Bulletin des Élections de l’Union Européenne
Elections régionales en Thuringe, 1er septembre 2024
Issue #5
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Issue #5

Auteurs

François Hublet

Numéro 5, Janvier 2025

Élections en Europe : 2024

Présentation

Deuxième Land le moins peuplé d’Allemagne de l’Est, la Thuringe a acquis une réputation de laboratoire de l’extrémisme de droite. Depuis l’émergence de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) en tant qu’acteur politique clé au milieu des années 2010, la région a vu le parti d’extrême droite devenir le quatrième (2014) puis le deuxième (2019) parti politique au sein de son parlement régional, le Landtag. Si, jusqu’en 2024, les scores de l’AfD en Thuringe n’ont pas été significativement plus élevés qu’en Saxe, en Saxe-Anhalt ou dans le Brandebourg, la croissance de l’AfD dans ce bastion historique du parti de gauche Die Linke a fait vaciller les schémas de coalition traditionnels très tôt, dès 2014 (Opelland, 2015, 2020). En outre, le profil du leader régional de l’AfD, Björn Höcke, qui dirige l’aile la plus radicale du parti depuis ses débuts, a concentré l’attention du public. La branche thuringeoise de l’AfD a été la première à être classée comme « extrémiste de droite » par l’Office fédéral de protection de la Constitution en 2021.

De 2014 à 2024, la région a d’abord été gouvernée par une majorité de gauche très étroite (un seul siège) sous la direction du ministre-président de la Linke, Bodo Ramelow (2014-2020), donnant du même coup naissance au premier gouvernement régional dirigé par la Linke ; puis par un gouvernement minoritaire toujours dirigé par Ramelow et toléré par les chrétiens-démocrates de la CDU (2020-2024). En 2020, le chef régional du Parti démocrate libre (FDP), Thomas Kemmerich, a brièvement occupé le poste de ministre-président après que les membres du FDP, de la CDU et de l’AfD ont voté en sa faveur lors d’un troisième tour de scrutin surprise. Kemmerich a été contraint de démissionner 28 jours plus tard face à la levée de boucliers de tous les partis centristes, y compris le sien, suite à son élection avec le soutien de l’AfD (Opelland, 2020).

L’élection qui s’est tenue en Thuringe le 1er septembre 2024 a marqué un tournant dans la politique allemande contemporaine à au moins deux égards. Tout d’abord, comme le laissaient présager les sondages préélectoraux, l’AfD, parti d’extrême droite, est devenu le plus grand parti d’un parlement régional pour la première fois dans l’Allemagne d’après-guerre, en remportant plus d’un tiers des sièges. Deuxièmement, l’élection a conduit à la formation d’une nouvelle coalition minoritaire sous la direction de Mario Voigt, chef de file de la CDU, surnommée « coalition mûre ». Cette coalition comprend la CDU, le SPD social-démocrate et l’Alliance Sahra-Wagenknecht (BSW), formation décrite comme relevant d’une gauche « nationaliste » (Steiner et Hillen, 2025) ou « autoritaire » (Thomeczek, 2024).

Cet article analyse les résultats des élections régionales thuringeoises en trois temps. Tout d’abord, nous décrivons le cadre général de cette élection, comprenant le système électoral et le déroulement de la campagne. Puis, nous examinons les résultats de l’élection avec une attention particulière pour la géographie électorale et les déterminants sociodémographiques du vote. Enfin, nous examinons le processus de formation du gouvernement et les conséquences du vote pour la politique allemande et européenne.

