Réarmer l'Europe pour gagner la longue guerre d'Ukraine
François Heisbourg
Conseiller principal pour l'Europe à l'IISS et Conseiller spécial à la FRS15/02/2024
Réarmer l'Europe pour gagner la longue guerre d'Ukraine
François Heisbourg
Conseiller principal pour l'Europe à l'IISS et Conseiller spécial à la FRS15/02/2024
Réarmer l’Europe pour gagner la longue guerre d’Ukraine
Jusqu’au 24 février, nous lançons une série de publications sur l’Ukraine en guerre, deux ans après la tentative d’invasion à grande échelle de la Russie. Vous pouvez par ailleurs retrouver toutes nos publications sur cette guerre ici et vous abonnez pour recevoir nos dernières cartes et analyses par ici.
Les mots sans la chose
Pendant les trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, les Européens avaient pu penser que leur sécurité ne subissait aucune menace extérieure existentielle. Certes, la violence rôdait, avec les guerres liées à l’éclatement de la Yougoslavie et le terrorisme djihadiste. Cependant, et grâce au soutien des États-Unis, ces menaces pouvaient être gérées sans difficultés budgétaires majeures : sur l’ensemble du continent, les moyens consacrés à la défense avaient baissé de près d’un tiers par rapport aux niveaux de la guerre froide pour se retrouver presque partout à moins de 2 % du PIB.
À l’orée du nouveau millénaire, la guerre était devenue quelque chose qui n’arrivait qu’aux autres — Somaliens, Afghans, Irakiens, Congolais, Syriens… Les Européens s’engageaient, ou non, dans ces conflits lointains dans lesquels les victimes se comptaient en centaines de milliers. Par choix, non par obligation.
À l’époque, les Européens et spécialement les Français, parlaient volontiers de défense commune, de battle groups et plus récemment d’autonomie stratégique. Pour paraphraser le poème galant de l’Abbé de l’Attaignant, nous disions volontiers — mais avec moins de grâce — le mot sans faire la chose. Pas un seul des battle groups créés en fanfare en 2006 n’a vu un champ de bataille. Nos guerres de coalition étaient généralement dirigées par les Américains ou conduites dans le cadre de l’OTAN, dans le Golfe, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Libye, contre Daech. Pourquoi d’ailleurs sortir du registre platonique quand les Américains étaient toujours là au cas où ? De plus, le simple fait de dire les mots suffisait à faire surgir le spectre du retrait américain : en témoigne l’effroi de Madeleine Albright, secrétaire d’État sous Clinton, quand les Européens émirent des prétentions qui à ses yeux pourraient entraîner de scabreuses duplications des fonctions stratégiques et provoquer d’odieuses discriminations au détriment des États-Unis.
Cette Europe des grands mots et des petites réalisations, c’était le monde d’hier. Il aurait dû prendre fin au plus tard en 2014 après la conquête et l’annexion de la Crimée, un coup de force qui remettait en cause les fondements de l’ordre de sécurité européen établi à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La Russie n’était pas alors en état de contrer militairement une réaction occidentale dépassant des sanctions économiques dont nous connaissions les limites. Une aide militaire prompte et substantielle au profit de l’Ukraine aurait peut-être permis de dissuader la Russie de pousser plus loin son avantage. Par ailleurs, s’il avait été permis de croire pendant un temps en la pérennité du beau temps stratégique, les nuées d’orage se rapprochaient dès 2007, dans la foulée du discours révisionniste de Poutine à Munich. Les plus lucides s’en émouvaient mais sans effets pratiques notables.
Il aura fallu la tentative d’invasion de l’Ukraine toute entière le 24 février 2022 pour que le changement d’époque surgisse dans toute sa brutalité. Les «trente paresseuses» de l’après-guerre froide en étaient bel et bien terminées.
Les trois dimensions de la guerre
Le fracas des armes qui s’est déchaîné à partir du 24 février 2022 a naturellement mis au centre la dimension ukrainienne de la première guerre interétatique du siècle en Europe. Dès juillet 2021, le président Poutine avait développé de manière détaillée sa vision de «l’unité historique des Russes et des Ukrainiens» : il reprit ce texte dans un long exposé télévisé à la veille de l’invasion. Dans ce manifeste, il n’y a place ni pour une nation ni pour un État ukrainien : c’est ce but de guerre ultime qui continue de sous-tendre les objectifs des opérations russes : «dénazification» (la chute du gouvernement démocratique ukrainien présidé par un russophone juif largement élu) ; démilitarisation (pas d’armée ukrainienne) ; neutralisation (donc appartenance ni à l’Union européenne ni à l’OTAN) ; reconnaissance préalable à toute discussion de l’annexion d’un cinquième du territoire ukrainien (y compris, donc, les zones non encore conquise des régions de Kherson, Zaporijia et du Donbass).
