Le dilemme de la droite européenne : nouvelle Grande Coalition ou majorité national-conservatrice ?
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Le dilemme de la droite européenne : nouvelle Grande Coalition ou majorité national-conservatrice ?
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Le dilemme de la droite européenne : nouvelle Grande Coalition ou majorité national-conservatrice ?
1. Introduction
À un an des élections au Parlement européen, la droite européenne apparaît à la fois certaine de son succès et inquiète pour son avenir. D’une part, les forces conservatrices et nationalistes bénéficient à ce stade d’une dynamique favorable indéniable. S’ils parviennent à accroître seulement légèrement leur part de voix globale, les trois groupes politiques allant du centre-droit à l’extrême droite pourraient obtenir à eux seuls une majorité parlementaire, ce qui serait du jamais vu dans l’histoire de l’Union. Dans le même temps, cependant, la perspective d’une union des droites fait naître des doutes existentiels chez une partie des modérés, hostiles à une telle alliance pour des raisons idéologiques ou tactiques. L’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de leaders néo-nationalistes (Eger et Valdez 2014; 2019) complique encore l’équation, en déplaçant les équilibres politiques aux dépens du centre comme de l’extrême droite traditionnelle. .
Au vu des récents développements en Italie et en Suède (Blombäck 2022; Plescia et Marini 2022), qui ont vu de larges coalitions impliquant l’extrême droite accéder au pouvoir, la question d’une alliance similaire au niveau européen se pose. Le Parlement européen de la prochaine législature sera-t-il dominé par une majorité allant des chrétiens-démocrates aux ultranationalistes ? Quel rôle jouera le centre-droit, qui occupera l’espace médian au sein du futur parlement, dans la construction de nouvelles alliances ? Une question connexe est celle de la recomposition de l’espace politique européen qui accompagne les mutations des systèmes des partis nationaux comme de la situation géopolitique internationale. Verra-t-on émerger, à la faveur des alliances qui suivront l’élection, une grande coopération structurée entre nationalistes et illibéraux au niveau continental ? À la faveur de l’évolution des rapports de force à droite, l’Europe s’achemine-t-elle vers une tripartition de l’espace politique européen à la manière de la France contemporaine, vers un compromis au centre « à l’allemande », ou vers une normalisation des relations entre les nationalistes et le centre sur le modèle italien ?
Cette note de travail abordera ces questions en trois temps. Dans une première partie, on présentera le bilan électoral et les tendances-clés à l’échelle des familles politiques européennes lors de la dernière législature : rupture du cordon sanitaire (Ripoll Servent 2019) entre le centre et la droite ; renforcement de l’influence des nationaux-conservateurs ; crise du centrisme. Dans la deuxième partie, on analysera les équilibres probables au sein du futur parlement européen sur la base des dernières enquêtes d’opinion. On dégagera dans ce domaine trois scénarios privilégiés : celui d’une large coalition nationaliste demeurant dans une posture d’opposants face aux compromis des partis centristes (« scénario Merkel ») ; celui d’une alliance nationale-libérale (« scénario Kristersson ») et celui d’une rupture historique caractérisée par une collaboration franche entre démocratie chrétienne et nationaux-conservateurs, aboutissant à un affaiblissement de l’influence de la gauche (« scénario Meloni »). Enfin, dans la dernière partie de cette note, on soulignera le rôle décisif que devraient jouer les conservateurs allemands et les libéraux dans l’arbitrage entre ces trois configurations politiques.
2. La droite européenne : état des lieux politique et électoral
Pour analyser les dynamiques politiques européennes, on adoptera dans le reste de cette note la classification usuelle selon les groupes politiques au Parlement européen (Ahrens et al. 2022). On évoquera d’abord brièvement la composition de ces groupes politiques lors de la législature actuelle (2.1), ainsi que leur comportement lors des votes au sein du Parlement (2.2). On indiquera ensuite dans les grandes lignes leur l’évolution de leur performance électorale sur la séquence récente 2022-2023 (2.3). On décrira enfin trois tendances-clés de l’évolution de la droite européenne depuis 2019 (2.4).
2.1. Les groupes parlementaires de centre-droit et de droite au Parlement Européen
À l’heure actuelle, le Parlement européen est composé de 705 députés. Ceux-ci sont élus au suffrage universel direct depuis 1979. Les députés européens sont élus sur la base de circonscriptions régionales ou nationales pour un mandat de 5 ans. Si le contexte de leur élection est essentiellement national (Magnette 2017), le fonctionnement institutionnel et politique du Parlement est structuré autour de groupes politiques transnationaux regroupant un grand nombre de partis nationaux (ou régionaux) partageant généralement une orientation idéologique ou stratégique commune. Certains de ces partis nationaux sont par ailleurs organisés au sein de partis européens qui constituent souvent le noyau d’un groupe parlementaire. Quatre des sept groupes du Parlement européen regroupent l’essentiel des forces politiques de centre-droit, de droite et d’extrême droite européennes. On les présentera brièvement un à un, en donnant chaque fois un historique sommaire et un résumé de leur composition et de leur orientation idéologique.
Le groupe Renew Europe (RE) est le groupe parlementaire des libéraux et centristes au Parlement européen. Il se caractérise par son europhilie, une forme de libéralisme social et une volonté d’approfondissement de l’intégration européenne (Renew 2019). Le groupe Renew sous sa forme actuelle est créé à la suite des élections européennes de 2019, succédant au groupe de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE) à la composition similaire (Ahrens et Kantola 2022). Ce groupe est surtout composé de partis politiques nationaux centristes, démocrates et libéraux, pour certains membres de deux partis européens : le parti ADLE (libéral) et le Parti démocrate européen (PDE, centriste). Le changement de nom reflète notamment l’influence des nombreux députés français, non membres de l’ADLE, qui ne souhaitaient plus retrouver dans le nom du groupe la mention « libéral » (Euractiv 2019; Ahrens et Kantola 2022). Lors de la législature 2019-2023, le groupe Renew se trouve au centre du jeu politique au Parlement, où il joue un rôle clé à la charnière entre le centre-gauche et le centre-droit : les sociaux-démocrates (S&D) et le Parti populaire (PPE), même plus nombreux, ont le plus souvent dû compter sur les voix de Renew pour former des majorités. La composition du groupe se caractérise par une certaine hétérogénéité, ses 101 membres provenant d’une quarantaine de partis nationaux distincts. Le groupe est nettement dominé par les membres du parti RenaissanceFR d’Emmanuel Macron et de ses alliés, qui fournissent 20 députés sur 101. Les seules autres formations à fournir au moins cinq députés sont CiudadanosES (7 membres), l’USRRO et sa scission REPER (7 membres), le VVDNL (5 membres), le FDPDE (5 membres) et ANOCZ (5 membres).
Le groupe du Parti populaire européen (démocrates-chrétiens) (PPE) est le groupe des conservateurs et démocrates-chrétiens au Parlement. Il est issu du groupe Parti populaire européen et des Démocrates européens qui existait lors de la sixième législature (2004-2009), le Parti conservateurUK et l’ODSCZ s’étant autonomisés au sein d’un nouveau groupe, les Conservateurs et réformistes européens (CRE). Le PPE est essentiellement composé de partis nationaux démocrates-chrétiens et conservateurs. C’est le premier groupe politique en termes d’élus : il dispose de 177 députés, membres des 27 États de l’UE. Les principales formations politiques qui le composent sont la CDUDE avec 28 députés, la Plateforme civiquePL avec 18 députés, le PPES avec 16 députés, et LRFR avec 16 députés.
Le groupe des conservateurs et réformistes européens (CRE) est le groupe de droite anti-fédéraliste du Parlement européen. L’histoire de ce groupe est liée à celle du PPE : à l’issue des élections européennes de 2009 et de la sixième législature du Parlement européen, les ConservateursUK et l’ODSCZ décident de s’autonomiser du PPE et fondent leur propre groupe. L’orientation idéologique du groupe est de tendance national-conservatrice, eurosceptique et anti-fédéraliste. Le groupe défend une position qualifiée d’« euro-réaliste » (Steven et Szczerbiak 2022) (i.e. une forme de coopération qui ne passe pas par le fédéralisme). Il dispose de 66 élus, ce qui en fait le cinquième groupe du Parlement en termes d’élus. Le groupe est nettement dominé par le PiSPL (Droit et Justice) qui y compte 24 élus, suivi des FdIIT avec 9 élus et de l’ODSCZ et de VoxES avec 4 élus chacun.
