Revue Européenne du Droit
Le principe habitabilité
Issue #6
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Issue #6

Auteurs

Baptiste Morizot , Laurent Neyret

Une revue scientifique publiée par le Groupe d'études géopolitiques

Climat : la décennie critique

A quoi sert le droit face à la destruction sans précédent des conditions de la vie sur Terre ? – La question se pose, à l’heure où s’achève ce premier quart de XXIe siècle, face au contraste entre, d’un côté, le niveau sans précédent du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, et de l’autre, le plafonnement des mesures juridiques prises par l’humanité pour protéger les conditions de la vie sur Terre. Changement climatique, perte de biodiversité, maladies, décès, pertes économiques, migrations, conflits : tout est lié. Dix ans après l’Accord de Paris qui a marqué un formidable élan diplomatique, politique, civique et juridique en faveur du climat et de l’environnement, le droit, dont on n’a plus que jamais besoin, est fragilisé. La preuve en est la manière dont le droit de l’environnement – la branche du droit dont on pouvait légitimement s’attendre à ce qu’elle serve de rempart aux atteintes aux conditions de la vie – est touché sur deux de ses bords. 

La légitimité du droit de l’environnement est attaquée – « Drill baby drill », « déréglementation la plus conséquente de l’histoire des États-Unis » 1 , le droit de l’environnement est au bout du fusil de ceux qui – en toute mauvaise foi et sous couvert de simplification, – pas seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe, en France – répondent à l’appel décomplexé contre un droit de l’environnement soi-disant « contrainte injustifiée », « obstacle à la compétitivité », au profit de la force qui génère actuellement les effets de destruction les plus massifs et systématiques : l’extractivisme, entendu ici comme la forme illimitée de l’économie extractive.

L’efficacité du droit de l’environnement est discutée – Désillusion ou conviction, face à l’aggravation de la crise climatique et écologique, un sentiment grandit qui met en doute la capacité du droit de l’environnement à empêcher les cataclysmes climatiques, écologiques et humains, fragilisant l’édifice pourtant considérable des lois de l’environnement. Un tel mouvement de fragilisation est aggravé par le contexte de polycrises – sécuritaire, sanitaire, climatique, sociale, démocratique – où certains s’emploient à mettre en concurrence les fins ; fin de conflits, fin du mois, fin du monde.

Dialogue entre un juriste et un philosophe – C’est dans un tel contexte qu’il faut comprendre la publication du produit d’une discussion au long cours entamée il y a plusieurs années, après la COP21, entre un juriste et un philosophe. Ce dialogue avait pour énigme originelle la nécessité de comprendre les raisons profondes de l’incapacité du droit à protéger les conditions de la vie sur Terre, et l’ambition de formuler les prémisses de ce dont le droit aurait besoin pour résoudre cette impuissance, et se hausser à la hauteur du défi climatique et écologique qui nous frappe. Loin de toute solutionniste juridique qui prétendrait répondre à l’urgence, le vecteur ici consistait à viser l’altitude analytique maximale pour prendre le temps de questionner, à l’échelle du siècle, les transformations structurelles nécessaires au droit environnemental et au droit le plus fondamental pour les rendre capable de protéger ce qui doit être protégé : l’humanité dans ses interdépendances avec la biosphère et l’aventure de la vie sur Terre.

Convoquer l’inventivité juridique pour raviver le droit face aux atteintes à la vie sur Terre – Face à l’ampleur historique des enjeux climatiques et environnementaux, l’heure n’est pas au renoncement, mais à l’engagement, par le droit. Un foisonnement d’initiatives existe qui montre combien la société se mobilise en utilisant le droit comme levier majeur. Comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour les droits humains, à l’heure où l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre telles que nous les connaissons, sont menacées, le droit a besoin d’un nouvel élan.

Pour y parvenir, il est nécessaire de comprendre le parcours qui a mené le droit de l’environnement – branche du droit censément dédiée à la protection des conditions de la vie – à son plafonnement actuel, d’où il ressort que l’infrastructure du droit de l’environnement est fondamentalement fragilisée par l’absence de valeur cardinale protégée (I). A partir de là, l’entreprise de refondation devient possible, en découvrant par un raisonnement philosophique et une analyse juridique croisés, un principe capable de contribuer à la robustesse d’un droit environnemental augmenté, inscrit au niveau supérieur fondamental du droit : le principe habitabilité (II). 

I – Comprendre le plafonnement du droit de l’environnement

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés au plafonnement du droit de l’environnement, une recherche des causes s’impose, dont certaines sont connues (A) et une autre – certainement la plus fondamentale – est ignorée (B).

A – Les causes connues

Droit d’initié – Le droit de l’environnement est un « droit d’ingénieurs » construit à partir de normes de référence scientifiques dont il tire en partie sa légitimité. Mais une tendance exagérée au décalque dans la loi de concepts scientifiques – biodiversité, gaz à effet de serre, services écosystémiques, polluants primaires, secondaires, etc. – sans effort d’explicitation juridique, ajoutée aux nombreux renvois à des annexes dispersées dans des textes réglementaires, rend le droit de l’environnement difficilement accessible, compréhensible, mobilisable par les justiciables et applicable par les autorités concernées, en particulier le juge. A cela s’ajoute la tendance à inscrire les obligations environnementales dans une logique formelle et comptable, comme le montre l’obligation de publication du Rapport de durabilité des entreprises issue de la directive dite CSRD (Corporate Sustainabilité Reporting Directive) de 2022 qui, par sa technicité et sa complexité, renforce le sentiment d’un droit difficilement intelligible.

Droit dilué – Le droit de l’environnement est devenu victime de son succès. De droit « balbutiant », il s’est transformé en « colosse omniprésent irradiant toutes les branches du droit » 2 mais montrant, à défaut de plan de lecture d’ensemble, des signes de désordre importants. Ainsi, en cas d’atteintes à l’environnement où des sanctions à la fois administratives, civiles et pénales sont encourues pour des faits identiques, l’absence de règles d’articulation fait courir un risque de vide ou de redondance juridique regrettable 3 . L’excès de réglementation entraîne un alourdissement de la mise en œuvre du droit de l’environnement qui alimente une réaction de rejet et un appel à la déréglementation.

Droit éclaté – Le droit de l’environnement s’est internationalisé à la faveur de la solidarité de l’humanité, sans douaniers pour arrêter les pollutions aux frontières. Dans le même temps, un millefeuille normatif local, national, régional et international s’est constitué mettant en lumière différentes formes d’interdépendances entre États, acteurs publics et privés et institutions de contrôle, mais créant des incohérences et des tensions qui compliquent la mise en œuvre du droit de l’environnement. Des lectures opposées de règles, pourtant communes, apparaissent. Le parlement et le gouvernement suisses ont ainsi refusé de se conformer à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 9 avril 2024 dit des Aînées suisses condamnant l’État suisse pour manque d’action dans la lutte contre le changement climatique. Les autorités helvétiques ont considéré que les efforts déjà entrepris par leur pays étaient suffisants.

Droit peu sanctionné – Le droit de l’environnement, quelle que soit sa nature – imposée, négociée, spontanée – connaît un niveau de sanction différencié qui varie non seulement en fonction des règles applicables, mais aussi de paramètres aléatoires et variés : compétence des acteurs concernés (victimes, avocats, magistrats), contexte du litige (gravité, localisation, personnalité des parties). On peut d’ailleurs relever – négligence ou volonté – que l’environnement n’a pas de chapitre dédié dans le Code pénal français, l’un des grands codes de référence pourtant porteur, en creux, des valeurs essentielles de notre société. En 2023, le rapport Molins 4 a regretté qu’en matière d’atteintes à l’environnement les « réponses judiciaires ne soient pas satisfaisantes en raison de leur manque de réactivité et de fermeté ». Le même constat existe en droit des installations classées pour la protection de l’environnement malgré l’importance théorique des sanctions administratives édictées. Laxisme pour les uns, loterie juridique pour les autres, les sanctions des atteintes à l’environnement, telles qu’elles sont actuellement appliquées, créent une insécurité juridique dommageable.

