Élections locales et régionales en Pologne, 7 avril 2024

Aleks Szczerbiak
Professeur de sciences politiques à l'université du SussexIssue
Issue #5Auteurs
Aleks Szczerbiak
Numéro 5, Janvier 2025
Élections en Europe : 2024
L’opposition polonaise de droite a déjoué les pronostics en prenant la première place lors des élections des autorités régionales, principal baromètre du soutien national, qui se sont tenues en avril 2024. Néanmoins, malgré des divisions internes sur la question de l’avortement et les inquiétudes quant à l’attitude de la nouvelle majorité, accusée de privilégier les règlements de compte avec l’ancienne majorité du PiS à la réalisation de ses propres engagements électoraux, la coalition au pouvoir a obtenu un score stable, engrangeant un nombre de voix similaire à celui qu’elle avait obtenu lors des élections législatives d’octobre 2023.
Le contexte : le premier test électoral depuis octobre 2023
En décembre 2023, un nouveau gouvernement de coalition dirigé par Donald Tusk, qui avait été premier ministre polonais entre 2007 et 2014 puis président du Conseil européen entre 2014 et 2019, a prêté serment, mettant fin aux huit ans de règne du parti de droite Droit et Justice (PiS, CRE). Donald Tusk se présentait à la tête de la Plateforme civique (PO, EPP), formation libérale-centriste redevenu à cet occasion le principal parti de gouvernement du pays. La nouvelle coalition comprend également l’éclectique alliance Troisième voie (Trzecia Droga) – elle-même composée du Parti paysan polonais (PSL, EPP), du parti de centre-droit Pologne 2050 (Polska 2050, RE) de l’ancienne personnalité de télévision Szymon Hołownia et du petit parti Nouvelle gauche (Nowa Lewica, S&D), principale composante de l’alliance électorale La Gauche (Lewica).
Au-delà de l’élection de milliers de conseillers et de maires, les élections locales ont constitué le premier test majeur du soutien aux partis depuis les élections parlementaires d’octobre 2023 (voir Sczerbiak, 2023). En tant qu’élections de second ordre organisées peu de temps après un scrutin parlementaire majeur, les élections locales se sont déroulées dans une phase du cycle électoral qui devait normalement être favorable aux partis de gouvernement nouvellement élus, qui profitaient encore d’un « état de grâce » post-électoral. Dès le début du mois de janvier, la plupart des sondages indiquaient que, pour la première fois depuis de nombreuses années, la Plate-forme civique avait dépassé Droit et Justice dans les intentions de vote. Dans le même temps, l’ancien parti au pouvoir était en proie à des luttes intestines et peinait à développer une stratégie d’opposition efficace. Le PiS a semblé consacrer trop de temps aux questions qui préoccupaient son électorat historique, sans parvenir à élargir son audience.
Les élections locales ont toujours été un défi pour Droit et Justice, les médias se concentrant principalement sur le scrutins municipaux très médiatisés dans les grands centres urbains, bastions de la gauche et des libéraux (Gagatek, 2020). Les scrutins régionaux étant les seuls où les dynamiques partisanes prédominent, la part agrégée des voix dans les élections aux 16 autorités régionales (connues sous le nom de voïvodies) est le principal baromètre du soutien national. Les conseils régionaux polonais jouent également un rôle important dans la gestion et la distribution des fonds européens et constituent à ce titre une source essentielle de patronage pour les partis locaux (Swianiewicz et al., 2008).
Les résultats : Droit et Justice au-delà des attentes
À l’issue du scrutin, Droit et Justice a déjoué les pronostics selon lesquels sa part de voix s’effondrerait, arrivant finalement en tête du scrutin régional avec 34,3 % des voix et devançant la Plate-forme civique, qui a quant à elle obtenu 30,6 % des suffrages. Droit et Justice a également obtenu la plus grande part des voix dans sept des 16 autorités régionales. Le résultat a ainsi été un succès majeur pour Droit et Justice, tant sur le plan politique que psychologique, permettant à son leader Jarosław Kaczyński de faire taire les critiques internes et d’affirmer que le parti avait rebondi de son creux post-électoral. Le scrutin a par ailleurs envoyé un signal fort, indiquant que la Pologne restait politiquement très divisée et que Droit et Justice constituait toujours un adversaire de taille pour la coalition en place.
