas en envoyant des troupes, mais en livrant des armes pour que les Ukrainiens puissent se défendre. À ce moment-là, je n’avais pas su répondre parce que je n’avais pas la certitude que nous serions unanimes pour pouvoir le faire. Mais heureusement le jour venu, nous l’avons fait. 

La réaction européenne vis-à-vis de la guerre contre l’Ukraine a été remarquable en effet. Nous sommes tout d’abord parvenus à réduire drastiquement notre dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou, ce qui paraissait quasiment impossible a priori avec un taux de dépendance de 40 % au gaz russe. Moscou pensait d’ailleurs que cette dépendance nous empêcherait de réagir. Mais nous l’avons fait. Le prix à payer a été cependant élevé. L’inflation a été relancée et l’économie freinée. Nous avons aussi payé un prix géopolitique significatif parce que nous avons acheté le gaz disponible à un prix que beaucoup de pays ne pouvaient pas se permettre de payer, les privant ainsi de cette ressource. Mais nous nous sommes libérés de notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie qui était une contrainte forte sur notre politique étrangère. 

Nous avons également imposé des sanctions sans précédent contre la Russie. Elles n’ont certes pas arrêté la machine de guerre de Poutine mais elles ont affaibli l’économie russe en faisant chuter la valeur du rouble et en faisant monter l’inflation. Enfin, pour la première fois, nous avons soutenu militairement un pays en guerre. Nous avons fourni à l’Ukraine du matériel militaire pour une valeur de presque 30 milliards d’euros, en mobilisant en particulier l’European Peace Facility. Celle-ci n’avait pas été conçue à l’origine dans ce but, mais je suis très fier d’être parvenu à ce qu’elle soit mise au service de l’Ukraine. Et c’est grâce à notre aide que l’Ukraine a pu résister. L’aide militaire américaine a certes été plus importante que la nôtre. Mais si on additionne les aides militaire, financière, économique et humanitaire, l’Europe a soutenu l’Ukraine bien davantage que les États-Unis. 

Est-ce que cette unité va perdurer? Qu’allons-nous faire si les Américains réduisent leur soutien à l’Ukraine s’ils élisent un nouveau président et peut-être même déjà auparavant ? Il s’agit en effet de questions auxquelles il va nous falloir répondre. Durant le Sommet Grand Continent, quelqu’un m’a posé la question de savoir si nous croyons que Poutine pouvait gagner la guerre en Ukraine. Ce n’est pas vraiment une question pertinente : ce que chacun d’entre nous pense à ce sujet n’a pas grand intérêt. La question à laquelle il nous faut répondre est plutôt celle de savoir ce que nous sommes prêts à faire pour que Poutine perde cette guerre. Sommes-nous prêts à faire ce qu’il faut pour parvenir à ce résultat ? Voulons-nous vraiment empêcher la victoire de Vladimir Poutine, c’est-à-dire l’installation à Kiev d’un gouvernement fantoche comme en Biélorussie ? Pour ma part je considère que nous devons faire plus et plus vite pour soutenir l’Ukraine parce que la Russie représente une menace stratégique majeure pour l’Union européenne, même si je dois reconnaître que tous les États membres ne sont pas d’accord sur la nature de cette menace.

Il ne faut pas sous-estimer nos adversaires en effet. La Russie est encore capable de mobiliser des troupes en grand nombre malgré les pertes élevées qu’elle a encourues jusqu’ici. En février 2022, on dénombrait 150 000 soldats russes massés à la frontière ukrainienne. Ils sont 450 000 en Ukraine actuellement. La contre-offensive ukrainienne n’a pas réussi à percer les lignes russes mais c’était très difficile à réaliser sans l’appui aérien que nous leur avons promis mais pas encore fourni. Poutine s’est trompé sur les capacités de son armée. Il s’est trompé sur celles des Ukrainiens. Il s’est trompé sur la volonté d’unité des Européens. Il s’est trompé sur la force du lien transatlantique. Mais il est toujours là. Il est toujours disposé à laisser des milliers de Russes mourir pour conquérir Kiev. Son armée et son peuple souffrent mais lui ne connaît pas la marche arrière.

Vladimir Poutine ne veut pas réellement négocier

Avant la guerre, tout le monde s’était rendu à Moscou, Emmanuel Macron, Olaf Scholz… pour essayer de dissuader Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine. Cela n’avait servi à rien. Et il en va de même maintenant. Vladimir Poutine est décidé à continuer jusqu’à ce qu’il obtienne la victoire de son point de vue. Il suffit de regarder sa dernière conférence de presse pour s’en convaincre. Il n’entend visiblement pas se contenter de prendre un morceau de l’Ukraine et laisser le reste rejoindre l’Union européenne. Il commence déjà au contraire à menacer d’autres pays et notamment la Finlande. Il ne va de toute façon chercher aucun apaisement avant les élections américaines dont il espère un résultat favorable pour ses projets impérialistes. La guerre de haute intensité va donc continuer et nous devons nous y préparer. Et pour commencer, il nous faut développer notre industrie de la défense qui n’est pas du tout à la hauteur des défis auxquels nous devons faire face. Défendre l’Ukraine, c’est défendre notre propre sécurité. Si l’Ukraine devait perdre la guerre, cela encouragerait la Russie à développer encore ses appétits impérialistes. 

Mais, comme je le disais, ce n’est pas le point de vue de tous les États membres. Certains ne considèrent pas en effet la Russie de Vladimir Poutine comme une menace stratégique. La désunion sur cette question existentielle menace-t-elle l’avenir de l’Union ? Impossible à dire à ce stade. Pour ma part, je suis convaincu en tout cas que l’Europe doit s’engager de toutes ses forces pour empêcher une victoire de Vladimir Poutine en Ukraine qui serait extraordinairement grave. Et j’y travaillerai sans relâche au cours des prochains mois. Je suis persuadé que cette menace peut au contraire aider à cimenter notre union et à nous rendre plus forts.

