Sanctuariser l’investissement: matrice pour une nouvelle social-démocratie européenne
Thomas Dermine
Secrétaire d'État fédéral belge pour la Relance et les Investissements stratégiques, chargé de la Politique scientifique08/04/2024
Sanctuariser l’investissement: matrice pour une nouvelle social-démocratie européenne
Thomas Dermine
Secrétaire d'État fédéral belge pour la Relance et les Investissements stratégiques, chargé de la Politique scientifique08/04/2024
Sanctuariser l’investissement: matrice pour une nouvelle social-démocratie européenne
Dans l’interrègne post-pandémique, un besoin d’investissements sans précédent
Alors que la Belgique a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union, notre environnement socio-économique est affecté par la guerre en Ukraine et ses multiples conséquences, sans parler des relations de plus en plus tendues avec la Chine et d’une élection américaine décisive plus tard dans l’année qui verra le retour probable d’une politique d’America First en matière d’industrie, de commerce et de défense. Dans un contexte aussi difficile, il est essentiel d’agir avec fermeté et clarté pour sauvegarder le modèle européen unique de solidarité et de prospérité combinées, tout réalisant les investissements d’infrastructure requis par les «transitions jumelles» — numérique et écologique.
Diverses estimations convergent sur la nécessité d’un effort d’investissement annuel supplémentaire d’environ 2 % du PIB européen d’ici à 2030 (356 milliards d’euros au total) pour maintenir la trajectoire vers la neutralité climatique. En ajoutant les montants pour la transition numérique et le renforcement de nos systèmes de défense, on atteint facilement 500 milliards d’euros supplémentaires par an — un chiffre que Mario Draghi a également mentionné dans sa présentation aux gouvernements fin février 2024. Si ce montant peut sembler démesuré, il ne l’est de fait pas face à l’ampleur des défis qui nous attendent ou aux efforts actuellement déployés par d’autres puissances mondiales — la Chine et les États-Unis pour ne citer que ces deux-là.
En tant que secrétaire d’État en charge des investissements stratégiques au sein du gouvernement fédéral belge, je développerai dans cet article mon point de vue sur la Facilité pour la reprise et la résilience (ci-après «la Facilité» ou «la FRR»), un instrument financier innovant lancé comme stimulus en réponse à la pandémie de Covid-19 en 2020. Je soulignerai d’abord les nombreuses vertus d’un investissement public solide, puis je ferai le point sur ce qui a été accompli jusqu’à présent, sur la base de «l’examen à mi-parcours» de la FRR publié par la Commission européenne en février. Enfin, j’articulerai une proposition sur la manière dont l’Union devrait s’y prendre pour soutenir les investissements dans les infrastructures clefs au-delà du terme de la FRR en 2026.
Pour la défense d’un État stratège
Comme la science l’a établi sans l’ombre d’un doute à travers les différents rapports substantiels du GIEC, il n’y a jamais eu de défi aussi important que celui du changement climatique.
Nous devons agir rapidement et de manière décisive pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, ce qui nécessite des investissements massifs dès maintenant. Comme l’a récemment souligné le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, lors de l’ouverture de la COP27, «nous sommes sur une autoroute qui mène à l’enfer climatique». De la même manière que la machine à vapeur était alimentée par le charbon au XIXe siècle, et que le pétrole et le gaz ont remplacé le charbon au siècle prochain, nous dépendrons de plus en plus d’un afflux massif d’électricité provenant de sources renouvelables et de molécules de gaz vert pour réinventer nos systèmes énergétiques. Cela nécessite une ingénierie et une innovation de pointe, qui seront à leur tour encouragées par des mécanismes économiques axés sur les politiques, tels que la tarification et la taxation du carbone, y compris un mécanisme d’ajustement frontalier du carbone qui réconcilierait les opinions publiques avec une mondialisation correctement réglementée. L’amélioration des technologies et la modification des comportements individuels sont deux ingrédients essentiels de la transition. Le troisième, non moins important mais souvent sous-estimé dans les médias grand public et le débat politique, est l’investissement massif dans les infrastructures.