Une victoire russe sur ces bases, avec l’absorption et l’assujettissement d’un pays comme la France modifierait en soi l’équilibre stratégique et militaire en Europe sans parler des effets de l’exode vraisemblable d’une large partie des 40 millions d’habitants de l’Ukraine vers l’Union. L’invasion et l’annexion d’un État souverain serait redevenue la pratique qu’elle avait été en Europe avant 1945.
Bien sûr, même en cas de victoire, la Russie sortirait initialement affaiblie d’une guerre qui lui aurait coûté d’importantes pertes, avec de l’ordre de 100 000 tués, et des milliers de blindés. Mais pendant la Guerre de Crimée (1853-1856), la France de Napoléon III, avec sa petite trentaine de millions d’habitants avait subi des pertes comparables (95 000 décès) : elle s’en était pourtant rapidement remise, livrant une campagne victorieuse en Italie dès 1859, au terme de laquelle la France annexait la Savoie et le comté de Nice. Il en irait de même pour l’immense Russie avec ses revenus pétro-gaziers largement intacts et ses 140 millions d’habitants saura s’en remettre elle aussi.
Aux yeux de Moscou, la guerre dépasse clairement l’objectif ukrainien. Le fracas des armes a pu faire passer au second plan l’énoncé par la voie diplomatique des objectifs du président Poutine pour l’Europe toute entière en décembre 2021, dix semaines avant le début de l’invasion. La diplomatie russe remet alors aux États-Unis et à l’OTAN, mais pas à l’Union ni à ses États membres, deux traités dits de sécurité. Ces textes, présentés comme des ultimatums à prendre ou à laisser, prévoyaient que l’OTAN ne pourrait pas venir au secours des 11 États membres ayant rejoint l’organisation après la chute de l’URSS en 1991 : autrement dit, l’Europe reviendrait trente ans en arrière en termes stratégiques. Aucun nouvel État ne pourrait par ailleurs rejoindre l’Alliance atlantique : par conséquent, la Finlande et la Suède — parmi d’autres — perdraient leur souveraineté en matière de politique de sécurité et de défense. Cette prétention russe fera l’unanimité contre elle avant même le début de la guerre. Les exposés des présidents russes et français, lors de leur dernière rencontre à Moscou le 7 février 2022, commençaient par ce sujet qui occupa la plus grande place de leurs échanges.
Ces objectifs n’ont pas été abandonnés. Une Russie victorieuse en Ukraine, malgré tout le soutien apporté par les Occidentaux, ne manquerait pas de revenir à la charge une fois pansées en deux ou trois ans les plaies de la guerre.
Enfin, et là aussi, le fait précède le début de l’invasion et la Russie et donne une dimension globale à son entreprise. Le 4 février 2022, en marge des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, les présidents Xi et Poutine scellaient dans une déclaration conjointe «l’amitié sans limites» entre leurs deux pays. Si la suite a démontré qu’il y avait quand même des limites à celle-ci, ce partenariat a une grande importance stratégique et diplomatique : la Russie apporte à la Chine une profondeur notable au plan énergétique et agricole, la Chine supplée aux carences de l’économie russe. Les deux pays se soutiennent à l’ONU et coopèrent militairement dans le Pacifique — la zone la plus importante du monde en termes stratégiques et économiques.
Dans chacune de ces dimensions, les intérêts européens sont mis en jeu à des degrés divers. Les Européens doivent, comme les Russes et, d’une certaine manière, les États-Unis de Biden, opérer de façon plus ou moins intégrée dans ces trois dimensions.
Bonnes nouvelles, mauvaises nouvelles, très mauvaises nouvelles
Dès les premières heures et pendant les dix-huit premiers mois de la guerre, règne la surprise. Surprise, sauf à Moscou et Washington, que l’invasion ait eu lieu. Mais aussi surprise, sauf peut-être à Kiev, que l’invasion se soit immédiatement heurtée à une farouche et efficace résistance alors que Moscou s’attendait à la chute du gouvernement ukrainien et de sa capitale dans les quatre premiers jours de «l’opération militaire spéciale». Cette issue rapide aurait eu pour effet de rendre sans objet tout soutien militaire occidental. Surprise, finalement, de chacun, à commencer par les Européens eux-mêmes, devant l’unité de l’Europe, du fait notamment de l’Allemagne qui décrète la Zeitenwende, le changement d’époque : elle se hisse progressivement au rang du premier donateur européen d’armes à l’Ukraine, avec 7 milliards d’euro prévus en 2024. Voilà le fait marquant, alors que la France a perdu en 2022 l’occasion de montrer le chemin à l’Europe face à l’invasion russe : Emmanuel Macron avait mobilisé trop de temps dans sa vaine entreprise de séduction d’un Poutine insensible aux charmes du «en même temps».
