Dans la guerre des empires numériques, une conversation avec Anu Bradford
17/12/2023
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Dans la guerre des empires numériques, une conversation avec Anu Bradford

17/12/2023

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Dans la guerre des empires numériques, une conversation avec Anu Bradford

Cette conversation est disponible dans les pages du Grand Continent, une revue publiée par le Groupe d’études géopolitiques.

Dans votre dernier livre, Digital Empires (Oxford University Press, 2023), vous décrivez trois modèles réglementaires concurrents pour l’économie numérique : américain, chinois et européen. Quels sont ces modèles et comment reflètent-ils les valeurs sous-jacentes de chaque juridiction ?  Qui sont les «empires numériques» auxquels vous faites référence dans le titre ? 

Dans le paysage numérique contemporain, les États-Unis, la Chine et l’Union européenne apparaissent comme de formidables «empires numériques». Cette métaphore rend compte de leur rôle de puissance technologique, économique et réglementaire, chacun façonnant l’ordre numérique mondial en fonction de ses valeurs et idéologies propres. Tout comme les empires historiques, ils étendent leur influence au-delà des frontières, exportant leurs modèles de gouvernance distincts et attirant ainsi d’autres nations dans leurs sphères d’influence respectives. Ces modèles, profondément ancrés dans le tissu culturel et idéologique de chaque empire, représentent une extension moderne du pouvoir et de l’influence dans le domaine numérique.

Au cœur de ces empires se trouvent trois modèles réglementaires différents, chacun reflétant une vision différente du capitalisme numérique. Le modèle américain est essentiellement axé sur le marché et il met l’accent sur la liberté d’expression et l’innovation, avec un minimum d’ingérence de la part des pouvoirs publics. Cette approche repose sur la croyance dans le pouvoir de transformation de la technologie pour la prospérité économique et le progrès social. Le modèle chinois, en revanche, utilise la technologie comme un outil de contrôle politique, le gouvernement jouant un rôle central dans l’orientation et la réglementation du secteur technologique. L’Union européenne, quant à elle, défend une approche axée sur les droits, où la réglementation est conçue pour protéger les droits individuels et garantir un marché numérique équitable et centré sur l’être humain.

Le modèle américain fait preuve d’une grande confiance dans les mécanismes du marché, affichant un certain optimisme technologique et préconisant un rôle limité pour l’intervention gouvernementale. Cette position techno-libérale considère l’intervention de l’État comme un obstacle potentiel à l’efficacité du marché et aux libertés individuelles. À l’inverse, l’approche de la Chine reflète une lecture stratégique de la technologie pour renforcer le contrôle de l’État et la stabilité de la société, souvent au détriment des libertés individuelles. Dans ce cas, la technologie sert d’instrument de censure, de surveillance et de propagande, conformément aux objectifs du parti communiste chinois.

Le cadre européen est nettement différent, car il donne la priorité aux droits individuels et aux valeurs démocratiques dans l’économie numérique. Ce modèle recherche un équilibre entre la liberté d’expression et d’autres droits fondamentaux, en préconisant une intervention réglementaire pour protéger les citoyens et garantir que des bénéfices équitables soient tirés des avancées numériques. Cette approche reflète la volonté d’aligner le progrès technologique sur les principes d’une société démocratique libérale, ce qui tranche fortement avec l’accent mis par les Américains sur les marchés libres et par les Chinois sur le contrôle de l’État.

Si ces modèles présentent des caractéristiques uniques, ils ont également des points de convergence dans leur tentative d’équilibrer les forces du marché, le contrôle de l’État et les droits individuels. Même aux États-Unis, le modèle réglementaire axé sur le marché n’a jamais existé sous une forme pure. Mais lorsqu’il s’agit de faire des compromis, les États-Unis penchent généralement pour des solutions centrées sur le marché, tandis que la Chine donne la priorité aux intérêts de l’État et que l’Union se concentre sur la protection des droits des citoyens. Ces principes fondamentaux façonnent leurs économies numériques respectives et ils sont à la source de tensions et de conflits permanents. Il est essentiel de comprendre ces modèles pour saisir les dynamiques complexes qui définissent le paysage numérique mondial et sa trajectoire future.

