Villes et charbon : sortir de l’hybris fossile ?
Charles-François Mathis
Professeur des universités à Paris 1 Panthéon-SorbonneIssue
Issue #4Auteurs
Charles-François MathisPublié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure
Le croissant fossile
Dans son roman Les Indes noires paru en 1877, Jules Verne imagine une ville singulière. « Coal City » est entièrement située sous terre, dans un gisement de charbon gigantesque en Écosse. Éclairée artificiellement par des lampes utilisant une électricité probablement produite par le combustible omniprésent, elle accueille les ouvriers de la mine qui construisent leurs cottages de brique autour d’un lac souterrain, dans une immense caverne. Protégés des intempéries de la surface, les habitants de cet étrange domaine vivent en harmonie et en bonne santé – la fin suggère même qu’ils pourraient devenir centenaires. Il faut la folie d’un homme pour menacer ce lieu d’une explosion destructrice, évitée in extremis par l’intervention de l’héroïne.
Si ce roman médiocre ne figure certainement pas parmi les meilleures œuvres de Jules Verne, il a le mérite d’incarner dans sa « Coal City » certains des enjeux énergétiques essentiels du XIXe siècle. Comment mieux dire en effet le pouvoir structurant du charbon dans l’aménagement urbain victorien ? N’est-ce pas suggérer déjà, pour reprendre des termes actuels, que l’anthropocène est un anglocène 1 ?
Dans le cadre d’une réflexion sur le « croissant fossile », il convient évidemment de donner toute sa place au Royaume-Uni de Victoria où a pu naître ce que j’ai appelé une « civilisation du charbon », tant ce combustible s’y est imposé dans tous les aspects de la vie des Anglais 2 . Cette expérience de vie et de pensée est, de fait, étroitement liée au phénomène urbain — l’Angleterre est le premier à voir sa population devenir majoritairement urbaine, en 1851. La houille ne fut bien sûr pas cantonnée à cet espace, ni à ce temps : elle fait, plus généralement, partie du « magasin du monde » au XIXe siècle 3 , et n’a pas cessé depuis de transformer la planète. Elle représentait encore en 2010 40 % de la production d’électricité mondiale et 20 % des émissions de gaz à effet de serre, tandis que sa consommation par personne à l’échelle du globe n’a cessé d’augmenter depuis le XIXe siècle 4 . On peut dès lors se demander ce que le charbon a fait à la ville et si — au-delà de la seule expérience anglaise — il a eu un impact plus profond sur le devenir contemporain de celle-ci.
Le charbon a bien entendu façonné d’abord les lieux d’où il est extrait. Inutile sans doute de revenir en détail sur les bouleversements paysagers des bassins miniers, avec leurs marqueurs territoriaux : chevalements, terrils, carreaux, cheminées, corons etc. Rappelons simplement leur progressive extension : en 1955 par exemple, dans la ville d’Ince (Lancashire), on peut dénombrer 33 puits de mines occupant 80 ha, un terril étalé sur 2,5 ha et 36 mines désaffectées 5 . Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais suit le même chemin, en s’étendant progressivement d’Est en Ouest au fil des ans : dans les années 1990, alors que la production s’interrompt, il couvre, côté français, 2 400 km2, marqués par un étalement urbain de Valenciennes à Béthune 6 . Plus généralement, les villes industrielles situées dans ou à proximité de ces bassins peuvent être considérées comme des « Coketowns », pour reprendre le nom inventé par Dickens dans Hard Times en 1854 : Le Creusot, Middlesbrough, Essen, Liège, qui renvoient dès le XIXe siècle des images de cheminées crachant leurs fumées, de pollution, de briques, de misère et de contrastes sociaux choquants 7 . La forme urbaine et l’expérience de ces espaces — qu’ils soient britanniques, français, belges, allemands etc. — est ainsi neuve et façonnée par la présence du charbon. Ce sont donc des paysages nouveaux de la production énergétique qui se mettent en place ici — tandis que, comme le suggère Sylvain Allemand, pétrole et électricité donneront plutôt naissance à des paysages de la consommation (liés à la mobilité, aux grandes surfaces etc.) 8 .
