Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Récréation. Territoires métaphoriques
Issue #4
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Issue #4

Auteurs

Georgios Maillis

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Si le croissant fertile désigne un territoire fécond, lieu de naissance de la révolution agricole qui a permis le développement et la manipulation du « vivant » pour accroître nos populations, le croissant fossile nous plonge dans les strates géologiques de la Terre, ou la matière vivante des temps très anciens s’est transformée lentement en matière morte. À partir du XIXe siècle, nous extrairons cette matière pour l’amener au grand jour et la convertir en énergie, moteur de notre révolution industrielle.

Avec le croissant fossile, nous ne sommes pas très loin des récits de l’écrivain H.P. Lovecraft. Certaines de ses nouvelles littéraires explorent les terreurs souterraines de mondes anciens qui se cachent sous les innombrables surfaces de la Terre et sur lesquelles marchent inconsciemment les êtres humains. Un événement se produit et libère ce qui était confiné en profondeur pendant des temps immémoriaux.

Deux pensées me viennent à l’esprit à l’évocation de la notion de croissant fossile. Une qui concerne les lectures que j’ai pu faire sur le croissant fertile et les mythes mésopotamiens de la création. Une autre qui se rapporte à l’étonnement manifesté par Le Corbusier à la vue des montagnes noires parsemant notre territoire belge, les nouvelles formes émergentes de notre période industrielle.

Dans le livre La plus vieille cuisine du monde, l’historien Jean Bottero nous explique comment la fonte en masse des neiges est à l’origine d’un immense fleuve coincé entre les montagnes du Caucase et le désert syro-arabe. L’assèchement universel dû à la dernière période glaciaire transforme le lit unique de ce fleuve en une terre drainée par deux cours d’eau, le Tigre, à l’est, et l’Euphrate, à l’ouest. Ce sont sur ces alluvions déposées pendant des millénaires que se développera un territoire structuré par des canaux creusés par les hommes. La planification, la création et le contrôle de l’irrigation allaient pouvoir faire apparaître deux nouvelles activités humaines, l’agriculture et l’élevage. Ce nouveau terroir sera à la base des premières cités. 

Cette idée de génie, la maîtrise des deux fleuves à partir de canaux connectés, qui allait permettre à l’homme de contrôler son environnement pour le rendre plus fécond, reste une énigme pour les historiens. Les anciens mythes mésopotamiens attribuaient cette idée fondatrice aux dieux.

Pendant 2 500 ans, les dieux mineurs travaillent pour creuser les cours d’eau, entasser les montagnes et organiser le grand marécage : « Considérable était leur besogne, lourde était leur corvée, infini leur labeur. C’était un temps où il n’y avait pas encore d’être humain. C’était un temps où les dieux mineurs faisaient l’homme, où ils se comportaient comme des hommes, où ils étaient chargés par les dieux suprêmes des corvées qui deviendront plus tard le lot des humains. Ces dieux mineurs se mirent à se plaindre et la Mère Première, Belet, créa l’homme pour qu’il puisse assumer la corvée des dieux : Parmi les travaux et corvées assignés aux hommes pour qu’ils rassasient les dieux , il y a deux activités radicalement nouvelles que les dieux mineurs n’accomplissaient pas jusque là, l’agriculture et l’élevage ».

Cette transition agricole, le passage de la cueillette de plantes sauvages à l’organisation de champs de blé, s’opère il y a un peu plus de 10 000 ans. La domestication du vivant amena l’homme à tout mettre en œuvre pour organiser et investir au mieux son territoire afin de générer de belles moissons de blé et de s’occuper des troupeaux. 

C’est sur ces fondations que se bâtiront les premières villes et de nouvelles manières de vivre et de penser. Les premières villes étaient ainsi situées près des rivières sur des terres fertiles, propices à l’agriculture. Ces pôles urbains, quelles que soient leurs dimensions, sont toujours étroitement liés aux espaces cultivés environnant, la campagne. Cette construction d’un nouveau paysage découle d’abord d’un processus naturel qui s’étale sur des millénaires pour finalement voir advenir l’intervention de l’homme sur la gestion et l’optimisation de l’irrigation de vastes étendues afin de s’y implanter et s’y développer. Même les matériaux utilisés pour construire les bâtiments étaient d’origine locale, des briques de terre crue ou cuite en fonction de la taille de la structure architecturale. Pendant des millénaires ces paysages structurant ville et campagne seront la norme : la ville au centre d’une vaste campagne nourricière. Une histoire de strates terrestres superficielles organisées et gérées par une nouvelle civilisation d’hommes sédentaires.

