La nouvelle politique arctique de l’Union
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08/11/2021
La nouvelle politique arctique de l’Union
Résumé
La nouvelle Communication conjointe, A stronger EU engagement for a peaceful, sustainable and prosperous Arctic (Un engagement renforcé de l’UE en faveur d’une région arctique pacifique, durable et prospère), est la quatrième Communication conjointe de l’Union concernant l’Arctique publiée par la Commission européenne depuis 2008. La perspective de l’Union sur l’Arctique et le discours sur son engagement dans les affaires de la région a évolué au cours du temps, mais cela est bien souvent accompagné de critiques et de controverses à propos de son incohérence politique ou de son incapacité à comprendre les demandes spécifiques à la région. Le manque d’une stratégie claire au sein d’un espace proprement délimité sur le plan géographique que politique a été un défi central pour l’approche arctique de l’Union. Bien que la nouvelle Communication conjointe soit une amélioration crédible dans le développement d’une stratégie arctique impliquant l’ensemble de l’Union, des ajustements plus profonds devront s’efforcer de restructurer la prétendue « arcticité » de l’Union (i.e. l’identité arctique et la capacité d’action en Arctique de l’Union européenne) au sein des institutions et des États-membres; et cela afin de créer un objectif pour la politique arctique de l’UE. Cet article débat des éléments-clés et des nouveaux outils de la nouvelle politique et examine ses dimensions géoéconomique et géopolitique. Il recommande en conclusion, une meilleure articulation des quatre dimensions clé de l’action de l’UE en Arctique: la géographie, sa compétence juridique, sa capacité d’action et les niveaux de gouvernance.
Les mots de l’ancien Premier ministre finlandais Antti Rinne « il faut plus d’UE dans l’Arctique et plus d’Arctique dans l’UE » 1 résonnent encore dans les conversations sur le rôle de l’Union et son implication dans les affaires arctiques. Alors que les affaires internationales continuent de se définir autour du paradigme de la compétition stratégique, l’UE cherche à améliorer son engagement compliqué dans l’Arctique, et parfois controversé, en mettant à jour son dernier document de politique arctique qui datait de 2016. La nouvelle Communication conjointe publiée le 13 octobre 2021, se fonde sur les expériences passées, un contexte géopolitique mouvant, et la transition verte (et bleue) pour redéfinir l’orientation de l’Union dans les affaires arctiques. Alors que les clefs de voûte de l’engagement européen 2 peuvent être considérées comme inchangées, la nouvelle communication conjointe offre une vision plus détaillée des dimensions par lesquelles elle pourrait atteindre une capacité d’action stratégique plus forte dans les questions arctiques. C’est une première projection de l’approche de l’UE dans un espace politique distinct – l’Arctique européen. Tandis que le nouveau document continue de montrer un intérêt dans les enjeux circumpolaires, il prépare aussi la voie à un engagement plus concentré sur le voisinage direct de l’UE et selon des capacités et des compétences institutionnelles disponibles, allant de la compétence juridique interne aux accords de partenariat.
Trois États-membres de l’UE – la Finlande, la Suède et le Danemark – siègent au Conseil de l’Arctique, le principal forum de coopération dans la région, tandis que six autres États-membres de l’UE jouissent du statut d’Observateur qui permet une participation et une contribution limitée aux travaux du Conseil de l’Arctique. Par ailleurs, l’UE a une relation particulière avec le Groenland, territoire autonome du royaume du Danemark, en tant que partenaire associé par l’accord des Territoires et Pays d’Outre-Mer. Alors que le Danemark est en train de mettre à jour sa politique arctique, la Finlande et la Suède ont déjà publié leurs stratégies arctiques nationales mises à jour. Toutes deux mettent l’accent sur la pertinence de l’UE dans les affaires arctiques et leur soutien au développement d’une politique arctique de l’UE plus poussée 3 . La stratégie finlandaise en particulier souligne les efforts nécessaires pour élever l’intérêt pour les questions arctiques à Bruxelles et faire de la politique arctique une priorité ; la Suède, elle, « veut voir un large engagement de la part de tous les membres de l’UE » 4 . Le manque d’un réel intérêt pour la promotion des enjeux arctiques dans les institutions européennes a été, jusqu’à maintenant, la plus grande limite à l’engagement européen, et l’Arctique est resté « un angle mort géographique et stratégique » pour Bruxelles 5 .