Ces derniers se dessinent pourtant au Royaume-Uni dès le XIXe siècle, où le charbon, par ses usages, joue également un rôle déterminant dans la structuration des villes, où qu’elles se situent, par la façon dont il est utilisé. Le charbon impose sa présence, par exemple dans les dépôts installés au cœur du tissu urbain à proximité de quais fluviaux ou de terminus ferroviaires et couvrant parfois plusieurs hectares. Il circule aussi de manière très visible, certes entre lieux de production et de consommation, mais aussi au sein des villes elles-mêmes, laissant des traces de son passage sur la chaussée ou dans l’air qu’il empoussière. On le perçoit encore dans les décharges où il s’accumule en tas immenses parfois jusqu’au cœur de la ville, comme à King’s Cross à Londres. La plus impressionnante de ces collines de déchets majoritairement composées de charbon est incontestablement, en 1929, celle de Hornchurch dans le Grand Londres, avec son kilomètre de long sur 500 mètres de large et 270 mètres de hauteur… Il faut enfin tenir compte de l’organisation interne des habitations elles-mêmes qui se doivent d’obéir aux exigences de ce combustible. Il convient d’abord de l’accueillir chez soi : lorsque cela est possible, des ouvertures sont pratiquées sur la rue en haut des murs des caves (parfois c’est un trou dans la chaussée, fermé par une petite plaque de fonte et traversant le plafond), sinon on l’accumule comme on peut dans des réserves situées le plus souvent sous l’escalier. Les dispositifs utilisés pour le brûler doivent également être adaptés : au fil du XIXe siècle les âtres anglais se transforment sous l’impulsion notamment de réformateurs sociaux inquiets du gaspillage insensé provoqué par la combustion dans des foyers ouverts — faute de parvenir à faire accepter les poêles, à tout le moins espérait-on améliorer l’efficacité calorifique des cheminées. Il en va de même pour les cuisinières, elles aussi soumises, autant que cela était envisageable, à des transformations, souvent dans le droit fil des recommandations faites par le Comte Rumford dès la fin du XVIIIe siècle.
Le charbon a aussi contribué à structurer les villes par la façon dont il a été vécu – ce que WJT Mitchell appelle « place », par opposition à l’espace « conçu » que je viens de présenter 9 . La relative invisibilité du pétrole et de l’électricité (sauf en temps de crise !) nous a fait oublier la matérialité des énergies, notamment du charbon, qui s’imposaient comme de véritables expériences de vie au quotidien. Si tous les territoires n’utilisaient pas le charbon autant que l’Angleterre ou dans certaines régions houillères, il n’en restait pas moins un matériau commun, rencontré et manipulé fréquemment. D’abord par ceux qui le brûlaient dans leurs intérieurs : on allait le chercher à la cave ou dans une réserve, il fallait le placer dans la cheminée après avoir vidé l’âtre des restes de la précédente combustion, allumer le feu et l’entretenir, nettoyer la maison des cendres et de la suie qui se déposaient partout, etc. Sans parler bien sûr de la difficulté à maîtriser les cuisinières à charbon ! On pouvait aussi bien sûr le brûler dans des poêles, plus fréquents en France ou en Allemagne par exemple qu’au Royaume-Uni, où l’expérience du feu de cheminée ouverte faisait partie intégrante du sentiment de bien-être domestique et de l’imaginaire du « home, sweet home ». Si on ne l’utilisait pas chez soi, on pouvait aussi le rencontrer au travail, que ce soit dans les entreprises équipées d’une machine à vapeur, dans celles transformant le charbon en coke ou en gaz, ou dans toutes celles l’utilisant comme combustible, comme les usines métallurgiques.
Ces expériences de vie et ces organisations spatiales sont propres à l’Angleterre et aux quelques endroits où le charbon a su s’imposer. Sans que ce combustible disparaisse, elles ont été en partie transformées ensuite par l’arrivée du pétrole, l’usage du charbon dans des centrales thermiques pour produire de l’électricité, etc. Pour autant, je crois qu’il faut reconnaître que « le charbon a permis de s’arracher au territoire » 10 , et qu’en ce sens il a préfiguré une transformation urbaine plus générale qui pourrait être celle de l’anthropocène.
