Le grand paysage en projet : Euralens Centralité, Chaîne des parcs et La Lisière de Saclay
Michel Desvignes
Architecte paysagiste, enseignant à Harvard Graduate School of DesignIssue
Issue #4Auteurs
Michel DesvignesPublié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure
Le croissant fossile
Le paysage est souvent abordé du seul point de vue de sa protection. Sa transformation est alors parfois considérée comme suspecte. Typiquement, lorsque les architectes paysagistes invoquent la « terre » ou la « géographie », on pense géographie naturelle alors qu’il s’agit surtout de géographie humaine. Notre territoire est largement structuré par l’activité, les pratiques et les relations humaines.
La distinction entre phénomènes naturels et artificiels permet justement d’envisager de nouvelles transformations. L’enjeu n’est pas d’embellir un héritage difficile, mais de tirer profit de la particularité des configurations rencontrées pour répondre aux enjeux contemporains.
La reconversion d’emprises industrielles léguées par le XXème siècle, la requalification des lisières agricoles et péri-urbaines engagent depuis quelques décennies d’importantes mutations où s’invente l’espace public de demain. De nouveaux enjeux s’annoncent déjà : les abords de nos villes vont se trouver confrontés au déclin des zones commerciales.
Le renouveau de la profession, initié par Michel Corajoud dans les années 1970, répondait à la nécessité et même à l’urgence de quitter le statut de « jardinier » au service des architectes et ingénieurs auquel l’après-guerre avait relégué les paysagistes. Il s’agissait de redevenir acteur de la recomposition et du développement du territoire, des villes et des espaces publics. Quelques décennies plus tard, on mesure la pertinence de cette prise de position, puisque des paysagistes sont désormais mandataires d’équipes pluridisciplinaires.
Aujourd’hui, les maîtres d’ouvrages semblent à nouveau estimer que le paysage peut être un élément de cohérence déterminant pour les études de territoire et d’espace public, et cette conviction trouve de plus en plus d’écho auprès des collectivités et des politiques soucieux, à travers la métropolisation, de produire des visions territoriales à long terme. Elle se retrouve aussi parfois dans des projets d’aménagement opérationnels à plus petite échelle.
Ces progrès inespérés et considérables restent toutefois fragiles, et bien modestes comparés aux aménagements conçus et amorcés au XIXème. Bien évidemment, les situations contemporaines diffèrent de celles du XIXème siècle. Les zones industrielles se sont développées, beaucoup ont muté. Les villes ont continué de s’étaler, alors que le XXème siècle n’a pas construit les espaces publics à l’échelle de ces évolutions. Les enjeux actuels concernent des projets de transformation. Il est donc crucial de recomposer des structures territoriales ou urbaines existantes, d’en changer l’affectation, de les embellir pour constituer des continuités nouvelles, et les espaces publics manquants.
Notre implication comme mandataire sur des projets de recomposition territoriale à très grande échelle nous a engagés à réinterroger le système de parcs tel qu’il a été mis en place par Frederick Law Olmsted (1822-1903) au XIXème siècle aux États-Unis. Nous avons découvert l’intérêt stratégique de cet immense héritage, comme le « collier d’émeraude » de Boston. Autant de parcs qui ont produit la structure urbaine de la ville.
Deux projets emblématiques de transformation du grand territoire menés par notre agence illustrent cette démarche : Euralens Centralité et Chaîne des parcs et la lisière de Saclay. La démarche de ce paysagiste américain, avec son ancrage géographique, s’est avérée être un formidable guide pour un urbanisme d’aujourd’hui.
Le système de parcs de Frederick Law Olmsted : ancrage géographique et structuration de l’urbain
Frederik Law Olmsted confère à l’architecte du paysage un rôle et une responsabilité qui le distinguent du jardinier. La création de paysages généreux, offrant des espaces communs accessibles à tous les citoyens, répond à cette nécessité. Tout au long de sa carrière, il développera des modèles destinés à contrebalancer le poids de la vie urbaine. À ce titre, il accorde aux parcs naturalistes en milieu urbain un sens spécifique : proposer aux visiteurs une immersion dans un paysage naturel, libre de toute distraction qui ferait obstacle à l’expérience réparatrice.
Olmsted était aussi écrivain, proche des philosophes transcendentalistes Thoreau et Emerson. Ses paysages se distinguent par une écriture singulière, les matériaux utilisés ne sont en aucun cas ceux des jardins pittoresques, ni même des jardins paysagers produits à la même époque en Europe. Il travaillait avec des bois, des marais, des prés, des étendues d’eau, matériaux élémentaires inscrits profondément dans la géographie et la nature. L’œuvre de cet architecte paysagiste témoigne de cette recherche de cohérence où l’ensemble prévaut sur l’élément particulier ou le décor. Cette écriture élémentaire, au sens des éléments, nous semble tout à fait actuelle et singulièrement pertinente au regard de la conscience que nous avons de ce que peut être la nature et sa place dans l’espace public.