Système électoral

La Thuringe utilise un système proportionnel mixte similaire à celui qui sera utilisé au niveau fédéral avant 2023. Chaque citoyenne ou citoyen allemand résidant en Thuringe dispose de deux voix. Avec leur « vote de circonscription » (« première voix »), les votants choisissent une candidate ou un candidat dans l’une des 44 circonscriptions de la région. Dans chaque circonscription, la candidate ou le candidat ayant obtenu le plus de voix à l’unique tour de scrutin est élu. Avec leur « vote régional » (« deuxième vote voix »), ils choisissent une liste régionale d’un parti. Chaque liste régionale obtenant au moins 5 % des voix régionales peut obtenir des sièges au Landtag. Au moins 44 sièges de liste sont répartis entre les partis selon la méthode Hare-Niemeyer/Hamilton, de sorte que le nombre total de sièges de chaque parti corresponde à sa part de votes régionaux. Si un parti obtient plus de sièges directs qu’il n’en a le droit en vertu de la proportionnalité, il les conserve et des sièges compensatoires supplémentaires sont attribués aux autres partis, augmentant ainsi la taille du parlement régional au-delà du minimum légal de 88 sièges. C’est ce qui s’est produit pour la dernière fois en 2019, lorsque la CDU a obtenu un siège direct de plus que sa part de voix. Contrairement aux Länder voisins du Brandebourg et de la Saxe, où le fait de remporter au moins un siège direct permet aux partis d’obtenir des sièges de liste même s’ils n’ont pas atteint le seuil de 5 %, une telle règle (dite Grundmandatsklausel) n’existe pas en Thuringe.

Campagne électorale

Le ministre-président sortant Bodo Ramelow (Linke), dont le parti était arrivé en tête en 2019 ave 31 % des voix, faisait face en 2024 à un contexte bien moins favorable. Avec 50 % d’opinions favorables, sa cote de popularité était encore relativement élevée, mais avait considérablement diminué par rapport à son taux record de 70 % en 2019 (Ehni, 2024). Plus important encore, son parti, la Linke, enregistrait des résultats historiquement faibles à l’échelle nationale, s’établissant sous la barre des 4 % depuis janvier 2024. En Thuringe, le parti semblait susceptible de perdre près de la moitié de son électorat de 2019, n’obtenant que 11 à 20 % des voix dans les sondages préélectoraux 1 . La chute de la Linke dans l’opinion a coïncidé avec la montée en puissance de l’Alliance Sahra-Wagenknecht (BSW), une scission de la Linke fondée par l’ancienne dirigeante du parti Sahra Wagenknecht début 2024 sur une plateforme conservatrice de gauche (Thomeczek, 2024) qui fait écho au positionnement de certains partis postsocialistes d’Europe de l’Est. En Thuringe, où l’ancienne maire d’Eisenach Katja Wolf dirigeait la section régionale de la BSW, la Linke a été constamment talonnée par la BSW dans les sondages à partir de mai 2024. Ainsi, Ramelow s’est trouvé dans une situation paradoxale, étant à la fois beaucoup plus populaire dans une hypothétique élection directe au poste de ministre-président que les autres têtes de liste – Björn Höcke (AfD), Mario Voigt (CDU) et Katja Wolf (BSW) – et le leader du plus faible des quatre grands partis (Sänger et Fiedler, 2024). Sans surprise, la campagne de la Linke s’est concentrée sur le bilan gouvernemental de leur leader. Certaines affiches électorales du parti présentaient la photo de Ramelow avec une légende inhabituelle – « Chrétien. Socialiste. Ministre-président » – mais sans le logo de la Linke (ibid.). La Linke a publié un « programme de gouvernement » complet qui promettait de combiner « humanité, force et justice » (Die Linke, 2024).

Symétriquement, le « programme de gouvernement » de la CDU soulignait la nécessité d’un changement politique pour « remettre la Thuringe en ordre » («Thüringen wieder in Ordnung bringen ») en mettant fortement l’accent sur l’économie, l’éducation, la sécurité et l’immigration (CDU, 2024). L’économie et l’éducation sont des compétences traditionnellement reconnues à la CDU par les électeurs, comme l’ont confirmé les sondages effectués le jour du scrutin (Infratest dimap, 2024). La sécurité et l’immigration, en revanche, sont à la fois des questions centrales du débat fédéral et les principales compétences attribuées à l’AfD en Thuringe. Conformément à la « décision d’incompatibilité» fédérale de son parti, M. Voigt a exclu toute coalition gouvernementale avec l’AfD ou la Linke, tout en laissant ouverte la possibilité d’un accord de coalition avec la BSW (Spiegel, 2024).

