Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Histoire du Futur
Issue #4
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Issue #4

Auteurs

Kersten Geers , David Van Severen

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Charleroi, Belgique, la ville de Wallonie où la plus grande usine de fabrication de satellites d’Europe devrait ouvrir ses portes en 2025, se trouve sur la rivière Sambre, à 30 km à l’est de la frontière française. Elle fait partie de ce que l’on appelle le Pays Noir pour ses réserves de charbon, les bas-fonds de l’industrie belge, la terre des travailleurs qui alimentait autrefois l’économie nationale et qui a connu des difficultés lorsque la production fut délocalisée et que la transition énergétique prit place, avec la fermeture de la dernière centrale électrique au charbon en 2016. Ce qui ressemble aujourd’hui à un paysage pastoral vallonné entrecoupé de routes, de voies ferrées et de canaux est en fait un espace entièrement façonné par l’homme, le résultat d’efforts acharnés pour extraire des roches et des minéraux des couches profondes de l’écorce terrestre. C’est dans cette partie particulière de l’Europe, qui englobe la vallée de la Ruhr en Allemagne, Aix-la-Chapelle, Liège et Charleroi en Belgique, le bassin du Nord-Pas de Calais dans le nord de la France, jusqu’aux West Midlands anglais, qu’il y a quelque 300 millions d’années, pendant la période dite du Carbonifère, les vestiges des forêts marécageuses tropicales de plaine ont été inondés par la mer, et les sédiments marins, la pression et la chaleur se sont accumulés pendant des millions d’années pour transformer la matière organique en charbon. Il s’agit d’une roche sédimentaire noire combustible, à forte teneur en carbone, qui brûle plus efficacement et produit plus de chaleur que le bois. Ce seul fait géologique a été au centre du récit qui a façonné l’avenir de Charleroi.

L’avenir a commencé avec l’invention de technologies qui utilisaient le charbon comme combustible, à commencer par la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle. Vers la moitié du XIXe siècle, la Belgique était, après la Grande-Bretagne, le pays le plus intensivement industrialisé du monde. Les charbonnages, les hauts fourneaux et les aciéries se sont multipliés dans toute la Wallonie, et la synergie parfaite entre les réserves naturelles de matières premières, le réseau de transport, la technologie et la demande du marché a permis à l’industrie lourde de prospérer à un rythme qui semblait toujours plus rapide. L’avenir a pris fin lorsque les mines sont devenues plus profondes et le charbon plus cher à extraire, lorsque de nouveaux centres de production de charbon et d’acier ont émergé sur le marché mondial, lorsque le pétrole, le gaz et l’énergie nucléaire sont devenus les principales sources d’énergie et lorsque la technologie, autrefois pionnière, est devenue obsolète. La profonde transformation, non seulement du secteur industriel, mais aussi de l’ensemble de la communauté, a commencé au début des années 1950, lorsque les exploitations minières non rentables du nouveau marché commun de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA, prédécesseur de l’Union européenne) ont fermé l’une après l’autre. La dernière mine en activité en Wallonie a été fermée en 1984, laissant plus d’un millier de personnes sans emploi. Il en est résulté un enchevêtrement avec l’histoire de ce qui devait être l’avenir. Charleroi est devenue une ville au milieu de ce que l’on a appelé un paysage post-industriel, un état qui suggère un après, un post-scriptum au récit.

L’économie mondiale, de plus en plus abstraite, a engendré la dissolution des marchés établis ainsi que la dématérialisation et l’externalisation de la production, et la désindustrialisation et la reconversion des anciens sites industriels ont fait partie de ce processus plus large. Au centre de ce mouvement, au milieu d’une dystopie virtuelle marquée par la pollution, les friches, le déclin économique et la lutte sociale, se cachait une communauté aux liens profonds et une identité collective. Des générations de mineurs et de personnes employées dans des secteurs liés à l’industrie formaient une classe ouvrière internationale, partageant une lutte commune pour la justice sociale et les droits des travailleurs. 

Si Charleroi a perdu son image de marque, la ville possède toujours une civitas et une polis, c’est-à-dire une association sociale de citoyens et une communauté politique. Cette condition de base d’une ville va s’avérer critique pour la transition urbaine et économique à partir des années 1990. S’opposant à une reconversion rapide qui effacerait tout ce qui pourrait décourager les nouveaux investissements et les multinationales, des protestations se sont élevées dans toute la région pour préserver le patrimoine industriel. Stimulée par l’activisme local et le soutien universitaire, l’archéologie industrielle a prospéré en tant que nouvelle forme de recherche historique, et plusieurs anciennes mines de charbon en Wallonie ont depuis été protégées par l’UNESCO en tant que sites du patrimoine mondial. La question de savoir comment conceptualiser l’espace historique, maintenir la mémoire collective de la ville et en même temps promouvoir la transformation et le développement de Charleroi, a dû prendre en compte sa morphologie urbaine spécifique. 