Un élément majeur dans l’approche révisée de l’UE vis-à-vis de l’Arctique, comme la Communication conjointe aspire à le souligner, réside dans la reconnaissance de la partie européenne de l’Arctique au sein de l’espace Arctique circumpolaire, en tant que zone géographique spécifique où l’UE peut avoir une influence distincte. De plus, il est important de relever que la région nordique et les cadres de coopération nordique pertinents sont reconnus comme des éléments utiles pour le développement d’une présence et d’un engagement européen plus fort dans l’Arctique européen 6 , bien que les références à ces derniers soient moins présentes dans ce nouveau document que dans les précédents. À ce jour, en plus des défis institutionnels, l’ambiguïté géographique concernant « l’Arctique », à savoir une incapacité à s’accorder sur une définition géographique de ce qui est entendu par une politique arctique, a en partie empêché l’UE d’avancer une ambition ou un impact stratégique de long terme 7 , et obéré le développement de sa capacité d’action (actorness) géopolitique dans la région 8 . Face à la complexité de la gouvernance de l’Arctique et la nécessité de prendre en compte les multiples secteurs, régions et sociétés du Nord circumpolaire (terrestres ou maritimes), ces déclarations vagues d’engagement seront inutiles, à moins qu’elles ne soient attelés à des politiques spécifiques dans des espaces appropriés et bien définis.
La nouvelle communication conjointe est une nette amélioration en ce qu’elle met en évidence les instruments et les actions nécessaires pour atteindre les objectifs visés. Jusqu’à maintenant, l’engagement arctique de l’UE et le niveau d’intérêt légitime à Bruxelles a été relativement limité, défini par une approche désordonnée et un discours incohérent 9 . L’approche arctique de l’UE a souffert d’un manque d’objectifs bien définis qui puissent être atteints par des politiques spécifiques dans des espaces clairement délimités 10 . Ceci peut être vu en partie comme une conséquence de l’organisation institutionnelle, aussi bien du côté du système de gouvernance de l’Arctique, que de la structure décisionnelle de l’UE, où différentes priorités législatives, sectorielles et géographiques sont en jeu. Il n’y a pas une seule région Arctique , et l’UE n’est pas un acteur étatique comme les autres. L’UE est hybride – une « bête compliquée » – en partie intergouvernementale et en partie communautaire, comme l’Ambassadeur Michael Mann, Envoyé Spécial pour les Affaires arctiques, l’a expliqué 11 .
Les déclarations sur l’inclusion de l’UE en Arctique et son arcticité (c’est-à-dire sur le fait que l’UE se trouve ou non dans l’Arctique ou soit ou non un acteur arctique) risquent alors d’être futiles sans une évaluation adéquate de la portée des capacités et des compétences régulatrices de l’UE pour influencer le développement de l’Arctique. Dit autrement, une compréhension inadéquate des processus internes et de l’architecture institutionnelle de l’UE – ce qu’est l’UE et ce qu’elle n’est pas – peut entraîner des analyses erronées sur son rôle et ses capacités réelles dans la gouvernance et les processus de décision en Arctique. Il est crucial de prendre conscience que l’impact de l’UE dans l’Arctique doit être analysé non seulement dans ses dimensions interne (sa politique supranationale domestique) et externe (sa politique extérieure et sécuritaire), mais aussi à travers les accords d’association qu’elle a avec ses pays partenaires, c’est-à-dire en prenant en compte les trois dimensions de la présence légale de l’UE 12 13 . En considérant autant l’UE comme un acteur politique unifié que comme une somme de ses parties institutionnelles, il se dégage dès lors une clé d’analyse pertinente de la politique européenne en Arctique.
La politique de l’UE s’articule souvent autour de programmes et de paquets thématiques présentant un caractère plus ou moins stratégique, car ils peuvent englober des objectifs dépassant leur portée immédiate. L’intégration approfondie entre les États-membres étant un cas d’école en la matière en ce qu’elle s’effectue à travers des mesures politiques incrémentales et des instruments trans-sectoriels. En termes stratégiques, le défi principal que rencontre la politique arctique de l’UE a été de communiquer efficacement sur l’objectif recherché, au-delà de la portée immédiate des mesures politiques concernées. Quel est le but de l’UE en se tournant vers l’Arctique ? Que cherche la Commission, en tant qu’organe exécutif, avec un engagement accru dans les affaires arctiques ? Quel est le résultat recherché de ce processus décisionnel relatif à l’Arctique ? Alors que les propositions ne sont pas encore clairement exprimées par rapport à des objectifs, la nouvelle Communication conjointe peut être considérée comme le premier pas vers des efforts en ce sens. En effet, les déclarations normatives 14 du nouveau document, ses nouveaux éléments opérationnels 15 , ou encore sa vision plus focalisée sur les régions de l’Europe du Nord, de Barents et du Nord-Est Atlantique, peuvent être vus comme des indices d’une articulation plus concrète et stratégique de la vision de l’UE de son objectif en Arctique. Néanmoins, l’engagement stratégique dans l’Arctique n’est encore, au mieux, que sous-jacent.