Le groupe Identité et démocratie (ID) est le groupe de droite nationaliste et d’extrême droite au Parlement européen. Ce groupe s’inscrit dans la droite lignée du Mouvement pour une Europe des nations et des libertés lancé en 2014, regroupant des partis politiques nationaux d’extrême-droite. Dans le cadre des élections européennes de 2019, une coalition électorale est conclue entre les composantes du Mouvement, mais aussi d’autres partis politiques nationaux d’extrême droite (McDonnell et Werner 2020). La ligne de ce groupe est avant tout eurosceptique, nationaliste, populiste, et anti-immigration. Il est composé de 62 députés européens, ce qui en fait le sixième groupe du Parlement. Le groupe est nettement dominé par deux formations politiques nationales : le Rassemblement nationalFR avec 18 députés, et la LegaIT qui en compte 25. Le troisième parti du groupe est l’AfDDE, qui dispose de 9 élus.
2.2. Le vote des groupes au Parlement européen
Comment les groupes au parlement européen votent-ils, et avec qui votent-ils le plus ? Pour quantifier la cohérence interne des groupes d’une part et la distance entre les groupes d’autre part, on utilisera deux outils : le taux de cohésion des votes pour chaque groupe politique (Hix et al. 2005; Hix et Noury 2009), puis une analyse en composantes principales (ACP) des votes par appel nominal des députés européens pendant la mandature 2019-2024 1 .
Pour la plupart des groupes, on observe un taux de cohésion des votes très élevé, ce qui signifie que la discipline et la ligne directrice au sein des groupes sont globalement respectées. Cela est également le signe de discussions et de négociations des positions à adopter en fonction des enjeux. Pendant la mandature 2019-2024, les taux de cohésion des votes pour les sociaux-démocrates (S&D) ou le PPE ont été élevés, à respectivement 87 % et 83 %. Même constat pour le groupe Renew (84 %), le groupe de la gauche radicale GUE/NGL (81 %), et les partis écologistes et régionalistes réunis au sein du groupe Verts/EFA (91%). Concernant les autres groupes politiques, les taux de cohésion sont moindres : pour les conservateurs réformistes européens (ECR), il est de 75 % et pour le groupe Identité et Démocratie (ID), il est de 60 %. Sans surprise, les non-inscrits ont la cohésion la plus faible, à seulement 38 %.
Une analyse par composante principale (ACP) permet également d’observer les similarités des votes entre les groupes et entre les députés, ce qui peut expliquer une cohésion plus ou moins élevée. Une ACP bidimensionnelle fournit deux axes, en abscisse et en ordonnée. L’axe des ordonnées, qui explique 19 % de la variance totale, indique pour l’essentiel la position des parlementaires sur un axe socio-économique droite-gauche : une valeur élevée sur cet axe correspond à des positions « de gauche » sur le plan socio-économique, une valeur faible à des positions « de droite ». Dans le cas du parlement européen, les données suggèrent que cet axe se confond en partie avec celui de la politique étrangère et de défense, notamment sur la question de l’atlantisme et de la vision des relations internationales. L’axe des abscisses, qui explique 33 % de la variance totale, correspond à la position des groupes parlementaires sur l’axe GAL-TAN (Green/alternative/libertarian – traditional/authoritarian/nationalist, cf. Hooghe et al. 2002). Plus les groupes sont à gauche, plus ils sont « libertaires », plus ils sont à droite, plus ils sont « autoritaires ». Lors de la législature actuelle du parlement européen, l’axe GAL-TAN explique une part de la variation dans les votes presque deux fois plus élevée que l’axe droite-gauche.
Le point orange représenté sur l’ACP correspond au vote de la majorité sur chaque texte. Sa position très proche de celle du groupe Renew, qui occupe une position médiane, confirme le positionnement privilégié des libéraux dans la mandature actuelle dans une logique de coalitions au centre. Elle est cohérente avec la théorie des coalitions (voir ci-dessous). Les trois groupes centristes S&D, Renew et PPE collaborent de manière plus fréquente avec la gauche qu’avec la droite du parlement ; en conséquence, la distance entre la majorité (point orange) et le vote des groupes ID et CRE est plus élevé que la distance entre la majorité et le vote des groupes Verts/ALE et GUE/NGL.
2.3. Bilan électoral : 2022-2023
S’agissant du bilan électoral des groupes dans la séquence politique en cours (2022-2023), on peut effectuer plusieurs constats. On s’appuiera ici sur les données recueillies par les Bulletins des Élections de l’Union européenne (BLUE 2023). Celles-ci estiment le nombre de votes agrégés perdus ou gagnés (en pourcentages) par les partis politiques nationaux aux échéances électorales régionales et nationales selon leur affiliation parlementaire et politique européenne.
Pour l’année 2022, on dispose déjà d’un bilan complet. De janvier à décembre 2022, le nombre de voix recueillies par les partis rattachés aux deux plus gros groupes du Parlement européen (S&D et PPE) par rapport aux échéances électorales précédentes a décru. Le phénomène est particulièrement flagrant pour le PPE, qui passe de 20 % à un peu moins de 14 % des votes, soit une perte de -5,8 pp, notamment du fait de ses très mauvais résultats en France et en Italie. La baisse subie par les S&D est proportionnellement moins importante (-2,4 pp). Le groupe d’extrême-droite ID perd également une petite part de ses votes par rapport aux précédentes élections (-2,3 pp). Les groupes GUE/NGL (+ 0,5 pp), Verts/EFA (+ 3,7 pp) et CRE (+ 4,7 pp) voient quant à eux augmenter leur part électorale. La tendance est particulièrement nette pour les Verts et les nationaux-conservateurs, qui bénéficient d’importants reports des partis traditionnels du centre-gauche et du centre-droit. Les libéraux obtiennent un résultat en demi-teinte ; la hausse enregistrée par l’indicateur est due à des contextes électoraux particuliers (notamment des élections à plusieurs tours en France) qui s’accompagnent d’un affaiblissement tendanciel de plusieurs figures et partis majeurs (voir ci-dessous).
Les élections ayant eu lieu au premier semestre 2023 confirment partiellement ces tendances. Les élections régionales espagnoles ont notamment vu une nette hausse des parts de voix de VoxES (CRE) et la disparition de CiudadanosES (RE) de l’ensemble des parlements régionaux. Les autres groupes de droite enregistrent cependant un rebond net : sur fond d’insatisfaction vis-à-vis de la politique fédérale et de hausse de l’inflation, l’AfDDE (ID) et le FPÖAT (ID) enregistrent des résultats en nette hausse. La CDUDE (PPE) renforce également ses positions, tandis que NDGR (PPE) et le GERBBG (PPE) remportent des scrutins parlementaires importants. Enfin, aux Pays-Bas, un nouveau mouvement agrarien et contestataire, le BBBNL (BoerBurgerBeweging, « mouvement paysan-citoyen »), triomphe dans des élections provinciales qui voient s’effondrer le mouvement de centre-droit de Mark Rutte (VVDNL, RE).
2.4. Trois tendances-clés
2.4.1. Déclin du « cordon sanitaire »
Le concept de « cordon sanitaire » a émergé en Belgique à la fin des années 1980 en réaction à la montée du parti d’extrême-droite Vlaams BlokBE (aujourd’hui Vlaams BelangBE) dans la région des Flandres (Biard 2021 ; Damen 2001). Face à la rhétorique nationaliste et xénophobe de cette formation, les partis traditionnels belges avaient alors décidé d’établir un « cordon sanitaire » afin de l’isoler et de l’exclure de la scène politique. L’idée initiale était de rejeter toute collaboration, coalition ou accord avec le VBBE, considéré comme une menace pour la démocratie et les valeurs fondamentales de la Belgique (Biard 2021). Par la suite, le terme a été appliqué à d’autres systèmes politiques dans lesquels les partis d’extrême droite gagnaient en popularité (voir par exemple Axelsen 2023 ; Downs 2001 ; 2012 ; Riera 2022). En 2019, le centre a utilisé une stratégie de cordon sanitaire au Parlement européen pour bloquer la nomination de personnalités ouvertement eurosceptiques à des postes-clés. Cela a touché en premier lieu des membres du groupe ID, mais aussi quelques représentants des CRE comme l’ancienne Première ministre polonaise Beata Szydło (Ripoll Servent 2019).
À l’échelle européenne, il semble que le cordon sanitaire, en tant que stratégie d’isolement politique des partis d’extrême droite, soit actuellement en déclin. Au cours des dernières années, les tendances politiques à l’œuvre dans plusieurs pays européens ont en effet montré que les partis politiques du centre sont de plus en plus enclins à collaborer, voire à gouverner, avec des forces d’extrême droite.