Un premier aspect qui est que le charbon ouvre l’ère des mobilités qui sera ensuite poursuivie et accentuée par le couple pétrole/automobile. La grande mise en mouvement du monde est permise par le déploiement progressif des chemins de fer et des navires à vapeur (même si ceux-ci peinent à s’imposer initialement face au progrès des voiliers). L’accélération et la multiplication des déplacements modifient considérablement l’expérience de vie des hommes et des femmes du XIXe siècle. Le transport facilité des marchandises permet leur accumulation dans les centres urbains, ainsi que la diversification et l’accroissement de la consommation, rendue plus accessible à toutes les catégories sociales. Quant aux personnes voyageant en train, toujours plus nombreuses, elles témoignent d’un certain vertige à voir défiler si rapidement les centres urbains devant leurs yeux tout en profitant d’un accès plus aisé à des villes auparavant lointaines.
La structuration des villes elles-mêmes s’en ressent, même si là encore l’automobile les a certainement plus profondément marquées : le passage des voies, la construction des gares, les quartiers qui les entourent, la mise en place parfois de longues artères routières qui y mènent (que l’on pense simplement aux grandes percées haussmanniennes qui aboutissent aux gares de l’Est, du Nord ou Montparnasse), tout cela est un héritage du charbon. Ce dernier joue un rôle initial déterminant dans la transformation et l’accélération du métabolisme urbain, avec l’extension des aires d’approvisionnement, l’accroissement des possibilités énergétiques (gaz de houille, électricité), « l’invention des déchets » 11 , le déploiement de la chimie organique, etc. Au-delà des escarbilles et de la fumée devenue familière de la locomotive, c’est un exemple de plus de la façon dont ce combustible façonne, de manière indirecte, l’expérience urbaine concrète à partir du XIXe siècle.
Cet arrachement est aussi incarné par les matériaux utilisés pour bâtir les villes, qui reposent eux aussi — et aujourd’hui encore — sur le charbon 12 . Les briques qui ont permis l’extension inouïe de Londres sont fabriquées avec les résidus les plus fins de charbon (ce qu’on appelle soil) qu’on mélange avec de l’argile, une synergie qui a permis de belles fortunes, à l’image du « Golden Dustman » de Dickens dans Our Mutual Friend (1864-1865). Le charbon est bien sûr aussi utilisé pour la cuisson des briques, dont la production décolle : de 1 à 4,8 milliards par an pour l’Angleterre entre 1830 et 1907 ; 1 milliard par an pour la seule ville de New York au début du XXe siècle 13 . La métallurgie est elle aussi fille de la houille – du coke plus précisément. On y utilise certes encore du bois 14 , mais l’envolée de la production s’appuie sur le charbon : pour le seul Royaume-Uni, la quantité de fonte est multipliée par 65 entre 1750 et 1850, celle d’acier par près de 40 entre 1870 et 1913 (et par plus de 90 pour l’Allemagne sur la même période). Là encore, la consommation d’acier n’a cessé de progresser. En 2022, la Chine produit plus d’un milliard de tonnes d’acier, plus de la moitié de la production mondiale 15 . Elle n’est pas dévolue exclusivement aux villes mais, en Europe par exemple, elle est utilisée a minima à 30 % pour le secteur des bâtiments et travaux publics et la construction métallique au début du XXIe siècle 16 . Il faut en moyenne, de l’avis même des producteurs, entre 700 et 800 kilogramme de charbon pour produire une tonne de fonte. On pourrait en dire autant du ciment (et donc du béton) 17 , dont la production augmente aussi constamment pour construire routes et bâtiments (atteignant plus de 4 000 milliards de tonnes au niveau mondial en 2019 18 ), et qui là encore repose principalement sur la combustion de charbon — à hauteur de 84 % en 1919 et 65 % en 1935 aux États-Unis par exemple 19 (et de 71 % en 2006 au niveau mondial, en couplant charbon et coke 20 ). Au total, d’après Jean-Marc Jancovici, 7 % du charbon consommé dans le monde est utilisé pour produire de l’acier, et 4 % pour produire du béton (et deux tiers pour la production d’électricité) 21 .