Historiquement, la transition énergétique précédente — du charbon au pétrole et au gaz — a nécessité de vastes adaptations des réseaux énergétiques, des transports urbains et à longue distance, des voies navigables aux pipelines, des routes, des usines, des capacités industrielles, etc. Cela s’est traduit par une forte proportion d’investissements par rapport au PIB — jusqu’à 5-6 % des années 1950 aux années 1970 — qui s’est brutalement arrêtée avec le tournant néolibéral des années 1980. En Belgique, elle n’a jamais dépassé 3 % du PIB depuis lors. On ne peut qu’espérer que ce chiffre passera à 3,5 % cette année et que la tendance se poursuivra jusqu’à 4 % en 2030. C’est là un paradoxe de notre époque : alors qu’une grande majorité de nos concitoyens est bien consciente de la catastrophe climatique qui nous attend, il n’y a pas d’impulsion proportionnelle du côté des investissements dans les infrastructures liées au climat. Des transports durables aux énergies renouvelables — y compris le nucléaire, jusqu’à ce que d’autres énergies renouvelables soient déployées à grande échelle et que l’intermittence soit traitée —, en passant par les investissements dans l’efficacité énergétique dans tous les secteurs — industrie, logement, bâtiments publics —, le réseau de captage du carbone et l’approvisionnement en matières premières essentielles, la liste des besoins d’investissement est longue.
Comme le dit Dieter Helm, professeur à Oxford, une nouvelle vision des frontières économiques de l’État doit émerger, qui ne soit pas obsédée par le PIB, une approche basée sur les actifs de notre richesse commune, avec au cœur les biens publics que sont le climat, la biodiversité, les infrastructures sociales et physiques, de la même manière que Keynes a créé le concept «d’économie de guerre», où les signaux économiques habituels ne sont plus suffisants pour conduire un changement systémique. Nous assistons aujourd’hui à un retour de l’État dans les affaires économiques — un État stratège.
Pour un investissement public avisé : une démonstration économique
Les investissements publics contribuent de diverses manières à l’activité économique et à la création d’emplois. Comme ils font partie du PIB, qui mesure la valeur de tous les biens et services finaux produits au cours d’un trimestre ou d’une année, une augmentation des investissements publics entraîne directement une augmentation du PIB. Au-delà de cette dimension comptable, le rôle fondamental de l’investissement public dans la promotion de la croissance économique a été largement étudié dans la littérature économique. Il est désormais généralement admis que l’investissement a un effet multiplicateur positif sur l’économie et qu’il agit comme un moteur de la croissance à long terme en modernisant les infrastructures, en catalysant les investissements du secteur privé, en améliorant la productivité et en stimulant l’innovation. Une augmentation de l’investissement public peut ainsi affecter la croissance économique de deux manières. Premièrement, une augmentation de l’investissement public a des effets positifs sur la demande globale. Deuxièmement, un investissement public efficace peut contribuer à la capacité de production de l’économie en augmentant le stock de capital public. Les méta-analyses de la relation entre les investissements dans les infrastructures et la croissance économique ont montré que dans les bonnes conditions — gestion institutionnelle solide, infrastructures bien planifiées, projets liés au climat apportant la plus grande valeur ajoutée —, «l’effet multiplicateur» peut atteindre 1,4 — ce qui signifie qu’une augmentation de 1 % entraînera une croissance du PIB de 1,4 % —, soit nettement plus que les dépenses publiques non liées à l’investissement, qui ont un effet multiplicateur de 0,9.