Au début du XXe siècle, lors de son voyage oriental de jeunesse, Le Corbusier dessina des paysages dans lesquels l’architecture était influencée par les strates historiques et archéologiques. Pour ce jeune architecte, c’est une période décisive qui va lui permettre de développer et d’aiguiser son regard grâce à sa pratique quotidienne du dessin. Car pour lui, en plus d’être un outil de présentation et de représentation, le dessin sera aussi un outil de compréhension du monde. Quelque temps plus tard, avec son regard expérimenté, quand il se rendit en Belgique en train, il s’étonna des montagnes noires présentes sur notre pays. Notre territoire qui a la réputation d’être plat se présentait à l’architecte avec des cônes noirs presque parfaits dont les dimensions rivalisaient avec celle des gigantesques pyramides. Une nouvelle typologie paysagère défilait devant lui. Malgré la présence centenaire de ces nouvelles formes prégnantes, elles étaient encore fort inconnues et contenues dans ces régions qui allaient changer de manière fondamentale nos sociétés. 

Nous pouvons aisément comprendre le questionnement du visiteur extérieur qui traverse ces territoires marqués par nos activités industrielles. Un paysage représentatif de l’exploitation de nos sous-sols afin de faire remonter cette matière fossile, morte, pour nourrir les machines de notre civilisation. L’extraction du charbon, qui servira à exploiter l’énergie qui allait alimenter nos industries, nos moyens de transport et nos habitats, a modifié de manière significative la topographie et la nature de notre territoire. Faites de déchets d’exploitations minières, ces montagnes artificielles sont composées de schistes et de pierres stériles matérialisant une nouvelle signature caractéristique du passage de la civilisation agricole à la civilisation industrielle. 

Charleroi, aussi appelé le Pays Noir, est un des centres de la révolution industrielle en Europe. Construite sur une des veines de charbon qui sera exploitée de manière industrielle, la ville, hormis sa forteresse, voit son territoire se structurer en fonction des concessions accordées aux exploitants miniers. Ce sont les couches souterraines fossilisées qui vont devenir les vecteurs de l’aménagement du territoire. Lesites miniers nécessitent la construction d’infrastructures lourdes ainsi que des routes et des voies ferrées pour connecter ces ensembles industriels. Des zones d’habitats sont créées pour loger des travailleurs et leurs familles à proximité de leurs lieux de travail. Des quartiers s’organisent le long et autour d’industries qui contribueront au développement économique de la région et de son pays. Si la forteresse se construit en 1666, Charleroi devient « ville » au début du XVIIIe siècle. 

L’exploitation industrielle de ces sites aura des conséquences environnementales importantes, allant de la déforestation à l’ensevelissement de cours d’eau. Ces exploitations minières, comme les exploitations agricoles de l’ère mésopotamienne, ont généré des richesses importantes. Il y a 10 000 ans c’est par la fertilisation des sols que se construisent les territoires et les premières grandes cités du croissant fertile. Après la révolution industrielle, c’est par l’exploitation intensive des sous-sols que s’appauvrissent et disparaissent les couches vivantes superficielles (nommé aussi horizon organique) pour voir s’imposer ces nouvelles activités humaines. Ces activités généreront des richesses et profits démesurés qui ignorent et bouleversent la nature des territoires concernés.

Les premières villes mésopotamiennes se sont construites sur et grâce aux strates géologiques superficielles vivantes constituées de terres arables.

Des villes industrielles telles que Charleroi, la ville aux soixante montagnes, se sont construites par l’extraction des strates profondes fossilisées et l’utilisation de matières mortes visant leur développement urbain. Une véritable inversion de construction paysagère s’opère ici. Charleroi est une ville récente au regard de la majorité des villes moyennes européennes. Elle est un pur produit de la révolution industrielle. Sa logique territoriale : des centres urbains éclatés, des infrastructures lourdes reliant ceux-ci, des terrils, des zones industrielles en fonctionnement ou désaffectées. Tous ces éléments structurants sont intrinsèquement liés à l’activité humaine des XIXe et XXe siècles. Comprendre cette logique est indispensable pour se positionner au mieux face au développement de la ville. 