Droit désorienté – L’histoire du droit de l’environnement montre qu’il a été créé de manière empirique au gré des enjeux économiques, sociaux et écologiques, au fil des catastrophes, « sans bases conceptuelles et méthodologiques de départ nécessaires à l’essor de toute discipline autonome » 5 . Des wagons ont été assemblés – pollutions, installations classées, climat, déchets, biodiversité etc. –, sans rails et sans carte pour les orienter. En France, la codification 6 intervenue en 2000 a bien permis de fournir un certain cadre au travers des principes environnementaux ; prévention, précaution, pollueur-payeur, participation du public. Insuffisant pour beaucoup, qui considèrent qu’« il aurait fallu oser une véritable codification législative innovante » 7 , en intégrant par exemple le droit international et européen. Ce qui pouvait fonctionner jusque-là a atteint ses limites, car aucun droit ne peut résister sans carte mère. On comprend mieux alors que le droit de l’environnement doive « faire face à un feu croisé d’interrogations qui le bousculent (…) en son cœur » 8 .

Droit d’initié, dilué, éclaté, peu sanctionné, désorienté, le droit de l’environnement, par son histoire, son contenu et sa mise en œuvre, perd en légitimité et en efficacité. Des « angles morts » 9 existent jusque dans la doctrine environnementaliste qui, du fait de la pesanteur de la distinction entre droit public et droit privé, délaisse certains sujets pourtant majeurs : comptabilité, fiscalité, assurances sont des exemples parmi d’autres 10 . Toutes ces caractéristiques rendent les lois environnementales particulièrement sensibles aux attaques politiques. A l’heure des polycrises, le phénomène est aggravé qui trouve sa source dans une cause fondamentale jusque-là ignorée : l’absence de valeur cardinale protégée clairement identifiée. 

B – La cause ignorée : l’absence de valeur cardinale protégée

Le droit « protège des valeurs » et « ordonne des relations » – Le droit est un signifiant puissant au service de valeurs que les sociétés humaines se sont données en commun de respecter. Suivant un auteur, « pour évaluer un système normatif, il est nécessaire de choisir une valeur de référence, une méta-norme, au regard de laquelle le système pourra être situé » 11 . Le droit protège ainsi plusieurs valeurs cardinales : la dignité des personnes, la propriété des biens, l’intégrité de la nation, l’État et la paix publique, etc. En outre, dans une société organisée, le droit « ordonne des relations » par le biais de notions relationnelles : obligations, propriété, famille, etc. Protection des valeurs et ordonnancement des relations sont intimement liés.

La fragilité du droit de l’environnement révélée par l’absence de valeur cardinale identifiée – Une lecture axiologique du droit de l’environnement montre un « manque de fondation conceptuelle solide » 12 qui nuit à sa légitimité et à son efficacité. Contrairement aux autres branches du droit spécialisées qui se sont progressivement autonomisées par rapport aux branches du droit commun tout en conservant la force de leurs valeurs solidement enracinées (le droit pénal des affaires par rapport au droit pénal, le droit du travail par rapport au droit des contrats, le droit de la propriété intellectuelle par rapport au droit des biens…), le droit de l’environnement s’est construit de manière empirique en puisant à la source d’une multitude de branches du droit dont la force des fondements de chacune s’est diluée dans un tout indifférencié. Sans racines profondément ancrées dans un droit commun fondateur et protecteur, sans méta-valeur communément partagée capable de lui conférer intelligibilité, cohérence, sens, résistance et solidité, le droit de l’environnement – confronté aux vents contraires des attentes et des attaques – révèle sa fragilité. 

Rattrapé par sa faiblesse infrastructurelle, le droit de l’environnement est confronté à des paradoxes fondateurs à trois niveaux.

L’existence du droit de l’environnement : consensus et dissensus – Un premier paradoxe concerne l’existence du droit de l’environnement. D’un côté – il faut le rappeler – le droit de l’environnement fait l’objet d’un consensus quant à son existence et sa consistance. Il est reconnu, à l’échelle nationale, régionale et internationale, comme une branche du droit à part entière, avec ses principes – prévention, précaution, pollueur-payeur, information et participation du public –, ses logiques – droit d’autorisations –, ses concepts – ressources, espèces, écosystèmes, habitats, pollutions, développement durable… –, ses régimes – droit de la nature et de la biodiversité, droit des pollutions et nuisances, droit de l’utilisation des ressources naturelles, droit économique de l’environnement, droit de l’environnement rural et culturel, responsabilité environnementale –, ses institutions – agences, conseils, commissions. D’un autre côté, le droit de l’environnement suscite un dissensus quant à sa légitimité et son efficacité, où l’érosion de légitimité ouvre la porte à la dérégulation et le manque d’efficacité à la désillusion quant à sa capacité à remplir ses promesses. 

La pertinence du droit de l’environnement : progression et régression – Un second paradoxe a trait à la pertinence du droit de l’environnement dans sa capacité à réguler les activités humaines en lien avec l’environnement. Dans un sens, la conviction est forte qui considère le droit de l’environnement comme un levier pour parvenir à un système renouvelé dans lequel les relations entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre sont ordonnées par une alliance dirigée vers la santé, la sécurité et la prospérité des interdépendances. Dans l’autre, les lois environnementales sont prises pour cible dans l’espoir de revenir au statu quo ante d’un système dépassé de concurrence entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre. Deux visions s’opposent qui avancent pourtant un objectif commun de servir l’humanité : les uns, en agissant pour le droit de l’environnement, les autres, en luttant contre le droit de l’environnement. En tout état de cause, progression et régression éclairent le double visage d’un droit de l’environnement dont la force est un levier puissant de transformation. 

L’essence du droit de l’environnement : valeur exclusive et valeur inclusive – Alors que les philosophes de l’environnement se sont lancés avec audace dans des questions du type « quelle est la valeur de l’environnement ? » et « comment les hommes doivent-ils la protéger ? », « les juristes de l’environnement les ont, eux, largement ignorées » 13 . Le débat, davantage éthique que juridique, est souvent polarisé entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque de l’environnement, ramené à un conflit de systèmes opposés des rapports entre l’humanité et l’ensemble du vivant qui laisserait croire que l’une des valeurs devrait l’emporter. 

Plutôt que de trancher en faveur d’une valeur exclusive, nécessairement limitée dans sa portée car non partagée, une théorie utile de la valeur protégée en droit de l’environnement invite à dégager une valeur supérieure commune et acceptée, au croisement des diverses visions de l’humanité révélées par des systèmes de droit conciliés. Pour raviver la légitimité et l’efficacité du droit de l’environnement et répondre au pari que le droit peut protéger plus que l’humanité, fermée sur elle-même, mais aussi ses interdépendances et donc l’ensemble de la vie sur Terre, il faut découvrir quelle est cette valeur cardinale protégée qui le fonde.

II – Refonder le droit de l’environnement grâce au principe habitabilité

Dépasser la fragilité fondamentale du droit de l’environnement – Le plafonnement du droit de l’environnement n’est pas, nous l’avons a vu, une simple question de contenu du droit. Il est  plutôt le symptôme d’une faiblesse plus fondamentale qui touche l’infrastructure même du droit environnemental, cathédrale dont les fondations profondes – en l’occurrence la valeur protégée – n’ont pas été posées. Ce manque de force d’appui est une clef d’intelligibilité qui permet d’expliquer, à la fois, la double érosion de la légitimité et de l’efficacité du droit de l’environnement, et la facilité avec laquelle la déréglementation environnementale est aujourd’hui à l’œuvre. Privé de sa valeur fondatrice, le droit de l’environnement est dans l’incapacité d’être à la hauteur des enjeux cruciaux de ce siècle.

Au XXe siècle, les sociétés humaines se sont dotées du principe de dignité pour déployer les droits humains face aux assauts de l’inhumanité. En ce début de XXIe siècle, l’humanité doit se doter d’une valeur bouclier permettant de raviver la légitimité et l’efficacité du droit qui permettra de faire face  aux menaces existentielles des risques climatiques et écologiques. C’est la promesse du « principe habitabilité » (A) qui émerge et engage d’ores et déjà, même inconsciemment, le droit de l’environnement dans un processus de refondation, pour un droit augmenté, hissé dans ses différentes dimensions, au sommet de la hiérarchie des droits (B).