L’impact des investissements publics sur le PIB est également indirect et dépasse généralement le choc initial grâce à un effet multiplicateur. La recherche économique montre que l’effet à long terme de l’investissement, capturé par le facteur d’élasticité, est également positif, en fonction du type d’investissement en infrastructure considéré. Les investissements publics tendent donc à stimuler les investissements privés en stimulant la demande générale et en insufflant un regain de confiance, contribuant ainsi à l’enclenchement d’un cercle vertueux de croissance de la demande et de l’offre au sein de l’économie. Cette stimulation des investissements privés est particulièrement souhaitable dans un contexte marqué par une aversion accrue au risque et une augmentation des taux d’épargne, une combinaison qui affecte les taux d’intérêt et comprime donc les coûts de financement. L’effet à court terme des investissements publics sur l’activité économique est d’autant plus important que l’activité économique est déprimée, ou que l’économie est en récession et que la politique monétaire a atteint ses limites en termes d’assouplissement des conditions de financement.
Dans l’Union, l’investissement public en pourcentage du PIB est resté stable depuis le début de la crise du Covid-19 et a augmenté chaque année depuis 2020 grâce à la décision de l’Union de suspendre les règles budgétaires pendant la pandémie, combinée à l’injection de fonds de la FRR, ce qui a créé un environnement favorable à l’investissement public. Mais le déficit de l’Union en termes d’investissements publics par rapport à la Chine — qui investit chaque année entre 6 et 9 % de son PIB — et aux États-Unis — récemment stimulés par l’IRA — est préoccupant. À moyen terme, il menace la position concurrentielle de l’Union européenne et réduit notre capacité à être à la pointe de la technologie dans la course contre le changement climatique.
La Facilité pour la reprise et la résilience : le moment hamiltonien de l’Union en 2020
En 2020, une initiative historique de l’Union sous impulsion franco-allemande, baptisée Next Generation EU (ou NextGenEU) avait été lancée pour restaurer la confiance et contrer les effets de la pandémie de Covid-19.
Sa principale composante, qui est entrée en vigueur en février 2021, est la FRR.
Celui-ci a apporté essentiellement deux nouveautés fondamentales. Tout d’abord, pour la toute première fois, dans «moment hamiltonien» comme on l’a appelé à l’époque, l’Union a levé sous sa propre signature un montant massif — 800 milliards d’euros — en obligations «AAA» sur les marchés des capitaux. Deuxièmement, l’Union a assorti ces transferts substantiels de deux types de conditions : la mise en œuvre obligatoire de réformes structurelles — en tant que conditions préalables aux décaissements — et des critères d’éligibilité stricts pour l’utilisation des fonds, qui devaient être principalement déployés dans des investissements d’infrastructure en rapport avec le climat et la numérisation. L’objectif ultime de la FRR était, selon la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, «d’investir dans un redressement collectif et un avenir commun». Une autre condition était que tous les fonds soient investis avant la fin de 2026 — afin de maximiser l’impact à court terme sur les économies des États membres.
Pour compléter la FRR, la BCE a intensifié son programme d’achat d’obligations souveraines de la zone euro et les «règles de Maastricht» concernant les finances publiques ont été assouplies pendant la pandémie de Covid-19, jusqu’au 1er janvier 2024, pour permettre aux États membres d’apporter un soutien d’urgence à leurs économies et à leurs services publics. Au nom du gouvernement fédéral et des gouvernements régionaux belges, j’ai soumis notre plan national de relance et de résilience à la Commission européenne en avril 2021.
Ces plans, pris collectivement, fournissent pour la première fois une cartographie complète des investissements stratégiques dans les infrastructures à travers l’Union. Ils constituent également pour les acteurs économiques — entreprises de construction, sociétés technologiques, conseillers, etc. — une «feuille de route» inestimable sur la direction à prendre au niveau de l’Union lorsqu’il s’agit d’investir dans les énergies renouvelables et l’hydrogène, la numérisation et la fibre optique, le transport durable, etc. En Belgique, par exemple, nous avons reçu environ 5 milliards d’euros dans le cadre de la FRR — puis un complément dans le cadre de RePowerEU — dont 51 % ont été alloués à des projets verts et 27 % à des investissements numériques. Cet apport a considérablement contribué à transformer la mer du Nord en un pôle majeur de production d’électricité, à faire de notre pays le futur pôle continental de l’hydrogène vert ou encore à étendre l’infrastructure de fibre optique et les capacités 5G dans les parcs industriels, pour ne citer que quelques exemples.