Aujourd’hui, ces grandes zones industrielles et ces terrils qui ponctuaient le paysage de Charleroi ont entamé une mutation accompagnée par des projets urbains portés depuis les dernières législatures politiques. C’est à partir d’un plan d’intensification urbaine et d’intensification paysagère que ce territoire, caractéristique de son histoire industrielle, est développé et structuré. Les logiques industrielles et leurs méthodes ingénieuriales pragmatiques et économiques performantes ont éradiqué de grandes surfaces de terres arables. Ce plan d’intensification ne chamboule pas à nouveau cet héritage. Au contraire, ce plan tente de donner du sens à cette couche industrielle dévastatrice pour la transformer en strate sur laquelle la nature reprendra ses droits et qu’elle puisse accueillir au mieux une de ces petites composantes, l’humain.

Les liens entre le croissant fertile et le croissant fossile nous interrogent sur notre rapport au territoire. Les Mésopotamiens expliquent la création de ce paysage par l’intervention des dieux. C’est leur méthode pour expliquer la création laborieuse et extrêmement longue d’un territoire fertile lié à l’eau. Cette région du monde aura vu se développer une civilisation qui sera le socle de notre culture.

Depuis la révolution industrielle, plus besoin de dieux pour effectuer ces tâches impossibles sur des cycles temporels qui dépassent la compréhension humaine. Notre civilisation industrielle, à l’instar des anciennes créatures de Lovecraft qui construisirent des villes et des structures gigantesques dépassant notre compréhension, aura réussi à modifier et perturber volontairement son environnement à l’échelle planétaire.

Des milliers d’années séparent ces deux révolutions fondamentales. Ce temps, difficilement perceptible à l’échelle humaine, n’est rien comparé aux temps géologiques de formations de notre planète.

C’est pourtant notre temps. Celui où l’être humain a commencé à modifier et organiser des territoires naturels pour créer des paysages productifs, des paysages à destination unique qui concernent le développement de nos civilisations. Si la révolution agricole a pu prendre appui sur les longues évolutions naturelles des strates géologiques, la révolution industrielle, quant à elle, est une phase de très grande accélération de l’activité humaine et des modifications planétaires, que nous vivons aujourd’hui. 

Ce travail harassant des hommes du croissant fossile est à mettre en perspective avec les mythes qui présentent le labeur des dieux mineurs qui façonnèrent la région du croissant fertile. Une nouvelle mythologie émerge de la révolution industrielle. Elle ne porte plus sur la création du monde et de l’homme, mais sur de nouveaux récits liés aux notions de progrès et d’innovations ainsi que sur l’apparition de nouvelles classes sociales et des luttes qui y sont liées. Depuis peu, un nouveau récit s’écrit pour cette nouvelle période qui est nommée l’anthropocène. Il concerne l’état dans lequel nous avons mis nos environnements en aussi peu d’années au regard du temps infini de l’âge de notre planète. 

C’est ainsi que nous avons la conviction qu’au niveau politique, Charleroi, comme toutes les villes nées dans cette période industrielle, ne peut se concevoir qu’à travers des propositions aussi fortes que celles qui l’ont créée. Des propositions aux antipodes des forces destructrices que nous avons mises en place ces derniers siècles. Des propositions qui passeraient par le spectre de l’humilité. L’humilité par rapport à notre courte présence sur la terre. Humilité à la même racine que les mots humains et humus. C’est bien cette couche que nous avons détruite lors de la révolution industrielle alors qu’elle avait été renforcée lors de la révolution agricole. 

C’est ce même manque d’humilité qui amènera le docteur Victor Frankenstein à surpasser les limites naturelles de la science et de la vie pour créer, tel un dieu, un être vivant à partir de morceaux de cadavres. La créature, en contraste avec l’orgueil de son créateur Victor, suggère que l’humilité est essentielle pour vivre. Le croissant fossile semble être ce territoire dans lequel nous avons réveillé ces monstres enfouis et oubliés, qui nous rappellent la fragilité de notre humanité.

Sources bibliographiques : Bottéro, Jean. La plus vieille cuisine du monde. Seuil, 2006. Bottéro, Jean. Kramer, Samuel Noah. Lorsque les deux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne. Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1993. Charleroi, Le projet métropolitain. Publication de Charleroi Bouwmeester, 2022. H. P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps : Les montagnes hallucinées. Folio Science-fiction, 2012. H. P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps : Dans l’abîme du temps. Folio Science-fiction, 2001. H. P. Lovecraft, Je suis d’ailleurs : La cité sans nom. Folio Science-fiction, 2012. Émission radiophonique Ameisen, Jean Claude. Sur les épaules de Darwin Eclats de passé : Le croissant fertile. Radio France, France Inter. 13 janvier 2018.

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Georgios Maillis, Récréation. Territoires métaphoriques, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 72-75.

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