Les cinq priorités énumérées par la BSW dans son programme politique soulignent l’idiosyncrasie de la plateforme politique du parti. Son programme met en avant « un engagement sans compromis pour la paix » en Ukraine par l’exigeance d’un cessez-le-feu et de négociations ; « la défense des intérêts des familles et des travailleurs ordinaires » ; la préservation « d’excellentes écoles indépendantes du revenu des parents » ; la prévention de « l’immigration incontrôlée » ; et la promotion de « la liberté d’expression […] contre la culture de l’annulation » après la pandémie de COVID-19 (BSW, 2024, pp. 45). Thèmes de prédilection de Sahra Wagenknecht depuis 2022, la demande d’une « paix » négociée, le rejet de l’aide à l’Ukraine et la dénonciation de la présence d’infrastructures de défense américaines sur le sol allemand constituaient des éléments inhabituels dans une campagne politique régionale, donnant une dimension géopolitique unique au scrutin thuringeois. À l’été 2024, la dirigeante du BSW a averti que son parti ne ferait partie d’aucun gouvernement régional qui ne prendrait pas « une position claire au niveau fédéral pour la diplomatie et contre la préparation à la guerre » (SZ, 2024). S’il devenait membre d’une coalition gouvernementale, le parti espérait tirer parti de son accès au Bundesrat, chambre haute du parlement représentant les 16 États, pour inscrire la « paix » à l’ordre du jour des débats. Toutefois, la manière dont le parti entendait imposer ce point de vue n’est pas apparue clairement au cours de la campagne, étant donné que ses principaux alliés potentiels, la CDU et le SPD, adoptaient une position clairement pro-européenne et pro-ukrainienne sur la scène fédérale. Malgré sa valeur stratégique incertaine au-delà du jour de l’élection, le message du BSW a trouvé des échos dans une fraction significative de l’électorat de Thuringe. Les autres chefs de parti l’ont en partie reconnu, Voigt (Spiegel, 2024b) et Ramelow (Vorreyer, 2024) appelant tous deux à « plus de diplomatie » dans le cadre de leur campagne politique.

Le titre du programme électoral de l’AfD (AfD, 2024), « Tout pour la Thuringe » (« Alles für Thüringen »), faisait directement écho à la devise nazie interdite « Tout pour l’Allemagne » (« Alles für Deutschland ») utilisée par Björn Höcke lors d’un rassemblement public en 2021, utilisation pour laquelle le chef du parti a été condamné à une amende de 16 900 euros par le tribunal régional de Halle en juillet 2024 (LTO, 2024). Au-delà de cette provocation, l’AfD s’est efforcée de normaliser son image de parti de gouvernement potentiel. L’AfD a publié le plus long des programmes politiques de tous les grands partis, dans lequel elle a délibérément évité d’utiliser des mots qui ont suscité une vive réaction de l’opinion publique (« remigration »). M. Höcke a également participé à des débats télévisés avec les autres têtes de liste, un phénomène relativement récent dans l’espace médiatique allemand. Dans le même temps, le parti n’a pas modéré de manière significative ses positions politiques.

Les listes du SPD, des Verts et du FDP étaient conduites par des figures de proue de leurs sections régionales respectives : le vice-ministre-président Georg Meier (SPD), la vice-présidente du Landtag Madeleine Heifling (Verts) et le membre du Landtag Thomas Kemmerich (FDP). Au niveau fédéral, les trois partis étaient membres de la coalition « feu tricolore » dirigée par Olaf Scholz, dont la popularité était au plus bas depuis le milieu de l’année 2023. S’ils ont été la cible directe des attaques de l’AfD, du BSW, de la CDU et de la Linke, les trois partis ont eu du mal à jouer un rôle majeur dans la campagne, le SPD tombant sous la barre des 10 % dans les sondages d’opinion en janvier 2024 et ses deux partenaires de coalition échouant à atteindre le seuil des 5 % 2 . La présence des Verts et du FDP en Thuringe est historiquement faible, tandis que le SPD a obtenu des résultats modestes dans la région depuis 1999, année où Ramelow a mené pour la première fois la campagne régional du PDS 3 .