En ce sens, on peut dire que le charbon a contribué à forger la ville contemporaine, à lui donner certaines de ses caractéristiques, et notamment une capacité de déconnexion d’avec son environnement proche. Celle-ci se repère encore par les pollutions générées par ce combustible dans l’environnement urbain, dont la présence quotidienne façonne elle aussi l’expérience de la ville contemporaine à sa naissance et persiste sous des formes plus insidieuses aujourd’hui. Inutile de revenir, je pense, sur l’étouffement de certaines villes par les fumées, domestiques surtout, mais aussi parfois industrielles : le grand brouillard de Londres de 1952 et ses 8 000 à 12 000 morts est dans tous les esprits. Les smogs ne sont pas l’apanage des villes britanniques : les grands centres miniers ou métallurgiques en sont aussi victimes. C’est le cas de la vallée de la Meuse en décembre 1930 qui, à la suite d’un phénomène météorologique, est noyée plusieurs jours dans des émanations sulfurées issues de la combustion de charbon pour ses industries de zinc provoquant de graves gênes respiratoires pour des milliers de personnes, dont une soixantaine décèdent 22 . En 1973, le réalisateur allemand Wolfgang Petersen peut encore proposer un film intitulé Smog décrivant une catastrophe atmosphérique dans la Ruhr. Pour les villes, le recours à l’électricité n’améliore initialement que peu ces pollutions atmosphériques faites de CO2, d’oxydes d’azote ou de soufre : les centrales thermiques ne sont jamais très loin des lieux de consommation, ce qui était notamment le cas avant la Seconde Guerre mondiale en Europe, et encore aujourd’hui en Chine ou en Inde. Dans ce dernier pays, où la pollution atmosphérique due aux centrales thermiques (près de 70 % de la production électrique du pays) provoque environ 100 000 morts par an, nombre des centrales se trouvent à moins de 100 km de certaines des principales villes du pays. On estime par exemple que 8 % de la pollution aux particules fines de Delhi en provient 23 . En 2013, plus de 25 milliards de tonnes de carbone sont rejetées dans l’atmosphère par la seule région Asie-Pacifique, qui se recouvre d’un nuage brun issu notamment (mais pas seulement, l’automobile ou les pratiques agricoles ayant aussi leur rôle) de la combustion du charbon et s’étendant du Pakistan à la Chine 24 . Ces pollutions atmosphériques et l’usage plus général du charbon abîment aussi les sols et laissent des traces qu’il est parfois difficile d’effacer. La ville de Katowice en Haute-Silésie en est un exemple, s’étant développée autour du charbon et de la métallurgie à partir des années 1830, étant devenue l’un des principaux centres urbains d’Europe centrale (la conurbation réunit 2,5 millions d’habitants sur 1250 km2 à la fin des années 1990), elle est aujourd’hui encore l’une des villes les plus polluées d’Europe en dépit d’un programme de réhabilitation et de son déclin industriel 25 .