Vous affirmez que les États-Unis sont en train de perdre leur bataille horizontale contre les deux autres modèles, et que leur modèle réglementaire est en déclin. Comment expliquer ce phénomène ? 

L’économie numérique d’aujourd’hui repose sur une base construite par les États-Unis et ses principales entreprises technologiques. Pendant plus de vingt ans, le modèle réglementaire américain axé sur le marché a permis l’expansion internationale des grandes entreprises technologiques américaines. Sous les administrations Clinton, Bush et Obama, les États-Unis ont non seulement défendu leurs valeurs en matière de marché et d’internet libres à l’échelle nationale, mais ils ont également exporté ces valeurs de manière proactive vers d’autres pays, en soulignant leur importance en matière de croissance économique et de progrès social partout dans le monde. En conséquence, la puissance du secteur privé américain est visible partout, aujourd’hui. Les citoyens du monde entier communiquent à l’aide des plateformes en ligne américaines, et peu d’individus souhaiteraient revenir à un monde débarrassé de ces outils qui permettent aux humains d’interagir et de partager des informations les uns avec les autres avec une facilité remarquable.

Mais je crois que l’agenda du gouvernement américain en matière de liberté de l’internet a préparé sa propre disparition, au point de s’effacer des programmes politiques du monde entier. Malgré l’admiration réelle, voire la jalousie, des entreprises et des gouvernements étrangers à l’égard du succès des entreprises technologiques américaines, ces dernières font également l’objet de critiques de plus en plus vives dans le monde entier. Les effets néfastes des pratiques commerciales de ces géants de la technologie sur les économies et les sociétés étrangères sont de plus en plus durement ressentis, ce qui alimente le mécontentement et accélère les demandes de réduction de leur pouvoir et de leur influence dans les différentes juridictions. Les préjudices associés à ces entreprises, notamment les abus de pouvoir sur le marché, les violations répétées de la vie privée, la normalisation de la désinformation et des discours de haine et la déstabilisation des démocraties, suscitent un malaise croissant. Ces échecs montrent que l’économie numérique américaine ne tient pas souvent sa promesse techno-libérale d’être un amplificateur de la démocratie et des libertés individuelles, sapant le postulat sous-jacent selon lequel la démocratie libérale serait la conséquence inévitable d’un marché de la technologie libre. 

Cependant, même si les décideurs américains reconnaissent les limites de leur modèle axé sur le marché, la traduction législative de cette prise de conscience s’avère difficile. Le dégoût des techno-libéraux pour la réglementation a été entretenu au fil des ans par les efforts persistants de lobbying de l’industrie technologique. En outre, les dysfonctionnements politiques du Congrès paralysent aujourd’hui tout effort législatif significatif, et le système judiciaire américain n’est sans doute pas encore prêt pour une «révolution antitrust».

De nombreuses voix s’élèvent aux États-Unis pour réclamer une approche de la réglementation numérique plus proche de celle de l’Union. Mais la concurrence avec la Chine ne risque-t-elle pas de conduire à un «nivellement réglementaire par le bas» ? 

Les États-Unis se trouvent dans une situation unique. D’une part, leur approche réglementaire axée sur le marché suscite un mécontentement croissant. D’autre part, la concurrence intense avec d’autres superpuissances limite leur capacité à mettre en œuvre des changements substantiels. En d’autres termes, la bataille horizontale entre les différents gouvernements et la bataille verticale entre les gouvernements et les entreprises technologiques sont profondément imbriquées. Le gouvernement américain hésite à réglementer ses entreprises technologiques de manière trop agressive, de peur d’étouffer leur capacité d’innovation, car une telle stratégie pourrait à son tour affaiblir les États-Unis dans leur rivalité horizontale avec la Chine pour la suprématie technologique. La question cruciale qui se pose à l’administration américaine est donc de savoir comment concilier la nécessité d’une réforme réglementaire et le maintien de leur avance technologique et de leur compétitivité dans le paysage mondial.