Résultats

Au soir du scrutin, l’AfD a dépassé les attentes des sondeurs en remportant 32,8 % des voix et 32 sièges. La CDU est arrivée en deuxième position avec 23,6 % et 23 sièges, suivie par la BSW avec 15,8 % et 15 sièges, avec des résultats inférieurs aux sondages. La Linke de Ramelow a plus que divisé par deux son soutien en 2019, obtenant 13,1 % et 12 sièges. Le SPD, les Verts et le FDP ont obtenu à peine plus de 10 % des voix au total, dont 6,1 % pour le SPD – un résultat historiquement faible dans une élection régionale, se traduisant par l’obtention de 6 sièges seulement – et 3,2 % et 1,1 % respectivement pour les Verts et le FDP, qui ont perdu leur représentation parlementaire. Dans un contexte de forte mobilisation à la fois pour et contre l’extrême droite, le taux de participation a atteint un niveau record depuis 1994, à 73,6 % (2019 : 64,9 %).

L’AfD a remporté la majorité relative dans 87 % des municipalités de Thuringe, y compris dans la capitale du Land, Erfurt, ainsi qu’à Gera, troisième ville de la région. La Linke, qui était encore arrivée en tête dans plus d’un tiers des municipalités en 2019, a remporté sa seule municipalité à Iéna, deuxième ville du Land et siège de la plus grande université de Thuringe. La CDU a remporté la majorité relative des voix dans un dixième des municipalités environ, principalement situées dans les deux petites régions catholiques du Nord-Ouest (Eichsfeld) et du Sud-Ouest (Geisa), ainsi que dans la ville de Weimar. Les résultats de l’AfD sont apparus plus faibles dans la plupart des grandes villes que dans les zones rurales, à l’exception notable de la ville de Gera, dans l’est du Land, fréquemment décrite dans les médias comme un « hotspot » de l’extrémisme de droite (Duwe et al., 2024). En revanche, la Linke, le SPD et les Verts ont obtenus de bien meilleurs résultats dans les centres urbains que dans les municipalités rurales. Enfin, dans le district franconien de Hildburghausen, à la frontière avec la Bavière, les Électeurs libres (FW) ont obtenu localement plus de 10 % des voix de liste.

Les sondages réalisés le jour du scrutin confirment la domination de l’AfD dans la plupart des catégories socio-démographiques (Infratest dimap, 2024), à trois exceptions près : dans les grandes villes, la CDU obtient un peu plus de voix (24%) que l’AfD (22%) ; parmi les électeurs âgés de plus de 70 ans, l’AfD n’arrive qu’en troisième position avec 19%, derrière la CDU (31%) et la Linke (20%) ; enfin, la CDU l’emporte également sur l’AfD parmi les travailleurs indépendants (32% contre 30%) et, de même, parmi les personnes ayant fait des études supérieures (25% contre 21%). Si le vote AfD présente un gender gapsignificatif, 38 % des hommes ayant voté pour le parti contre seulement 27 % des femmes, cet écart est beaucoup moins prononcé pour les autres partis et n’empêche pas l’AfD d’occuper la première place parmi les femmes. Les sondages effectués le jour du vote montrent également que l’AfD détient un avantage particulièrement important parmi les primo-votants, avec 38 % contre seulement 17 % pour la Linke, arrivée en deuxième position dans ce groupe ; parmi les non-diplômés (44 %) ; et parmi les électeurs ayant une « mauvaise situation économique » (51 %).