Deux événements politiques majeurs survenus en 2022 illustrent cette évolution. Le 22 octobre, en Italie, un nouveau gouvernement, dirigé par Giorgia Meloni (FdIIT) a prêté serment. Plus des deux tiers des membres de la majorité parlementaires sont issus de deux partis de droite nationaliste : les FdIIT (CRE), national-conservateur et post-fasciste, et la LegaIT (ID), un parti populiste de droite. Après un résultat électoral décevant, le parti de centre-droit de Silvio Berlusconi, FIIT (PPE), n’a pu rejoindre la coalition qu’en tant que troisième parti. FIIT devait toutefois apporter au gouvernement une certaine crédibilité en matière de politique européenne : son vice-président Antonio Tajani, président du Parlement européen entre 2017 et 2019, a été nommé ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement. Ainsi, le cordon sanitaire, qui n’existait déjà plus en Italie, n’a de nouveau pas été appliqué. De surcroît, la première alliance gouvernementale de l’histoire récente dominée par l’extrême-droite a été formée (Plescia et Marini 2022).
Tout juste une semaine auparavant, le 14 octobre 2022, un accord de gouvernement avait été signé au château de Tidö, en Suède centrale, scellant définitivement la fin du cordon sanitaire suédois. Une alliance libérale-conservatrice autour d’Ulf Kristersson, composée de Moderaterna (MSE, PPE), Liberalerna (LSE, RE) et Kristdemokraterna (KDSE, PPE), a décidé de s’allier avec les nationalistes de droite de Sverigedemokraterna (SDSE, PPE) pour former une nouvelle majorité parlementaire. Les SDSE, bien que ne participant pas formellement au gouvernement, ont réussi à imposer leurs positions dans plusieurs domaines politiques importants, y compris la question de l’immigration (Blombäck 2022).
Dans ce contexte, on peut affirmer, à un an des élections européennes, que seuls onze des 27 États-membres de l’UE disposent encore d’un cordon sanitaire au niveau régional et national : l’Irlande et Malte, où aucun parti de droite n’est représenté au parlement national ; l’Irlande, la République tchèque, la Roumanie, la Slovénie et la Croatie ; et quatre États fondateurs de l’UE : la Belgique, le Luxembourg, la France et l’Allemagne. Dans tous les autres États-membres, des gouvernements impliquant des partis de droite nationaliste se sont formés au niveau national ou régional depuis les années 1990. On peut distinguer quatre situations. Dans certains cas, comme en Estonie avec le cabinet Ratas II (2019-2021) ou en Finlande avec le cabinet Sipilä (2015-2019), ces gouvernements ont accédé récemment au pouvoir. Dans d’autres cas, les partis de droite nationaliste ont régulièrement participé à des coalitions gouvernementales au cours des dernières décennies, comme en Lettonie 2 , en Pologne 3 ou en Italie 4 . Dans d’autres États-membres, bien qu’on ne puisse plus parler de cordon sanitaire, la participation des partis de droite nationaliste au gouvernement s’est jusqu’à présent limitée au niveau régional : en Espagne, par exemple, VoxES participe à différents gouvernements régionaux 5 . Enfin, dans les États-membres restants, les partis de droite nationaliste ne faisaient pas directement partie d’une coalition, mais le gouvernement dépendait de leur soutien au Parlement, comme dans le cas du gouvernement minoritaire du cabinet Rutte I aux Pays-Bas, qui a signé un accord de tolérance avec le PVVNL.
Suite à la signature de nouvelles alliances gouvernementales entre partis conservateurs et droite nationaliste en Scandinavie et dans la péninsule ibérique, le maintien de cordons sanitaires semble donc réservé à quelques pays d’Europe centrale ou du Benelux ainsi qu’à la France. Néanmoins, des signes d’affaiblissement sont visibles dans certains de ces pays. Ainsi, en République tchèque, des accords de gouvernement individuels ont été signés entre l’ANOCZ (RE) et le SPDCZ (ID) après les élections municipales de 2022 (Šamanová 2023). De même, en 2022, à l’Assemblée nationale française, deux candidats à la vice-présidence du RNFR (ID) ont pu s’imposer face à leurs adversaires de gauche, aidés par des voix venues du centre (Le Monde 2022).
2.4.2. Montée en puissance d’une nouvelle droite nationale-conservatrice
La montée en puissance d’une nouvelle droite nationaliste-conservatrice au Parlement européen, représentée par les Conservateurs et réformistes européens (CRE), est le reflet des dynamiques politiques actuelles en Europe. Actuellement, les CRE regroupent à la fois des mouvements néo-nationalistes récents, qui n’ont connu leurs premiers grands succès électoraux qu’après 2010 et se montrent généralement ouverts à une collaboration avec le centre politique – les plus importants étant VoxES, FdIIT et SDSE – et des partis d’Europe centrale issus de la droite conservatrice, dont certains sont sur le devant de la scène politique depuis plusieurs décennies, comme le PiSPL et l’ODSCZ.
En 2009, le groupe des CRE a exposé ses principes et ses valeurs dans la Déclaration de Prague ; il s’y définit avant tout par le terme d’« euroréalisme ». Ce terme avait été utilisé auparavant, au début des années 2000, par les conservateurs britanniques, alors sous la direction de David Cameron, pour redéfinir la position du parti sur l’intégration européenne. Par « euroréalisme », il faut entendre une vision anti-fédéraliste de l’intégration européenne, dans laquelle les parlements nationaux doivent obtenir une place renforcée dans les processus décisionnels européens, en se référant davantage au principe de subsidiarité (Leruth 2016). Du point de vue des CRE, cela suppose des approches plus pragmatiques et plus flexibles de la coopération européenne, dans lesquelles les différences nationales sont respectées et la souveraineté des États membres est mise en avant. L’« euroréalisme » ne se réduit pas à l’« euroscepticisme » : si la nécessité absolue de réformer le cadre institutionnel existant est mise en avant, les « euroréalistes » s’engagent dans le même temps dans une logique de soutien et de participation aux institutions et au processus d’intégration européens (Leruth 2016).
Les partis membres des CRE ont renoncé à l’euroscepticisme ; ils se réclament toutefois d’une idéologie nationaliste, ainsi qu’en témoigne l’accent mis sur les éléments nationalistes caractérisant la nouvelle génération de la droite européenne depuis les années 1980. Les discours identitaires et la prédominance des thèmes relatifs à la « loi et à l’ordre » ont de plus en plus supplanté les positions classiques de l’« extrême droite », par exemple sur les questions économiques (Eger et Valdez 2019).
L’atlantisme est une autre caractéristique des CRE. Au Parlement européen, ces derniers sont désormais considérés comme le groupe parlementaire le plus pro-américain (Steven & Szczerbiak 2022). La proximité avec le Parti républicain américain, officiellement proche du groupe des CRE en tant que global partner, est particulièrement cultivée. Ainsi, une délégation des CRE participe chaque année à la Conservative Political Action Conference (CPAC), la plus grande conférence politique des conservateurs américains, où sont intervenus en 2023 des orateurs comme Donald Trump, Steven Bannon ou Marjorie Taylor Greene (Guarino 2023).
En matière de politique économique, les CRE défendent essentiellement des positions libérales. Ils soulignent l’importance de la liberté individuelle et se montrent sceptiques face à une réglementation excessive du marché (Steven, Szczerbiak 2022). L’eurodéputé tchèque Jan Zahradil a ainsi parlé d’une approche « thatchérienne/reagonomique » des affaires économiques publiques (Steven, Szczerbiak 2022). De ce point de vue également, les CRE s’engouffrent dans une brèche jusqu’alors non comblée entre les chrétiens-démocrates et l’extrême droite. Alors que le PPE défend un marché libre mais régulé et a contribué pendant des décennies à défendre le « modèle social européen », le groupe ID, focalisé principalement sur la question de l’immigration, accordait peu d’importance à la définition d’une politique économique et financière (Steven, Szczerbiak 2022).
Les CRE ont ainsi acquis une position unique. Ils associent à leur euroréalisme le rejet, commun parmi les Conservateurs européens, d’une Union toujours plus intégrée, le soutien aux aspects économiques de la construction européenne, et un atlantisme qui n’a rien d’inhabituel au sein de la droite européenne (Steven, Szczerbiak 2022).
Par ce positionnement inédit, la nouvelle droite nationale-conservatrice au Parlement européen défie les partis traditionnels de l’Union européenne. Sa volonté de collaborer avec le centre pour ne pas se laisser isoler sur la scène politique lui confère une position stratégique pour influencer la prise de décision au niveau européen (Leruth 2016). Les tendances électorales décrites dans la partie précédente suggèrent une montée en puissance des partis des CRE, notamment sous l’impulsion de la « nouvelle génération ». Les récents succès de FdIc, de VoxES ou des SDSE, ainsi que l’arrivée de nouveaux membres comme ELGR, confèrent au groupe une dynamique qui fait sans doute défaut aux autres familles politiques européennes situées à droite du centre. Ainsi, après les prochaines élections européennes, le groupe des CRE pourrait atteindre une taille dépassant de loin celle des anciens groupes conservateurs et nationalistes de droite du PE (voir partie suivante).