A – Du principe de dignité au principe habitabilité

Au XXe siècle : la dignité comme fondement des droits humains – L’humanité a déjà été confrontée par le passé à une quête existentielle de valeur protégée. Au XXe siècle, au lendemain des barbaries sans précédent que les humains se sont infligées, la communauté des États a décidé de s’allier autour d’une valeur fondamentale partagée – la dignité humaine – et de forger un droit commun qui devrait servir de rempart aux actes inhumains : le droit des droits de l’Homme. La dignité humaine – garantie philosophique et juridique d’une vie authentiquement humaine – s’est imposée par son potentiel fédérateur et prescripteur. On la retrouve en philosophie morale avec des mots de bon sens : déjà chez Montaigne – « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » 14 . En droit, où il est « plus facile de savoir ce que l’on rejette que ce que l’on désire » 15 , face au choc de la déshumanisation provoqué par la Seconde Guerre mondiale, « l’urgence était d’interdire le retour à l’inhumain » 16 . La Charte du 8 août 1945 instituant le Tribunal de Nuremberg a alors consacré une nouvelle catégorie de crimes : les crimes contre l’humanité. La voie était ouverte pour que le monde se dote d’un « trésor qu’il faut précieusement sauvegarder » 17  : « inhérent à tous les membres de la famille humaine (…), fondement de la liberté, de la justice et de la paix » 18 , principe « inviolable » 19 , « inaliénable et sacré » 20 , consacré par le Conseil constitutionnel comme un principe à « valeur constitutionnelle » 21  : « la dignité ». A ce sujet, les mots de Robert Badinter retrouvés dans les notes de délibérés du Conseil constitutionnel en disent beaucoup sur l’importance de nommer la dignité : « il est bon qu’aujourd’hui, contre toutes les tentations qui pourraient survenir demain, on consacre le principe de la sauvegarde de la dignité humaine ». En découvrant la valeur fondamentale capable d’étayer les droits humains, le monde en général et le monde du droit en particulier se sont unis, au-delà des différences, pour former un projet commun et projeter la société vers l’avenir. Le droit des droits de l’Homme, malgré les attaques de ceux qui prétendent y voir un outil de domination et malgré le retour du règne de la force par ceux-là mêmes qui en toute mauvaise foi et avec cynisme n’hésitent pas à justifier les pires crimes au nom de la dignité, résiste dans sa nécessité. 

Même impuissant à empêcher tous les crimes, le droit des droits de l’Homme est une boussole collective qui nous empêche de normaliser les comportements inhumains, de les oublier. C’est pourquoi, la société est meilleure avec lui, que sans lui. Pour résister aux atteintes du temps et aux retours de la barbarie, le droit des droits de l’Homme dispose d’une infrastructure solide qui tire sa force d’un fondement intangible : la dignité.

L’inventivité du droit convoquée par les bouleversements de l’histoire – Ce qui est intéressant dans le parallèle entre le fondement du droit des droits de l’Homme et le fondement du droit de l’environnement, c’est le rapport à l’histoire – ou : « comment l’histoire convoque-t-elle le droit ? ». La découverte de la dignité a été une réponse à un choc qui dépassait l’entendement, ce que nous vivons précisément aujourd’hui avec le bouleversement climatique et écologique. Il n’y a évidemment pas d’analogie de contenu entre la crise écologique et les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, mais le point commun entre les deux contextes, chacun dans son siècle, est la nécessité de faire appel aux forces imaginantes du droit pour se rendre capable de protéger, en creux, une valeur existentielle, jusque-là inimaginée. Aujourd’hui, face à la crise écologique, nous avons besoin de la même inventivité juridique que celle qui a été mobilisée face à la crise civilisationnelle ouverte par les crimes commis lors de la Seconde Guerre mondiale.

La révélation d’une valeur implicite protégée – En 1945, à l’ouverture du procès de Nuremberg, le procureur américain Jackson, par ailleurs juge à la Cour suprême des États-Unis, déclarait qu’en poursuivant les crimes contre la paix, la société condamne « ce qui heurte le sens moral de l’humanité ». Ces crimes étaient d’une magnitude telle que notre conscience morale et juridique ne pouvait les penser. Ils étaient si nuisibles – ajoutait le procureur – que « la civilisation ne pouvait se permettre de passer outre, parce qu’elle ne pourrait continuer à exister si jamais ils devaient se répéter ». La dignité, fondement des droits humains, a alors eu pour vocation de nous restituer une boussole morale afin de nous rappeler collectivement ce qui doit être protégé.

Aujourd’hui, l’ampleur de la crise climatique et écologique, dans sa dimension de bouleversement et de tragédie humaine et non humaine, « heurte le sens moral de l’humanité ». Or, à ce jour, l’humanité ne dispose pas d’une valeur juridique clairement identifiée qui permette de répondre à l’ampleur des atteintes. De manière diffuse et systémique, nous, humains, commettons par nos actions une atteinte au monde que l’on ne pouvait pas imaginer aux siècles précédents : hypothéquer les conditions d’habitabilité de la Terre, pour l’humanité et les autres formes de vie. Nous voyons que nous portons atteinte à quelque chose de cardinal, mais nous n’avons pas les mots pour le révéler et le qualifier dans le droit partagé. L’enjeu est de consacrer collectivement la valeur protégée à la hauteur de cette atteinte, de formuler la boussole collective qui nous permettra de ne pas désespérer d’être humains, et de graver dans le marbre du droit la valeur non négociable dont nous avons besoin pour nous hausser comme société à la hauteur des enjeux de ce siècle. C’est ce à quoi voudrait répondre le principe habitabilité 22 .

La nécessité d’une valeur protégée en dépit des attaques majeures qu’elle subit dans les faits – Dans le contexte géopolitique actuel, l’objection qui brûle les lèvres soutiendrait que la dignité, ne parvenant pas à empêcher la tragédie contemporaine des crimes contre l’humanité, serait impuissante, donc inutile. Cette objection confond l’échec conjoncturel de l’application d’un principe avec son inefficacité intrinsèque. Elle méconnaît deux fonctions distinctes de la dignité comme valeur protégée : sa fonction instrumentale d’empêcher les crimes dans l’actualité (la dignité comme « main pour agir ») et sa fonction fondatrice de nous sortir collectivement de la cécité morale civilisationnelle (la dignité comme « sens de la vue). Une société qui n’aurait pas reconnu la dignité comme valeur protégée après les atrocités de la seconde guerre mondiale serait comme dépourvue du sens moral de la vue nécessaire pour voir clairement et collectivement le gouffre qui sépare l’humain de l’inhumain. En ce sens, la dignité fonctionne comme un système d’orientation moral collectif institué : elle indique aux yeux de tous la limite de l’humain, et ce même lorsqu’elle ne peut empêcher certaines puissances de franchir le gouffre. Déduire de l’insuffisance d’action internationale vis-à-vis d’un conflit spécifique que la dignité humaine serait « impuissante donc inutile » serait comme conclure que le droit pénal est inutile parce que des crimes continuent d’être commis. Rappelons que même contrariée, la dignité comme main pour agir à accompli des choses importantes : depuis 1945, elle a transformé le droit mondial en servant de fondement à l’abolition universelle de l’esclavage, à la création de juridictions supranationales de protection des droits humains, à l’instauration de la Cour pénale internationale… De plus, le droit fonctionne aussi dans une temporalité longue où les principes fondamentaux opèrent comme contraintes structurelles continues, modifiant les coûts politiques des violations et créant les bases de futures sanctions, même sans intervention immédiate. Si la première fonction – instrumentale – demeure contrariée face à l’actualité géopolitique, la seconde – fondatrice – demeure d’une nécessité absolue face au siècle. Lorsque la main échoue, il n’est pas juste d’accuser les yeux, et d’en déduire que le sens de la vue est inutile. La dignité comme valeur instituée nous permet de distinguer ensemble et sous les yeux de tous, l’humain de l’inhumain. Elle grave dans le marbre le plus fondamental, de manière collective, explicite et consciente ce qui constitue une transgression inacceptable, et empêche ainsi – non pas la barbarie réelle, qu’elle ne peut que freiner – mais sa normalisation morale. Même sans pouvoir empêcher l’existence du mal – elle interdit sa banalisation. Elle n’est pas un rempart contre chaque violence – elle joue un rôle clé au fondement de l’architecture-même de notre civilisation juridique.