Comme la Facilité de reprise et de résilience a évité une crise majeure
Alors que nous arrivons à mi-parcours du déploiement de la FRR, il est clair qu’une crise économique et sociale majeure a bien été évitée. En cela, l’Union n’a pas répété l’erreur de 2008. À l’époque, une contraction budgétaire soudaine avait déclenché une récession prolongée sur le continent pendant que l’administration Obama optait pour la relance par le biais du Recovery and Reinvestment Act qui permettait aux États-Unis de rebondir dès 2009.
L’Union a presque retrouvé ses niveaux de croissance d’avant la pandémie: en 2022, elle a même connu une croissance plus rapide que les États-Unis et la Chine. Le rapport indépendant d’évaluation à mi-parcours de la FRR a été publié le 21 février 2024. Il énumère les réalisations et les problèmes initiaux de l’instrument et, plus important encore, il ouvre la voie à l’avenir. Car la question posée aux États membres de l’Union est bien la suivante : que faire après que les fonds auront été investis d’ici la fin de 2026 ?
Tout d’abord, l’évaluation de la Facilité a produit un certain nombre de résultats pertinents, y compris — comme on pouvait s’y attendre — une série de premiers problèmes. Il faut les reconnaître lucidement. Les retards dans l’introduction ou le traitement des demandes de paiement pour des raisons administratives telles que (i) les difficultés à remplir certaines conditions — l’adéquation de la réforme des retraites en Belgique est d’ailleurs toujours contestée par la Commission européenne —, (ii) la complexité de l’ajustement des plans de recouvrement pour les calculs des subventions finales de la FRR — la Belgique a ainsi perdu des centaines de millions par rapport à l’estimation initiale, en raison d’une croissance plus élevée que prévu, ce qui a nécessité des renégociations complexes au niveau national et a conduit à la réduction ou à l’annulation de plusieurs projets — ou encore (iii) la réduction ou l’annulation des investissements prévus en raison de l’inflation ou de problèmes spécifiques au projet — à cet égard, la simplification de l’octroi des permis et d’autres obstacles juridiques pourra aider, les choses sont en train de se mettre en place lentement dans ce sens.
Mais autour de ce rapport d’évaluation, un discours critique est en train de se sédimenter parmi les États membres les plus frugaux ou les plus conservateurs, qui s’appuie sur des critiques plus substantielles. Elles pourraient se résumer en deux points principaux: (i) la FRR aurait déçu en termes d’effet macroéconomique mesuré en termes de croissance du PIB ; et (ii) les investissements financés dans le cadre de la FRR auraient eu une faible additionnalité — c’est-à-dire qu’ils auraient eu lieu de toute façon — et seraient, pour une part importante, entachés de retards, de modifications ou d’annulations. Abordons-les successivement.
«L’effet FRR»: pour la première fois, un investissement public sauvegardé
En ce qui concerne la faiblesse de l’impact macroéconomique, il est vrai que la Commission avait initialement estimé que la FRR augmenterait le PIB de l’Union de 1,9 % en 2022. L’augmentation réelle a plutôt été de 0,4 %. Mais comme nous l’expliquions ci-dessus, l’effet positif à long terme des investissements dans les infrastructures sur la croissance et la compétitivité est confirmé par la littérature économique. Bien entendu, les investissements doivent également être économiquement et techniquement pertinents, bien planifiés et mis en œuvre. Sur ce point, il convient de noter que l’un des principaux mérites de la Facilité réside dans l’examen ex ante de la qualité et de la pertinence des différents programmes soumis par les États membres — contrairement à la conditionnalité moins stricte pour les fonds structurels remis par la Commission aux régions les moins développées de l’Union.