2.4.3. La crise du centrisme
Au contraire de la droite conservatrice, qui connaît des tendances électorales favorables, les forces politiques du centre européen traversent une période difficile. Ainsi, les quatre partis du groupe Renew détenant le plus grand nombre de mandats doivent faire face, à l’échelle nationale, à une baisse parfois drastique de leurs performances dans les sondages.
Le parti RenaissanceFR du président français Emmanuel Macron et ses alliés (actuellement une vingtaine de sièges au Parlement européen) ont perdu leur majorité à l’Assemblée Nationale en 2022, malgré la réélection de Macron (Taiclet 2022). Depuis, un cabinet minoritaire gouverne à Paris. Sa récente réforme des retraites a été adoptée sans l’accord du Parlement. La cote de popularité du président n’est plus que de 30%. Si un second tour hypothétique opposait aujourd’hui Emmanuel Macron et Marine Le Pen (RNFR, ID), cette dernière l’emporterait, selon les sondages, avec une avance pouvant atteindre 10 points de pourcentage.
Pour CiudadanosES (actuellement 7 sièges), la situation est encore plus dramatique. Après s’être implanté dans la plupart des régions espagnoles entre 2015 et 2019, le parti a connu un déclin rapide de son électorat à partir de 2019. Cette évolution a été déclenchée, entre autres, par la décision du parti de se décentrer vers la droite afin de poursuivre une politique de collaboration exclusive avec le PPES (PPE) et VoxES (CRE). Depuis, Ciudadanos a disparu de tous les parlements régionaux d’Espagne. Une perte de tous les mandats restants lors des prochaines élections législatives de juillet 2023 est probable.
Le troisième plus grand parti du groupe, l’USRRO, est également confronté à des crises politiques et partisanes internes. Après des résultats électoraux prometteurs en 2020, le jeune parti, qui mettait l’accent sur un programme de réformes et de lutte contre la corruption, a formé une coalition avec le PNLRO (PPE) et l’UDMRRO (PPE). La coalition a toutefois été rompue en septembre 2021, alors qu’elle était en place depuis tout juste dix mois. Cette rupture faisait suite au refus de l’USR de soutenir les plans du PNL visant à adopter un plan d’investissements qu’elle jugeait susceptible de favoriser la corruption. L’USR est alors passée dans l’opposition. En 2022, en raison de tensions au sein de la direction du parti, une scission a eu lieu, au cours de laquelle l’ancien Premier ministre Dacian Cioloș, également ancien président du Renew, a fondé avec 4 autres eurodéputés le nouveau parti REPERRO.
La quatrième force du groupe Renew, le FDPDE, a formé une coalition de centre-gauche avec le SPDDE (S&D) et les VertsDE en 2022. Depuis, sa cote de popularité ne cesse de baisser, s’établissant actuellement à seulement 8%. Bien que cette évolution négative récente ne doive avoir qu’un effet limité sur la composition du groupe RE, compte tenu du score modeste du FDP lors des dernières élections européennes (5,4%), la situation du FDP est clairement précaire.
Les forces libérales en Europe sont confrontées à un nombre croissant de dilemmes stratégiques dans le choix de leurs potentiels partenaires de coalition. D’une part, les alliances à gauche sont devenues plus difficiles du fait de la polarisation croissante et du déplacement des équilibres politiques vers la droite. D’autre part, les cas des libéraux suédois et espagnols prouve que la collaboration avec des partis de droite peut également conduire à de lourdes pertes. Si de nouvelles élections avaient lieu en juin 2023, les libéraux ne parviendraient plus à entrer au Riksdag suédois.
Enfin, une tendance supplémentaire pourrait contribuer à déstabiliser le groupe Renew : les membres du groupe qui enregistrent actuellement une hausse de leur popularité mobilisent en partie des discours populistes ou eurosceptiques. Ainsi, le parti ANOCZ de l’entrepreneur et ancien président tchèque Andrej Babiš se trouve à un niveau de popularité record (plus de 30%) ; ce parti a montré par le passé qu’il était prêt à se rapprocher de mouvements d’extrême droite. La LADK, la FFIE et la ZZSLV, qui ont récemment obtenu des résultats encourageants dans les sondages, appartiennent également à l’aile droite de leur groupe parlementaire. Quant à la coalition électorale TDPL de l’ancien présentateur de télévision Szymon Hołownia et à l’alliance centriste Azione-Italia VivaIT autour de l’ancien Premier ministre Matteo Renzi (ex-PDIT, S&D), il s’agit certes de mouvements centristes, mais aussi de formations inclassables occupant une position nationale plutôt fragile.
Globalement, la situation des forces centristes au sein du groupe Renew se caractérise par un double défi. D’une part, les partis jusqu’ici les plus importants du groupe connaissent, d’un point de vue purement arithmétique, une nette tendance à la baisse qui s’accompagne de difficultés dans le choix d’éventuels partenaires de coalition. D’autre part, les équilibres au sein d’un groupe déjà fragmenté se modifient en faveur des partis dont les positions et l’ethos sont les plus éloignées des approches classiques des partisans de l’ADLE. Cela rend le groupe particulièrement vulnérable à une perte de cohésion et de cohérence interne, et pourrait mettre en péril sa capacité de négociation lors de la prochaine législature européenne.
3. La droite après les élections européennes de 2024
Quels seront les équilibres politiques en Europe au lendemain des élections européennes qui se tiendront du 6 au 9 juin 2024 ? Quelles seront leurs conséquences pour les partis de droite en termes de recomposition interne et de stratégies de coalition ? On présentera d’abord les équilibres politiques probables au sein des deux principales institutions législatives au regard des dernières enquêtes d’opinion (3.1), puis les différents scénarios envisageables s’agissant de la recomposition de la droite européenne (3.2) et des coalitions au sein des institutions (3.3).
3.1. Équilibres politiques
3.1.1. Composition du Parlement européen
Les agrégations de sondage portant sur le scrutin de juin 2024 confirment les tendances majeures observées au niveau national et régional lors de la séquence passée. La composition actuelle du parlement et celle prédite par la méta-enquête EuropeElects du 31 mai 2023 ajustée par nos propres calculs 6 (Garscha et van Laenen 2023) sont présentées ci-dessous.
Selon cette projection, le groupe GUE/NGL obtiendrait 53 sièges, en hausse de 13 sièges par rapport au résultat des élections de 2019 7 , tandis que les deux autres groupes de centre-gauche verraient leur nombre de mandats diminuer, avec 63 sièges (-4) pour les Verts/ALE et 144 sièges (-4) pour les S&D. Les libéraux de Renew et les chrétiens-démocrates connaîtraient également une perte de 7 et 18 sièges respectivement, obtenant 90 et 169 mandats. Le groupe ID obtiendrait 70 sièges (-6) tandis que le groupe CRE augmenterait de moitié son poids parlementaire, passant de 62 à 87 sièges (+25). Même dans l’hypothèse la plus pessimiste vis-à-vis du rattachement des non-inscrits 8 , les CRE enregistreraient un gain d’au moins 20 sièges.
Le résultat de ces projections est un parlement comportant un pourcentage historiquement faible de députés sociaux-démocrates (20 %) et chrétiens-démocrates (24 %), doublé d’un score record depuis 1990 pour la gauche radicale (8 %) et les conservateurs (14 %). Les groupes situés à droite du centre, libéraux exclus, composeraient 48 % du parlement, dépassant le record du premier parlement de 1979 (47 %). Suivant une logique d’affaiblissement des formations centristes historiques largement observée ces dernières années en Europe (Gidron 2019; Nachtwey 2019; Schäfer et Zürn 2021), le groupe S&D-Renew-PPE obtiendrait seulement 57 % des sièges, alors qu’il en contrôlait encore 76 % en 2004. Les résultats des prochaines élections européennes devraient ainsi consacrer à la fois une hausse de la polarisation, un décalage vers la droite et un affaiblissement des trois groupes centristes qui constituent la coalition la plus courante au sein du parlement – trois tendances déjà présentes lors du scrutin de 2019 (Mudde 2019; Ripoll Servent 2019).