Concernant l’habitabilité, nous vivons précisément dans cette cécité morale planétaire où porter atteinte aux conditions de la vie sur Terre n’est pas encore perçu comme l’atteinte absolue qu’elle constitue pourtant. Le principe habitabilité comme valeur protégée ne vise donc pas d’abord à empêcher par magie chaque atteinte à l’environnement. Il vise à nous faire collectivement recouvrer la vue sur l’inhumanité fondamentale de fragiliser l’habitabilité pour la vie, et donc pour nous-même. Il crée ainsi l’infrastructure normative indispensable à toute action efficace. Tout comme la dignité fonde et structure progressivement la protection des personnes en dépit des échecs ponctuels, l’habitabilité pourrait fonder et structurer la protection des conditions de la vie, en créant une architecture normative contraignante. Dans cette perspective, comment définir le principe habitabilité pour qu’il soit capable de refonder l’architecture de notre civilisation juridique concernant nos relations à la vie sur Terre ? 

La découverte fondatrice des sciences : l’interdépendance entre l’humanité et le monde vivant – La crise écologique et climatique nous révèle l’interdépendance qui existe entre la santé du monde vivant et la postérité des sociétés humaines. Le rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) du 17 décembre 2024 consacré à « l’évaluation des liens d’interdépendances entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé » 23 fait un diagnostic implacable : « la nature est essentielle à la survie de l’humanité », elle se détériore dans le monde entier « en raison de multiples facteurs humains », au point que les « trajectoires actuelles ne permettent pas de parvenir à la durabilité ». Pour les scientifiques de l’environnement, il faut réagir « par des changements en profondeur sur le plan économique, social, politique et technologique ». Il n’y aura pas de droit à la hauteur de la crise existentielle écologique et climatique actuelle tant que les interdépendances entre l’humain et l’ensemble du vivant ne seront pas protégées par un principe juridique et moral qui aura la même ampleur que le principe de dignité. Il devient dès lors urgent que l’humanité intègre cette réalité et pose des « bornes juridiques communes, des responsabilités partagées, mais aussi des différences assumées » 24 afin de préserver la vie sur Terre. C’est face à ce constat qu’émerge le principe habitabilité, non plus comme seul fait scientifique, mais comme concept philosophique et valeur éthique.

D’un point de vue philosophique, le concept d’habitabilité permet de dépasser deux limites dans la compréhension traditionnelle de nos relations à la vie sur Terre.

Passer des entités séparées aux relations d’interdépendances – Une première limite que l’habitabilité a pour vocation de dépasser tient au fait que dans l’éthique environnementale originelle, la question était centrée sur la valeur intrinsèque des entités séparées : espèces, individus, écosystèmes. Or, cette approche a montré ses limites par la mise en concurrence structurelle des humains et de la nature. Avec l’habitabilité, on découvre que ce sont d’abord les relations entre les entités qui comptent, car ce sont les interdépendances qui permettent aux formes de vie humaines et autres qu’humaines d’exister et de prospérer. Si la biosphère est faite d’interdépendances, alors, le droit de l’environnement actuel qui s’intéresse essentiellement aux entités séparées ne peut remplir efficacement sa fonction. C’est la raison pour laquelle il doit, tout comme le droit au niveau le plus fondamental, se préoccuper des relations entre les différentes formes de vie.

La crise écologique est une crise des sociétés humaines d’un côté, et une crise de la diversité du vivant, de l’autre, mais c’est aussi une crise de nos relations au vivant. Dire cela permet de sortir de la doctrine dualiste. De là émerge la première formulation de l’habitabilité sous l’angle des atteintes qui la vise : les atteintes à l’habitabilité sont à penser comme les atteintes aux relations d’interdépendances au sein du vivant, et en particulier entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre.

Le principe habitabilité, c’est-à-dire l’habitabilité entendue comme valeur cardinale protégée, n’a pas pour vocation de remplacer ou d’affaiblir les concepts du droit de l’environnement – espèces, milieux protégés, etc. –, ou ses principes existants – prévention, précaution, pollueur-payeur, participation du public –. Au contraire, il vise à leur donner un fondement normatif ample et positionné au niveau le plus fondamental de la hiérarchie du droit, comme la dignité fonde et renforce l’édifice juridique des droits pluriels – droit à la vie et à l’intégrité physique, droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants, droit à l’image, droit à l’information – qui protègent la personne humaine.

Passer de l’environnement inerte et passif à l’habitabilité active et produite par la vie – La seconde limite que le concept philosophique d’habitabilité a pour vocation de dépasser est induite par le fait que l’habitabilité des milieux n’est pas constituée, comme l’ont longtemps cru les sciences de la Terre, par une liste de paramètres inertes, non vivants, et passifs ; par exemple un certain taux d’oxygène atmosphérique sous lequel la Terre n’est plus habitable pour les humains. Cette vision statique de l’environnement relayée en droit au travers des seuils et des taux à respecter, des espèces et des espaces à protéger, a montré ses limites. Cette approche traditionnelle néglige que, dans toute une série de dimensions, l’habitabilité est un phénomène actif et produit par la vie. À chaque échelle locale, par exemple, ce sont les interactions écologiques entres insectes, faune des sols, bactéries, champignons, qui maintiennent les conditions du fonctionnement durable des écosystèmes, comme de l’agriculture, et donc de l’habitabilité des milieux. L’habitabilité n’est donc pas un phénomène inerte et passif, mais le produit de l’activité du vivant. C’est pourquoi le droit doit protéger le vivant dans ses interactions.

L’habitabilité pour la vie – Lorsqu’on évoque le principe habitabilité, on tend spontanément à traduire mentalement : habitabilité pour les humains. C’est là un préjugé inconscient qui révèle la manière dont les modernes ont conçu leur monde : comme un décor de choses passives qui est un habitat de matière pour les humains, qu’ils doivent rendre ou maintenir habitable par leur propre action. Cette cosmologie implicite est erronée au regard de la vision du monde que confère l’écologie scientifique mature : la Terre est une planète sur laquelle c’est l’activité quotidienne et immémoriale de la vie qui rend chaque milieu habitable pour la vie dans sa diversité. Comme le dit l’écrivain Richard Powers: « C’est là tout le problème avec les gens – leur problème fondamental. La vie s’écoule à côté d’eux, sans qu’ils la voient. Juste ici. Créant le sol. Faisant tourner le cycle de l’eau. Echangeant des nutriments. Décidant du temps qu’il fera. Fabriquant l’atmosphère. Nourrissant, soignant et offrant refuge à une diversité d’êtres vivants qui dépasse leur entendement » 25 . L’habitabilité n’est jamais un donné mais toujours un construit. Et elle n’est pas d’abord construite par les humains, elle est avant tout construite par l’activité interdépendante de la vie – pour la vie. Nous avons pris le monde vivant pour un décor alors qu’il est un acteur.

Dans cette approche, ce qui est nommé et valorisé ici est l’habitabilité pour la vie. Elle reconnaît que c’est l’activité du tissage des vivants qui rend le monde habitable pour toutes les manifestations de la vie, dont les humains. Nous ne sommes pas les architectes de l’habitabilité de la Terre : nous en sommes les bénéficiaires. C’est l’originalité clé du concept d’habitabilité défendu ici, par comparaison avec les concepts traditionnels centré sur l’habitabilité monospécifique par ou pour les seuls humains 26 . Et cette habitabilité ne se limite pas aux conditions de la survie organique, mais elle s’étend aux conditions de prospérer et de s’épanouir. 

Comprendre l’habitabilité apparente pour reconnaître l’habitabilité réelle – Aux siècles derniers, l’humanité s’est engagée dans une logique de développement qui s’est traduite par une augmentation des capacités extractives humaines au détriment du tissu du vivant. Poussée à outrance, cette logique, fondée sur l’illusion que l’action humaine rendrait le monde habitable par la prise de contrôle systématique sur le monde vivant, est devenue autodestructrice. L’habitabilité apparente a occulté que c’est l’action du vivant qui permet l’habitabilité pour la vie et donc pour les humains. Mettre l’accent sur l’agentivité des vivants permet de se libérer du récit erroné de la modernité suivant lequel la « nature » serait une réalité passive, donnée et inhospitalière, où c’est l’imposition par l’humain de son génie technique sur la matière, dans une projet d’amélioration (improvement), qui est conçue comme la seule action capable de rendre le monde habitable – pour les seuls humains. Or, ce que montrent sans doute possible nos meilleures sciences est ailleurs : c’est l’agentivité et l’activité interdépendante de la diversité des formes de vie qui rend la Terre habitable pour chacune des formes de vie, dont les humains depuis leur origine – et encore à chaque instant aujourd’hui 27 . Le XXe siècle a confondu l’habitabilité réelle avec l’habitabilité apparente, où l’illusion d’une habitabilité pour les seuls humains s’est transformée en une inhabitabilité avérée contre toute la vie – donc contre les humains aussi. Vouloir habiter seuls, c’est finir par ne plus pouvoir habiter du tout. Au XXIe siècle, nous devons reconnaître l’habitabilité réelle qui seule pourra garantir la prospérité et la postérité de la vie. Suivant cette définition philosophique, porter atteinte à l’habitabilité réelle, c’est porter atteinte à la capacité même de la vie à se créer ses propres conditions d’existence. C’est un crime contre la logique fondamentale du vivant.