Les premières industries manufacturières de la fin du XVIIIe siècle reposaient généralement sur la proximité de ressources (comme les puits de mine ou l’énergie hydraulique) et étaient donc dispersées de manière aléatoire dans les zones essentiellement rurales, créant un hybride de paysages ruraux et industriels. En l’absence d’un véritable centre, elles se sont développées comme un vaste étalement à l’échelle territoriale. Au cours des décennies qui ont suivi, avec le développement des réseaux de transport, la plupart des industries ont évolué vers un environnement urbain. Compte tenu de la forte demande de main-d’œuvre, la population agraire, ainsi que les immigrants, ont afflué vers les nouveaux centres industriels, et le prolétariat mythique est apparu comme une nouvelle classe sociale. Un changement de paradigme dans les modes de vie et de travail a nécessité de nouveaux types de logements et d’infrastructures publiques. Afin d’alléger la pression exercée par les villes surpeuplées, des communautés autonomes « types » pour les travailleurs, appelées « villages industriels » ou « cités ouvrières », ont été développées sous forme d’îlots à proximité des lieux de travail. Ces lotissements collectifs suburbains et périurbains annonçaient ce qui allait devenir la grande entreprise de l’architecture moderne : une population nombreuse, et par extension, des logements, et la dissolution de la ville. Charleroi est en ce sens un exemple extrême de modernisme pleinement réalisé, un laboratoire de ce que pourrait être un avenir alternatif. 

D’un bourg médiéval centralisé et d’une forteresse du XVIIe siècle qui dominait le paysage à une agglomération urbaine dispersée, Charleroi a développé une relation ambiguë avec son arrière-pays, son échelle territoriale s’étendant après la fusion avec quatorze communes environnantes en 1977. Aujourd’hui, Charleroi Métropole s’étend sur deux mille kilomètres carrés, ses trente arrondissements abritant environ six cent mille personnes. La ville a une faible densité, plus de la moitié de son territoire étant constitué de terrains non bâtis. Sa morphologie polycentrique comprend des zones urbaines et suburbaines, des terrains ruraux et des friches industrielles. C’est une vitrine de tout ce qu’une ville peut être, un champ uniformément couvert où se mêlent logements, usines, fermes, bâtiments municipaux, terrils, autoroutes avec une série de viaducs et de tunnels, pour ne former qu’une seule et même scène. 

Avec la disparition des mines de charbon et le déclin de l’industrie lourde, la ville s’est tournée vers les industries dites de recherche et développement, dans des domaines tels que la biotechnologie, la logistique, l’optique, l’espace et la technologie numérique. Contrairement aux anciennes usines qui dépendaient des ressources naturelles et autour desquelles l’urbanisation était largement organisée, les nouvelles industries de haute technologie sont généralement complètement détachées de leur environnement – elles peuvent être installées n’importe où. Elles ne constituent pas non plus une nuisance polluante à mettre à l’écart de la ville (après tout, la ville est désormais omniprésente). L’époque de la ville fonctionnelle du CMEI est révolue. Les usines, les centres de recherche, les centres logistiques — en un mot, les Big Box — ne font pas seulement partie de la ville, ils sont devenus les nouveaux signifiants de l’architecture civique.

La ville post-industrielle est une parabole de l’entrelacement de la biosphère et de la techno-sphère dans l’Anthropocène. Tout développement doit tenir compte de cette relation, étant donné que la gestion durable dépend de l’existence de ces deux domaines. C’est précisément la raison pour laquelle la ville de Charleroi développe une double stratégie : un plan d’intensification urbaine et un plan d’intensification paysagère. Contrairement à Berlin, qui était trop importante politiquement pour échapper à une reconstruction conservatrice, Charleroi est l’endroit improbable où « un archipel vert » peut réellement être réalisé. La théorie d’Ungers sur la métropole européenne est une réalité dans la ville où la révolution industrielle a effectivement commencé sur le continent : c’est un lieu où le projet moderne a été comprimé de manière si spectaculaire que nous pouvons observer sa simulation en accéléré, son histoire et son histoire future. Alors que l’urbanisation durable est devenue une urgence alarmante face à la crise climatique mondiale, Charleroi, qui est passée d’une ville noire à une ville verte, peut à nouveau servir de modèle pour l’avenir. 