Son système de parcs est fondé sur un repérage rigoureux des structures géographiques : une rivière à Boston, des anciens talwegs devenus des égouts à ciel ouvert à Washington. Si cet ensemble de parcs forme un tout cohérent et intelligible, c’est parce qu’il s’appuie à très grande échelle sur une géographie naturelle, tout en intégrant les éléments d’infrastructure et de viabilisation. Dans la ville, cette géographie est complétée, transposée par des éléments artificiels. Ces derniers sont mineurs à l’échelle géographique – qui conserve sa cohérence – mais ils sont immenses et structurants à l’échelle des nouveaux quartiers d’une ville.
À Minneapolis, le système de parcs relie le fleuve Mississippi à l’ensemble des lacs du Minnesota, grâce à des éléments plus artificiels. Le tout apparaît comme une géographie naturelle qui se développe sur une dizaine de kilomètres. On observe ainsi soixante kilomètres de façades urbaines sur un système de parcs qui constitue le véritable monument de la ville. De même, le plan d’Olmsted pour le système de parcs de Boston couvre un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres. La puissance de travail de ce paysagiste, dans l’implantation de cette nature qui structure la ville, s’applique à une échelle qui nous est complètement étrangère. Il est stimulant de bien regarder les dimensions de ses aménagements.
Les paysages structurels proposés par Olmsted font « système » dans la mesure où leurs composants se coordonnent, s’articulent à travers les différentes échelles d’intervention, allant de la gestion du grand territoire à la définition d’espaces publics majeurs ou secondaires.
Ces emboîtements d’échelle d’interventions, et leur mise en œuvre progressive témoignent de l’extraordinaire plasticité de ces systèmes de parcs. Que ce soit à New York, Boston ou Washington, des continuités de bassins, promenades, parcs et parkways se sont développés sur une cinquantaine d’années et composent aujourd’hui encore l’armature de ces villes. L’une des grandes singularités de ces systèmes historiques est la manière dont ils se superposent à la géographie existante, dont ils la transforment et la prolongent. Cette amplification de la géographie est étroitement liée à la gestion des eaux, des routes, des mouvements de sol. Elle apparaît, dès son élaboration, comme un mode de viabilisation organisant la métropole à venir.
On ne peut qu’être frappé par la façon dont ces paysages ont permis d’intégrer progressivement les bouleversements de la ville industrielle en expansion, l’évolution des mobilités et des modes de vie. Aujourd’hui, on mesure l’opportunité que constituent ces structures paysagères et l’on s’en inspire à nouveau.
Elles offrent un modèle opérant pour structurer les périphéries, les délaissés urbains. Leur typologie est transposable, à rebours, pour constituer la structure manquante aux étalements urbains contemporains. Les vestiges de la géographie, les faisceaux d’infrastructures et les sites industriels sont les lieux possibles de cette reconquête.
Euralens Centralité et Chaîne des parcs, bassin minier, France, 2010
Notre démarche paysagère menée sur les territoires des bassins miniers français et belges s’est inspirée de cette vision. Les friches d’anciennes exploitations minières, de terrils et de cavaliers, ont été transformées en autant de « lieux » et de « liens » pour former de vastes chaînes de parcs structurant les villes existantes comme leur développement dans le cadre d’une recomposition.
L’objectif affiché de l’opération Euralens était de profiter de l’arrivée d’une antenne du musée du Louvre et d’une gare de TGV pour redynamiser le territoire de l’ancien bassin minier. Il était demandé de créer à partir de trois communes — Lens, Liévin, Loos-en-Gohelle — une « centralité » pour cette zone géographique de 400 000 habitants. Ce projet prolongeait celui entamé depuis la cessation d’activité des mines, quarante ans plus tôt. Beaucoup de sites avaient été renaturés et transformés en lieux de loisirs. Mais ces interventions ponctuelles formaient une collection peu lisible. Nous avons été chargés au titre de paysagistes mandataires, avec Christian de Portzampac comme urbaniste, d’imaginer le redéploiement de ce territoire. Nous avons revendiqué la place centrale donnée au paysage comme moyen d’activer ces grandes transformations, de préfigurer, d’initier à court terme de nouvelles pratiques et logiques d’habitation.