Définir l’habitabilité – L’habitabilité, en son sens le plus général, peut se définir comme la propriété de tout milieu à toute échelle spatio-temporelle dans lequel les conditions de santé et de prospérité de chacune des formes de vie sont produites par l’activité interdépendante de la diversité des formes de vie. Cette définition a quatre implications remarquables : elle reconnait un dynamisme créateur (l’habitabilité émane de l’activité même du vivant) ; une circularité vertueuse (la vie produit les conditions de la vie) ; une universalité scalaire (le concept s’applique de l’écosystème local jusqu’à la biosphère) ; et une interdépendance constitutive (chaque forme de vie contribue aux conditions d’habitabilité pour une diversité d’autres, en boucles d’interdépendances récursives). L’habitabilité désigne ceci : le foyer de chaque forme de vie est construit par l’activité interdépendante de la diversité de la vie. Déclinée à l’humanité, l’habitabilité s’entend de l’interdépendance entre la sécurité et la prospérité des sociétés humaines et la santé du monde vivant.

L’habitabilité est une propriété factuelle de la vie sur la planète Terre ; le principe habitabilité est sa traduction comme norme, qui peut être découverte par tout agent capable de normativité. Elle reconnaît que toute atteinte à la capacité des vivants d’exercer leur activité vitale spontanée à l’échelle du milieu est une atteinte à l’habitabilité pour la vie, donc pour nous humains, puisque nous sommes une manifestation de la vie. On nommera désormais cet axiome : « le principe habitabilité ». Il désigne la valeur selon laquelle le respect de ce qui produit les conditions d’habitabilité de la vie sur Terre est d’une importance cardinale. Découvert comme norme, ce principe mérite-t-il de devenir une valeur protégée au fondement de notre architecture juridique civilisationnelle ?  

L’habitabilité est le produit de l’activité de la vie sur Terre. Dans ces conditions, même dans un cadre restreint où ce sont les conditions d’habitabilité pour nous humains que l’on veut protéger, il est nécessaire de protéger l’activité du monde vivant en son ensemble, et donc la santé des écosystèmes, puisque c’est leur action qui crée et maintient l’habitabilité pour nous humains. Pas de régulation du climat sans écosystèmes océaniques en santé, pas d’agriculture sans écosystèmes robustes et résilients au changement climatique, pas d’eau dans les terres sans cycles de l’eau produits par les végétaux. L’habitabilité ne peut jamais concerner une seule espèce séparée des autres : comme le monde vivant est fait d’interdépendances, on ne peut pas protéger l’habitabilité pour les seuls humains au détriment de l’habitabilité pour les autres formes de vie. Protéger l’habitabilité, c’est donc toujours protéger l’habitabilité pour les humains et la biosphère, parce que la biosphère contribue à l’habitabilité pour les humains et elle-même.

La légitimité de l’habitabilité comme valeur protégée : la relation entre habitabilité et dignité humaine – Le basculement scientifique et philosophique du XXIᵉ siècle consiste à reconnaître que dans la définition de l’humanité sont incluses ses interdépendances fondatrices avec le reste du vivant. Conséquemment, l’humanité elle-même, dans sa réalité écologique, matérielle, et sociale, est tissée de ses relations avec la vie sur Terre. L’humanité n’est pas une île : elle est un archipel de relations. Dès lors, les interdépendances sont incluses dans ce qu’il faut protéger lorsque l’on veut imaginer un droit capable de protéger vraiment l’humain. Protéger l’humain sans protéger ce qui le fait vivre, c’est protéger un fantôme. Ici, l’humanisme et l’écologie se rejoignent, par-delà les systèmes et les traditions juridiques, pour constituer un humanisme des interdépendances – l’« humanisme relationnel » 28 où « pour le bien des humains, il faut d’abord se penser vivants » – qui crée un ancrage commun sur lequel arrimer le principe habitabilité. Après l’humanisme traditionnel qui trouve sa traduction dans le principe de dignité, l’humanisme relationnel trouve sa traduction dans le principe habitabilité.

Le principe habitabilité repose sur un cadre théorique qui donne une valeur d’existence aux relations entre les termes autant qu’aux termes eux-mêmes – humains, espèces, milieux, etc. Ce qui compte, ce ne sont pas seulement les êtres, mais les liens qui les font être. Ce changement de perspective lui permet d’échapper au conflit entre anthropocentrisme et écocentrisme, puisqu’il est centré sur les interdépendances. Ni anthropocentré, ni écocentré : relatiocentré. Sous cette lumière, il devient clair qu’il faut protéger la vie pour maintenir l’habitabilité pour les humains. Car la réalité de nos relations avec l’ensemble de la vie sur terre se définit par deux conditions vitales fondamentales : un destin commun et une vulnérabilité mutuelle.

Mieux protéger la nature porte-t-il atteinte à la dignité humaine ? – Dans une compréhension relationnelle de l’humanisme, la protection de la vie et la protection des humains ne peuvent plus s’opposer. Opposer la protection de l’humain à la protection du vivant, c’est opposer un fleuve à sa source. Le droit international l’entend : « les atteintes à l’environnement ont des effets négatifs sur l’exercice de tous les droits humains » 29 . Le juge comprend : à ceux qui s’opposent au rehaussement de la protection juridique de la nature en invoquant le risque que la dignité soit secondarisée, il répond, au contraire, que lorsque l’humanité protège les interdépendances entre l’humain et l’ensemble du vivant, la dignité n’est pas secondarisée : elle est amplifiée 30 . De ces éléments, il est possible de dégager un socle commun en forme de déduction où si l’habitabilité conditionne l’exercice  des droits humains, que les droits humains reposent sur une valeur cardinale protégée, alors l’habitabilité est à son tour  une valeur cardinale protégée. 

Dit autrement,  dans un milieu inhabitable, aucune vie humaine digne n’est possible. C’est pourquoi, l’habitabilité est une condition de l’expression de la dignité humaine. Dans des milieux rendus inhabitables par des actions humaines qui fragilisent les capacités de la vie à les rendre habitables, la possibilité de la dignité n’est plus protégée. Comme la dignité humaine possède une valeur cardinale en droit, alors l’habitabilité, qui en est sa condition, doit posséder elle aussi une valeur cardinale en droit, de nature fondationnelle envers la dignité. Nous avons été collectivement incapables de voir que la dignité est juchée sur les épaules d’une autre valeur qui n’a pas été protégée. La dignité repose sur l’habitabilité comme une cathédrale repose sur ses fondations. La dignité ne peut s’exercer que si cette valeur fondationnelle est fondamentalement reconnue et instituée au plus haut niveau normatif : c’est le principe habitabilité.

Au XXIe siècle : l’habitabilité comme fondement du droit de l’environnement – Au XXe siècle, face aux atrocités des hommes, la société s’est dotée de la dignité comme socle, non négociable et imprescriptible, capable de soutenir l’édifice des droits humains pour lui permettre de résister aux assauts de l’inhumanité. Au XXIe siècle, face aux menaces existentielles causées par la crise écologique et climatique, à l’incapacité du droit de l’environnement – par son histoire et sa faiblesse infrastructurelle – à protéger l’humanité, la société a besoin de s’allier derrière un fondement analogue au principe de dignité qui par sa reconnaissance commune et sa valeur supérieure dans la hiérarchie des normes, permettra d’assurer sa pérennité. C’est ce que propose le « principe habitabilité ». Comme la dignité est une propriété de l’humain, l’habitabilité est une propriété de la vie sur Terre. « Chacun porte en lui l’entière humaine condition », dit la dignité. « Chacun porte en lui l’entière vivante condition » dit l’habitabilité. Au XXe siècle, la dignité a permis d’humaniser la société, au XXIe siècle l’habitabilité doit permettre de pérenniser les interdépendances qui font l’humanité.