3.1.2. Composition du Conseil de l’Union européenne
Contrairement à celle du Parlement européen, la composition partisane du Conseil de l’Union européenne évolue de manière continue dans le temps, au gré des changements de majorités nationales. D’ici à l’été 2024, peu de sièges devraient changer de main. Parmi les scrutins nationaux prévus 9 , seules les élections générales espagnoles, slovaques et polonaises apparaissent à ce stade susceptibles de conduire à une alternance politique d’ampleur. En Espagne, le gouvernement minoritaire du PSOEES (S&D) et de PodemosES (GUE/NGL) pourrait céder la place à un exécutif de droite associant PPES (PPE) et VoxES (CRE). En Slovaquie, le SMER-SDSK (S&D), HlasSK (S&D) et PSSK (RE), actuellement dans l’opposition, obtiennent de meilleurs scores dans les sondages que tous les partis de l’ex-majorité de droite et d’extrême droite. Différents modèles de coalitions au centre apparaissent envisageables. Enfin, en Pologne, la coalition de centre-droit pro-européen de Donald Tusk (KOPL, PPE/RE/Verts) constitue un concurrent sérieux pour la majorité de droite illibérale du PiSPL (CRE), qui n’est actuellement créditée que de 36 % des voix environ. La troisième place pourrait être cependant occupée par la KonfederacijaPL (NI, extrême droite) qui se trouverait dès lors en position d’arbitre. Un léger déplacement vers la droite des équilibres au sein du conseil apparaît possible, quoique non garanti, à l’issue de cette séquence. Les scores de VoxES et du PiSPL pourraient cependant s’avérer décisifs pour les équilibres entre PPE et CRE pendant la mandature à venir.
3.2. Recomposition de la droite : les groupes politiques du futur Parlement européen
L’évolution probable des équilibres politiques au sein de la droite européenne se caractérise par un accroissement de l’influence des CRE au détriment du centre-droit et de l’extrême droite traditionnelle. Au plan numérique, le bloc composé des groupes CRE et ID ainsi que des partis proches de ces deux groupes (par exemple le FideszHU) devrait faire jeu égal avec le PPE à l’issue du prochain scrutin européen, tandis que les CRE pourraient dépasser RE en nombre de sièges. L’évolution apparaît favorable aux formations nationalistes des deux groupes. Entre les CRE et ID, la proximité idéologique est réelle, et la division en deux camps résulte principalement de conflits de leadership et d’historiques différents (McDonnell et Werner 2020). Les groupes CRE et ID pourraient-ils, dès lors, fusionner de droit ou de fait au sein d’un « supergroupe nationaliste » susceptible de devenir la première force politique au niveau européen ?
3.2.1. Les nationalistes, premier groupe politique au sein du prochain parlement ?
L’idée d’une grande alliance nationaliste européenne a été évoquée de manière répétée au cours de la dernière mandature. À la veille des élections de 2019, Matteo Salvini (LegaIT) avait déjà tenté de mettre en place une alliance de ce type, mais son initiative avait échoué à convaincre le PiSPL et les SDSE, notamment du fait de son positionnement vis-à-vis de la Russie. In fine, l’opération avait abouti à la création du groupe ID, version élargie du groupe ENL de la mandature précédente et plus grand groupe d’extrême droite de l’histoire du Parlement européen (McDonnell et Werner 2020). Fort de ce succès partiel, les leaders d’ID n’abandonnent pas l’idée d’un groupe nationaliste unifié. En juillet 2021, dans le contexte de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, une quinzaine de leaders européens réunis autour de Marine Le Pen signent une Déclaration sur l’avenir de l’Europe appelant à une réforme de l’Union dans une perspective souverainiste et nationaliste (Soldwitsch 2022). L’initiative réunit toutes les forces majeures de la droite nationaliste, qu’elles soient membres d’ID (RNFR, LegaIT, FPÖAT, VBBE, DFDK, EKREEE, PSFI), des CRE (VoxES, PiSPL, FdIIT, LLRALV, ELGR) ou non-inscrites (FideszHU), et signe l’adoption d’une nouvelle stratégie d’influence cherchant à transformer l’Union de l’intérieur plutôt que de la quitter (Soldwitsch 2022). En décembre de la même année, le « sommet de Varsovie » auquel participent Le Pen, Morawiecki et Orbán entérine le principe d’une coopération accrue entre les partis nationalistes sur un agenda anti-fédéraliste et conservateur (Kucharzyk 2021).
Mais au-delà de la stratégie commune arrêtée dans la Déclaration de 2021, la capacité des partis nationalistes à forger un réel projet commun demeure limitée (Soldwitsch 2022). Surtout, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, le clivage entre les deux groupes est revenu au premier plan, alors même que la question des rapports avec la Russie était encore minimisée par les représentants des deux groupes quelques mois plus tôt (Kucharzyk 2021). L’ancienne génération des nationalistes d’Europe de l’Ouest, longtemps proche du régime poutinien (Klapsis 2015; Polyakova 2017) 10 , s’oppose ici nettement aux formations atlantistes de la nouvelle génération et aux anti-communistes d’Europe orientale, désormais directement inspirés par le conservatisme de l’ère Trump. Signe de cette division, les PerussuomalaisetFI (PS) ont ainsi quitté le groupe ID en 2023 pour rejoindre le groupe CRE (Camut 2023). Dans ce contexte, l’initiative originellement portée par Marine Le Pen semble condamnée (Guillou 2023), et ce, malgré le succès dont pourraient bénéficier le RNFR, mais aussi le FPÖAT, l’AfDDE ou EKREEE.
Depuis 2019, les rapports de force entre les CRE et ID se sont inversés. Si une alliance large doit être trouvée lors de la prochaine mandature, celle-ci ne pourra sans doute s’opérer qu’autour des leaders des CRE, parmi lesquels Meloni, Abascal (VoxES) et Morawiecki. Le groupe CRE pourrait tenter d’attirer dans son orbite une partie des membres actuels d’ID, en misant sur l’affaiblissement des membres restants. L’ensemble des partis formerait alors un groupe élargi qui pourrait atteindre les 120 membres, le troisième du parlement derrière le PPE et les S&D.
3.2.2. Néonationalistes atlantistes contre vieille garde de l’extrême droite européenne : les bénéfices de la division
Un découplage assumé entre les deux branches du nationalisme continental constitue la seconde hypothèse pour l’évolution de la droite européenne. Dans ce scénario, déjà évoqué pour interpréter les résultats de l’élection de 2019 le renforcement du « nationalisme trans-national » ne s’accompagnerait pas de la formation d’un unique groupe de droite radicale (McDonnell et Werner 2020).
Un tel scénario apparaît bénéfique aux CRE dans la mesure où ceux-ci, comme le montrent les cas espagnol, italien et suédois, entendent acquérir des responsabilités exécutives en s’alliance avec la droite traditionnelle. Pour déjouer les réticences des forces de droite modérées, majoritairement très atlantistes, la prise de distance avec les partis au passif trop ouvertement pro-russe apparaît indispensable. Dans une perspective d’obtention de postes exécutifs (office-seeking, voir Strøm et Muller 1999), les CRE ont intérêt à accroître leur respectabilité en se maintenant à distance des formations les plus sulfureuses. Du point de vue de la défense de leur programme (policy-seeking), une stratégie apparaît également peu coûteuse : l’expérience des législatures passées montre que les voix d’ID peuvent se joindre à celles des CRE et du PPE sur les sujets où les visions de ces partis convergent, ce qui devrait être cas, par exemple, sur les thématiques sociales ou identitaires. Les données montrent que si les positions des CRE et d’ID vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne divergent, leur convergence sur la question de l’État de droit n’a pas été affectée par la guerre (Holesch et Zagórski 2023). La faible médiatisation des groupes européens suggère que l’effet de ce choix sur les scores des partis devrait également être minimal (vote-seeking).
Pour les partis du groupe ID – et, peut-être, le FideszHU – la législature à venir sera dans tous les cas marquée par une perte d’influence relative. L’absence de groupe commun, si elle risque de frustrer les ambitions d’un RNFR puissant au niveau national, aura sans doute un effet limité sur ses résultats électoraux. La relative liberté concédée par la position d’opposants pourra également bénéficier à ses membres au plan national comme au sein du Parlement, alors même que leurs positions seront également plus proches de celles de la majorité.
3.3. Avec qui gouvernera la droite : les scénarios de coalition
Les configurations d’alliances formées par les groupes au Parlement européen sur différentes thématiques orientent la politique de l’Union (Hix et Høyland 2013). Dans cette partie, on cherchera donc à évaluer les conséquences des évolutions électorales décrites ci-dessus sur les futures alliances au sein du Parlement. On commencera par revenir sur le sens particulier pris par la notion de « coalition » au sein du Parlement européen (3.3.1). On analysera ensuite les configurations de coalitions actuelles et les futures coalitions possibles après les élections de 2024 (3.3.2). Sur la base de ces configurations, on proposera trois scénarios dont l’un suggère une poursuite d’un modèle de « Grande coalition » centriste tandis que les deux autres s’appuient respectivement sur une ligne nationale-libérale atlantiste et sur une nouvelle « Union des droites » (3.3.3).