Dès lors, il me semble que le charbon, et plus largement l’ensemble des énergies fossiles, instaurent une nouvelle manière d’habiter le monde et un rapport nouveau à la ville. C’est somme toute ce que les premiers détracteurs de l’industrie ont vertement critiqué. Le poète romantique Wordsworth, par exemple, s’en prenait ainsi aux bâtiments de ses contemporains, usines ou logements, qui ne savaient pas s’intégrer à leur environnement naturel, en l’occurrence celui de la Région des Lacs (Lake District) au nord-ouest du pays. Son confrère Southey, lui, voyait l’industrie comme un « kyste » et déclarait :
Les vieux cottages […] ne sauraient, avec de tels matériaux, mieux s’accorder au paysage environnant […] ; et cette harmonie s’est encore accrue avec le temps, grâce aux marques du climat, aux lichens et aux mousses […]. Comment se fait-il, ai-je dit, que les traits de tout ce qui se rapporte aux industries soient si complètement déformés ? Du plus large des temples de Mammon aux plus misérables des taudis où ses hilotes sont tenus à distance, les bâtiments n’ont qu’un seul aspect. Le temps ne les adoucit pas ; la Nature ne les habille ni ne les dissimule ; et jamais ils ne cessent d’offenser les yeux et l’esprit ! 26
C’est un habitat « hors sol », fruit des bouleversements industriels, qui est dénoncé ici, parce qu’il semble tourner résolument le dos à son environnement local. Au-delà même de ces paysages singuliers nés des richesses du sous-sol, ce qui se joue est bien l’affirmation d’une sorte de détachement des contraintes naturelles dont les gratte-ciels américains — comme le Home Insurance Building érigé à Chicago en 1884 et considéré comme le premier d’entre eux — sont le symbole. Les utopies ruralistes de la fin du XIXe siècle sont en ce sens très révélatrices de ce nouveau rapport à la ville. Le retour à la nature n’est pas seulement une réponse à des maux sanitaires, physiques ou moraux : il est explicitement présenté comme une reconnexion à la terre, un rejet de la rupture environnementale provoquée par la ville. Le roman News From Nowhere de William Morris, paru en 1890, en est une des plus célèbres illustrations. Le monde socialiste qu’il imagine au sortir d’une révolution qui aurait eu lieu en 1952 est d’abord mû par la sobriété : oubliée, la consommation massive du XIXe siècle victorien ; finis, les ersatz et les produits médiocres qui avilissent le goût, encombrent les intérieurs et surtout imposent aux ouvriers des rythmes et des conditions de travail indignes. Moins de production, moins de charbon : si Morris reste très discret sur les sources énergétiques sur lesquelles cette société nouvelle s’appuie, l’essentiel est sans doute dans le choix d’une limitation des désirs. Dès lors, la ville se défait : Londres et les grands centres industriels sont détruits ; les petites bourgades résistent mais se diluent dans la campagne ; les villages se multiplient. L’abandon de la centralisation – notamment dans la production d’énergie, l’adoption d’un mode de vie qu’on dirait aujourd’hui « durable », l’utilisation de matériaux locaux et plus « naturels » que la brique, l’inscription des habitations dans leur environnement, le refus, en bref, d’un rapport de puissance au monde – ou du moins sa limitation la plus drastique – contribuent à ce délitement urbain. L’Angleterre « est maintenant un jardin, où rien n’est gaspillé et rien n’est gâché, avec les habitations, les hangars et les ateliers nécessaires disséminés à travers le pays, tous bien rangés, bien soignés et bien jolis. En effet, nous aurions trop honte de nous-mêmes si nous permettions que la fabrication de produits, même sur une grande échelle, ait l’apparence de la désolation et de la misère » 27 .
Les villes d’aujourd’hui sont, entre autres, les héritières de ces choix fossiles. Si elles ont été plus façonnées sans doute par le pétrole ou l’électricité, elles n’en sont pas moins les symboles d’une rupture, d’un défi au monde naturel dont le charbon est l’incarnation. Sont-elles alors l’antithèse d’un avenir décarboné, ou au contraire, par un retournement dialectique, l’une de ses possibilités ? Valérie Chansigaud a pu par exemple arguer que la concentration de population dans l’espace urbain, limitant les circulations de tous ordres et l’extension de l’artificialisation des sols, était finalement plutôt un atout pour la préservation de la nature 28 . Leurs traces, au contraire, sont-elles si profondément enfouies, si scarifiantes pour l’environnement naturel, qu’elles condamnent le monde à la dévastation écologique ? Richard Jefferies, dans son admirable roman After London, laisse ainsi peu d’espoir : si le Royaume-Uni est revenu à un état de nature plutôt bienfaisant, Londres, « coal city » par excellence, laisse derrière elle, dans son effondrement même, des marais pestilentiels où l’atmosphère viciée condamne toute vie. Quoi qu’il en soit, il est certain que la sortie, si elle est possible, du charbon et plus largement des énergies fossiles, transformera la ville contemporaine, qui devra repenser son métabolisme, ses modes de construction, le rapport à son environnement. Symbole de l’hybris fossile, il lui faudra accepter (retrouver ?) l’humilité d’une dépendance au monde…
Notes
- Un « britannocène » devrait-on dire puisque l’action se situe en Écosse.