Les points essentiels: des instruments pour un engagement renforcé
La nouvelle Communication commune est un document politique orienté sur l’action qui insiste sur les outils disponibles pour atteindre les objectifs visés. Bien que le document ne soit pas explicitement à portée stratégique, la Communication lie les objectifs et les actions en Arctique dans un cadre de travail plus large articulant un rôle et des ambitions globales. Le Green Deal (GD) européen et la nouvelle approche pour une économie bleue durable forment le cœur de l’approche arctique révisée de l’UE. Ceci sert de fondation à partir de laquelle les objectifs établis dans la Stratégie Globale de 2016 peuvent être poursuivis. L’approche arctique de l’UE est ainsi peut-être davantage une politique rassemblant des politiques, et en tant que telle, elle reste une agrégation de politiques dispersées, parfois même controversées, et d’actions dans des secteurs divers relatives à l’Arctique. Dans la Communication d’octobre 2021 une attention particulière a été portée à l’importance 1) de la recherche et l’innovation, 2) des mesures de réductions des émissions de carbone, 3) des infrastructures, 4) des engagements sociaux, et 5) des négociations multilatérales sur des thèmes dans lesquels l’UE peut renforcer son engagement . De plus, les actions et les initiatives présentées dans le document reflètent une vision plus claire des enjeux liés à l’autonomie stratégique, tels que la réduction de la dépendance aux importations de matières premières critiques 16 , et sur l’interdépendance des processus de gouvernance globale et régionale, en particulier pour la gouvernance de l’océan et les affaires maritimes 17 .
La nouvelle Communication rassemble de nombreux instruments et actions essentiels pour un engagement renforcé, dont certains distinguent la politique révisée des précédentes déclarations sur l’Arctique:
le développement d’une stratégique prospective et la contextualisation de la diplomatie scientifique
l’établissement d’une représentation de la Commission à Nuuk et une attention plus grande aux pays du Nord-Ouest européen (Islande, Îles Féroé, Groenland) et le Nord-Est de l’Atlantique
l’établissement de mécanismes (et le développement de ceux existants) permettant l’amélioration de la protection et de la sûreté civile (incluant la sûreté maritime et la surveillance du pergélisol)
le refus du développement de l’extraction des hydrocarbures (y compris l’ambition de refuser l’achat d’hydrocarbures)
le soutien à un accord solide sur la protection de la Biodiversité marine dans les zones au-delà des juridictions nationales (Marine Biodiversity of Areas Beyond National Jurisdiction (BBNJ)), et l’exercice la compétence exclusive sur la conservation des ressources marines biologiques concernant le Traité du Svalbard
une reconnaissance accrue des droits des populations autochtones, incluant la jeunesse et les questions de genre.
Certains commentateurs ont déjà pointé du doigt le fait que le nouveau document n’est ni une stratégie ni une politique définitive, et que malgré l’appel normatif à l’action, l’UE échoue à définir la portée géographique de ses ambitions 18 . Cependant, lorsqu’elle est examinée à la lumière des autres documents de la Commission sur l’Arctique, la nouvelle Communication propose en réalité une position plus claire sur la partie européenne de l’Arctique et sur l’espace maritime entre le Nord-Est de l’océan Atlantique et l’océan Arctique Central, traduisant une décision stratégique sur la perspective de l’UE à propos des affaires circumpolaires. Par ailleurs, en liant la politique arctique avec des objectifs plus généraux, l’UE attribue une valeur stratégique particulière aux enjeux de l’Arctique au sein d’un agenda politique plus large. Tandis que les précédents documents politiques de l’UE sur l’Arctique n’ont jamais présenté de stratégie tangible sur la manière dont l’arcticité de l’UE se traduit concrètement, le nouveau document reflète un changement stratégique de son discours politique en général. On se rend compte qu’affirmer et pratiquer un caractère et une identité arctique (son « arcticité ») est un élément important de la mise en œuvre du Green Deal européen ainsi que du développement du rôle de l’UE dans les relations internationales.
Perspectives géo-économiques
L’appel explicite à l’arrêt de l’exploitation des hydrocarbures (pétrole, charbon et gaz) dans le Nord circumpolaire est ce qui a le plus retenu l’attention de l’opinion publique depuis la publication de la Communication conjointe. Le document y fait référence à trois reprises avec la même formulation (pages 2, 10 et 11), appelant à ce que “le pétrole, le charbon et le gaz restent dans le sol”. Cette déclaration a surtout été critiquée par les pays dépendant largement de l’exploitation des hydrocarbures pour maintenir leur économie, mais aussi par des participants durant l’Arctic Circle Assembly de 2021, où la nouvelle politique arctique de l’UE a été présentée publiquement. L’Union européenne se revendique, et est considérée par de nombreuses personnes, comme un leader dans la transition vers « l’économie verte » incarnée par le Green Deal.