B – Le droit de l’environnement refondé

Le processus de refondation du droit environnemental – De l’éthique au droit, le principe habitabilité en tant que principe fondamental de respect des relations entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre pour la santé, la prospérité, la postérité de l’humanité et de la biosphère engage le droit de l’environnement dans un processus de refondation. Face à la fragilité d’un droit diminué en l’absence de valeur fondatrice protégée, le principe habitabilité ouvre la voie à un droit de l’environnement augmenté, à la hauteur des enjeux de la vie sur Terre.

La science fait le pari du droit pour protéger les interdépendances entre l’humanité et la biosphère. Le Rapport de l’IPBES de 2024 sur « l’évaluation des liens d’interdépendances entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé » 31 l’affirme : l’un des leviers majeurs pour protéger la pérennité de la biodiversité et de l’humanité est de « renforcer les lois et les politiques environnementales et leur mise en œuvre, ainsi que l’état de droit en général ». La référence faite ici à « l’état de droit en général » est révélatrice de ce que la protection des interdépendances et donc l’habitabilité dépasse le seul droit de l’environnement et relève du niveau le plus fondamental du droit.

Le droit, quant à lui, sans le savoir, comme dans La Lettre volée, pointe déjà en creux l’habitabilité comme valeur cardinale protégée. Elle est là, au milieu de la pièce, qui attend qu’on lui donne son nom et un cadre unifié pour hisser le droit de l’environnement au niveau des droits supérieurs, gardien de l’enjeu existentiel de ce siècle. Pour la découvrir, il faut regarder du côté des contradictions actuelles qui brident le droit de l’environnement et qui, dans le même temps, offrent les leviers de sa refondation. Face à la réalité des interdépendances, un souffle encore innommé se forme pour élever le droit de l’environnement de sa position fragilisée vers une position renforcée.

L’habitabilité comme principe de droit fondamental et son déploiement dans les différentes branches du droit – L’origine de ce souffle est fondamental : il provient d’un niveau supérieur. Alors que nous avons découvert le remède de l’habitabilité à partir du diagnostic du plafonnement du droit de l’environnement, ce principe le dépasse et se place au niveau des principes les plus fondamentaux du droit. Dit autrement, le principe habitabilité ne se limite pas au droit environnemental, il appartient au droit fondamental, ce qui lui permet de rayonner dans les différentes sphères du droit. Au nom de la dignité, le législateur et le juge peuvent interdire ou imposer des comportements dans différentes branches du droit – droit de la bioéthique, droit médical, droit administratif, droit des contrats, droit de la personne détenue… – chaque fois que c’est nécessaire. De la même manière, c’est seulement en tant que principe fondamental que l’habitabilité pourra lever les verrous dans les différentes sphères du droit – droit administratif, droit pénal, droit des obligations, droit économique 32 … – chaque fois que les conditions de la vie sont en danger.

Pour y parvenir, il doit emprunter plusieurs voies supérieures du droit mêlant espèces, espace, temps et valeurs.

Un droit « interspécifique » – Face à un droit de l’environnement dualiste, limité, qui sépare les intérêts de l’humanité et de la biosphère alors que leur destin est intimement lié, le droit de l’environnement interspécifique, augmenté, envisagé comme le droit destiné à protéger les conditions d’habitabilité de la vie sur Terre, gagne en légitimité et en intensité. Il devient alors un droit supérieur, par sa fonction de garant de l’habitabilité de la vie, plus seulement réglementaire, plus seulement cantonné aux seules polices administratives. 

En droit international, le constat des interdépendances entre l’humain et le vivant dans son ensemble remonte au sommet de la Terre de Rio en 1992 où les États ont proclamé : « la Terre, foyer de l’humanité, forme un tout marqué par l’interdépendance ». On le retrouve, récemment encore, dans la Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 28 juillet 2022 pour un droit à un environnement propre, sain et durable selon laquelle « les atteintes à l’environnement ont des effets négatifs sur l’exercice de tous les droits humains ». L’avis historique de la Cour internationale de justice du 23 juillet 2025 rendu à l’unanimité des juges l’affirme : « le droit de l’homme à un environnement propre, sain et durable est essentiel à la jouissance des autres droits de l’Homme » 33 .

En droit français, la Charte de l’environnement qui fait partie du bloc de constitutionnalité dispose que « les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité » et que « l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ». Pour le Conseil constitutionnel français, « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation » 34 et doit en conséquence être hissée au plus haut niveau de la hiérarchie des valeurs protégées par le droit : la valeur constitutionnelle. Du double mouvement d’internationalisation et de constitutionnalisation de la protection de l’environnement, il ressort un socle commun en faveur d’une protection maximale, par le droit supérieur, des relations entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre.

Un droit « international » – Pour espérer sauver la prospérité et la postérité de l’humanité et de la biosphère, le paradoxe entre la solidarité de fait face aux dangers de la planète et le repli nationaliste à l’œuvre sur les sujets environnementaux doit être dépassé. Sur une planète en surchauffe, « le destin de l’humanité dépend en partie du rapprochement des systèmes juridiques autour de valeurs communes » 35 .

Signe de la montée en puissance du droit international en faveur de la protection de l’environnement, ce droit, longtemps programmatoire, devient – en dépit des attaques – de plus en plus obligatoire. Pour la Cour internationale de justice, dans son avis consultatif de juillet 2025, il ressort des traités environnementaux et, au-delà, du droit international coutumier et du droit international des droits de l’Homme, une obligation pour tous les États, indépendamment de leur adhésion aux différents traités, de prévenir les dommages significatifs au système climatique et à l’environnement 36 .

Le droit pénal international est également concerné qui, au sein du droit international, a pour tâche d’assurer – par une réprobation généralisée – la préservation des valeurs que la communauté mondiale estime dignes d’une protection maximale 37 . Ce n’est pas un hasard si l’interdit de porter atteinte aux éléments essentiels à la vie de l’humanité gagne en importance. La directive européenne relative à la protection de l’environnement par le droit pénal incite à punir plus intensément les crimes environnementaux, en particulier lorsqu’il s’agit d’infractions intentionnelles à l’origine de résultats catastrophiques pour l’environnement 38 . Un mouvement est en cours qui invite à prendre en compte les crimes environnementaux les plus graves dans le cadre des crimes contre l’humanité. Le Document de politique générale relatif aux crimes environnementaux du bureau du procureur de la Cour pénale internationale vise à appliquer « le principe de responsabilité aux crimes environnementaux qui relèvent du Statut de Rome » 39 contribuant ainsi à étendre les crimes contre l’humanité aux crimes contre l’habitabilité. De la même manière que la réprobation universelle des crimes contre l’humanité a révélé la dignité comme valeur matricielle des droits humains, la réprobation universelle de l’atteinte généralisée ou systématique à la vie sur Terre est en train de révéler l’habitabilité comme valeur structurelle du droit, à un niveau supérieur fondamental.

Toutes ces avancées du droit international, certes à parfaire, nous rappellent qu’une Terre habitable n’est pas un bien parmi d’autres mais une valeur fondatrice des sociétés humaines qui appelle une réponse cohérente à l’échelle mondiale.

Un droit « intergénérationnel » – Les effets des actions humaines sur l’environnement se dilatent dans le temps. La communauté mondiale se construit sur la mémoire d’un passé commun où le développement profitable à quelques-uns s’est fait au détriment de l’environnement de tous, et sur la projection vers un avenir commun où « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins » 40 .

Une contradiction existe entre les temps longs des risques pour l’habitabilité et les temps courts des politiques pour l’environnement qui traduit un double déficit, de mémoire et d’anticipation. L’heure est désormais à la reconnaissance de la responsabilité pour le passé et à la projection de la responsabilité vers l’avenir.

Une responsabilité pour le passé : réparer les atteintes globales à l’environnement qui menacent l’habitabilité de la Terre, dont les populations vulnérables pâtissent le plus, est une question de justice intergénérationnelle qui prend de l’ampleur. Le principe de réparation des dommages environnementaux transfrontières a été hissé par la Cour internationale de justice au rang des principes du droit international dans sa décision Costa Rica c. Nicaragua du 2 février 2018. Récemment, dans son avis consultatif du 23 juillet 2025 sur « Les obligations des États en matière de changement climatique », la Cour de La Haye a estimé que la violation des obligations climatiques constitue un « fait internationalement illicite engageant la responsabilité » des États et ouvrant droit à réparation à certaines conditions.