3.3.1. Qu’est-ce qu’une coalition au sein du Parlement européen ?
La conception commune de la « coalition » est ancrée dans un régime de démocratie parlementaire majoritaire 11 (Lijphart 1999). Dans ce type de régime, la pratique démocratique est fondée sur la division de l’espace politique entre une alliance parlementaire qui contrôle l’exécutif (parti ou « coalition » de gouvernement) et une minorité sans responsabilités exécutives jouant le rôle d’opposition. Toutefois, plutôt que selon une logique de démocratie majoritaire, la politique européenne tend à être organisée selon une logique de démocratie consociative (Costa et Magnette 2003; Gabel 1998; Lijphart 1969; 1999; Piattoni 2019), et son régime spécifique de séparation des pouvoirs et de désignation de l’exécutif (la Commission) la distingue d’un système parlementaire classique (Hix et al. 2005). La pratique du power-sharing entre États-membres et entre groupes politiques d’une part, la superposition des clivages nationaux et idéologiques d’autre part font disparaître toute division binaire entre majorité et opposition. En conséquence, les majorités obtenues au parlement n’obéissent pas à un schéma fixe : au lieu d’une coalition s’imposant pendant l’ensemble de la législature, on observe des coalitions variées sur différents sujets (Hix et al. 2005; Kreppel et Tsebelis 1999).
Pour autant, l’alternance entre plusieurs modèles des coalitions possibles n’équivaut pas à une égale prévalence des différentes configurations d’alliance. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la référence fréquente à une « Grande coalition » des S&D, de RE et du PPE au sein des institutions européennes (Ripoll Servent 2019). Les groupes S&D, RE et PPE, qui cumulent l’essentiel des postes au sein de la Commission et du Conseil 12 , ont mis en place une culture de la coopération au sein des institutions européennes. Cette coopération peut être formelle, comme après l’accord de 2014 entre S&D, ALDE et PPE, mais ses racines se trouvent dans une logique de recherche de consensus plus ancienne (Marié 2019). Les trois groupes centristes sont aussi les plus représentés au sein des majorités qui se manifestent, au cas par cas, à l’occasion des votes au Parlement européen, et sont ceux dont les préférences sont les plus proches de l’issue du vote. Cependant, ces groupes n’en sont pas pour autant unis sur tous les sujets, même les plus importants : l’élection d’Ursula von der Leyen (CDUDE) à la tête de l’exécutif s’est probablement effectuée contre les voix d’une proportion non-négligeable des sociaux-démocrates, et avec l’appui d’une partie des CRE et des non-inscrits (Hublet et Sallard 2019). Les groupes extérieurs à la « Grande coalition » s’associent également fréquemment à la majorité, et sont capables de former à l’occasion des majorités alternatives. Alors que dans un système parlementaire classique, les équilibres politiques débouchent sur le choix d’une coalition de gouvernement, l’enjeu au sein du parlement européen porte plutôt sur la fréquence relative des différentes configurations majoritaires.
3.3.2. Coalitions au Parlement européen : état des lieux et perspectives
Lors de la législature actuelle, les coalitions observées lors des votes par appel nominal étaient le plus souvent des coalitions très larges. Ainsi, sur l’ensemble des textes législatifs et non-législatifs adoptés, la configuration majoritaire la plus fréquente implique les groupes GUE/NGL, Verts/ALE, S&D, RE, et PPE (20 % des cas) ; la deuxième configuration la plus fréquente (17 % des cas) réunit l’ensemble des groupes parlementaires, dont ID et CRE ; la troisième coalition la plus fréquente (13 % des cas) exclut seulement le groupe ID. En quatrième position apparaît la première coalition répondant un schéma droite-gauche : 11 % des textes sont adoptés par une majorité alliant GUE/NGL, Verts/ALE, S&D et RE, c’est-à-dire par le gauche et le centre contre la droite et l’extrême droite.
Parmi les textes rejetés, la coalition majoritaire la plus fréquente est la même que précédemment (22 % des cas), suivie par celle réunissant S&D, centre et droite (12 % des cas). En troisième position vient la coalition réunissant les groupes RE, PPE, CRE et ID (9 %) et en quatrième position la coalition de gauche et du centre (9 % également).
Au total, lorsqu’un texte est adopté, les groupes S&D et RE ont voté avec la majorité dans 93 % des cas, les Verts dans 87 % des cas, le PPE dans 82 % des cas, GUE/NGL dans 76 % des cas, les CRE dans 53 % des cas et ID dans seulement 41 % des cas.
Ces chiffres très élevés confirment à la fois la variabilité des coalitions, le haut niveau de consensus, et l’existence tendancielle d’une Grande coalition. Elles confirment par ailleurs la plus grande proximité des partis de gauche (y compris de la gauche radicale GUE/NGL) avec les décisions majoritaires du parlement. Dans les faits, le Parlement européen actuel apparaît dominé par une Grande coalition centrée sur le groupe RE et s’étendant par consensus à l’ensemble de la gauche. Les groupes de droite nationaliste CRE et ID y sont de loin les plus isolés, mais restent capables de peser dans le jeu parlementaires : CRE et ID votent en faveur d’environ 50 % des textes adoptés, et peuvent former avec le centre et la droite des majorités de blocage sur certains sujets.
Au regard des projections décrites au début de cette partie, la « Grande coalition » devrait rester largement majoritaire au sein du nouveau parlement, cumulant environ 57 % des sièges. Toutefois, l’influence du PPE au sein des configurations de ce type devrait s’accroître. En effet, la coalition alternative de centre-gauche associant GUE/NGL, Verts/ALE, S&D et RE, dont on a vu qu’elle contribuait à l’adoption plus de 10 % des textes, est susceptible de perdre la majorité dont elle dispose lors de la mandature actuelle (49,7 % des sièges contre 51 % précédemment). Pour pouvoir s’imposer, les libéraux et la gauche dépendront davantage, à l’avenir, de l’appui du PPE ou de la recherche de soutiens extérieurs.
Le nouveau parlement voit également la part de voix de la coalition PPE-CRE-ID s’accroître, sans pour autant atteindre la majorité des sièges (de 46,1 % à 47,8 %). La droite disposant de davantage de réserves parmi les non-inscrits et les libéraux, cette quasi-majorité devrait constituer lors de la prochaine législature une autre option envisageable pour le PPE. Enfin, la coalition RE-PPE-CRE obtiendrait 51 % des sièges, contre 49 % dans le parlement actuel. Un accord des libéraux et des chrétiens-démocrates avec les nationaux-conservateurs pourrait suffire à mettre en minorité les partis de gauche et de centre-gauche, sans nécessiter d’accords avec l’ancienne génération de l’extrême droite européenne.
Par sa position centrale dans l’espace des préférences, RE fait actuellement partie de toutes les coalitions minimales les plus importantes, s’assimilant en cela à un core party (Schofield 1993). Dans un système parlementaire classique, la théorie prédit qu’un core party est susceptible de former un modèle de gouvernement minoritaire, en imposant ses positions au parlement grâce à des alliances variées (Schofield 1993). De fait, la position de la majorité du parlement actuel est très proche de celle de RE.
Dans le nouveau parlement, c’est le PPE qui devrait reprendre cette position de core party. Les coalitions minimales encore disponibles, à savoir S&D-RE-PPE (Grande coalition), RE-PPE-CRE (centre-droit et nationaux-conservateurs) et PPE-CRE-ID+ (Union des droites et quelques voix complémentaires) impliquent toutes les PPE. Il faut donc s’attendre à ce que le PPE puisse imposer plus aisément ses positions, ce qui devrait conduire à la fois à une politique économiquement plus conservatrice, plus atlantiste, et plus à droite sur le plan social et culturel. Si le centre-gauche parvient à obtenir de manière récurrente les quelques voix nécessaires pour former des majorités, on aboutit à une configuration sans core party (Schofield 1993). Dans ce cas, les décisions moyennes du parlement devraient se positionner entre celles des RE et celles du PPE. L’obtention d’une telle configuration n’est pas hors d’atteinte, mais devrait dépendre de la bonne volonté de l’aile gauche du PPE (voir partie suivante).
3.3.3. Grande coalition ou Unions des droites : le scénario Merkel, le scénario Kristersson et le scénario Meloni
Au sein du nouveau parlement, la fréquence relative des alliances au centre ou à gauche d’une part, et des alliances à droite ou à l’extrême droite d’autre part, dessine trois scénarios principaux.
Dans le « scénario Merkel », une forme de cordon sanitaire est maintenue au moins par le PPE vis-à-vis d’ID et par les libéraux vis-à-vis des CRE. Les coalitions au centre voire au centre-gauche demeurent alors la configuration privilégiée au sein du Parlement européen. Même dans cette configuration, le PPE conserve une posture de négociation plus forte vis-à-vis de ses anciens alliés que lors de la mandature actuelle, et peut accroître son influence au sein du parlement. Cette approche est celle jusque-là adoptée par la politique allemande d’après-guerre, où le centre-droit exclut toute alliance avec les nationalistes. La Grande coalition est maintenue indéfiniment lorsque le poids des partis jugés infréquentables s’accroît, quitte à accepter une hausse encore plus forte du sentiment populiste (Hublet et Schleyer 2019; Ripoll Servent 2019).