L’UE n’a pas l’intention de partir de zéro pour la imitation de futures exploitations d’hydrocarbures en Arctique. En effet, le nouveau document se réfère explicitement à l’existence de moratoires partiels, actuellement en place aux États-Unis, au Canada et au Groenland, sur lesquels l’UE pourrait s’appuyer et ainsi renforcer sa position en tant que leader mondial s’agissant de la transition écologique. La Norvège et la Russie qui n’ont pas mis en place de telles mesures restrictives, n’y sont pas mentionnées. L’appel à cesser l’extraction d’hydrocarbures a des dimensions géo-économiques très claires, non pas uniquement à cause de la capacité de l’UE à employer des mécanismes économiques pour restreindre l’importation, mais aussi parce que de telles restrictions auraient des conséquences pour des sous-régions spécifiques de l’Arctique circumpolaire. Puisque certains aspects de la politique énergétique de l’UE relèvent de la compétence partagée 19 , l’appel aura certainement des conséquences pour les perspectives finlandaise, suédoise et danoise sur le futur du développement énergétique de l’Arctique. Par ailleurs, le développement multilatéral d’une obligation juridique d’interdire de futures extractions, si elle est basée sur les initiatives états-unienne, canadienne et groenlandaise existantes, pourrait tout de même refléter des préférences stratégiques particulières pour son engagement dans l’Arctique.
La volonté de la Commission d’ouvrir sa première représentation à Nuuk, la capitale du Groenland, peut aussi plus profondément être interprétée sous un angle géo-économique. Aujourd’hui seuls le Canada, la Belgique et les États-Unis ont des représentations diplomatiques ou consulaires au Groenland. Le consulat étatsunien a rouvert en 2020 après 67 ans de fermeture. L’ouverture d’un bureau de la Commission à Nuuk est justifié par des raisons diplomatiques « afin de consolider encore et accroître la coopération approfondie entre la Commission européenne et le Groenland » (p.4), mais aussi pour le rôle potentiel du Groenland dans la transition écologique de l’UE : « l’UE cherche actuellement à approfondir et élargir son partenariat avec le Groenland, ce qui inclut une coopération possible sur des enjeux liés à la croissance verte » (p.5). La consolidation des relations avec le Groenland est aussi un enjeu d’autonomie accrue dans les affaires mondiales 20 . La transition écologique signifie avant toute chose la transition des énergies non-renouvelables (pétrole, gaz, charbon) vers les énergies renouvelables (éolienne, solaire, hydroélectricité, biomasse, etc.). Néanmoins, ces nouveaux types de productions d’énergies sont extrêmement dépendants de matières premières spécifiques (notamment les minerais et métaux issus des terres rares), qui sont actuellement principalement fournis par la Chine, qui, selon la nouvelle Communication, produit « 8% des éléments de terres rares et 93% du magnésium » mondial. Cela représente un risque considérable pour l’approvisionnement et donc la sécurité énergétique de l’UE. La diversification des importations de matières premières critiques est un élément clé de la réponse à ce problème. Bien que le contexte politique actuel du Groenland ne soit pas favorable aux extractions de grande ampleur, en particulier de l’extraction d’uranium 21 , le potentiel minier pourrait s’avérer à l’avenir crucial pour la résilience économique de l’UE.
Les programmes de coopération transfrontaliers (comme Northern Periphery et Arctic programme), ainsi que le développement durable dans l’Arctique européen peuvent refléter une certaine volonté d’européanisation, c’est-à-dire la création de liens politiques, économiques, et même culturels, resserrés entre l’UE et les territoires avoisinants, pour les intégrer à l’espace de l’UE 22 . En effet, l’UE insiste particulièrement sur les bénéfices d’un meilleur accès au Marché Unique et au nouveau Marché Unique Numérique qui pourrait rapprocher les PME du Nord de l’Europe avec les autres entreprises du reste de l’UE. Ceci pourrait réussir notamment grâce à l’usage des outils numériques européens et de la technologie spatiale (telle que le service de localisation satellite Galileo). Cela signifierait également une intégration plus profonde au sein du cyberespace européen, ce qui pourrait mener à un marché européen plus robuste. De manière générale, un plus grand nombre d’usagers du système Galileo dans l’Arctique européen et dans une plus large mesure dans l’Arctique circumpolaire, – y compris de partenaires non membres de l’UE, comme Groenland ou des Îles Féroé – contribuerait à l’européanisation des territoires arctiques.