L’Europe divisée sur le conflit israélo-palestinien

Vis-à-vis du conflit israélo palestinien, la situation est très différente. La perception de ce conflit varie beaucoup entre les États membres, du fait notamment du contrecoup de la page la plus sombre de l’histoire européenne qu’a été la Shoah. Le Conseil européen est cependant parvenu à un accord a minima entre Européens en indiquant qu’Israël a le droit de se défendre dans le respect du droit international et que nous ne demanderions pas un cessez-le-feu mais des pauses humanitaires. Mais quand, par deux fois, une résolution a été soumise au vote des Nations Unies pour demander un tel cessez-le-feu nous nous sommes divisés, ce qui nous affaiblit. Le nombre des États de l’Union qui a soutenu cette demande a cependant augmenté de 8 à 14 entre les deux votes alors que celui de ceux qui s’y opposaient a diminué passant de 4 à 2, les autres s’abstenant. 

Quelle est notre capacité à influencer les acteurs de ce drame ? Nous sommes le premier fournisseur d’aide aux Palestiniens et en particulier le premier financeur de l’Autorité palestinienne. La Commission Européenne vient d’étudier cette aide au microscope pour vérifier si cet argent pouvait aller au Hamas d’une façon ou d’une autre. Ce n’est pas le cas et j’espère que l’aide européenne aux Palestiniens va être poursuivie à la hauteur des besoins parce que sans l’Autorité Palestinienne, la situation serait encore beaucoup plus difficile sur le terrain. Il est essentiel en particulier que cette Autorité Palestinienne soit en mesure de jouer un rôle central dans la gestion de Gaza à l’issue de la crise actuelle. Nous sommes également le premier partenaire commercial d’Israël et nous avons avec ce pays un accord d’association qui est le plus étroit que nous ayons dans le monde entier. Donc oui, nous aurions les moyens d’influencer les acteurs du conflit si nous le voulions, mais jusqu’ici nous n’avons pas voulu les utiliser, en particulier en ce qui concerne Israël. Pour ma part, je considère que l’Europe doit s’engager bien davantage dans la résolution du conflit israélo-palestinien et que nous avons trop délégué jusqu’ici aux États-Unis la recherche d’une solution à un conflit qui nous touche très directement.

Des problèmes de cohérence et de crédibilité

La concomitance de ces deux conflits nous pose des problèmes de cohérence et de crédibilité vis-à-vis du reste du monde. Dans le cas de l’Ukraine, nous avons défendu le respect de la souveraineté du pays, de son intégrité territoriale et des principes fondamentaux de la Charte des Nations unies. Et la communauté internationale nous a suivi : 145 pays ont condamné l’agression russe et soutenu l’Ukraine aux Nations Unies. Pour autant, nous devons être conscients que beaucoup de ces pays ne partagent pas le sentiment d’indignation que nous éprouvons vis-à-vis de l’agression russe contre l’Ukraine. Ils sont certes d’accord pour condamner cette invasion aux Nations Unies mais ils s’arrêtent là. Pas question en particulier pour eux de nous suivre en matière de sanctions. Et ils nous demandent de mettre un terme à cette guerre le plus vite possible parce qu’ils souffrent de ses conséquences, notamment sur les prix de l’énergie et de l’alimentation. De plus, ils tendent à se méfier de notre politique, censée être fondée sur des principes immuables, qui pour beaucoup d‘entre eux serait plutôt en réalité une politique à géométrie variable en fonction de nos intérêts.

Dans le cas du conflit israélo-palestinien, notre absence d’unité a affaibli notre crédibilité en matière de défense de la légalité internationale. Quand 144 États soutiennent l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations Unies, nous pensons qu’ils se situent du bon côté de l’histoire et que c’est bien la communauté internationale qui s’exprime. Mais quand 153 pays appellent à un cessez le feu humanitaire à Gaza, nous avons du mal à considérer que c’est aussi le cas. On peut difficilement faire appel au jugement de la communauté internationale et au vote des Nations unies dans un cas et pas dans l’autre. Ce télescopage pose à l’Europe des dilemmes politiques et moraux essentiels qu’il faut affronter avec lucidité et courage. 

Il s’agit là en effet d’une des raisons principales pour lesquelles le conflit entre Israël et la Palestine et la guerre en Ukraine sont étroitement liés bien qu’ils soient de nature très différente. Si nous ne voulons pas perdre pied dans une bonne partie du monde, si nous voulons que ce qui se passe à Gaza n’affaiblisse pas le soutien qu’apporte à l’Ukraine beaucoup de pays, et pas seulement les pays musulmans ou arabes mais aussi ceux d’Amérique latine par exemple, alors il faut que nous défendions nos principes et nos intérêts d’une façon beaucoup plus compatible avec la perception que le reste du monde a de ce qui se passe dans un lieu et dans l’autre.  

Nombre d’autres sujets jouent bien entendu un rôle majeur dans notre politique étrangère et de sécurité mais, dans le contexte actuel, j’ai choisi de me concentrer sur les deux principaux conflits auxquels nous faisons face actuellement, sur les risques existentiels qu’ils font courir à l’Europe et sur la nécessité absolue que la société européenne les comprenne et que ses dirigeants politiques agissent en conséquence. Je vous remercie de votre attention.

Notes

  1. Eric Cortellessa, «Former Israeli Prime Minister: Israel’s Endgame in Gaza Should be a Palestinian State», TIME Magazine, 6 novembre 2023.
  2. Voir le témoignage en vidéo.
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APA

Josep Borrell Fontelles, L’Europe entre deux guerres, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024,

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