Qu’en est-il de la Chine ? Nous avons souvent tendance à penser qu’il s’agit d’une question de contrôle de l’État. Mais vous donnez une vision plus nuancée, en montrant qu’elle beaucoup de place à l’innovation, et — ce qui est plus surprenant — qu’il y existe une réglementation centrée sur les droits, comme celle de l’Union, qui met l’accent sur les «responsabilités partagées».

Il est important d’offrir une vision nuancée de la Chine, en soulignant qu’aucun modèle n’est absolu. Les modèles américain et européen comportent des éléments dirigistes, tandis que le modèle chinois comporte des aspects axés sur le marché, le secteur technologique chinois bénéficiant de manière significative du capital-risque américain, et pas seulement des subventions de l’État. 

Il est vrai que le contrôle politique est au cœur du modèle réglementaire chinois piloté par l’État. Au nom de la stabilité sociale, le gouvernement déploie des technologies qui lui permettent d’exercer une surveillance étendue de ses citoyens tout en censurant les informations auxquelles ces derniers peuvent accéder en ligne, utilisant l’internet comme outil de propagande. Pour mettre en place un régime de censure à grande échelle, le gouvernement chinois a besoin de l’aide de ses entreprises technologiques, utilisant à la fois des récompenses et la menace de sanctions pour s’assurer de leur coopération. Il s’agit là d’aspects essentiels de ce que j’appelle le modèle autoritaire numérique, qui s’écarte radicalement du modèle américain axé sur le marché et du modèle européen axé sur les droits. 

Cependant, la gouvernance numérique de la Chine ne se limite pas à l’oppression et à la surveillance. Le gouvernement chinois a cherché à faciliter la croissance de l’industrie technologique nationale. En plus de s’abstenir de réglementer l’industrie technologique par des mesures contraignantes, il a également mis en place une politique industrielle proactive. Il a accordé de généreuses subventions publiques et adopté d’autres mesures de politique industrielle afin d’accélérer le développement technologique du pays et de garantir que la Chine devienne autosuffisante dans toutes les technologies clés. Par exemple, le gouvernement chinois a lancé en 2015 un plan décennal connu sous le nom de programme «Made in China 2025» qui permet aux entreprises publiques chinoises d’investir dans des technologies d’importance stratégique, tout en accordant de généreuses subventions publiques aux entreprises nationales et en encourageant la négociation d’accords de transfert de technologie avec les entreprises qui font des affaires en Chine. Ce programme a été fortement critiqué à l’étranger pour ses objectifs et ses effets protectionnistes, ce qui a conduit le gouvernement à renoncer à toute référence explicite à ce programme, tout en continuant à poursuivre ses objectifs dans la pratique. 

Le gouvernement chinois prend également au sérieux la protection des consommateurs et se montre mal à l’aise avec les entreprises qui exploitent leurs données. S’il permet à l’État d’utiliser ces données, il impose des restrictions sur ce que les entreprises peuvent en faire. Cette approche est manifeste dans des domaines tels que le droit de la concurrence et la confidentialité des données, où il existe une position claire contre l’exploitation des droits des consommateurs. À cet égard, il existe des similitudes avec l’Union, en particulier dans la loi chinoise sur la protection des données. Toutefois, bien qu’elle soit calquée sur le RGPD, cette dernière prévoit des exceptions pour la surveillance d’État.

Depuis la fin de l’année 2020, le modèle réglementaire chinois s’est orienté vers un plus grand contrôle de l’État sur l’industrie technologique du pays, ce qui suggère que le gouvernement chinois est en train de réévaluer fondamentalement le marché qu’il a initialement conclu avec ses entreprises technologiques. Il a d’abord publié de nouvelles lignes directrices anti-monopoles très strictes, qui ont jeté un froid sur les marchés mondiaux. Pékin a également publié de nouvelles règles limitant la collecte d’informations personnelles par les applications mobiles. Ensuite, les régulateurs ont dévoilé des règles concernant le marketing en ligne en direct, qui est aujourd’hui une tendance majeure du commerce électronique chinois. Enfin, le pouvoir législatif chinois a publié une loi monumentale sur la sécurité des données, qui fixe des exigences strictes pour de vastes catégories de données, ce qui limite leurs transferts transfrontaliers. L’activité réglementaire a été vertigineuse en 2021, ciblant en particulier la fintech, le commerce électronique, l’enseignement privé, les jeux et les divertissements en ligne. Ce nouvel examen minutieux de la réglementation reflète en partie l’attention croissante portée par Pékin à la redistribution des richesses et son besoin pressant de rechercher une «prospérité commune» face aux divisions sociales et aux inégalités que l’on trouve dans la société chinoise. Le gouvernement réagit également à l’indignation publique suscitée par les pratiques commerciales des grandes entreprises technologiques. Le gouvernement chinois souhaite également rétablir du contrôle sur une industrie qui a pris une telle ampleur qu’elle menace le pouvoir et l’influence de l’État, et orienter son industrie technologique vers des secteurs plus pertinents sur le plan stratégique, susceptibles de soutenir la croissance économique à long terme du pays. 