Dans les deux autres scénarios, le centre-droit s’engage au contraire dans une collaboration suivie avec tout ou partie de la droite radicale. Les deux variantes possibles dans le cas du Parlement européen sont une coalition nationale-libérale RE-PPE-CRE sur le modèle de l’actuel cabinet d’Ulf Kristersson (MSE, PPE) et une Union des droites PPE-CRE-ID+ sur le modèle du gouvernement Meloni.
Dans le « scénario Kristersson », le groupe ID reste exclu de toute coopération formelle ou semi-formelle entre les partis, ce qui permet de réduire les risques réputationnels pour le centre-droit et garantit une ligne atlantiste. L’opposition d’ID aux propositions portées par le PPE et les CRE est acceptée, et compensée par une ouverture vers le centre. Une telle configuration devra cependant vaincre les résistances de l’aile gauche du groupe Renew – fin 2022, Renew avait fermement condamné la participation de LiberalernaSE, membre du groupe, au gouvernement Kristersson (Hublet 2022).
Dans le « scénario Meloni », l’Union des droites devient majoritaire en impliquant une frange limitée des libéraux et certains non-inscrits. La majorité que ce scénario mobilise (associant PPE, CRE et ID) peut difficilement être formalisée : l’importation du schéma italien dans le contexte du Parlement européen exigerait un aggiornamento d’ampleur dans les positions du PPE et des CRE vis-à-vis d’ID, hautement invraisemblable dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cependant, on a vu que le contexte du Parlement européen pouvait aisément se passer de telles coopérations formelles. Un « scénario Meloni » passerait donc plus vraisemblablement par une collaboration assumée entre PPE et CRE, soutenue au moment du vote par l’aile droite de RE et ID. On pourrait ainsi voir se multiplier les majorités de droite sur des sujets sociétaux ou culturels, particulièrement lorsque les positions du PPE divergent fortement de celles du centre-gauche.
Étant donné la convergence des positions des CRE et d’ID sur un grand nombre de sujets (Holesch et Zagórski 2023), les voix d’ID pourraient être relativement aisées à obtenir en cas d’accord PPE-CRE. Dès lors, le « scénario Meloni », qui présente l’avantage d’une ouverture à toutes les droites, apparaît plus souple et plus aisé à mettre en œuvre que le « scénario Kristersson ». Ce dernier resterait dès lors confiné aux sujets où CRE et ID sont en désaccord et ou une coalition au centre est inenvisageable, tandis qu’ID voterait avec les partis de droite dans la plupart des autres cas.
Dans le contexte particulier du Parlement européen, ces trois scénarios ne s’excluent pas mutuellement. La domination du « scénario Merkel » ou du « scénario Meloni » devrait en revanche dépendre lourdement de la stratégie des deux groupes de centre-droit. Dans la dernière partie de cette note, on souligne le rôle-clé que joueront les conservateurs allemands et les libéraux dans ce processus.
4. Le rôle-clé des conservateurs allemands et des libéraux
4.1. Gretchenfrage: l’Union CDU/CSU, au centre des futurs équilibres politiques
Le nom du « scénario Merkel » n’a pas été choisi au hasard : en effet, la question de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) a été l’un des thèmes dominants des deux dernières législatures de l’ancienne chancelière allemande (Oppelland 2018).
En Allemagne, la CDU/CSU a suivi jusqu’à présent une politique de distance et a fermement exclu toute collaboration avec l’AfD. Lors du congrès fédéral de la CDU en 2018, le parti s’est engagé à refuser toute forme de coopération avec la formation d’extrême droite. Plusieurs raisons peuvent expliquer la fermeté de cette position de l’Union. La première est l’héritage de la politique allemande d’après-guerre. La CDU, fondée après la Seconde Guerre mondiale comme mouvement centriste, estime qu’il est de sa responsabilité de défendre ses valeurs fondamentales (liberté, solidarité et justice), de préserver l’ordre démocratique et d’empêcher la normalisation ou la légitimation de l’extrémisme. Comme la CDU considère l’AfD comme un « parti antidémocratique et fascisant », dont certains représentants minimisent régulièrement et publiquement le national-socialisme, l’attitude de la CDU ne peut se traduire que par une exclusion systématique de toute alliance ou coopération avec l’AfD (CDU 2020).
Au niveau européen également, la CDU semble vouloir défendre et imposer cette ligne. Lorsqu’une alliance gouvernementale entre Fratelli d’Italia (ECR), Forza Italia (PPE) et la Lega (ID) a vu le jour en Italie après les élections législatives de septembre 2022, le chef du PPE et membre de la CSU Manfred Weber a rencontré la présidente de l’ECR et nouvelle Première ministre italienne Giorgia Meloni à Rome pour discuter d’une éventuelle collaboration entre les deux groupes. La réaction de la CDU a été immédiate : certes, avec Forza ItaliaIT, un parti frère du PPE fait désormais partie du nouveau gouvernement italien, mais les deux autres partis de la coalition défendent des positions politiques « qui sont en grande partie incompatibles avec les positions du PPE » selon Jürgen Hardt, porte-parole du groupe CDU/CSU au Bundestag pour les affaires étrangères. Hardt a poursuivi : « Il n’y a aucune raison de poursuivre la coopération avec les autres partis du gouvernement italien au Parlement européen tant que ceux-ci collaborent avec des forces ouvertement hostiles à l’Europe, comme par exemple l’AfD allemande » (Krzysztoszek et al. 2023). Ainsi, il n’a pas seulement clairement indiqué qu’une alliance entre CRE et PPE au Parlement européen n’était pas d’actualité du point de vue de la CDU, mais il a directement transposé les positions de son parti vis-à-vis des partis nationaux de droite à l’ensemble de la famille des partis du PPE. Weber a d’ailleurs dû essuyer des critiques à l’intérieur-même de la CSU : le ministre-président de Bavière et chef de la CSU, Markus Söder, a appelé à faire barrage aux « groupes néofascistes » et a déclaré que les partis du centre-droit n’étaient pas là pour permettre à des gouvernements d’extrême droite de voir le jour (Mendgen et Fras 2023). Mais en dépit de ces réactions, Weber a qualifié le modèle de coalition italien de « particulièrement intéressant pour le PPE » dans une allocution vidéo début mai (Krzysztoszek et al. 2023).
Les déclarations de Hardt et Söder signalent une certaine évolution des conservateurs allemands dans les affaires européennes. En effet, les représentants de la CDU au Parlement européen avaient porté un autre discours il y a encore deux ans, lorsque le parti hongrois Fidesz avait déclaré qu’il quittait le PPE et son groupe parlementaire après des années de discussions et de luttes entre les partis du PPE. Alors que les membres conservateurs des pays nordiques ainsi que le POPL exigeaient une démarcation ferme vers la droite et l’exclusion du Fidesz, les conservateurs allemands se sont longtemps efforcés de jouer les médiateurs (Lang et von Ondarza 2021).
Enfin, une réaction des sociaux-démocrates européens montre que les efforts de Weber pour établir de bonnes relations avec Meloni pourraient avoir des conséquences sur les futures options d’alliance, au-delà des tensions internes au parti : se référant au rapprochement de Weber avec l’ECR, la présidente du groupe S&D Iratxe García Pérez a déclaré que la coopération traditionnelle entre sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates était en danger si les représentants du PPE continuaient à s’engager dans une « direction très dangereuse » impliquant une coopération avec des partis nationalistes (Krzysztoszek et al. 2023).
Plus grande formation du groupe PPE en nombre de députés, la CDU/CSU dispose aussi d’une capacité unique à bloquer les tentatives de formation d’une majorité à droite du centre. Concrètement, avec les autres partis du PPE les plus susceptibles de s’en tenir à une politique de cordon sanitaire (dont le PO/KOPL et les chrétiens-démocrates luxembourgeois et belges), la CDU/CSU devrait disposer d’environ 50 à 55 mandats. Étant donné que les députés PPE, ECR, ID et non-inscrits pris ensemble ne devraient obtenir qu’une majorité de quelques sièges, une telle alliance interne au PPE constitue une robuste minorité de blocage. Pour former une majorité contre ces partis, il faudrait en effet que 45 à 50 députés supplémentaires, probablement issus de la droite du groupe Renew, rejoignent la coalition de droite. Mais cela semble peu plausible au vu des équilibres au sein du groupe Renew (voir paragraphe suivant).