La question de l’intégration de l’Arctique européen au marché souligne le besoin de tenir compte de la revendication de l’UE d’être « puissance géopolitique » dans sa politique arctique. Il y a un nouvel impératif à comprendre les implications géopolitiques de cette (re)création des espaces européens et ses voisinages 23 . L’examen attentif de la transformation de la pensée géopolitique de l’UE dans sa politique arctique est particulièrement révélateur.
Les représentations géopolitiques
La nouvelle politique intitulée « Un engagement plus fort de l’UE pour un Arctique pacifique, durable et prospère» dénote un net changement de ton par rapport à la communication conjointe de 2016 sur « Une politique intégrée de l’Union européenne pour l’Arctique ». En comparant les titres des deux documents, on peut directement identifier un changement dans le positionnement général de l’UE vis-à-vis de l’Arctique. Alors que le document de 2016 visait à mettre en place une politique plus cohérente, suite aux remarques d’experts déplorant l’absence d’un récit unifié et clair, le nouveau document politique de l’UE affirme plus clairement les ambitions et les objectifs de l’Union dans l’Arctique.
Dans ses précédents documents de doctrine stratégique, l’UE se référait à des faits symboliques pour justifier son engagement (effets du réchauffement climatique, militarisation de la zone) qui, bien que réels, n’étaient pas suffisants en eux-mêmes pour légitimer son engagement. Une autre critique clé de la politique arctique de l’UE concerne les déclarations de politique arctique de l’UE qui étaient essentiellement composées d’un agrégat d’actions existantes, regroupées dans une rhétorique de haut niveau 24 . Par conséquent, l’UE n’avait pas encore développé de récit convaincant sur l’Arctique permettant d’impliquer largement le public européen dans les questions arctiques et de convaincre les acteurs arctiques et les fonctionnaires européens eux-mêmes de la pertinence de l’engagement de l’UE dans la région 25 . En outre, les multiples positions prises et politiques menées par l’UE vis-à-vis de l’Arctique dans ces différents documents ont également empêché l’UE de s’affirmer comme un acteur géopolitique clair et contrôlé dans la région. Par conséquent, il est crucial de prendre en compte le nouveau récit géopolitique qui sous-tend la nouvelle politique arctique.
La nouvelle communication de la Commission et du HR/VP peut être considérée comme un tournant dans « l’imaginaire arctique » de l’UE et dans sa vision de son rôle dans l’Arctique. Bien que la posture européenne ait évolué de manière plus proactive comme l’ont remarqué certains spécialistes 26 , la nouvelle communication conjointe constitue un pas de plus vers l’affirmation de la capacité d’action (actorness) européenne en Arctique. En effet, ce document commence par deux phrases plutôt provocantes. « L’Union européenne est en Arctique. En tant que puissance géopolitique, l’UE a des intérêts stratégiques et immédiats, tant dans l’Arctique européen que dans la région arctique au sens large ». Cependant, se proclamer soi-même comme une puissance géopolitique ne suffit pas si aucune action cohérente ne suit, et si la reconnaissance de cette puissance n’est pas reconnue par d’autres acteurs de la région. Néanmoins, la nouvelle politique arctique est cohérente avec la « Commission géopolitique » d’Ursula Von der Leyen 27 et affiche une volonté claire d’être considérée comme telle. Alors que la communication conjointe de 2016 mentionnait à peine des « dynamiques géopolitiques plus larges » (wider geopolitical dynamics) et ne faisait aucune mention des questions géopolitiques (ce qui a été dénoncé par la résolution du Parlement européen de 2017), le mot « géopolitique » apparaît 9 fois dans le nouveau document tout en faisant de nombreuses références aux « intérêts » de l’UE et aux questions « stratégiques ». Ce document s’appuie non seulement sur la communication conjointe de 2016, mais aussi sur la stratégie globale de 2016 pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne. En outre, si les trois priorités restent globalement les mêmes, la coopération internationale occupe désormais une place plus apparente.