De son côté, la Plate-forme civique a subi un revers majeur. Le parti de Donald Tusk n’a pas pu caché sa déception de ne pas avoir réussi à dépasser Droit et Justice. Confortée par de bons sondages au début de l’année, la Plate-forme civique avait rejeté en janvier l’idée de présenter une liste de candidats commune avec la gauche pour l’élection des assemblées régionales, persuadée qu’elle pourrait battre Droit et Justice sans conclure de tels accords.
La Troisième voie a obtenu un score de 14,3 %, similaire à celui qu’elle avait enregistré en octobre 2023 (14,4 %). L’alliance espérait tirer parti de la popularité d’Hołownia au poste très en vue de président de la Diète, chambre basse du Parlement polonais, où il a souvent utilisé son expérience de présentateur de télévision pour créer une forme de spectacle (parfois surnomméSejmflixdans les médias polonais, voir Rainsford, 2023). Le résultat le plus décevant a toutefois été celui de la gauche, qui espérait obtenir un résultat à deux chiffres mais a finalement dû se contenter de 6,3 %, en baisse par rapport aux 8,6 % déjà décevants qu’elle avait obtenus six mois plus tôt.
Certains commentateurs expliquent ce résultat par une participation beaucoup plus faible des partisans des partis au pouvoir. Certes, avec 52 %, le taux de participation est nettement inférieur au au record de 74 % enregistré au mois d’octobre précédent, et par ailleurs en recul de trois points par rapport aux 55 % enregistrés lors des précédentes élections locales de 2018. Toutefois, le contexte dans lequel ces élections se sont déroulées était très différent de celui de la campagne parlementaire précédente, chargée d’émotions et très polarisée. Elle n’était pas non plus comparable à celui dans lequel s’étaient déroulés les scrutins locaux précédents, au début du cycle électoral menant au vote législatif de 2019. Cette fois-ci, de nombreux électeurs, démobilisés, apparaissaient « décrochés » du cycle politique en cours. Il convient également de noter qu’alors que la participation est toujours beaucoup plus faible lors des élections locales que lors des élections législatives, cette élection a présenté le deuxième taux de participation le plus important pour un scrutin local depuis 1989.
Dans l’ensemble, la participation moyenne a été un peu plus élevée dans les bastions de Droit et Justice dans le sud et l’est de la Pologne que dans les régions où les partis au pouvoir bénéficie d’un plus fort soutien. La participation a également été fortement réduite dans certains groupes démographiques qui ont voté massivement pour les partis de la nouvelle majorité en octobre 2023. Par exemple, parmi les électeurs les plus jeunes, la participation a chuté de 68,8 % à 38,6 %, tandis que Droit et Justice est passé de la cinquième à la deuxième place dans ce groupe démographique, sa part de voix chutant de 14,9 % à 21,6 % (Sawka, 2024 ; wPolityce, 2024). Bien que l’impact global de ce changement ait été limité – il y a en Pologne beaucoup plus d’électeurs d’âge moyen et et d’électeurs âgés que d’électeurs plus jeunes – la participation plus faible des jeunes électeurs suggère que la mobilisation différentielle a effectivement favorisé l’opposition dirigée par le PiS.