Une responsabilité pour l’avenir : le préambule de la Déclaration sur les générations futures adoptée aux Nations unies en septembre 2024 affirme que « nous devons tirer les leçons de nos échecs passés afin de parvenir à un monde plus durable, plus juste et plus équitable, pour les générations actuelles et futures, sachant que le passé, le présent et l’avenir sont indissociables ». Peu à peu, la responsabilité à l’égard des générations futures devient un principe juridique à valeur contraignante : en droit international, où il est présent dans plusieurs textes – la Charte des Nations unies, le Statut de Rome, l’Accord de Paris, notamment –, en droit régional, dans le Traité sur l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux, la désignation d’un commissaire européen à l’équité intergénérationnelle –, en droit national, où le concept est présent dans plus de la moitié des Constitutions des États du monde. Un mouvement jurisprudentiel en faveur de la prise en compte des générations futures par les cours constitutionnelles « a pris de l’ampleur et s’accélère » 41 . Ce phénomène de concrétisation s’est traduit par plusieurs décisions majeures 42 .

À mesure que les sociétés humaines deviennent conscientes de leur appartenance à une mémoire et à un horizon communs – par-delà les différences de cultures – une responsabilité partagée en faveur de l’habitabilité de la planète pour les générations présentes et futures prend forme. La Cour interaméricaine des droits de l’Homme vient d’en consacrer le principe dans son avis consultatif relatif à l’urgence climatique et aux droits de l’Homme rendu public le 3 juillet 2025 dans lequel elle qualifie « l’obligation de ne pas créer de dommages irréversibles au climat et à l’environnement » 43 de règle de jus cogens, c’est-à-dire de norme impérative « acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble » 44 à laquelle on ne peut pas déroger.

Un droit « inclusif » – Alors que nous dépendons tous des interdépendances avec l’ensemble de la vie sur Terre, des débats persistent sur la valeur intrinsèque ou instrumentale de l’environnement qui serait exclusive de toute autre. Au-delà d’une opposition apparente, ces débats éthiques qui se retrouvent sur le terrain juridique, se rejoignent sur deux points : l’importance de protéger les relations entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre ; la confiance, pour y parvenir, de recourir à des instruments juridiques supérieurs.

Deux mouvements illustrent particulièrement cette quête de protection maximale à partir de notions cardinales du droit.

L’extension de la personnalité. Le mouvement des droits de la nature fait l’objet d’un engouement depuis une quinzaine d’années qui vise à dépasser le plafonnement du droit de l’environnement par l’extension de la personnalité. Au-delà des débats qu’il suscite, ce mouvement permet de dégager plusieurs enseignements utiles, comme le montre la Cour constitutionnelle espagnole dans sa décision du 20 novembre 2024 relative à lagune Mar Menor : 1. le « système de protection juridique actuel est insuffisant, malgré les instruments réglementaires importants » pour la protéger ; 2. « le bien-être des personnes dépend du bien-être des écosystèmes » ; 3. le droit offre un « cadre suffisamment ouvert » pour permettre au législateur d’élaborer des règles de protection de l’environnement « à partir de perspectives et d’approches très diverses » ; 4. l’attribution de la personnalité juridique à la Mar Menor est un outil technique de nature réglementaire qui permet de faire cohabiter les aspects économiques, sociaux et environnementaux, et qui vient s’ajouter aux autres outils juridiques dont l’objectif est d’assurer la préservation de la santé et de la sécurité de l’humanité par la protection de la santé du vivant. On le voit, indépendamment de la force symbolique recherchée, la mobilisation du droit vise ici à « rendre visible son rôle structurant dans l’équilibre vital des conditions qui rendent possible l’habitabilité de la planète. Cette approche renforce un paradigme centré sur la protection des conditions écologiques essentielles à la vie » 45

Le renouvellement de la propriété. Par une relecture de la notion de « biens communs », des économistes suivis par des juristes invitent à dépasser le « droit de propriété destructeur » – ou « Tragédie des communs » 46 –, où les biens environnementaux n’appartiennent à personne et sont surexploités par tous, pour consacrer un « droit de propriété protecteur » – ou Prophylaxie des communs –, où les ressources environnementales sont partagées, gérées et préservées par la communauté en vue d’en assurer la pérennité 47 . On retrouve cette idée de biens communs environnementaux en droit international, pour les fonds marins, l’univers, la Lune et les corps célestes, certaines espèces animales, des parcs naturels, le patrimoine culturel et artistique en lien avec l’environnement. Au-delà, l’« accroissement » 48 du recours à l’intérêt commun et aux notions associées – dans les discours comme dans la pratique – vise à renforcer la protection des relations entre l’humanité et l’ensemble des milieux de vie en la hissant à un rang élevé du droit.

Conclusion

Cheminer vers une manière durable d’habiter la Terre – Si, au XXIe siècle, la société s’accorde pour que l’habitabilité devienne, pour les enjeux écologiques, ce que la dignité a été au XXe siècle pour les enjeux humains ; et si, au XXIe siècle, l’humanité, consciente de sa fragilité, s’emploie à raviver, à la lumière du principe habitabilité, la légitimité et l’efficacité du droit au service des conditions de la vie ; alors, la société pourra cheminer plus sûrement vers une manière durable d’habiter la Terre, en respectant ce monde d’interdépendances où la sécurité de l’humanité et la santé de la vie ont un destin commun. 

Plusieurs voies juridiques peuvent être empruntées à des niveaux supérieurs du droit – national et supranational – pour conforter le principe habitabilité. Nous en donnerons ici quelques exemples parmi d’autres.

La protection constitutionnelle de l’habitabilité – A l’échelle des Etats, la protection constitutionnelle est une voie essentielle de consolidation de la protection des conditions de la vie sur Terre, car la Constitution est la loi des lois d’une Nation, un contrat conclu par le peuple constituant – par-delà les contingences politiques – enraciné dans le passé et orienté vers l’avenir. Il arrive qu’une Constitution prévoie une « clause d’éternité » dans laquelle les droits fondamentaux sont garantis de manière générale pour le présent et pour l’avenir, comme en Allemagne et au Japon. Parce que le respect des interdépendances entre l’humanité et l’ensemble de la vie est un principe essentiel au service de la prospérité et de la postérité de l’humanité, il doit être protégé de manière pérenne au plus haut niveau de la hiérarchie des normes : le niveau constitutionnel. L’article 21 de la Constitution néerlandaise dispose à cet égard que « le gouvernement se préoccupe de l’habitabilité du territoire et de la protection et de l’amélioration de l’environnement ». Le juge constitutionnel, artisan de la vitalité de la Constitution par sa lecture adaptative, est un acteur central pour la mise en œuvre du principe habitabilité. D’ores et déjà, une jurisprudence constitutionnelle active s’emploie à hisser la protection de l’environnement au niveau des grandes libertés et à en tirer les conséquences de point de vue de la conformité des lois à la Constitution. En 2021, en Allemagne, le tribunal constitutionnel de Karlsruhe a invalidé la loi climat affirmant que la « Loi fondamentale oblige à prendre soin des fondements naturels de la vie d’une manière qui permette de les léguer aux générations futures » 49 . En France, le Conseil constitutionnel, après avoir reconnu en 2022 que « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation » 50 , a prononcé pour la première fois, le 8 août 2025, une décision de censure sur le fondement autonome du droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (art. 1er, Charte de l’environnement), considérant que les dispositions d’une loi permettant de déroger à l’interdiction d’utilisation dans l’agriculture de certains produits de traitement ayant des « incidences sur la biodiversité (…), la qualité de l’eau et des sols » et induisant « des risques pour la santé humaine », privaient de « garanties légales » le droit constitutionnel à l’environnement. 

A l’avenir, le juge constitutionnel pourrait aller au-delà et consacrer la valeur constitutionnelle de l’habitabilité. En France, de la même manière qu’hier, dans la décisions « bioéthique » de 1994, le Conseil constitutionnel a déduit le principe de sauvegarde de la dignité de la première phrase du Préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que tout être humain possède des droits inaliénables et sacrés, il pourrait, demain, déduire de la Charte de l’environnement interprétée à la lumière du Préambule de 1946, le principe de sauvegarde de l’habitabilité.