Les dernières fosses en activité, du 9-9 bis de Oignies, ferment en décembre 1990. Les sites délaissés sont pour la plupart regagnés par une végétation pionnière. Ces milliers d’hectares de nature évoluent alors à l’écart de la ville. L’urbanisation se poursuit quant à elle par le comblement des espaces interstitiels, parfois agricoles, entre les centralités existantes. L’expansion de lotissements peu denses et diffus engendre de fortes pressions foncières sur les « vides ». Cette tendance au remplissage conduit à une forme de saturation de ces espaces et à la banalisation du tissu.
La première transformation a d’abord consisté en un changement de regard porté sur ces espaces et ces terres déplacées. L’échelle et la nature même de ces territoires appellent davantage une démarche de « révélation » plutôt que de « composition », ainsi que le développement d’une écriture paysagère aussi généreuse qu’« élémentaire ». Les grandes terres déplacées issues de l’exploitation minière triomphante, bien au-delà de l’idée générique et imprécise de la « friche », constituent aujourd’hui de véritables topographies, un nouvel horizon symbolique et physique, et le support concret d’une très grande richesse écologique.
Au début du XXIème siècle, ce territoire modelé par les concessions minières peut être vu comme un archipel. Des exploitations à l’abandon depuis des décennies, ont laissé un réseau de vides, correspondants souvent à d’anciens réseaux de transport de matériaux. Il aurait été plus simple — et certains urbanistes l’avaient amorcé — de remplir ces vides par du bâti. Nous avons préféré les considérer comme un possible maillage de liens et de promenades, qu’il suffisait de révéler. Ces métamorphoses, pour devenir tangibles, nécessitaient un travail de recomposition, de hiérarchisation. L’aménagement d’un territoire ne peut s’étendre ou se contracter homothétiquement. Réaliser un espace public ou un projet urbain à l’échelle d’un quartier diffère de l’intervention sur une agglomération, et qui plus est de celle sur un vaste territoire. Les cohérences physiques recherchées sont spécifiques à chaque échelle d’intervention, et des articulations sont nécessaires à leur continuité.
Une attention portée à la nature complexe du paysage du bassin minier et à sa géographie particulière est au centre de la transformation de ce territoire. Les cavaliers de mine en déshérence (digues et talus en réseau, construits pour que les wagonnets chargés de matériaux puissent circuler et franchir les routes sur des ponts), tout comme les terrils nous apparaissent comme autant de parcs en puissance tant le végétal, spontané ou cultivé, y est présent. Ils deviennent un faisceau de liens et de promenades qu’il faut révéler, renforcer et compléter pour qu’il puisse faire système, accrochant au passage les parcs publics existants, les équipements en place et ceux qui pourraient s’y ajouter. Infrastructures et sites industriels en déshérence composent un néo-système de parcs : une série de lieux et de liens connectés qui valorisent le cadre de vie et initient de nouvelles pratiques et de nouveaux modes de déplacement, notamment en privilégiant les liaisons douces.
Ce déploiement intégrateur s’immisce jusque dans les replis du territoire et se prolonge vers les cités, dans l’émiettement de leurs jardins et le long de leurs sentes, puis son principe est extrapolé à la totalité de l’ancien bassin minier. Une nouvelle centralité s’offre à l’échelle des trois communes. Cette figure paysagère structurante se rattache aux parcs, espaces publics et équipements existants, et sert de support à la densification des cités minières. La Chaîne des Parcs n’est pas « simplement » un parcours « vert » à mettre en vis-à-vis d’un projet urbain. Il est un des éléments clé d’un projet global de territoire.
Notre lecture revisitée de la géographie minière s’est ainsi attachée à valoriser les vides caractéristiques du territoire, et à en faire le support de son processus de transformation. Cette vision s’est traduite par une structure singulière : un archipel solidaire et hiérarchisé relié par un maillage paysager fondateur. Cet « Archipel vert » présente aujourd’hui une sorte d’évidence, une unité de sens qui l’a rendu immédiatement appropriable, mais qui a nécessité une inversion du regard porté sur le patrimoine industriel.
La lisière, campus Paris-Saclay, Grand Paris, France 2009-
En 2009, nous avons remporté, comme mandataires d’une équipe qui comprenait les urbanistes Floris Alkemade (FAA) et Xaveer de Geyter (XDGA), le concours international de maîtrise d’œuvre urbaine pour le projet de Paris-Saclay. Son programme visait à étendre et à renforcer ce site d’enseignement et de recherche pour en faire un pôle majeur de la constellation du futur Grand Paris.
Le plateau de Saclay étend ses 5 000 hectares de terres très fertiles au-dessus de vallées auxquelles il est relié par des coteaux boisés. L’École polytechnique s’installe sur le plateau de Saclay en 1973, comme d’autres gros projets implantés au coup par coup, parfois isolés et difficiles à appréhender sur cet immense territoire. Ses dimensions étaient très intimidantes : on nous interrogeait sur un périmètre de plus de 30 kilomètres.