La campagne : des divisions sur l’avortement et des promesses non tenues
Les élections locales ont eu lieu à un moment où les premières divisions sérieuses commençaient à émerger entre les partenaires de la coalition, idéologiquement hétérogène, du camp gouvernemental. Ces tensions ont concerné au premier chef la Troisième voix et la gauche, se concentrant sur la question très controversée de l’avortement. La controverse au sein de la majorité a sapé l’image d’unité qui avait facilité la victoire électorale de la coalition au mois d’octobre précédent. De nombreux commentateurs estiment que les grandes manifestations contre l’arrêt du tribunal constitutionnel polonais d’octobre 2020, qui a jugé inconstitutionnels les avortements pratiqués en raison de malformations congénitales graves et irréversibles, ont marqué un tournant décisif dans l’effondrement du soutien populaire au gouvernement du PiS. Ce denier ne s’est jamais remis de cette chute de popularité et a finalement perdu les élections suivantes. En conséquence, la question de l’avortement a pris une importance symbolique encore plus considérable pour de nombreux soutiens de la nouvelle majorité, qui espéraient qu’elle introduirait des changements législatifs pour élargir l’accès à l’avortement.
Cependant, bien qu’il existe un large consensus au sein de la coalition au pouvoir sur la nécessité de renverser la décision du tribunal, les trois partis sont très divisés sur la forme précise que devrait prendre une réforme. Une confrontation a débuté lorsque Szymon Hołownia a annoncé que le travail parlementaire sur la législation visant à libéraliser la loi sur l’avortement ne commencerait pas avant le premier tour des élections locales. Cette annonce a suscité la colère de la gauche, qui a affirmé qu’il retardait le débat parce que certains candidats de la Troisième voie à ces élections, en particulier ceux qui se présentaient sous les couleurs du Parti paysan, craignaient la réaction des prêtres locaux, qui restent des acteurs influents de la société civile dans les petites villes et les zones rurales polonaises (Tilles, 2024).
L’attention portée à cette question a sans aucun doute contribué à la désillusion d’une partie de l’électorat qui avait soutenu les partis au pouvoir en octobre 2023. De plus, en retardant le vote parlementaire afin de bénéficier d’un avantage électoral apparent, Szymon Hołownia a semblé utiliser sa position de président de la Diète pour promouvoir les intérêts de son propre groupe aux dépens de ses partnaires. Dans le même temps, la gauche n’a probablement tiré aucun bénéfice électoral du fait d’avoir fait de l’avortement le sujet central de sa campagne électorale locale.
Un autre facteur a été le sentiment que la coalition au pouvoir n’était pas en mesure de tenir ses promesses électorales, notamment en ce qui concerne la libéralisation de la loi sur l’avortement. La Plate-forme civique s’était engagée à mettre en œuvre 100 réformes au cours des 100 premiers jours de son mandat (« 100 konkretów na 100 dni »), échance qui correspondait au milieu de la campagne électorale locale. Elle n’a finalement mené à bien qu’une très faible proportion de ces réformes dans ce délai (la plupart des commentateurs citent un chiffre d’environ 10 %) (Tilles, 2024b). Le gouvernement a ainsi notamment reporté la mise en œuvre de sa promesse très médiatisée d’augmenter le seuil de revenu annuel imposable à 60 000 złoty. Les excuses des partis au pouvoir – selon lesquels des compromis étaient nécessaire du fait des dynamiques de coalition ou ne devaient pas être interprétées de manière trop littérale – n’ont pas convaincu la majorité des électeurs.
Cette dynamique a coïncidé avec le fait que les électeurs semblaient rapidement se désintéresser de ce que le nouveau gouvernement appelait le « solde » (en polonais : rozliczenie) des abus de pouvoir présumés de son prédécesseur, le parti Droit et Justice. En particulier, les trois commissions d’enquête parlementaires spéciales très médiatisées mises en place par le gouvernement n’ont eu qu’un succès limité. Même parmi les électeurs favorables au processus, le sentiment que le gouvernement devait proposer un programme politique plus actif s’est renforcé.
Perspectives : Rafał Trzaskowski prêt à se lancer dans la course à la présidence en 2025
Les résultats des élections locales suggèrent que le paysage politique polonais n’a pas beaucoup changé depuis le retour de Donald Tusk au poste de Premier ministre. En effet, si la Plateforme civique n’a pas réussi à obtenir la première place indépendamment de ses partenaires au pouvoir, les les trois groupes qui composent la coalition au pouvoir ont tout de même obtenu 51 % des voix au niveau régional (contre 54 % en octobre dernier). La Plate-forme civique est arrivée en tête dans neuf des 16 autorités régionales et, avec ses alliés, a pris le contrôle de douze d’entre elles.
