Paris, dix ans après : une boussole pour une décennie chancelante
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Issue #6Auteurs
Hugo Pascal , Vasile Rotaru
Une revue scientifique publiée par le Groupe d'études géopolitiques
Climat : la décennie critique
Dix ans après l’Accord de Paris, les chiffres ne laissent plus de refuge à l’illusion : 2024 a été l’année la plus chaude jamais mesurée et la première à dépasser, en moyenne annuelle, +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle ; 2025 prolonge la séquence avec des océans anormalement chauds et des étés records en Europe méridionale. Les courbes ne sont plus des abstractions mais des cicatrices : forêts noircies, mers surchauffées, villes suffocantes. Ce qui n’était jadis que projection statistique est devenu expérience sensible, presque intime. La bascule climatique a cessé d’être une perspective pour devenir un cadre, celui dans lequel toute politique publique devra désormais se loger.
Or, paradoxalement, la centralité politique du climat s’est étiolée. Aux États-Unis, l’élection de 2024 a été suivie d’un ré-désengagement spectaculaire : retrait notifié de l’Accord de Paris dès le 20 janvier 2025, puis offensive réglementaire visant le cœur juridique de l’action climatique fédérale – jusqu’à la proposition d’abroger l’endangerment finding de 2009, c’est-à-dire la reconnaissance même que les GES mettent en péril la santé publique. En parallèle, l’EPA a engagé l’effacement des exigences GES dans les normes véhicules. Ces mouvements s’inscrivent dans un contexte jurisprudentiel qui rend l’action des agences plus ardue : en 2022, West Virginia v. EPA a encadré l’usage de la major questions doctrine, et en 2024, Loper Bright a renversé Chevron, réduisant la déférence des juges aux interprétations techniques des agences sans mandat explicite du Congrès. Le droit administratif, jadis outil discret de la transition, est devenu un verrou.
L’Europe, elle, hésite et trébuche. Emmanuel Macron a appelé à une « pause » dans la réglementation environnementale, et ce mot a marqué plus qu’une nuance : il a donné corps à une fatigue politique. L’Euro 7 sur les normes automobiles a été édulcoré, les objectifs 2035 repoussés à des négociations ultérieures, et les capitales se crispent désormais davantage sur la compétitivité que sur la soutenabilité. La Commission européenne plaide encore pour une réduction de 90 % des émissions nettes d’ici 2040, mais les États membres reculent déjà devant l’effort. Ce qui hier semblait une course volontaire devient un chemin parcouru à contre-cœur. Hans Jonas avait formulé, dans son Principe responsabilité, que la puissance de faire crée une obligation nouvelle à l’égard des générations futures. Nous en voyons l’inverse : la puissance de différer, de temporiser, de remettre à demain ce qui devrait être fait aujourd’hui. La politique choisit la pause, quand le climat ne connaît que l’accélération.
Dans ce paysage où la volonté politique vacille, le juge s’est imposé comme le métronome de l’Accord de Paris. La trajectoire s’est dessinée en Europe par touches successives : Urgenda (Cour Suprême des Pays-Bas, 2019) a obligé les Pays-Bas à réduire d’au moins 25 % leurs émissions dès 2020 au nom des articles 2 et 8 de la CEDH ; Neubauer (Cour constitutionnelle allemande, 2021) a constitutionnalisé l’exigence d’équité intergénérationnelle ; en France, la saga Grande-Synthe (Conseil d’État, 2021-2023) a inauguré un contrôle continu de la trajectoire gouvernementale et des mesures correctrices à court terme. En avril 2024, la CEDH a franchi une étape décisive : dans KlimaSeniorinnen c. Suisse, la Grande Chambre a reconnu un droit à une protection effective contre les effets graves du changement climatique (art. 8) et sanctionné l’insuffisance des politiques. Cette jurisprudence hybride droits fondamentaux/obligations positives installe le climat au cœur du contentieux européen de l’État de droit.
Le droit international lui-même s’est densifié. Après l’avis du Tribunal international du droit de la mer du 21 mai 2024 qualifiant les émissions de GES de pollution du milieu marin et imposant aux États de prendre toutes mesures nécessaires au regard de la meilleure science disponible, la Cour internationale de justice a rendu, le 23 juillet 2025, un avis consultatif historique : les États ont l’obligation, en droit international, de protéger le système climatique, de coopérer et de réguler les émissions y compris celles des acteurs privés ; l’inexécution peut engager une responsabilité et des réparations. Sans créer de juge mondial du climat, la CIJ a fixé un socle normatif qui armature déjà les contentieux nationaux et régionaux. Le juge, qui n’avait pas vocation à gouverner, s’est transformé en vigie obstinée, en boussole silencieuse au cœur de la tempête.
Dans le même temps, la dérégulation redessine l’économie des engagements privés. En Europe, la directive Green Claims – censée sécuriser et auditer les allégations environnementales – a été mise en pause en juin 2025, et la Commission a proposé de réduire le périmètre des obligations de reporting de durabilité, exemptant une large part des entreprises. Certes, le reporting de l’ISSB (IFRS S2) monte en puissance depuis 2024, et la CSDDD (2024/1760) entre en vigueur par phases ; mais l’architecture reste asymétrique : obligations d’information renforcées d’un côté, flou croissant sur la justiciabilité des promesses volontaires de l’autre.
Que révèle cette décennie ? D’abord, que l’Accord de Paris a réussi son pari d’universaliser la métrique (inventaires, bilans, trajectoires), de mobiliser les marchés et de faire du climat un langage commun. Ensuite, que l’érosion politique – aux États-Unis par le biais de la désarmature réglementaire et, en Europe, via des compromis de plus en plus défensifs – menace le passage du langage à l’exécution. Enfin, que le juge – national, européen, international – est devenu l’acteur pivot, celui qui assure le plancher de l’ambition quand le plafond politique baisse.
Faut-il s’en réjouir ? Le juge n’est pas un planificateur et la transition ne se décrète pas à coups d’ordonnances : elle suppose des politiques industrielles crédibles, un État investisseur, des signaux prix compatibles avec la justice sociale, et des règles stables pour le capital. Pour éviter que le climat ne devienne un « contentieux de l’impuissance », les exécutifs doivent ré-internaliser l’ambition fixée par les juges : traduire en budgets carbone exécutoires, en trajectoires sectorielles opposables, en calendriers d’investissement contrôlables.
Nous vivons pour l’heure dans le temps suspendu d’une promesse inachevée. En 2015, la planète avait cru retrouver un souffle commun, une manière de dire que le climat ne relevait plus des affaires intérieures mais d’un destin partagé. Il y eut alors l’illusion d’un monde capable de parler d’une seule voix, comme si les nations pouvaient encore, pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, se rassembler pour agir en commun et donner corps à ce « monde commun » qui n’appartient à personne mais qui nous relie à tous. Si la politique choisit la pause, le droit, lui, avance : par les prétoires et par les avis, il resserre l’étau de la cohérence. À l’Europe de décider si elle veut que ce mouvement reste curatif (par la sanction) ou devienne préventif (par la planification juridique). À défaut, le centre de gravité de l’action climatique se déplacera encore au risque que l’histoire de la décennie critique se réduira à une chronique judiciaire de l’impuissance. L’Accord de Paris a fourni la grammaire ; il nous faut maintenant écrire la syntaxe de l’exécution. Et c’est, pour l’instant, le juge qui tient la plume.
citer l'article
Hugo Pascal, Vasile Rotaru, Paris, dix ans après : une boussole pour une décennie chancelante, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2025,