Un aspect important de la logique de l’UE dans sa politique arctique est sa nouvelle façon d’utiliser la géographie afin d’affirmer sa légitimité en tant qu’acteur arctique. Ce nouvel argument géographique soulève de nombreuses questions. Jusqu’à présent, l’UE a été envisagée comme une idée, un projet idéal à travers l’Europe sans limites fixes 28 . Par conséquent, elle s’est longtemps concentrée sur les valeurs et les normes ou la diffusion d’idées au-delà de ses frontières, en évitant de les délimiter. La géographie était donc un aspect oublié de la politique de l’UE dans l’Arctique. Cependant, face aux difficultés à être reconnue comme un acteur unitaire légitime en Arctique, l’UE a récemment développé une position plus affirmée basée sur la légitimité géographique et ses liens variés avec la région 29 . La première phrase de la nouvelle communication conjointe l’exprime de la manière la plus simple : « [l]’UE est en Arctique ». Alors que la Finlande, la Suède et le Danemark ont des territoires au nord du cercle polaire, l’UE complète souvent ses arguments géographiques par des arguments liés au marché économique et au climat : l’UE a une identité arctique, parce que les Européens consomment des produits arctiques (comme le poisson ou l’énergie) ou en raison de la relation de l’UE avec le changement climatique, soit parce qu’elle en subit les effets, soit parce qu’elle en est un pollueur. Cependant, étant donné qu’aucune limite géographique claire n’a jamais été officiellement assignée à l’UE et qu’aucune définition unique de l’Arctique ne prévaut, l’UE est confrontée à des défis en tant qu’acteur géopolitique dans l’Arctique. En effet, l’Union, pour la première fois dans son Voisinage, fait face à un « système régional » particulier, ce qui différencie l’Arctique des voisinages orientaux et méridionaux. L’absence d’une représentation complète des régions arctiques, et donc de sa propre politique à l’égard de la région, a été problématique pour la politique arctique de l’UE et a rendu difficile la compréhension de la position de l’UE à l’égard de l’Arctique en tant que région 30 .
L’absence d’un champ d’application géographique bien défini pour les actions de l’UE dans l’Arctique et les interactions avec divers acteurs arctiques ont contribué au manque de cohérence entre les discours des autorités et les actions concrètes. Jusqu’à présent, le discours de l’UE a mis en avant son ambition de devenir un acteur circum-Arctique. L’UE ayant fait l’objet de critiques de la part de certains acteurs régionaux, et compte tenu de sa présence normative dans l’Arctique européen, la nouvelle politique de l’Union reflète un recentrage sur cette zone géographique spécifique. Celle-ci correspond aux zones internes de l’UE (territoire de la Suède et de la Finlande) et aux zones de coopération étroite (Norvège et Islande en tant que membres de l’EEE) où sa base juridique pour agir est la plus solide. En outre, compte tenu de sa compétence exclusive en matière de protection des ressources marines vivantes, l’UE a été légitimement reconnue comme un acteur mondial de la gouvernance des océans en tant que signataire de l’accord sur l’interdiction de la pêche non-réglementée dans l’océan Arctique central.
La nouvelle communication distingue davantage les dimensions internes des aspects externes de la politique arctique de l’UE. L’UE est donc en mesure d’assumer une position distincte en matière de politique étrangère avec les États tiers, tout en continuant à avoir une politique interne claire. Deux points particuliers méritent d’être soulignés plus en détail. Premièrement, le document souligne dans son introduction le « rôle de l’UE en tant que législateur pour une partie de l’Arctique européen » ; certaines législations et politiques de l’UE sont directement mises en œuvre sur le territoire de ses États membres et de ses proches associés (membres de l’EEE – Islande et Norvège). Dans d’autres parties du document, une distinction est faite entre, d’une part, son rôle interne de régulateur et de décideur politique, et la manière dont, en tant que tel, l’UE peut avoir un impact en/sur l’Arctique, par exemple en mettant en œuvre le Green Deal, et, d’autre part, par le biais des domaines d’action extérieure et de coopération multilatérale. Cependant, malgré cette distinction, les réactions à la proposition de « garder le pétrole et le gaz dans le sol », de la part de la Russie mais aussi des représentants du Conseil économique de l’Arctique 31 , révèlent que la perception d’une ingérence de l’UE dans les affaires nationales des États arctiques est toujours présente. Ces craintes peuvent être considérées comme remontant à la proposition du Parlement européen de 2008 de créer un traité sur l’Arctique similaire au traité sur l’Antarctique. En effet, au cours des premières années de son engagement, l’UE a envisagé l’Arctique à travers son propre imaginaire spatial (nature vierge, espaces sauvages à protéger). Cela a donné naissance à une image parmi les acteurs locaux d’une bulle européenne déconnectée de la réalité et où l’UE est considérée comme un acteur non-légitime dans l’Arctique. Cela remet en cause l’autorité morale autoproclamée dans la lutte contre le changement climatique et la défense du multilatéralisme sur laquelle l’UE s’appuie pour justifier son rôle dans la gouvernance de l’Arctique.