Indépendamment de la composition exacte et des rapports de force individuels au sein du groupe PPE, l’attitude de la CDU/CSU en tant que parti devrait avoir une influence décisive sur les futurs rapports de coalition – car aucun autre parti du centre ne disposera d’une minorité de blocage similaire à celle des conservateurs allemands. Compte tenu des changements profonds qu’entraînerait une collaboration entre la droite nationale et les forces démocrates-chrétiennes au Parlement européen, l’Union CDU/CSU doit faire face à une responsabilité historique particulière.
4.2. Les libéraux : entre heure de vérité et menace de déclassement
Dans le « scénario Kristersson » comme dans le « scénario Meloni », les voix d’une partie au moins du groupe Renew doivent se joindre à celles de la droite pour parvenir à une majorité.
La plupart des grands partis du groupe Renew s’inscrivent sur une ligne résolument pro-européenne. Du fait de cette position, ils se trouvent fréquemment en conflit, au sein de leurs espaces politiques respectifs, avec les forces politiques nationalistes ou eurosceptiques. C’est le cas de RenaissanceFR (17 élus selon la projection EuropeElects du 31 mai 2023) auquel s’oppose frontalement le RNFR ; de l’alliance polonaise Trzecia Droga (TDPL, 7 élus), opposée au PiSPL sur la scène politique nationale ; du FDPDE (7 élus) dont la direction rejette tout accord avec l’AfDDE ; de l’USRRO (4 élus) qui combat le clientélisme du PSDRO ; d’Azione-Italia VivaIT (4 élus) qui se maintient en-dehors de l’alliance de droite menée par les FdIIT ; du MMHU (2 élus) opposé au FideszHU, etc. Cependant, un certain nombre de partis membres de Renew, généralement situés sur son aile droite ou présentant un programme plus eurosceptique, ont pu expérimenter des alliances avec les nationalistes. C’était le cas du VVDNL néerlandais (5 élus), toléré au parlament par le PVVNL à l’occasion du cabinet Rutte I, ou du parti populiste ANOCZ d’Andrej Babiš, qui a pu coopérer à l’occasion avec le SPDCZ (ID) et s’est affiché avec Viktor Orbán lors de sa campagne de 2021 (Muller 2021). Au total, sur la base de leurs expériences nationales (historique de coalitions, positionnement idéologique, clivages nationaux), on peut estimer qu’environ 35 des 90 membres de RE lors de la législature à venir devraient être disposés sans grandes réserves à des accords avec les nationalistes.
Si un tel volume de voix est insuffisant pour compléter à elle seule une majorité PPE-CRE, il suffit en revanche aisément à assurer une majorité dans le « scénario Meloni ». Contrairement à celle du PPE, la marge de manœuvre de la direction de Renew est ici limitée, l’initiative d’un tel scénario revenant au Parti populaire. Déjà affaiblis dans les sondages, les libéraux risquent la division et une perte d’influence majeure de leur ligne centriste si le scénario d’une coopération accrue entre PPE et CRE venait à se concrétiser. Xavier Bettel (DPLU, RE) ne s’y est pas trompé en déclarant dans Le Monde du 11 juin passé : « La situation au Parlement européen risque effectivement d’être difficile. J’espère au moins que le Parti populaire européen [conservateur] n’opérera pas un mariage de raison avec l’extrême droite et que les conservateurs eurosceptiques [ECR] la rejetteront vers le groupe des identitaires » (Stroobants 2023).
Conclusion : quelle droite gouvernera l’Europe ?
La droite européenne, et en particulier ses secteurs nationalistes, devraient sortir renforcés de la séquence politique à venir. Les principaux bénéficiaires de ce glissement devraient être, dans un premier temps, les partis du centre-droit traditionnel. Ceux-ci se trouveront plus que jamais – et ce, malgré leur affaiblissement tendanciel – au centre des équilibres politiques continentaux.
Au sein de la droite radicale, la division entre les nationaux-conservateurs du groupe CRE, atlantistes et plus proches du centre-droit sur les questions économiques, et les nationalistes d’ID ne semble pas près de disparaître. Les CRE, en pleine croissance, pourraient tenter de tirer partie de cette division pour se distinguer des partis de l’extrême droite européenne historique et conclure des alliances avec le centre-droit.
Le « cordon sanitaire » qui voyait les partis du centre refuser de s’allier avec la droite radicale est en déclin en Europe. Il s’accompagne d’un affaiblissement d’une partie du centre, libéraux en tête. De ce fait, les alliances à droite et à l’extrême droite sur le modèle suédois ou italien deviendront, selon toute vraisemblance, une option arithmétiquement et stratégiquement envisageable pour une partie des mouvements de centre-droit lors de la prochaine législature du Parlement européen. La pratique des coalitions au sein du Parlement, qui se caractérise par des majorités changeantes d’un texte à l’autre, laisse envisager un continuum de scénarios allant de la poursuite d’une stratégie d’accords au centre voire ou centre-gauche (« scénario Merkel ») à une « Union des droites » disposant en théorie d’une majorité absolue (« scénario Meloni »). Le scénario effectivement adopté dépendra pour une large part des choix du Parti populaire européen (PPE).
Au sein du PPE, les Conservateurs allemands et leurs alliés de centre-droit occupent une position-clé. Strictement opposée à toute collaboration avec les partis nationalistes à l’échelle nationale comme européenne, l’Union CDU/CSU devrait disposer d’une minorité de blocage suffisante pour empêcher toute majorité de droite et d’extrême droite. Si le chef du PPE Manfred Weber (CSUDE) ne cache pas son intérêt pour un « scénario Meloni », sa position fait réagir au sein de la direction de l’Union. Plus qu’entre les mains des députés européens eux-mêmes, la clef du dilemme pourrait en définitive se trouver à Berlin et à Munich, là où les deux grandes formations conservatrices élaborent leurs positions officielles.
À la veille d’une élection européenne cruciale, cette responsabilité historique ne saurait être sous-estimée.
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Notes
- Les données sont celles du jeu de données VoteWatch (Hix et al. 2022) pour la période 2019-juin 2022, complétées par notre propre traitement des données brutes fournies par le parlement européen pour la période juin 2022-mai 2023.
- Šķēle I-II, Krasts I, Krištopans I, Šķēle III, Bērziņš I, Repše I, Kalvītis II, Godmanis I, Dombrovskis I-III, Straujuma I-II, Kučinskis I, Kariņš I-II.
- Marcinkiewicz I, Kaczyński I, Szydło I, Morawiecki I-II.
- Berlusconi I, Dini I, Berlusconi II-III, Conte I, Draghi I, Meloni I.
- Une participation de VoxES à un gouvernement mené par le PPES est très probable en cas de victoire de la droite aux élections générales de juillet 2023.
- Afin de limiter le nombre de non-inscrits dans la projection, on a attribué à chaque parti marqué comme non-inscrit dans l’enquête originale le groupe qui apparaissait le plus vraisemblable au sein du nouveau parlement. Les partis VazrazhdaneBG et ELAMCY sont décomptés avec le groupe ID ; DenmarksdemokraterneDK et ReconquêteFR avec le groupe CRE ; le M5SIT avec les Verts/ALE ; et le BBBNL avec le PPE. Pour le M5SIT, actuellement non-inscris, le choix s’est porté sur le groupe le plus proche du comportement de vote lors de la précédente législature, avec lequel des discussions existent par ailleurs ; pour les autres partis, l’attribution s’est faite sur la base de la proximité idéologique et de la couverture médiatique.
- Nombre de sièges post-Brexit. Le nombre de sièges obtenu à l’issue de l’élection diffère légèrement de la composition actuelle des groupes.
- C’est-à-dire sans DenmarksdemokraterneDK et ReconquêteFR.
- GR, ES, SK, LU, PL, BE.
- La position actuelle des partis membres d’ID sur ces questions varie. Si les principaux dirigeants du RNFR, du VBBE, de la LegaIT ou de l’AfDDE ont officiellement changé de position, le FPÖAT refuse toujours de prendre parti pour l’un des belligérants.
- La théorie de la langue allemande parle, de manière sans doute plus claire, de « démocratie de concurrence » (Konkurrenzdemokratie) s’opposant à une « démocratie de concordance » (Konkordanzdemokratie). Voir Schmidt (2000).
- Le seul Commissaire affilié à un autre groupe est actuellement Janusz Wojciechowski (PiSPL, CRE). Les seuls gouvernements nationaux dirigés par un parti membre d’un autre groupe sont le gouvernement Fiala (ODSCZ, CRE), le gouvernement Orbán (FideszHU, NI), le gouvernement Meloni (FdIIT, CRE), et le gouvernement Morawiecki (PiSPL, CRE).
citer l'article
François Hublet, Mattéo Lanoë, Johanna Schleyer, Le dilemme de la droite européenne : nouvelle Grande Coalition ou majorité national-conservatrice ?, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,