De fait, d’importantes sanctions sont immédiatement décidées et mises en œuvre par l’Union. Elles ont notamment pour effet — alors inattendu — de faire quasiment disparaître la dépendance européenne au gaz russe. Un fonds européen de financement de l’aide militaire est mis sur pied pendant que les États européens participent activement au «groupe de Ramstein» réunissant sous l’égide des États-Unis une cinquantaine de pays dans le monde soutenant l’effort de guerre ukranien. En deux ans de guerre, l’aide militaire à l’échelle de l’Europe— Royaume-Uni et Norvège comprises — atteint la parité avec celle des États-Unis, un résultat inattendu. Surprise enfin, notamment à Moscou, que les Américains n’aient pas sacrifié leur engagement en Ukraine sur l’autel de leur priorité stratégique en Indo-Pacifique : au contraire, une défaite de l’Ukraine était considérée par l’administration Biden comme portant atteinte à la crédibilité des États-Unis face à la Chine.
Ainsi, moins d’un an après le début de la guerre, les Ukrainiens avaient recouvré la moitié des territoires conquis par la Russie depuis le 24 février et libéré Kherson, la seule capitale régionale tombée. Dans le courant de 2023, l’Ukraine parvient à limiter l’effet initialement dévastateur des frappes des missiles et des drones russes contre les villes et les infrastructures, notamment électriques, ukrainiennes, et à briser le blocus naval russe en mer Noire. Ce dernier fait est essentiel, compte tenu de la dépendance de l’économie ukrainienne aux exportations agro-alimentaires et à l’importance que ces dernières revêtent pour nombre de pays du Sud importateurs de céréales ukrainiennes.
La puissante aviation russe et la flotte de la mer Noire ont flanché devant une Ukraine dont la marine est anecdotique et l’aviation numériquement faible.
Au plan diplomatique, et nonobstant les gloses sur le «Sud global», plus des deux tiers des pays votaient de façon réitérée contre la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU, cependant qu’un petit quart s’abstenait et que moins de dix la soutenaient. Ces bonnes surprises recouvraient des réalités moins brillantes, qui apparaissent désormais au grand jour. Si l’Ukraine résiste, elle ne vainc pas : plus d’un sixième de son territoire est actuellement occupé, fortifié, annexé et progressivement russifié. 2023 a vu l’échec de sa contre-offensive terrestre visant à couper la continuité territoriale établie entre la Russie et l’Ukraine méridionale occupée par les forces russes. Se défendre avec succès comme le firent les Ukrainiens en 2023 et recouvrer les terres désormais tenues dans la profondeur par l’envahisseur sont deux choses différentes. Si le plan russe d’invasion avait certes échoué dans son objectif militaire primordial — l’envahisseur avait en trois jours occupé le midi ukrainien des portes de Mykolaïv aux abords de Marioupol.
Malgré ses pertes, la Russie a appris à ne plus mépriser la résistance ukrainienne et elle a adapté son dispositif en conséquence : une efficace guerre des mines et des fortifications, un apprentissage réussi du combat de drones, et une certaine supériorité en matière de guerre électronique. La Russie complète par ailleurs ses forces, avec notamment l’apport d’armements en provenance d’Iran et de Corée du Nord. Malgré la mutinerie de la milice Wagner en juin 2023 et les sanctions occidentales, le pouvoir poutinien ne donne pas de signes d’effondrement économique, social ou politique.
La Maison-Blanche, souvent imitée par les Européens, a réagi tardivement et avec hésitation, voire a empêché l’envoi de matériel militaire décisif pour le champ de bataille, en raison d’une crainte excessive des réactions russes. Il a fallu seize mois pour voir apparaître les premiers chars lourds occidentaux. Vingt-trois mois après le début de l’invasion, pas un seul avion de combat de fabrication occidentale n’était parvenu en Ukraine. Ni les États-Unis, sauf de manière très limitée, ni l’Allemagne, qui dispose de près de 600 modèles Taurus, n’ont livré de missiles de croisière capables de frapper le dispositif militaire russe. Seuls le Royaume-Uni et la France se sont affranchis de ces restrictions en livrant à partir de l’été 2023 les missiles de croisière SCALP-Storm Shadow franco-britanniques : ceux-ci ont joué un rôle majeur dans la lutte contre la flotte russe en mer Noire et contre le dispositif russe en Crimée, contribuant à la rupture du blocus. Contrairement aux craintes exprimées à Berlin et à Washington, cela n’a pas conduit à un processus d’escalade non maîtrisée de la guerre. Pour l’Allemagne et les États-Unis, l’Ukraine devrait recouvrer son intégrité territoriale en subissant l’assaut russe mais sans pouvoir répondre dans les profondeurs du dispositif adverse.
Les «trente paresseuses» se paient aujourd’hui en Ukraine au prix fort. Exception faite de la Corée du Sud face à son terrifiant voisin du Nord, aucun État occidental, pas même les États-Unis, n’avait conservé ni la capacité militaro-industrielle ni les stocks d’armes et de munitions permettant de mener sans délai une guerre moderne entre deux États importants. Washington a dû s’approvisionner en obus en Corée du Sud et obtenir du Japon des munitions pour les Patriot nécessaires à la défense anti-missiles de l’Ukraine.