Pour mieux comprendre l’effet des différentes variables démographiques sur le résultat du vote, nous avons effectué une analyse de régression multivariée (moindres carrés pondérés) sur les résultats au niveau municipal, en testant les performances des partis (variables dépendantes) par rapport à la proportion de catholiques, au revenu moyen, à la densité de la population et à la proportion de résidents étrangers (variables indépendantes). Les résultats sont présentés dans la figure b. La part de catholiques dans la population a un effet positif statistiquement significatif sur le vote CDU et un effet négatif de moindre ampleur sur le vote Linke, AfD, SPD et BSW. Conformément aux sondages de sortie des urnes, le revenu a un effet négatif sur le vote AfD et l’abstention, et un effet positif sur le vote CDU, Linke et SPD. La densité de population n’a pas d’effet significatif sur le vote CDU et BSW mais affecte positivement le vote de gauche et négativement le vote AfD et l’abstention. Enfin, la part des résidents étrangers dans la population a un effet négatif faiblement significatif sur le vote AfD (p = 0,026), aucun effet sur les votes CDU et BSW, un effet positif modéré sur le vote de gauche et un effet négatif sur l’abstention. En raison du degré élevé de corrélation entre les revenus, les prestations de sécurité sociale, les niveaux d’éducation et les niveaux d’urbanisation, des résultats similaires peuvent être obtenus en remplaçant les revenus par la proportion d’électeurs ayant suivi des études supérieures, le degré d’urbanisation ou l’inverse de la proportion de bénéficiaires de prestations de sécurité sociale. Le revenu présente également une corrélation négative avec la proportion de demandeurs d’asile dans la population. Il est donc difficile de mener une analyse différentielle des effets du revenu et de la présence de demandeurs d’asile à ce niveau. Les quatre variables expliquent plus de 60% de la variance du vote Linke, AfD et SPD et environ 50% de la variance du vote CDU. Avec un facteur d’inflation de la variance (VIF) de 1,2-2,6, les coefficients sont interprétables.

Figure b – Résultats de l’analyse de régression (N=467, pondérés par le nombre d’électeurs inscrits).


LinkeAfDCDUSPDBSWNon-voteb
Catholiques-0,0002 *-0,0007 *0,0016 *-0,0001 *-0,0005 *0,0001
Revenu0,0027 *-0,0045 *0,0023 *0,0021 *0,0006-0,0072 *
Densitéa5,309 *-9,790 *-0,54123,214 *-0,0229-3,726 *
Résidents étrangers0,0021 *-0,0012 *0,00000,0016 *0,0007-0,0037 *
Intercept-0,01820,4035 *0,0817 *-0,0396 *0,0895 *0,5605 *
0,6510,6460,4880,6660,1620,168
Figure b · Résultats de l’analyse de régression (N=467, pondérés par le nombre d’électeurs inscrits)
* Significatif au niveau p < 0,05. Les municipalités qui ont subi des changements territoriaux depuis 2020 sont absentes car les données sur les revenus ne sont disponibles que pour 2020. Sources : recensement allemand de 2021, statistiques sur les revenus de 2020, Office statistique régional de Thuringe.
a Coefficient multiplié par 10-5.
b Abstentions et votes invalides.

Lorsque l’on examine les résidus de l’analyse multivariée (c’est-à-dire la différence entre le résultat prédit du parti dans une municipalité en fonction de la démographie de la municipalité et son résultat réel), quelques municipalités se distinguent. Ainsi, la Linke et les Verts surperforment à Iéna (+1,9 pp et +2,3 pp respectivement) tandis que l’AfD surperforme à Gera (+3,2 pp).

Dans l’ensemble, l’AfD semble être le vainqueur sans équivoque de l’élection régionale de 2024, l’emportant dans la plupart des données démographiques, à l’exception des personnes les plus éduquées et les plus âgées. L’AfD, parti d’extrême droite, peut désormais se positionner comme le « Volkspartei » (« parti de masse ») dominant dans la politique thuringienne en revendiquant un électorat qui dépasse les clivages religieux, de classe et territoriaux, alors que les autres partis semblent de plus en plus dépendants de leur base électorale. La BSW a réussi à entrer au parlement régional et à capter une part importante de l’ancien électorat de la Linke. La CDU, tout en réalisant de légers gains (+1,9 pp par rapport à 2019), a perdu des électeurs au profit des deux partis populistes. La CDU et le SPD concentrent les suffrages d’un centre en perte de vitesse, dont les seuls bastions restants sont situés dans deux petites régions catholiques et dans les villes. La Linke et les Verts restent relativement forts dans les environnements plus urbains, en particulier à Iéna, mais perdent beaucoup de terrain par rapport aux mandats précédents. Enfin, avec un peu plus de 10 % des voix et 6 sièges sur 88, les partis de la coalition fédérale sortante subissent une très lourde défaite.