Deuxièmement, la nouvelle communication est explicite quant aux défis stratégiques, notamment en ce qui concerne le renforcement militaire russe, les intérêts de la Chine et la coopération avec l’OTAN. Il s’agit là d’un net changement de ton par rapport à la référence très consensuelle à des « dynamiques géopolitiques plus larges [qui] pourraient rendre encore plus complexes les changements affectant la région [arctique] » tel qu’indiqué dans la communication conjointe de 2016. En cela, la nouvelle politique est plus proche de la communication de 2008 qui avait surpris par son caractère direct et audacieux. Ici, l’influence du Parlement européen est évidente. Le Parlement a depuis 2017 appelé la Commission à prendre en compte les enjeux stratégiques de l’Arctique, notamment en ce qui concerne les relations avec la Russie. En outre, en l’absence de cartes dans la plupart des documents de politique arctique de l’UE 32 , il n’y a pas eu de représentation visuelle de ce que l’UE entend par « Arctique » et de ce que l’Arctique signifiait stratégiquement pour l’UE 33 . À cet égard, la vidéo officielle qui a accompagné la publication du document 34 , révèle la perception de l’Arctique (européen) comme un lieu stratégique est complémentaire d’une justification géographique renforcée.
L’argument de la légitimité géographique vise à défendre avec force la nécessité pour l’UE d’être reconnue comme un acteur légitime de la région. Toutefois, il peut également comporter des inconvénients. Affirmer que l’UE est dans l’Arctique (par opposition à la Chine, par exemple, qui n’est que « proche ») est problématique. Compte tenu de la complexité de la gouvernance arctique et de l’architecture institutionnelle de l’UE, une telle simplification pourrait ne pas convaincre les États membres du sud de l’UE ou les pays arctiques. Le débat qui perdure dans la gouvernance arctique sur quels pays sont « arctiques » – les États côtiers de l’océan Arctique uniquement ou l’Islande, la Suède et la Finlande également – montre que la notion « d’Arcticité » n’est pas si simple, que c’est une construction historique. Le développement de l’Arcticité de l’UE nécessite donc une coordination interne, interinstitutionnelle et interétatique. En outre, le renforcement de l’engagement de l’UE dans l’Arctique peut remettre en question le système de gouvernance actuel, dans lequel le Conseil de l’Arctique, principal forum de coopération de la région, est fondé sur la distinction entre les acteurs arctiques (8 États membres et 6 participants permanents – peuples autochtones) et les acteurs non arctiques qui peuvent demander le statut d’observateur.
Conclusion
La nouvelle communication conjointe est plus assertive en ce qui concerne les actions de l’UE relatives aux questions arctiques, et contribue explicitement à l’affirmation de la volonté de l’UE d’être un acteur arctique par le biais d’outils d’engagement pertinents. La rhétorique y est moins floue, l’UE semblant agir davantage comme une « puissance géopolitique» sortant progressivement de son « déni de la géographie » 35 et de son « impensé géopolitique » (Foucher, 2018). Cependant, entériner un statut de « puissance » et une réflexion géopolitique renforcée comporte également des risques. Les enjeux sont importants car l’UE vise à être reconnue, non seulement comme un leader en matière de protection de l’environnement et de lutte contre le changement climatique, mais aussi comme un fervent défenseur de la coopération multilatérale, tout en promouvant une identité arctique. À cet égard, les actions de l’UE dans l’Arctique sont désormais plus étroitement liées aux préoccupations plus larges d’une organisation à vocation mondiale. Malgré des améliorations, de nouveaux instruments et une vision plus concentrée sur l’Arctique européen, le document reste néanmoins un regroupement de politiques plutôt dispersées. L’approfondissement de l’action stratégique bénéficierait donc de propositions politiques plus concises et pragmatiques, dans des cadres institutionnels et régionaux distincts. La reconnaissance explicite des différences entre les diverses régions de l’Arctique circumpolaire et de leurs exigences politiques pourrait apporter la clarté géographique et stratégique nécessaire aux efforts de l’UE. En outre, l’UE devrait aspirer à mieux utiliser sa propre architecture institutionnelle afin de renforcer son pouvoir réglementaire à trois niveaux – interne, externe et accords d’association avec les partenaires. Agir stratégiquement en ce qui concerne l’Arctique exige de l’UE qu’elle réfléchisse à ses propres avantages en tant qu’organisation complexe dotée d’une entité institutionnalisée à différents niveaux politiques et dans différents espaces politiques.
En d’autres termes, une meilleure articulation de quatre dimensions clés de l’action de l’UE dans l’Arctique – la géographie, la compétence juridique, la capacité d’action et le niveau de gouvernance – intégrée dans une vision politique claire et un discours cohérent est encore nécessaire pour soutenir la volonté de l’UE d’être une puissance géopolitique en Arctique.