Ce projet d’envergure constitue à lui seul un échantillon de nombreuses problématiques actuelles. Le territoire est un ensemble éclaté où se juxtaposent zones urbanisées et territoires agricoles, dans une ignorance réciproque. À l’évidence la stricte composition du bâti ne donne pas l’unité. Sur ce plateau, les gros édifices construits par les architectes semblent flotter bien qu’ils mesurent parfois 200 à 300 mètres de longueur. Une ligne d’horizon qui les réunisse, et transcende leur accumulation, est nécessaire. Le végétal peut donner cette dimension à des constructions indépendantes et mettre en cohérence les pièces de cet archipel.
Nous avons opté pour un processus de gestion progressive du développement urbain par ses infrastructures avec pour référence l’extension ouest de Washington, menée entre les années 1900 et 1950. Il se trouve que la partie sud du cluster scientifique se superpose presque exactement au quartier universitaire de Georgetown. Nous avons fait des recherches pour constater ces correspondances à partir de documents de travail d’Olmsted : photos, dessins, coupes et gestion dans le temps. Aujourd’hui les arbres ont poussé et la lisibilité de l’aménagement est devenue extraordinaire. Il accueille l’urbanisation actuelle en lui donnant sens, structure et qualité de vie. Ainsi, il y a un sens à proposer des projets de gestion d’une cinquantaine d’années pour la constitution d’un paysage et d’une géographie amplifiée pour la ville de demain.
Le projet prescrit le développement d’une « géographie amplifiée » en complétant parfois à la marge, les entités paysagères existantes : il s’agit de prolonger, d’épaissir les boisements des coteaux, de les prolonger jusqu’au cœur du plateau. Ces corridors de végétation accueillent alors des infrastructures de déplacements diverses. Des espaces publics aux fonctions hybrides — écologiques, récréatives, productives — sont ensuite créés entre les nouveaux quartiers et les grandes étendues agricoles. La mise en place de vastes dispositifs de gestion des eaux pluviales, les opérations de restauration et d’amplification des milieux naturels ou bien la gestion des terres issues de grands chantiers offrent l’opportunité de créer ce vaste système. L’ensemble constitue une armature paysagère, la lisière, à même d’assurer la relation ville — campagne.
Cette lisière est constituée d’espaces paysagers déjà présents (forêt domaniale de Palaiseau, bois de Normandie et de Vauhallan) et de nouveaux espaces. Il s’agit toutefois d’un ensemble composite d’entités spatiales de tailles, de fonctions et de modes de gestion différents. Le choix de la densité bâtie pour l’aménagement du campus urbain a permis de libérer près de 180 hectares pour la constitution de ce paysage en rive des espaces agricoles et naturels protégés du plateau.
Ceci constitue la lisière à l’échelle du campus urbain (Communes de Gif-Sur-Yvette, Orsay et Palaiseau).
Cette lisière n’est pas une ligne de démarcation matérialisant la stabilisation temporaire du front urbain. Elle s’épaissit, s’enrichit, jusqu’à devenir le lieu où peut se rejouer la réconciliation de deux mondes que l’on a longtemps opposé : la ville et la campagne. La combinaison de l’écologie et de l’ingénierie est essentielle à la constitution de ce paysage intermédiaire. La lisière du quartier de Moulon (Commune de Gif-Sur-Yvette) est un écrin paysager pour le campus, ainsi qu’un espace public à même de qualifier la relation entre les rues du quartier et les chemins agricoles.
La trame arborée offre tout à la fois un élément de cohérence et un riche support de continuités écologiques et d’habitats variés. La lisière des quartiers de l’École polytechnique et de Corbeville (Communes de Palaiseau et Orsay) est occupée au nord par des boisements. Le dispositif de gestion des eaux du quartier occupe une part importante de sa surface : les bassins et les zones humides réglementaires sont mis en œuvre selon les besoins précisément quantifiés pour accueillir les eaux du quartier.
Les premières réalisations concrètes de toutes ces grandes stratégies laissent entrevoir la façon dont le projet de paysage peut aujourd’hui permettre la fabrication de systèmes et de processus à même de produire certaines conditions de développement, d’attractivité et d’habitabilité des territoires urbains contemporains. La mise en œuvre des stratégies d’aménagement d’Euralens et du plateau de Saclay conforte notre conviction que le paysage est à l’échelle de l’enjeu territorial.
citer l'article
Michel Desvignes, Le grand paysage en projet : Euralens Centralité, Chaîne des parcs et La Lisière de Saclay, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 76-79.