Formation du gouvernement

Le nouveau Landtag de Thuringe a tenu sa session constitutive les 26 et 28 septembre. Le premier jour des débats s’est avéré chaotique après que le député de l’AfD Jürgen Treutler, qui présidait la session en tant que doyen d’âge, a rejeté à plusieurs reprises les demandes de la CDU d’autoriser un vote sur la modification du règlement intérieur du Landtag. La CDU et la BSW cherchaient à modifier le règlement intérieur afin d’autoriser explicitement les groupes parlementaires autres que le plus important au parlement (c’est-à-dire l’AfD) à proposer des candidats à la présidence du Landtag. Face au refus de Treutler, la CDU a demandé à la cour constitutionnelle de l’État de se prononcer sur la question (MDR, 2024). Le lendemain, la Cour constitutionnelle a accédé à la demande de la CDU et le Landtag s’est de nouveau réuni le 28 septembre. Après avoir modifié le règlement intérieur, le parlement a finalement élu Thadäus König (CDU) à la présidence du Landtag contre Wiebke Muhsal (AfD) par 55 voix contre 32 et une abstention. Lors de l’élection ultérieure des trois vice-présidents du Landtag, le parlement a également rejeté la candidature de Muhsal par 41 voix et 15 abstentions, élisant à sa place un membre de la BSW, un membre du SPD et un membre de la Linke en tant que vice-présidents. Cette décision est conforme à la pratique classique du « cordon sanitaire » (Brandmauer) dans la politique allemande, selon laquelle les partis centristes et de gauche ne soutiennent jamais les députés d’extrême droite lorsqu’ils se présentent à un poste électif.

Le processus de formation du gouvernement a été plus long que d’habitude. La CDU ayant exclu toute coopération avec la Linke et tous les partis ayant refusé de former une coalition avec l’AfD, l’issue la plus favorable était une coalition minoritaire tripartite composée de la CDU, de la BSW et du SPD. Les trois partis détiennent seulement 44 des 88 sièges au Landtag, ce qui les prive d’une majorité pour une voix. Les négociations sur le nouveau modèle de coalition, surnommé « coalition mûre » par le politologue Karl-Rudolf Korte en référence aux couleurs des trois partis (noir, violet et rouge), ont été ralenties par l’ingérence de Sahra Wagenknecht et les conflits internes au sein de la BSW. Après un premier accord entre les partis régionaux à la mi-octobre, la direction fédérale de la BSW a critiqué ce qu’elle a qualifié d’engagement trop peu clair en faveur de la paix dans l’accord préparatoire, craignant que le futur Landtag n’approuve un éventuel déploiement de missiles américains dans la région (MDR 2024b). La section régionale du parti a finalement approuvé l’ouverture de négociations formelles de coalition au début du mois de novembre. Un mois plus tard, les sections de la CDU, du BSW et du SPD ont toutes voté en faveur du nouvel accord de coalition, intitulé « Le courage de la responsabilité. Faire avancer la Thuringe » (MDR, 2024c, 2024d, 2024e ; Accord de coalition, 2024). Le document indique dans son préambule que « la CDU et le SPD se reconnaissent dans la tradition de la Westbindunget de l’Ostpolitik. La BSW défend une politique de paix sans compromis ». Il fixe six priorités qui définissent une orientation globale qu’on peut positionner au centre ou au centre-droit : garantir l’éducation en réduisant les suppressions de classes dans les écoles ; améliorer la disponibilité locale des soins de santé ; réduire la bureaucratie et créer un fonds d’innovation régional ; organiser la migration ; numériser l’État ; et réformer les relations entre l’État et les municipalités dans le sens d’une plus grande autonomie communale.