Du côté européen, ce n’est pas plus brillant : l’Union toute entière a pu livrer en vingt-deux mois de guerre de l’ordre de 300 000 obus de 155 mm soit de quoi faire la guerre en Ukraine pendant douze semaines. C’était quatre fois moins que les livraisons américaines, avant que celles-ci ne tombent à zéro en janvier 2024. La France produit désormais 2 000 «coups complets» par mois et prévoit de passer à 3 000 : de quoi permettre à l’Ukraine de tenir pendant une demi-journée de guerre telle qu’elle a été conduite pendant les 20 premiers mois. Or l’Ukraine ne dispose pas, ou pas encore, sur son sol des usines nécessaires pour produire des obus d’artillerie lourde. L’Union affiche désormais un objectif de production de 1,3 à 1,4 millions d’obus par an pour la fin de 2024, chiffre d’ailleurs voisin des plans américains de 1,2 millions en 2025. En attendant, l’Ukraine a besoin de plus de 3,5 millions d’obus par an aujourd’hui, avant que ne se réalisent les promesses encore aléatoires qui lui ont été faites pour 2025. Lorsque les Britanniques et les Français atteindront leurs limites en termes de fourniture de missiles SCALP et avant une possible reprise de leur production, les Ukrainiens resteront seuls face à leurs pertes, tandis que l’Allemagne retient ses missiles Taurus et que les États-Unis ont fourni très parcimonieusement de rares missiles ATACMS.
Ce n’est pas le pire. Dorénavant se profile le désengagement américain. Celui-ci a connu sa première manifestation avec le refus du Congrès de voter les crédits pour l’année 2024 : l’effet immédiat a été le rationnement des obus sur la ligne de front, avec en janvier une consommation quotidienne d’obus qui est passée de 8 000 à 2 000. Désormais ce sont quatre à cinq obus d’artillerie lourde russe qui sont tirés pour chaque obus ukrainien. Les batteries anti-missiles d’origine américaine – Patriot, NASAM – connaissent la pénurie avec des taux d’interception passant de 80 % à 40 % contre les missiles de croisière russes et à près de zéro contre les «Kinjal» hypersoniques et autres «Iskander».
Cette comptabilité un peu abstraite se traduit par des destructions très concrètes. Les moyens européens de défense ne permettent pas aujourd’hui de suppléer à cette carence : une seule batterie anti-missiles franco-italienne «Mamba» a été déployée en Ukraine…
Le Congrès américain, tout à ses déchirements pré-électoraux, n’a toujours pas voté de crédits pour 2024. L’isolationnisme du Congrès au cours de ces derniers mois a certes été dopé par un contexte pré-électoral polarisé comme il ne l’a jamais été depuis les années qui ont précédé la Guerre de Sécession. Mais il est non moins clair que cette polarisation ne disparaitra pas, cependant que l’impatience américaine à l’égard d’une Europe jugée incapable de prendre en mains «sa» guerre est largement partagée. Elle est par ailleurs alimentée par le seul élément majeur faisant aujourd’hui l’objet d’un consensus politique transpartisan aux États-Unis, à savoir la volonté de contrer la puissance chinoise. Au vu des difficultés dorénavant manifestes qu’ont les États-Unis à nourrir leur machine de guerre face aux guerres réelles (Ukraine, Gaza) et potentielles (Taïwan), les Européens sont prévenus : la guerre d’Ukraine sera de plus en plus la leur.
L’Union européenne est jusqu’à présent parvenue à gérer ses propres problèmes financiers. Le paquet de 50 milliards d’euros initialement prévu pour les années 2024-2027 a pu être débloqué malgré le véto initial de la Hongrie anti-ukrainienne. Cette aide est vitale pour préserver l’équilibre des finances publiques ukrainiennes sur lequel repose l’effort de guerre ukrainien.. Elle ne touche guère pour le moment l’aide militaire directe, qui reste pour l’essentiel l’affaire des Etats.
Dans le cas des États-Unis et de l’Europe, la confiscation des actifs de la banque centrale russe russes gelés dans les pays occidentaux permettrait de résoudre le problème financier : les sommes concernées seraient de l’ordre de 300 milliards de dollars. En pratique, cela suppose cependant l’accord des pays du G7 soit le Japon, les États-Unis, le Canada, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie ainsi que l’Union en tant que telle. L’avantage mais peut-être aussi le défaut de cette approche est d’éviter le passage par l’accord du Congrès américain : ce serait une solution technocratique à un problème politique. Le précédent serait majeur et pourrait fragiliser le système financier international. Même au plus fort des tensions avec l’Irak et l’Iran, les fonds gelés par les sanctions étrangères n’avaient pas été confisqués.