C’est aussi une critique injuste de la FRR que de se concentrer uniquement sur l’impact à court terme sur le PIB, alors qu’elle a contribué de manière significative à la stabilisation du niveau d’investissement public après la crise, contrairement aux crises précédentes, comme l’ont montré les recherches de la Banque européenne d’investissement.
Comme en témoignent clairement les données ci-dessus, les investissements du secteur public en Europe ont en effet étonnamment bien résisté malgré les différents chocs économiques. Dans le passé, après des crises majeures comme la crise financière, les gouvernements de l’Union avaient eu tendance à réduire fortement les investissements, ce qui était perçu comme l’option la plus facile lorsqu’il s’agissait de réduire rapidement les dépenses publiques. Or en l’occurrence, les investissements publics ont été largement épargnés — et la FRR y est sans aucun doute pour beaucoup.
Le rétablissement des règles budgétaires de l’Union cette année entraînera probablement un assainissement budgétaire, qui tendra à affecter l’investissement public de manière disproportionnée. En effet, les données historiques de 16 pays de l’OCDE montrent que le repli budgétaire a un effet négatif disproportionné et durable sur l’investissement public. Je suis donc pour ma part convaincu que l’investissement public devrait être «sanctuarisé» et protégé des chocs temporaires, malgré le retour des règles budgétaires de l’Union. Pour éviter une nouvelle période prolongée de faible investissement public, l’Union a besoin d’un cadre protecteur pour ses dépenses.
Bien sûr, en dehors de ces règles budgétaires, des défis structurels subsistent, tels que la gouvernance et la capacité d’absorption ou la pénurie de travailleurs qualifiés, principalement dans le secteur de la construction. Pourtant, le maintien du niveau élevé actuel des investissements publics sera crucial pour atteindre nos objectifs en matière de transition climatique et numérique. En outre, l’investissement public est connu pour avoir un effet catalyseur sur l’investissement privé, ce qui signifie qu’un ralentissement à ce niveau pourrait déprimer l’investissement privé en général.
Stimuler les investissements dans les infrastructures stratégiques de l’Union
Les détracteurs de la FRR ont également fait valoir que les projets manqueraient souvent d’additionnalité — la conséquence positive nette mesurable d’un investissement — et que leur mise en œuvre serait décevante. Comme le savent tous les spécialistes des infrastructures, on ne peut s’attendre à ce que de tels projets soient «prêts à l’emploi» lorsque de l’argent frais est mis sur la table. De même, leur planification, leur développement et leur mise en œuvre nécessitent généralement une longue période, ce qui explique pourquoi on ne peut pas raisonnablement s’attendre à ce que le nouvel instrument de la FRR génère 100 % des projets entièrement nouveaux proposés dans le cadre des plans de relance nationaux. En d’autres termes, dès sa conception, la FRR a créé une injonction contradictoire pour que les projets soient additionnels ex ante d’une part, et qu’ils soient entièrement réalisés d’ici 2026 d’autre part. À deux ans de l’échéance, plusieurs États membres — comme la Pologne, l’Espagne ou l’Italie — semblent avoir du mal à achever dans les délais une grande partie des investissements qu’ils se sont engagés à réaliser dans le cadre de la FRR.
Étant donné que la législation relative à la FRR prévoit un arrêt définitif en 2026, j’ai estimé qu’il était de mon devoir, dans le cadre de la présidence de l’Union, de commencer à réfléchir aux options disponibles pour le jour d’après. À cette fin, j’ai parrainé un rapport intitulé «Accélérer l’investissement stratégique dans l’Union européenne au-delà de 2026. Une approche potentielle à long terme de l’Union pour le financement des objectifs stratégiques». Cette importante recherche plaide pour la nécessité d’une continuité et d’une cohérence dans les programmes d’investissement de l’Union pour mettre fin au stop-and-go, pour une meilleure utilisation du budget de l’Union et pour un rôle accru de la Banque européenne d’investissement, qui est ce qui se rapproche le plus pour nous d’un fonds souverain.