Perspectives

Trois élections régionales ont eu lieu dans l’Est de l’Allemagne en septembre 2024 : en Thuringe, en Saxe et dans le Brandebourg. Lors de ces trois élections, les partis de la coalition fédérale « feu tricolore » ont subi des pertes, bien qu’avec des résultats différents (dans le Brandebourg, le SPD est resté le plus grand parti). En particulier, les Verts ont perdu leur représentation parlementaire dans deux des trois régions, ne parvenant à franchir le seuil des 5 % qu’en Saxe. Le FDP, dont le candidat principal en Thuringe, Kemmerich, avait évolué à la marge de son parti depuis la crise gouvernementale de 2020, a perdu les seuls sièges qu’il détenait en Thuringe. Ces résultats négatifs ont probablement contribué à fragiliser davantage la coalition fédérale qui s’est finalement effondrée deux mois plus tard, entraînant la tenue d’élections anticipées à la fin du mois de février.

Entre septembre 2024 et février 2025, la Linke a considérablement amélioré sa performance dans les sondages fédéraux, tandis que la BSW semblait en perte de vitesse. Lors des élections fédérales du 21 février, les électeurs de Thuringe ont placé l’AfD en tête avec 38,6 % des secondes voix, tandis que seulement 36 % des électeurs soutenaient l’un des partis de la coalition régionale « mûre », soit moins que la part de voix de l’AfD à elle seule. En Thuringe, le renforcement de l’AfD et l’affaiblissement simultané de la BSW signifient que la nouvelle coalition centriste va devoir faire face à un adversaire d’extrême droite encore plus fort dans le cycle électoral actuel, tout en étant contraint de s’appuyer sur le soutien conditionnel de la Linke sur son flanc gauche. Dans le même temps, l’AfD se rapproche de la barre des 45-46 % généralement nécessaire pour obtenir la majorité absolue au parlement. En mars 2024, le scénario d’une majorité AfD dans le prochain Landtag est devenu une hypothèse sérieuse et la formation continue de cabinets minoritaires de centre-droit ou de centre-gauche tolérés par la Linke ou la CDU, la seule alternative viable.

Les élections régionales de 2024 en Thuringe ont également eu une dimension européenne inhabituelle, la BSW (et l’AfD) appelant à un cessez-le-feu rapide plutôt qu’à un soutien à l’Ukraine et la direction fédérale de la BSW insistant sur un « engagement en faveur de la paix » et rejetant le déploiement de systèmes de missiles américains. Sur ces questions, la BSW et l’AfD semblent adopter des positions proches de certains de leurs homologues d’Europe centrale et orientale (par exemple, le Fidesz hongrois ou le Smer-SD slovaque) avec lesquels ils partagent à la fois des revendications populistes et, en particulier pour la BSW, une relation ambivalente avec la Russie, en partie ancrée dans son passé socialiste. En fin de compte, cependant, la capacité du BSW à imposer son programme géopolitique s’est avérée plutôt limitée : les partenaires de la coalition ont simplement reconnu leurs divergences de vues dans le préambule de l’accord de coalition. Bien que les questions de politique étrangère aient été présentes dans la campagne, elles n’ont probablement joué qu’un rôle mineur dans le résultat : seuls 17 % des électeurs de la BSW et 5 % de l’ensemble des électeurs ont cité la guerre entre l’Ukraine et la Russie comme principale motivation de leur vote. Si le clivage Est-Ouest au sein du système partisan thuringien est devenu plus important, il a en définitive été moins influent que les clivages sur des questions telles que l’immigration, l’économie ou la sécurité intérieure, ou que les effets des dynamiques fédérales sur la scène politique régionale.

Les données

Bibliographie

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Notes

  1. Données de sondage de wahlrecht.de (Umfragen Thüringen, Sonntagsfrage Bundestagswahl).
  2. Données de sondage de wahlrecht.de (Umfragen Thüringen).
  3. Le Parti du socialisme démocratique (PDS) était le successeur légal du Parti de l’unité socialiste d’Allemagne (SED) de la RDA. Il a fusionné avec la Linke en 2007.
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François Hublet, Elections régionales en Thuringe, 1er septembre 2024, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2025,

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