Notes
- Voir, le discours d’ouverture du Premier ministre Rinne à l’Assemblée du cercle arctique 2019.
- Lutte contre le changement climatique, promotion de la science et renforcement des capacités pour le développement durable.
- Valtioneuvosto. (2019). Opening speech by Prime Minister Antti Rinne at the Artictic Circle Assembly 10.10. https://valtioneuvosto.fi/en/-/10616/opening-speech-by-prime-minister-antti-rinne-at-the-artic-circle-assembly-10-10-.
- Government Offices of Sweden. (2020). Sweden’s strategy for the Arctic region. https://www.government.se/4ab869/contentassets/c197945c0be646a482733275d8b702cd/swedens-strategy-for-the-arctic-region-2020.pdf
- Raspotnik, A. (2020). The Great Illusion Revisited: The Future of the European Union’s Arctic Engagement. Konrad Adenauer Stiftung, 6.
- Stępień, A., & Koivurova, T. (2017, February). Arctic Europe: Bringing together the EU Arctic Policy and Nordic cooperation. Prime Minister’s Office. https://lauda.ulapland.fi/bitstream/handle/10024/62766/Koivurova.Timo.pdf?sequence=2.
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- Koivurova, T., Kokko, K., Duyck, S., Sellheim, N., & Stępień, A. (2010, October). EU Competencies Affecting the Arctic. European Parliament. https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/etudes/join/2010/433793/EXPO-AFET_ET(2010)433793_EN.pdf.
- The Arctic Institute. (2020). Levels of Law: Understanding the complexity of the European Union’s legal Arctic presence. https://www.thearcticinstitute.org/wp-content/uploads/2020/03/TAI-Infographic-EU-Arctic.pdf.
- Garder les hydrocarbures dans le sol ou, promouvoir l’égalité des sexes et l’engagement des jeunes, et reconnaître la Convention 169 de l’OIT bien que la Suède et la Finlande n’aient pas encore ratifié la clause à ce jour.
- Par exemple, les capacités de prévision, la diplomatie scientifique ou les chaînes de valeur résilientes.
- Brzozowski, A. (2021, October 17). We don’t want to see any flash points in the Arctic, EU envoy says. www.euractiv.com. https://www.euractiv.com/section/arctic-agenda/interview/we-dont-want-to-see-any-flash-points-in-the-arctic-eu-envoy-says/.
- Par exemple, la pertinence de l’Organisation maritime internationale (OMI) ou de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), notamment en ce qui concerne l’accord d’application sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà de la juridiction nationale (p. 6-7).
- Buchanan, E. (2021, October 20). On Thin Ice: Does the EU Know What It Wants in the Arctic?. The National Interest. https://nationalinterest.org/feature/thin-ice-does-eu-know-what-it-wants-arctic-195164.
- Art. 194 (TFEU).
- Brzozowski, A. (2021, October 17). We don’t want to see any flash points in the Arctic, EU envoy says. www.euractiv.com. https://www.euractiv.com/section/arctic-agenda/interview/we-dont-want-to-see-any-flash-points-in-the-arctic-eu-envoy-says/.
- McGwin, K. (2021, July 14). Greenland government ready to outlaw uranium mining. ArcticToday. https://www.arctictoday.com/greenland-government-ready-to-outlaw-uranium-mining/.
- Bialasiewicz, L. (2011) Europe in the World: EU Geopolitics and the Making of European Space. Routledge Taylor & Francis Group (Critical geopolitics). doi:10.4324/9781315580838
- Ibid.
- Stepień, A., & Raspotnik, A. (2019, August). The EU’s Arctic Policy: Between Vision and Reality | College of Europe. CEPOB – College of Europe Policy Brief Series, #5.19. https://www.coleurope.eu/research-paper/eus-arctic-policy-between-vision-and-reality.
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- À l’exception de l’exposé des motifs du rapport 2011 de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen.
- Raspotnik, A. (2018). The European Union and the Geopolitics of the Arctic. Edward Elgar.
- Vidéo disponible sur la chaîne youtube du SEAE mais également tweetée par le commissaire Sinkevicius par exemple : https://twitter.com/VSinkevicius/status/1448250897805549577.
- Canova, E. (2020) ‘Pour une prise en compte de la géographie dans la politique arctique de l’Union européenne’, Études internationales, 51(1), pp. 89–116. doi:10.7202/1079413ar.
citer l'article
Arthur Amelot, Aleksis Oreschnikoff, Emilie Canova, La nouvelle politique arctique de l’Union, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2021,