Enfin, pèse l’hypothèse de la réélection d’un Donald Trump, qui se présente pour gagner et se prépare à son intronisation, alors qu’en 2016, il ne pensait pas l’emporter et ne s’était pas organisé en conséquence. Il reviendrait aux affaires avec la volonté et les moyens d’appliquer son agenda anti-européen, anti-Otanien et philo-poutinien. Si l’on s’en tient à ses propos récents sur un règlement sur l’Ukraine «dans les 24 heures» ou sur l’Europe qui ne devrait pas trop compter sur les États-Unis ou encore son «invitation» à la Russie qui pourrait attaquer les pays qui auraient des arriérés de paiement envers Washington, la tempête «Donald» serait à la fois rapide, brutale et radicale. Les États-Unis deviendraient au mieux un partenaire dormant de l’OTAN, à la manière de la Turquie d’Erdogan, au pire un partenaire stratégique de la Russie qu’il tenterait d’arracher à son alliance avec la Chine, au prix de concessions faites sur le dos d’une Europe méprisée.
Il n’y rien de fantasmagorique dans cette perspective : en 2019, au fort de Brégançon et en présence de Vladimir Poutine, Emmanuel Macron avait plaidé le rapprochement de l’Europe avec la Russie pour la délivrer de l’étreinte chinoise. En 2020, il avait repris et détaillé ce grand dessein à la conférence de sécurité de Munich, la France ayant mis sur pied avec la Russie un dialogue stratégique, au demeurant parfaitement stérile. Si les Français ont pu rêver d’un tel renversement d’alliance, pourquoi un Trump réélu ne s’y livrerait-il pas, sachant qu’il aurait encore plus de motifs et bien plus de moyens. Pourquoi pas «Trump à Moscou» comme jadis il y eut «Nixon à Pékin» ?
On notera au passage qu’un scénario dans lequel les États-Unis sombreraient dans le désordre politique et constitutionnel aurait des effets non moins délétères : tel pourrait être le cas si l’issue de l’élection n’était pas acceptée par une large partie de l’électorat et des institutions, y compris une Cour suprême de plus en plus contestée.
En finir avec les «armées-bonsaï»
Dans ces conditions, les Européens doivent partir de quelques principes fondamentaux en prenant des mesures concrètes pour 2024 et au-delà. D’abord, le pire est suffisamment probable pour qu’il surdétermine nos initiatives. Cela inclut la victoire de Trump avec les effets évoqués plus haut d’une part, le refus de Poutine d’entrer dans une négociation compatible avec les intérêts vitaux de l’Ukraine ensuite, le maintien par Pékin d’un étroit partenariat sino-russe face à ses voisins asiatiques et à l’Occident collectif enfin. On pourrait y ajouter la montée en puissance annoncée des partis populistes aux élections européennes de juin 2024 : mais cela ne vaut pas changement de pouvoir au sein des États membres de l’Union ; or les États restent directement et subsidiairement via le Conseil européen les principaux producteurs de politique de sécurité et de défense.
Si une ou plusieurs de ces hypothèses s’avéraient fausses, les initiatives suggérées ici au nom du pire conserveraient leur validité : qui peut le plus, peut le moins.
Autre principe, déjà endossé par les Européens, mais qui est parfois oublié : c’est l’Ukraine qui est la meilleure juge de ses intérêts et de la stratégie bâtie pour les défendre. Notre politique d’aide doit donc être déterminée en conséquence. Telle qu’énoncée par le président Zelensky, cette stratégie passe par l’isolement militaire de la Crimée, considéré comme le centre de gravité de la guerre. De fait, faire peser une telle menace sur le contrôle de la Crimée est probablement le meilleur levier disponible pour amener la Russie à la table des négociations dans des conditions compatibles avec les intérêts vitaux de l’Ukraine. La livraison des missiles de croisière français et britanniques est en cohérence avec les choix de Kiev. Inversement, la non-livraison des Taurus allemands ou des équivalents américains ne l’est pas.
Ce principe suppose cependant qu’il demeure une cohérence forte entre les buts de guerre de l’Ukraine et de ses partenaires européens. Intégrité territoriale, souveraineté politique, garanties de sécurité et de défense, appartenance éventuelle à l’Union sont à l’heure actuelle des objectifs partagés, comme en témoigne entre autres le fait qu’aucun État européen n’ait reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie, pour citer un exemple parfois présenté comme source de désaccord. Cela ne signifie pas, et l’Ukraine en convient, aujourd’hui comme en 2014, qu’un arrêt des hostilités est subordonné à la réussite préalable et simultanée de ces objectifs. Tout comme en Allemagne pendant la guerre froide et à Chypre par la suite, des situations de division non-acceptées et d’occupation illégale restent en suspens — du moins dès lors que le volet politique et sécuritaire soit garanti : la RFA est entrée dans l’OTAN 45 ans avant la réunification et Chypre est entrée dans l’Union en 2004.