Conclusion
Jusqu’à récemment, la politique monétaire à taux d’intérêt bas a été au centre des politiques européennes de relance économique. La FRR a apporté un nouveau levier sous la forme d’un coup de pouce budgétaire aux investissements alimentés par l’argent frais de l’Union levé sur les marchés des capitaux. Comme l’a dit Jean Monnet, c’est par les crises que l’Europe progresse. Le Covid-19 n’a pas fait exception. Avec la FRR, l’Union a fait un pas important vers la souveraineté. Alors qu’en 2011, les «euro-obligations» n’ont jamais dépassé le stade des discours politiques, elles ont ressuscité avec un nouveau visage pendant la pandémie. Et le remboursement de ces obligations nécessitera tôt ou tard une consolidation budgétaire et fiscale au niveau de l’Union — ce qui constituera un autre bond dans la même direction. Ces développements sont importants, mais certainement pas suffisants. À l’heure où des besoins d’investissement sans précédent se heurtent à une nouvelle compression des finances publiques alimentée par des règles budgétaires strictes, l’avenir dira si l’Europe a su se montrer à la hauteur des espoirs et des attentes des jeunes générations.
La reprise nécessitera également un marché intérieur davantage axé sur les politiques, prenant en compte de nouveaux objectifs tels que le climat et la durabilité, l’autonomie stratégique, les valeurs démocratiques, etc. En d’autres termes, nous avons besoin d’une «nouvelle stratégie industrielle». La Commission européenne est à la recherche d’idées nouvelles et a demandé deux rapports importants sur la compétitivité de l’Union — chapeauté par Mario Draghi — et l’approfondissement du marché intérieur — sous la direction d’Enrico Letta. Ces rapports sont attendus très prochainement. La frontière sera ténue entre un secteur privé efficace laissé aux forces de la concurrence et une planification stratégique centrale des investissements et du soutien financier. Comme le disait le regretté Jacques Delors qui est toujours une source d’inspiration: «on doit pouvoir concilier planification et liberté». S’il ne faut pas tenir pour acquis que les autorités «savent mieux que les autres» — il existe de nombreuses preuves du manque de jugement des gouvernements lorsqu’ils interviennent dans la sphère des affaires —, les pouvoirs publics devront agir à la fois avec assurance et intelligence dans l’économie lorsque cela est dûment justifié. En Belgique, par exemple, cela s’est déjà produit pour maintenir l’industrie nucléaire en vie et pour concevoir de nouveaux réseaux d’hydrogène en l’absence d’un marché existant.
Il est temps de mettre en place un «dirigisme intelligent», de relier tous les points — y compris les objectifs politiques tels que les objectifs en matière de carbone et les ressources financières disponibles, ou les exigences interdépendantes des infrastructures et de l’industrie — et de développer une politique générale et un plan d’action couvrant la réduction des émissions de gaz à effet de serre et les projets de numérisation, la réduction des risques liés aux technologies et aux ressources prioritaires et, enfin, une augmentation des capacités de défense.
Hélas, les initiatives de l’Union sont trop souvent victimes d’effets de silo, le cadre institutionnel étant intrinsèquement propice à la fragmentation et à la myopie, alors qu’une approche globale et des remèdes structurels seraient nécessaires. Pour la mettre en œuvre, les dirigeants politiques devront articuler intelligemment les ressources européennes et nationales — publiques et privées — et utiliser avec discernement les régimes dérogatoires dans les domaines des aides d’État ou de la protection commerciale, tout en évitant une concurrence intra-européenne indue ou une distorsion du marché. Dans un monde marqué par de nouveaux périls et déséquilibres, le temps est venu de mettre en place un plan d’action européen sur tous ces fronts, qui constituera le moyen le plus efficace de consolider notre modèle socio-économique européen unique et de protéger le bien-être et l’avenir serein de nos concitoyens.
citer l'article
Thomas Dermine, Sanctuariser l’investissement: matrice pour une nouvelle social-démocratie européenne, Groupe d'études géopolitiques, Avr 2024,