Refonder l’action climatique : le pari intellectuel de la Paris Climate School de Sciences Po
Issue
Issue #6Auteurs
Luis Vassy , Ariane Joab-Cornu
                Une revue scientifique publiée par le Groupe d'études géopolitiques
Climat : la décennie critique
En 2025, la crise environnementale n’est plus une abstraction. Le dépassement de l’objectif fixé par l’Accord de Paris – contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels – marque un tournant historique. Ses effets s’inscrivent désormais dans l’expérience quotidienne : vagues de chaleur extrêmes, sécheresses prolongées et catastrophes naturelles perturbent le fonctionnement de nos sociétés et fragilisent nos économies. Les sciences humaines et sociales, longtemps marginales dans ce débat dominé par les sciences dites « dures », soulignent désormais l’ampleur des implications politiques, économiques et sociales. Selon Adrien Bilal, deuxième nommé au Prix du Meilleur jeune économiste 2025, les pertes économiques liées au réchauffement pourraient être jusqu’à six fois supérieures aux estimations conventionnelles, atteignant jusqu’à 25 % du PIB mondial par degré supplémentaire 1 . La Banque centrale européenne, en collaboration avec l’Université d’Oxford, a pour sa part montré qu’une sécheresse extrême en Europe mettrait en péril plus de 15 % de la production économique de la zone euro 2 . Ces données invitent à prendre en compte la nature systémique de cette crise, c’est-à-dire à la considérer comme une menace capable de déstabiliser simultanément plusieurs dimensions interdépendantes de nos sociétés.
Pourtant, cette crise existentielle se heurte à un paradoxe démocratique. Alors même que les sondages attestent d’une forte préoccupation citoyenne 3 , les politiques climatiques suscitent souvent résistance et contestation. Dans certains contextes, cette hostilité prend la forme d’un déni explicite des savoirs scientifiques. Aux États-Unis, le ministère de l’Énergie a diffusé de fausses informations pour légitimer des politiques de dérégulation 4 , tandis qu’entre janvier et juin 2025, 847 suppressions de termes comme climate change ont été recensées sur des portails officiels 5 . En Europe, se développe un questionnement de l’équité des efforts demandés et leur pertinence face à l’inaction persistante des plus grands émetteurs de la planète. Ce décalage révèle la dimension politique et sociale de la transition écologique : elle ne se réduit pas à une question technique d’ajustement des trajectoires énergétiques, mais met en jeu des conflits de valeurs, de modèles de développement et de justice distributive entre groupes, territoires et générations.
Dans ce contexte, l’université a un rôle crucial à jouer. Plus que jamais, il est nécessaire de tirer les leçons de plusieurs décennies d’action climatique à toutes les échelles de gouvernance – publique, privée, locale, nationale et internationale. Cela implique de dépasser une lecture strictement technique des enjeux non pour les contester mais pour relier les savoirs scientifiques aux leviers économiques et aux dynamiques politiques, juridiques et sociales. L’objectif n’est pas seulement de mieux anticiper les risques, mais aussi de former des acteurs capables de conduire la transformation profonde des organisations et des sociétés face à un défi d’une ampleur croissante et en constante accélération. Si plusieurs universités de premier plan, telles que Stanford (Doerr School of Sustainability) ou Columbia (Climate School), se sont déjà engagées dans cette voie, aucune institution européenne n’avait encore fait le choix d’une école de sciences humaines et sociales spécifiquement dédiée à la transition écologique.
C’est précisément ce pari qu’entend relever Sciences Po avec la création de la Paris Climate School. Ancrée dans l’expertise unique de l’institution en sciences humaines et sociales, cette nouvelle école associe une approche multiscalaire de la transition écologique à une pratique affirmée de l’interdisciplinarité, qui intègre un dialogue structuré avec les sciences dites « dures ». Elle repose sur une conception élargie de la transition, qui ne se limite pas à la lutte contre le réchauffement mais englobe également la préservation de la biodiversité, la gestion durable des ressources naturelles, ainsi que l’analyse et la gestion des risques liés aux catastrophes et à l’adaptation.
L’ambition est de former une nouvelle génération de décideurs. Elle propose une pédagogie intégrée qui articule les sciences du vivant et les innovations technologiques avec les apports des sciences humaines et sociales. Elle combinera savoirs fondamentaux et pédagogie fondée sur des études de cas et pratiques fournies notamment par des entreprises. Loin de se limiter à une juxtaposition des savoirs, l’approche favorise un véritable dialogue entre compréhension des ordres de grandeur biophysiques (climat, biodiversité, ressources) et analyse des dynamiques politiques, économiques et sociales qui leur sont liées. Ce croisement permet de mettre en évidence les interactions et interdépendances entre phénomènes naturels et organisations humaines. Il vise à doter les étudiants des outils nécessaires pour analyser les controverses écologiques, naviguer entre les différentes échelles de gouvernance – du local au global – et appréhender les tensions inhérentes à la transition écologique. En parallèle, l’école développe une réflexion appliquée sur la gestion des risques et l’adaptation, sur la manière dont s’articulent contraintes publiques et privées, et sur les conditions concrètes de la transformation des organisations. Cette formation vise enfin à renforcer les capacités de leadership, la robustesse de la décision, ainsi que l’esprit de réflexivité et de prospective nécessaires pour anticiper et accompagner des mutations d’une telle ampleur.
La Paris Climate School ne se conçoit donc pas uniquement comme un lieu de transmission de savoirs, mais comme un espace de production et d’expérimentation intellectuelle. En articulant formation, recherche et action, elle entend contribuer à renouveler les cadres analytiques de la transition et à former des acteurs capables d’opérer dans un environnement marqué par l’instabilité et l’urgence. Elle sera un lieu de débat public, où se construisent de nouveaux cadres de pensée et d’action face aux bouleversements du siècle. À travers ce projet, Sciences Po affirme ainsi sa volonté de contribuer activement à la réinvention des savoirs et des pratiques nécessaires pour relever le défi existentiel de la transition écologique.
Notes
- Bilal, Adrien, et Diego R. Känzig. 2024. « The Macroeconomic Impact of Climate Change: Global vs. Local Temperature. » NBER Working Paper n° 32450, National Bureau of Economic Research, mai (rév. novembre 2024).
 - Andrej Ceglar, Francesca Danieli, Irene Heemskerk, Mark Jwaideh et Nicola Ranger, ‘The European economy is not drought-proof’ (ECB Blog, 23 mai 2025) (la seule pénurie d’eau de surface met en péril près de 15 % de la production économique de la zone euro)
 - Ipsos & CESI École d’ingénieurs, Climat et transition énergétique : les Français dubitatifs – Jour de la Terre 2025, étude Global Advisor, menée en ligne dans 32 pays (dont la France), 24 janvier – 7 février 2025 (Paris : Ipsos, 22 avril 2025).
 - Foucart, Stéphane. 2025. « Un rapport climatosceptique commandé par l’administration Trump révolte la communauté scientifique américaine. » Le Monde, 6 août 2025
 - Isabella Pacenza, Gretchen Gehrke, Rob Brackett et al, Climate of Suppression: Environmental Information Under the Second Trump Administration (Environmental Data & Governance Initiative 6 août 2025) (notant la suppression de près de 900 termes, dont 847 suppressions de termes tels que « changement climatique » sur des sites web fédéraux entre janvier et juin 2025)
 
citer l'article
Luis Vassy, Ariane Joab-Cornu, Refonder l’action climatique : le pari intellectuel de la Paris Climate School de Sciences Po, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2025,