Dans tous les cas, les alliés européens auront garde de ne pas oublier que toute issue du conflit qui serait perçue et présentée par Moscou comme signifiant la défaite de l’Ukraine aurait des suites stratégiques fondamentales pour l’Union européenne et les membres européens de l’OTAN. Cette hypothèse, jointe au désengagement d’une Amérique en voie de désengagement, rend dès maintenant d’actualité la question de l’extension de la garantie nucléaire française à l’égard de ses alliés européens. Ces derniers ont désormais toutes les raisons d’entrer dans le dialogue nucléaire proposé par la France, notamment par le président Macron en 2020, et tout récemment encore à Stockholm.
Il faut considérer un autre principe, empirique celui-là : la guerre d’invasion entre bientôt dans sa troisième année. Toutes les mesures actuelles ou envisagées doivent s’insérer dans la logique d’une guerre longue. Ceci vaut spécialement pour tout ce qui concerne l’organisation de notre industrie de défense. En corollaire de ce principe, toute mesure immédiate doit être prise en tenant compte des perspectives de moyen terme. Par exemple, pour aider l’Ukraine à améliorer sa situation militaire, nos pays pourront puiser plus à fond dans nos stocks nationaux d’armes et de munitions dès lors que nous aurons décidé au plus tôt d’augmenter nos cadences de production. Ce raisonnement peut également être inversé : plus forte et précoce sera la réussite militaire de l’Ukraine, et moins nous aurons à puiser dans nos stocks dans la durée. La fenêtre d’opportunité se refermera cependant dès que les forces russes cesseraient d’être «clouées» en Ukraine.
Cette dernière proposition ne peut pas être démontrée mais, comme leurs prédécesseurs soviétiques, les responsables russes sont très attentifs à l’analyse des rapports de force. L’effort immédiat, c’est naturellement celui découlant du maintien des flux financiers et militaires européens et nationaux. Cela est d’autant mieux compris que contrairement à une idée reçue, la «fatigue de la guerre» ne se manifeste guère dans les opinions européennes : à la fin 2023, la poursuite de la politique d’aide à l’Ukraine continue d’être soutenue par plus de 50 % des personnes interrogées dans 18 des 26 États-membres de l’Union. Dans les huit autres – Italie, Autriche, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Grèce – où la barre des 50 % n’est pas atteinte, il existe des majorités relatives et souvent des gouvernements (Italie, Roumanie, Bulgarie, Tchéquie notamment) ayant clairement pris le parti de l’Ukraine et la soutenant militairement.
La défaillance actuelle et éventuellement future des États-Unis nous impose aussi d’améliorer notre effort au plan qualitatif.
Il n’est pas non plus interdit de faire jouer l’influence politique de chacun : les partenaires les plus motivés de l’Allemagne pèsent-ils autant qu’ils le pourraient en faveur de la livraison des missiles de croisière Taurus ? La France ne pourrait-elle pas convaincre la Grèce d’accepter de différer au profit de l’Ukraine la livraison des missiles SCALP qu’Athènes nous a commandés : après tout, c’est ainsi que des canons Caesar commandés par le Danemark ont pu être transférés à l’Ukraine.
À moyen terme, l’Europe – Union et Européens de l’OTAN confondus — doivent prendre les décisions permettant de faire face à un monde trumpien. En termes budgétaires, c’est le relèvement de l’objectif fixé pour 2025 des 2 % du PIB pour la défense, décision prise par les pays membres de l’OTAN après l’annexion de la Crimée en 2014. Ce sont 3 % qui devraient être atteints, d’ici à 2030, une durée de six ans correspondant à l’équivalent d’une loi de programmation militaire, en cohérence avec les temps de gestation industriels et organisationnels. L’effort budgétaire annuel à l’échelle de l’Union serait de l’ordre de 150 milliards d’euros. Si l’industrie est au rendez-vous, ce serait suffisant pour remplacer un arrêt de l’aide américaine à l’Ukraine et pour entamer l’éventuelle acquisition par les alliés européens de capacités militaires dites «clés de voûte» que les Américains pourraient retirer en tout ou en partie d’Europe : capacités de renseignement stratégique, notamment spatiales ; moyens de défense antiaérienne et anti-missiles et de destruction des moyens anti-aériens russes ; structures de commandement et de contrôle, etc.
La somme peut sembler considérable mais on notera aussi que la Pologne et l’Estonie ont d’ores et déjà porté leur budget militaire à 3 % de leur PIB, tout comme la Grèce, qui fait face à la Turquie. C’est aussi le niveau d’effort de nos partenaires pendant la guerre froide sans parler de la France qui dépensait 5 à 6% de son PIB pour son «opération militaire spéciale» qu’était la Guerre d’Algérie. 3 %, c’est probablement le prix à payer pour que l’autonomie stratégique chère à la France sorte du domaine totémique des mots pour devenir une réalité.