Une des communes qui a fusionné avec la ville de Charleroi, et qui fait maintenant partie de la stratégie de la ville pour redéfinir sa structure territoriale par une densification pointue, est Marcinelle. Cette commune est un condensé par excellence de toute la fiction de la ville : elle s’est développée autour de la mine de charbon du Bois du Cazier, qui fut aussi le lieu du plus grand accident minier de Wallonie où 262 mineurs, pour la plupart des immigrés italiens, perdirent la vie en 1956. La mine de charbon a été fermée en 1967, classée monument national en 1990 et ouverte comme musée en 2002. Marcinelle comprend une zone industrielle au sud de la Sambre – les filiales des sidérurgistes internationaux Industeel, Thy-Marcinelle et Alstom sont toutes présentes dans la région – et une zone résidentielle, séparées par des îlots de verdure. 

Entre les deux, parmi les sites industriels en perte de vitesse, se trouve l’ancien site des Ateliers de Construction Électrique de Charleroi (ACEC), le célèbre fabricant belge de produits électromécaniques, qui a fermé ses portes en 1992 après plus de cent ans d’existence. À son apogée, au milieu des années soixante, l’entreprise employait quelque vingt-deux mille personnes dans plusieurs sites de production répartis dans toute la Belgique. Sur le site de Marcinelle, il reste aujourd’hui un bâtiment ACEC 38 de 13 000 mètres carrés, désormais occupé par la police judiciaire fédérale de Charleroi, et un siège administratif ACEC de quatre étages construit en 1971. L’immeuble de bureaux de 5 000 mètres carrés, aujourd’hui disparu, présente une façade vitrée enveloppée de profilés en acier, une glorification symbolique du matériau emblématique de la ville. 

Il s’agit du site de la future « méga-usine » dont la production devrait commencer dans deux ans, présentée comme la plus grande usine de fabrication d’engins spatiaux en Europe, suffisamment grande pour produire 500 satellites par an, un investissement de capital-risque de quarante millions d’euros et une réussite de la renaissance économique de Charleroi. Il s’agira de la deuxième usine de la société belge Aerospacelab, spécialisée dans les plates-formes satellitaires et l’intelligence géospatiale.

L’esprit d’entreprise de la nouvelle économie spatiale reflète celui des inventeurs et des ingénieurs de la révolution industrielle, comme Julien Dulait, le fondateur d’ACEC. Le lieu d’implantation de cette startup est donc étrangement approprié. À quoi doit ressembler cette usine, comment peut-elle rendre hommage à l’histoire de ce lieu et être à la hauteur de son avenir ? Et enfin, comment s’aligner sur l’ambition du développement de la ville ? L’usine est une grande boîte de 16 000 mètres carrés, dont la principale caractéristique est un espace de production et d’assemblage de 6 000 mètres carrés, appelé « salle blanche », entouré de 3 000 mètres carrés de laboratoires. Mais c’est aussi un bâtiment civique, dont la présence audacieuse domine le paysage urbain, à l’image des anciens bunkers à charbon et des têtes de mines, et dont la façade métallique rend hommage à l’industrie qui a fait la ville. L’étage supérieur est réservé aux bureaux et aux installations communes, offrant aux employés un espace de travail exceptionnel et digne. Le jardin accessible sur le toit est relié par une passerelle piétonne à l’ancien siège administratif de l’ACEC. Étant donné que le bâtiment de l’ACEC n’est pas conforme aux politiques de construction contemporaines et qu’il ne peut être réutilisé comme espace de bureau, il sera transformé en parking. Il est de la responsabilité des architectes — et de la communauté au sens large — de prendre en compte l’impact environnemental de toute campagne de construction. 

La décision de sauver le bâtiment de l’ACEC ne signifiait pas seulement une solution plus durable, mais aussi une préoccupation plus profonde pour le cadre de vie et le patrimoine culturel, ainsi que pour la logique de conception. Ce bâtiment a été conçu dans la logique moderniste du plan ouvert qui permet une transformation facile, et la transformation d’un immeuble de bureaux en parking n’est rien d’autre qu’une application extrême de ce principe. Enfin, il s’agissait de libérer le site des voitures et de faire place à des places publiques et à des espaces verts autour de l’usine. La méga-usine Aerospacelab est un exemple de l’intégration de l’architecture dans un effort plus large de réalisation d’une vision. 

Dans le cadre de la diversification de son économie et de la densification de son territoire, la ville prévoit une myriade d’autres projets : des campus universitaires, un parc à vocation commerciale, un centre commercial et, surtout, des logements, avec un objectif de quatre cents nouveaux logements pour les trente prochaines années. Mais cela ne peut être seulement le résultat d’une gestion spéculative à l’heure des restructurations industrielles. Depuis trop longtemps, Charleroi se développe et se détruit au mépris des citoyens et des conséquences environnementales de sa transformation. Après avoir fait l’expérience du résultat amer de ces actions, le moment semble venu d’emprunter une autre voie. Pour une planification à long terme, pour la nature, et pour la culture. L’avenir se dessine trop tôt.

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Kersten Geers, David Van Severen, Histoire du Futur, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 106-108.

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