Le parti de Donald Tusk a également dominé les élections des maires dans les grandes villes. La plus importante d’entre elles d’un point de vue national a été l’élection à la mairie de Varsovie, où le sortant Rafał Trzaskowski, soutenu par la Plateforme civique et qui avait perdu de peu l’élection présidentielle de 2020, a remporté une victoire décisive au premier tour avec 57,4 % des voix, renforçant ainsi sa position de candidat le plus crédible du parti dans la course à la présidence de 2025.
Néanmoins, bien que Droit et Justice ait perdu le contrôle de trois conseils régionaux par rapport à 2018, le PiS a dépassé les attentes en conservant le pouvoir dans au moins quatre conseils où il dispose d’une majorité absolue – avant l’élection, l’obtention d’au moins trois majorités régionales apparaissait comme un objectif réaliste.
Les élections locales ont également servi de prélude à la campagne électorale des élections européennes de juin, qui a démarré immédiatement après l’annonce des résultats des scrutins locaux et régionaux. Si les scrutins locaux avaient placé Droit et Justice en situation favorable, les élections européennes ont toujours été très difficiles pour le parti, car la participation y est généralement très faible (entre 2004 et 2014, elle a oscillé entre 21 et 25 %) et plus élevée parmi les électeurs urbains et aisés qui constituent le cœur de l’électorat des partis libéraux-centristes et les partis de gauche. Lors de la précédente élection européenne, en 2019, Droit et Justice avait obtenu son meilleur résultat toutes élections confondues (45 %). Cependant, il avait alors pu mobiliser ses partisans en présentant le scrutin comme un prélude à l’élection parlementaire qui devait se tenir plus tard dans l’année, ce qui s’est traduit par un taux de participation en hausse, à 46 %. En 2024, il apparaissait très difficile pour le PiS de répéter cet exploit, les élections européennes de juin risquant plutôt de de faire figure de scrutin classique « de second ordre ». Ironiquement, le fait que Droit et Justice ait obtenu des résultats étonnamment favorables aux élections locales a également modifié les attentes, plaçant le PiS en position de favorisé et favorisant la mobilisation des électeurs de la Plate-forme civique. Trois mois plus tard, la Plateforme civique a remporté la première place lors des élections au Parlement européen, obtenant ainsi sa première victoire directe sur le PiS depuis le scrutin européen de 2014.
Les données




Bibliographie
Gagatek, W. & Tybuchowska-Hartlińska, K. (2020). The 2018 regional elections in Poland. Regional & Federal Studies, 30(3), 475–91.
Rainsford, S. (2023, 10 décembre). Poland’s popcorn moment as pro-EU leader Tusk returns to power. BBC.
Sawka, N. (2024, 13 avril). Frekwencja dwudziestolatków. W 2023 – 69 proc., 2024 – 39 proc. Powody poważne, ale jest i banalny. Oko.press.
Swianiewicz, P., Herbst, J., Lackowska, M., & Mielczarek, A. (2008). Szafarze darów europejskich: kapitał społeczny a realizacja polityki regionalnej w polskich województwach. Varsovie : Wydawnictwo Naukowe Scholar.
Szczerbiak, A. (2023). Why did the opposition win the Polish election? LSE Europp Blog.
Tilles, D. (2024, 6 mars). Polish ruling coalition partners clash after speaker delays bills to liberalise abortion law. Notes from Poland.
Tilles, D. (2024b, 18 mars). Polish government has fulfilled only 12 of Tusk’s promised 100 policies in first 100 days in office. Notes from Poland.
wPolityce (2024, 8 avril). Tak głosowano w wyborach samorządowych. Kogo poparli najmłodsi i najstarsi? Jak wybierano w zależności od wykształcenia? Wpolityce.
citer l'article
Aleks Szczerbiak, Élections locales et régionales en Pologne, 7 avril 2024, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2025,