Certains ont suggéré que l’Union pourrait créer un fonds européen de défense, Thierry Breton citant le chiffre de 100 milliards au total sur une durée à préciser. À Davos, Emmanuel Macron a proposé de passer par une émission par l’Union d’obligations consacrées à la défense. Pourquoi pas : mais un nouveau grand emprunt européen ou un relèvement correspondant du budget de l’Union, fixé par voie de traité, risque d’être politiquement plus difficile à vendre que la fixation d’objectifs que chaque nation atteint à sa façon — comme on le faisait au demeurant pendant la guerre froide. Par ailleurs, le cadre financier de l’Union ne permettrait pas d’associer le Royaume-Uni qui, parmi les Européens, possède, avec la France, l’armée la mieux aguerrie et au spectre de compétence le plus large parmi les alliés européens. Cet argent, qu’il soit européen ou national, ne sera utilement levé et dépensé que s’il se produit une profonde et difficile rupture dans la manière dont est organisée l’acquisition des armes et munitions de nos armées. Aujourd’hui, chacun de nos pays produit des matériels à une échelle échantillonaire : la France dispose de 220 chars Leclerc et en a jadis exporté un peu plus de 400, mais elle ne possède pas de chaîne de production de chars. En deux ans, l’Ukraine à elle seule a détruit ou capturé plus de 3 000 tanks russes dont plus de 500 ont été recyclés dans ses propres armées. La situation en matière d’obus a déjà été évoquée. Pour passer à la série, il ne suffit pas de presser les industriels d’y aller en brandissant des «bleus» budgétaires riches de promesses. Pour le dire autrement, en matière d’armement, on ne passe pas de l’artisanat à la grande série en disant «faites exactement comme hier mais en produisant davantage».
La transformation suppose plusieurs initiatives non-financières en Europe, à l’échelle nationale comme de l’Union pour les domaines relevant de la compétence de chaque niveau de décision.
D’abord, il faudra prévoir des procédures ad hoc, accélérées des procédures d’attribution des marchés. Le modèle ici est le Defense Production Act américain élaboré pendant la Guerre de Corée. C’est ce DPA que Trump a mis en œuvre pendant la pandémie de Covid en offrant 22 milliards de dollars aux laboratoires et aux industriels pour qu’ils élaborent le vaccin dans les délais donnés. Cela a produit, en temps et en heure, le vaccin Pfizer-BioNTech : les vies sauvées valaient bien plus que les 22 milliards qui avaient été dépensés. Il y a là un chantier que les Européens au niveau communautaire, comme dans chaque État membre, ont toutes les raisons d’ouvrir notamment dans un pays comme la France dans lequel la chaîne de décision budgétaire est devenue extraordinairement lourde.
Il conviendrait de reconsidérer les responsabilités de Bruxelles, notamment la possibilité d’acheter des armements pour l’Union dans son ensemble, et celles des capitales nationales, qui restent principalement souveraines en la matière. Ces acquisitions peuvent se faire soit de façon individuelle, comme pour le Rafale français, soit via des coopérations multi-nationales, à l’instar de l’Eurofighter italo-germano-hispano-britannique ou potentiellement le futur système de combat aérien franco-hispano-allemand (SCAF). Bien que ces initiatives soient nécessaires, elles s’étendent souvent sur de longues périodes, ce qui limite leur pertinence rapide face au séisme stratégique qui menace les États-Unis.
Mieux vaut se concentrer sur le renforcement de la production d’armes et de munitions pouvant servir sur le champ de bataille avant la fin de la décennie, y compris en déployant certains moyens industriels en Ukraine même comme entendent le faire l’Allemagne et la France.
Ensuite, et de façon urgente, il sera nécessaire d’adapter aux besoins de la défense nationale les réglementations européennes et nationales, voire régionales, au niveau notamment des Länder allemands, qui pèsent sur les industries les plus sensibles au plan écologique : par exemple, la directive REACH pour l’industrie chimique ou la réglementation Seveso pour toutes les activités à haut risque. Cela sera difficile et délicat, car chacun de ces textes a sa légitimité propre. Mais entre réglementer une activité et la rendre impraticable dans une durée compatible avec l’urgence de défense nationale face à un envahisseur, il y a une marge. Cela vaut au plan industriel, telle la production de munitions, mais aussi en termes opérationnels. Lorsque la France a voulu déplacer des blindés «Leclerc» sur des porte-chars vers la Roumanie au début de la crise ukrainienne, cela s’est avéré impossible tant les règlements nationaux ou locaux interdisaient tout mouvement, notamment dans la partie de l’Allemagne dominée par les écologistes ; finalement, le voyage s’était fait en train, avec une sage lenteur. On s’en était remis, la Russie ne s’en étant pas pris à la Roumanie dans l’intervalle.