La protection pénale de l’habitabilité – Le droit pénal, qualifié par Emile Durkheim de « conscience commune » d’une société dans laquelle s’est créée une interdépendance constitutive d’une solidarité organique 51 , est le révélateur des valeurs les plus essentielles d’une société. Le mouvement en marche qui vise à criminaliser les comportements les plus gravement attentatoires à l’environnement, à l’échelle nationale, régionale et internationale, illustre l’importance cardinale que revêt la protection des rapports entre l’humanité et l’ensemble de la vie sur Terre.

En droit pénal international, spécialement, alors qu’au XXe siècle la communauté internationale s’est regroupée autour de la notion de crimes contre l’humanité afin de protéger la dignité, au XXIe siècle, elle pourrait se retrouver autour de la notion de crimes contre l’habitabilité afin de se préserver des attaques graves et systématiques qui mettent en danger sa santé, sa sécurité et ses interdépendances avec la biosphère.
Au moment d’achever l’écriture de ces lignes, un grand pas est fait par la justice internationale qui reconnaît que les questions climatiques et environnementales sont un « problème existentiel de portée planétaire mettant en péril toutes les formes de vie et la santé même de notre planète » 52 . A ce titre – disent les juges – une solution durable doit être trouvée qui « requiert la volonté et la sagesse humaines – au niveau des individus, de la société et des politiques – pour modifier nos habitudes, notre confort et notre mode de vie actuels et garantir ainsi un avenir à nous-mêmes et à ceux qui nous suivront » 53 . Face au défi climatique et environnemental inédit, le droit ne peut sûrement pas tout, mais il peut beaucoup, en consacrant interdits et valeurs protégées qui permettront à la société d’avancer : « Du point de vue le plus éminent du droit, les comportements qui nuisent de manière irréversible à l’équilibre vital des écosystèmes interdépendants qui rendent viable la survie des générations présentes et futures sur une planète habitable sont interdits » 54 . Hier, le Tribunal de Nuremberg a donné sa voix à la dignité, aujourd’hui, la justice internationale donne sa voix à l’habitabilité. Entendons-là.

Notes

  1. Déclaration de Lee Zeldin, nouvel administrateur de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis nommé par M. Trump, 12 mars 2025.
  2. A. Van Lang, Droit de l’environnement, 5e éd., PUF, 2021, n° 11.
  3. L. Neyret, « La sanction en droit de l’environnement – Pour une théorie générale » in C. Chainais et D. Fenouillet (dir.), Les sanctions en droit contemporain, vol. 1, Dalloz, 2012, p. 533.
  4. F. Molins, rapport intitulé : « Traitement pénal du contentieux de l’environnement », PUAM, 2023, p. 10.
  5. P. Lunel et alii, « Pour une histoire du droit de l’environnement », RJE 1-1986, p. 43.
  6. P. Lascoumes, G. J. Martin, « Des droits épars au Code de l’environnement », Droit et Société, n° 30/31, 1995, p. 323.
  7. M. Prieur et alii, Droit de l’environnement, Précis, Dalloz, 2023, n° 13.
  8. L. Fonbaustier, « Les nouveaux objets en matière environnementale », Titre VII, n°13, « L’environnement », nov. 2024, p. 59.
  9. G. J. Martin, « Les angles morts de la doctrine juridique environnementaliste », RJE 2020/1, p. 67.
  10. Ibid.
  11. E. Dockès, Valeurs de la démocratie, Dalloz, Méthodes du droit, 2004, p. 123.
  12. S. Gutwirth, « Trente ans de théorie du droit de l’environnement : concepts et opinions », Environnement et Société n° 26, 2001, p. 5.
  13. P. Baard, « Rights of Nature through a Legal expressivist Lens ; Legal Recognition of Non-anthropocentric Values », Ethical Theory and Moral Practice, déc. 2024
  14. Montaigne, Les Essais, livre III, Chapitre 2 « Du repentir ».
  15. M. Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper, Seuil, 2013, p. 126.
  16.  Ibid.
  17. M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde, Seuil, 2016, p. 85.
  18. Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948.
  19.  Art. 1, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000.
  20. Préambule de la Constitution de 1946.
  21.  Cons. const. déc. n° 94-343/344 du 27 juillet 1994.
  22. On s’inspire ici des formules « Principe responsabilité » de Hans Jonas et « Principe espérance » de Marc Bloch pour nommer quelque chose de différent d’un point de vue épistémologique et normatif : la découverte d’une valeur protégée par le droit analogue au processus par lequel la dignité a été révélée pour refonder les droits humains.
  23.  « Interlinkages among biodiversity, water, food and health », IPBES, 17 déc. 2024.
  24. M. Delmas-Marty, Sortir du pot au noir, Buchet Chastel, 2019, p. 83.
  25. R. Powers, « The Overstory », WW Norton & Co, 2018, p. 143, nous traduisons.
  26. Voir sur ce point B. Morizot et S. Husky, Rendre l’eau à la Terre, chapitre 13 : « La vie aménage le monde pour la vie », Actes Sud, 2025, qui formule le concept d’habitabilité pour la vie.
  27. On trouvera la version approfondie de cette thèse, fondée dans les sciences naturelles et sociales, dans la seconde partie de Raviver les braises du vivant. Un front commun, B. Morizot, Actes Sud/Wildproject, 2020.
  28. B. Morizot, « L’écologie contre l’humanisme, Sur l’insistance d’un faux problème », dans Essais, revue interdisciplinaire d’humanités, n°10. Et la troisième partie de Les Diplomates, B. Morizot, Wildproject, 2016.
  29. AGNU, Rés. 76/300, relative au Droit à un environnement propre, sain et durable, 8 juillet 2022.
  30. Cour constitutionnelle espagnole, Décision Mar Menor du 20 novembre 2024.
  31. « Interlinkages among biodiversity, water, food and health », IPBES, 17 déc. 2024.
  32. E. Eptsein (dir.), La transformation écologique du droit économique, Rapport, IERDJ, Mars 2025.
  33. Cour internationale de Justice, Avis consultatif relatif aux « Obligations des États en matière de changement climatique », 23 juillet 2025.
  34. Décision n° 2022-843 DC du 12 août 2022, Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat.
  35. M. Delmas-Marty, Sortir du pot au noir, Buchet Chastel, 2019, p. 10.
  36. Avis préc..
  37. Par extension de la fonction du droit pénal en droit national : A. Vitu, Traité de droit criminel : Droit pénal spécial, Paris : Cujas, t. I, 1982, 7 éd., §22.
  38.  Directive (UE) 2024/1203 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal, considérant 21.
  39. Déclaration du Procureur de la CPI, 16 février 2024.
  40. Préambule de la Charte de l’environnement adossée à la Constitution par la Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005.
  41. L. Fabius, « Le juge constitutionnel et les générations futures », colloque « Dans l’espace de justice, les pratiques juridictionnelles au service du futur », organisé par la Cour de cassation, Paris, 21 novembre 2024, et auparavant : Evénement international « Justice, Générations futures et environnement » ayant réuni au Conseil constitutionnel français plus de cent juges du monde entier, 7 février 2024.
  42. Pour aller plus loin : S. Djemni-Wagner (dir.), « Droit(s) des générations futures », étude réalisée en 2023 dans le cadre de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ).
  43. Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Avis consultatif sur « Urgence climatique et Droits de l’Homme », 29 mai 2025, rendu public le 3 juillet 2025, § 287.
  44. Article 53, Convention de Vienne du 23 mai 1969.
  45. Cour interaméricaine des droits de l’Homme avis préc., § 280.
  46. G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, 1968, p. 1243.
  47. E. Ostrom, La gouvernance des biens communs : Pour une approches des ressources naturelles, De Boeck, 2009.
  48. J. Rochfeld, préface in Les communs en droit de l’environnement, RJE spécial, 2022, p. 7, spéc. p. 11.
  49. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 24 mars 2021 – 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20, 1 BvR 96/20, 1 BvR 288/20.
  50. Décision n° 2022-843 DC du 12 août 2022, préc.
  51. E. Durkheim, De la division du travail social, PUF, coll. Quadrige, 2013, p. 79 et s.
  52. Cour internationale de Justice, Avis consultatif relatif aux « Obligations des États en matière de changement climatique », 23 juillet 2025, § 456.
  53.  Ibid.
  54. Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Avis préc. § 287.
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Baptiste Morizot, Laurent Neyret, Le principe habitabilité, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2025,

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