- Plus que des Britanniques, d’ailleurs, il me semble, n’en déplaise à Jules Verne.
- Voir François Jarrige, « charbon », dans la partie « le magasin du monde » de l’ouvrage de Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Pluriel, 2019, p. 608-614.
- À quoi sert le charbon ?, Jean Marc Jancovici, 1 juillet 2012.
- William G. Hoskins, The Making of the English Landscape, Londres, Hodder & Stoughton, 1960, p. 176.
- Sylvain Allemand (dir.), Paysages et énergies. Une mise en perspective historique, Paris, Hermann Editeurs, 2021, p. 193.
- Dominique Kalifa, « Urbanisation et cultures urbaines », dans Pierre Singaravelou et Sylvain Venayre (dir.), op. cit., p. 162.
- Sylvain Allemand (dir.), Paysages et énergies, op. cit., p. 21.
- WJT Mitchell, Landscape and Power, Chicago, Chicago UP, 2002, introduction.
- Eric Vidalenc, « Le paysage, réceptacle ou levier de la transition énergétique », blog sur Alternatives Economiques, 28 octobre 2018, cité par Sylvain Allemand (dir.), Paysages et énergies, op. cit., p. 20.
- Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France, 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
- Ce paragraphe doit beaucoup à la lecture stimulante de Jean-Baptiste Fressoz, Sans Transition. Une autre histoire de l’énergie, manuscrit inédit d’habilitation.
- Ibid., p. 56
- Voir par exemple Jean-Philippe Passaqui, « Frédéric Le Play et la sidérurgie au bois », dans François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020, p. 111.
- Statistiques de la Wordsteel Association, 2022 : https://worldsteel.org/steel-topics/statistics/annual-production-steel-data/?ind=P1_crude_steel_total_pub/CHN/IND.
- Blog de Jean-Marc Jancovici : https://jancovici.com/transition-energetique/charbon/a-quoi-sert-le-charbon/.
- Statistiques de la Wordsteel Association : https://worldsteel.org/about-steel/steel-facts/.
- https://www.planetoscope.com/matieres-premieres/1708-production-mondiale-de-ciment.html.
- Jean-Baptiste Fressoz, Sans Transition, op. cit., p. 68.
- https://www.construction-carbone.fr/lecimentetsapartcarbone/
- Blog de Jean-Marc Jancovici : https://jancovici.com/transition-energetique/charbon/a-quoi-sert-le-charbon/.
- Voir Alexis Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, Bruxelles, Zones Sensibles, 2016.
- Sarath K. Guttinkunda et Puja Jawahar, « Atmospheric emissions and pollution from the coal-fired thermal power plants in India », Atmospheric Environment, 92, 2014, p. 449-460.
- François Jarrige et Thomas Le Roux, La Contamination du monde, Paris, La Découverte, 2017, p. 342.
- Sustainable Cities Programme 1990-2000 : https://unhabitat.org/sites/default/files/download-manager-files/Sustainable%20Cities%20Programme%201990%20-%202000.pdf p. 31. Raphaël Godet, « “On a vingt ans de retard” : avant d’accueillir la COP24, Katowice fait mine de combattre la pollution », Franceinfo, 30 novembre 2018 : https://www.francetvinfo.fr/sante/environnement-et-sante/on-a-vingt-ans-de-retard-avant-d-accueillir-la-cop24-katowice-fait-mine-de-combattre-la-pollution_3025909.html.
- Robert Southey, Sir Thomas More, on Colloquies on the Progress and Prospects of Society, Londres, Murray, 1829, vol. 1, p. 173-174.
- William Morris, News from Nowhere, Londres, Penguin, 1993 [1890], p. 105.
- Valérie Chansigaud, Les Français et la Nature, Arles, Actes Sud, 2017, p. 144-145.
citer l'article
Charles-François Mathis, Villes et charbon : sortir de l’hybris fossile ?, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 14-17.