Enfin, il y a la version militaire de ce que les adeptes des arcanes bruxelloises appellent la «taxonomie», une question qui a notamment opposé l’Allemagne à la France dans le domaine énergétique : Berlin voulait que les énergies renouvelables mais aussi le gaz d’origine, pourtant très carboné, bénéficient d’un meilleurs accès que le nucléaire, énergie zéro-carbone, aux financements étatiques comme des marchés financiers. En matière de défense, cela passe par la relégation en fin de classement, avec l’alcool et le tabac, notamment en termes de responsabilité sociale des entreprises (RSE) : une mauvaise note en RSE complique l’accès aux marchés financiers. L’exemple de l’Estonie souligne la gravité de cette décision : elle avait entrepris de construire une ligne de production d’artillerie, espérant bénéficier d’une ligne de crédit d’une banque suédoise, mais celle-ci refusa, pour cause de RSE. De plus, les décisions sont souvent de nature privée et non publique : la RSE est aussi imposée par les marchés. C’est un obstacle substantiel à la relance des industries de défense européennes. Ce sont autant de grains de sable hérités du monde d’hier et qui risquent de gripper les efforts qu’appelle un avenir déjà bien présent.
Sans changements profonds et rapides dans ces domaines, l’Europe continuera longtemps encore à fabriquer des armées bonsaï dans un continent où la Russie poussera ses pions avec constance tandis que les États-Unis contempleront cette déroute depuis leur lointain déploiement dans la région Indo-Pacifique.
Il faut pourtant garder à l’esprit que l’Europe demeure importante pour les États-Unis dans son bras de fer avec la Chine. D’une part, l’Union est un débouché indispensable au commerce et aux technologies chinoises. Son marché unique lui permet d’imposer ses normes y compris dans les nouvelles technologies. Les Américains comme les Européens ont commencé à le comprendre avec la création en 2021 d’une instance euro-américaine concernant les investissements et le commerce technologique avec la Chine. D’autre part, en termes militaires, l’Europe demeure une plateforme indispensable pour l’accès américain vers l’océan Indien : au risque de surprendre, le continent, et les moyen militaires qui y sont installés sont plus proches des bases américaines dans l’océan indien que ne l’est la côte Ouest américaine de Taïwan et de la mer de Chine du Sud. Autrement dit, l’Europe dispose de quelques leviers lui permettant d’influer sur les choix américains. Reste à convaincre Donald Trump s’il venait à être réélu. Cela n’avait pas été le cas pendant sa première mandature.
Là aussi, il est temps de préparer le terrain : le mardi 5 novembre, il sera déjà trop tard.
L’Européanisation de l’OTAN ?
Reste à poser le cadre politique et institutionnel à l’intérieur duquel l’Europe pourra soutenir l’Ukraine et se substituer à une Amérique moins présente.
Dans le passé, ce débat était théologique, donc insoluble, et théorique donc largement décorrelé du réel. Les uns, surtout Français, priaient pour une défense européenne qui ne se réalisait pas. Les autres, de loin les plus nombreux, s’en remettaient aux Américains via l’OTAN pour de bonnes raisons — telle leur crédibilité face à la Russie — comme pour de mauvaises — par exemple, la tendance de nombreux pays à vouloir payer le moins possible pour leur défense en comptant sur le bon vouloir du contribuable américain.
La guerre d’Ukraine a rebattu les cartes. La menace russe est devenue réelle et un repli américain vraisemblable tandis que l’Union joue un rôle essentiel tant en matière d’aide militaire à l’Ukraine que de relance de l’industrie de défense. L’OTAN est paradoxalement en second rideau, l’aide militaire occidentale étant bilatérale, ou soutenue par l’Union s’agissant des Européens. La coordination se fait aussi au sein du groupe de Ramstein qui regroupe 54 pays qui débordent largement le cadre otanien.
La tendance lourde est désormais double : d’une part, le rôle croissant de l’Union dans les questions de défense d’une part et, d’autre part, l’européanisation de l’OTAN. Avec ou sans les Américains, l’OTAN remplit des fonctions, possède une culture d’organisation et a une composition que les institutions européennes ne possèdent pas : les structures de commandement, la standardisation des équipements, et l’interopérabilité des forces à tous les niveaux sont des biens communs qui n’ont pas besoin d’être réinventées. Par ailleurs, en Europe, l’OTAN inclut le Royaume-Uni et la Norvège. La même remarque vaut mutatis mutandis pour l’Union, qui dispose seule de pouvoirs industriels et règlementaires sans lesquels l’Europe ne saurait se défendre. En bref, l’OTAN sait faire la guerre, avec ou sans les États-Unis et l’Europe apprend à organiser la défense dans la durée.
Autrement dit, le temps du réel est venu. Les Français comme leurs partenaires doivent cesser de prier pour une défense européenne qui reste purement virtuelle.
Mais alors comment appeler cette synthèse qui s’esquisse entre l’Union et l’OTAN ? Certains analystes anglophones parlent déjà de «Euro-NATO». C’est un début, mais qui traite l’Union par prétérition, ce qui n’est probablement pas une bonne idée. En matière de défense et de stratégie, comme ailleurs, mal nommer les choses contribue au malheur du monde. Donc s’il faut se hâter de réaliser cette convergence, ne nous pressons pas trop pour la nommer. C’est de l’épreuve des faits qu’émergera son nom.
citer l'article
François Heisbourg, Réarmer l’Europe pour gagner la longue guerre d’Ukraine, Groupe d'études géopolitiques, Fév 2024,