Passons maintenant à l’Union. Comment son approche axée sur les droits se traduit-elle dans la pratique ?

Le modèle européen considère que les gouvernements ont un rôle central à jouer dans le pilotage de l’économie numérique et dans le recours à l’intervention réglementaire pour faire respecter les droits fondamentaux des individus, préserver les structures démocratiques de la société et garantir une répartition équitable des bénéfices dans l’économie numérique. Cette position favorable à la réglementation ne se limite pas au secteur technologique, mais reflète une vision plus large du fonctionnement des marchés et du rôle optimal des pouvoirs publics, conformément au fondement constitutionnel de l’intégration européenne, qui repose sur des valeurs. 

Le droit à la vie privée, codifié dans la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union, en est un bon exemple. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui définit une protection détaillée de la vie privée, est devenu un «étalon-or» mondial. Le pouvoir judiciaire de l’Union a également joué un rôle clef en élargissant la portée des droits des citoyens européens en matière de protection des données à caractère personnel dans le cadre de plusieurs décisions historiques en faveur de la protection de la vie privée, notamment dans l’affaire Google Spain, mieux connue sous le nom de «droit à l’oubli». 

Un autre exemple est celui de la modération des contenus en ligne. Jusqu’à récemment, l’Union s’appuyait sur une réglementation volontaire, par exemple à travers le code de conduite non contraignant de 2016 sur la lutte contre les discours haineux illégaux en ligne, signé avec plusieurs géants de la technologie. En ce qui concerne la propagande terroriste, l’Union a adopté en 2021 un règlement contraignant sur la prévention de la diffusion de contenus terroristes en ligne, qui vise à trouver un équilibre entre les droits fondamentaux de toutes les parties concernées. L’Union est également déterminée à limiter la diffusion de la désinformation en ligne, compte tenu de ses effets néfastes sur la démocratie. La Commission a élaboré un code de désinformation non contraignant qui, dans sa version actualisée de 2022, a été signé par les principales plateformes en ligne. Les signataires s’engagent volontairement à prendre des mesures telles que l’augmentation de la transparence dans la publicité politique, la fermeture des faux comptes, la facilitation de la vérification des faits, la démonétisation de la diffusion de la désinformation et l’octroi aux chercheurs d’un accès aux données pour faciliter la recherche sur la désinformation. Pour compléter ces codes et règlements existants, l’Union a adopté en 2022 la loi sur les services numériques (DSA), qui établit un régime complet et juridiquement contraignant de transparence et de responsabilité pour les très grandes plateformes en ligne en ce qui concerne le contenu qu’elles hébergent. 

L’autre outil politique important pour l’UE est le droit de la concurrence. Bien que cet outil soit traditionnellement déployé pour promouvoir l’efficacité du marché plutôt que l’équité, la commissaire Margrethe Vestager est d’avis que la politique de concurrence peut contribuer à créer des conditions plus équitables où même les petits rivaux peuvent s’opposer aux puissants opérateurs historiques. Certaines décisions récentes de la Commission, comme l’affaire Google Shopping en 2017, illustrent la manière dont ce concept d’équité informe l’action antitrust de l’Union dans la pratique, reflétant et renforçant un modèle réglementaire axé sur les droits. Mais il existe également un consensus croissant sur le fait que la boîte à outils d’application de l’Union, qui repose sur l’application ex post du droit de la concurrence, est insuffisante. Ces enquêtes prennent beaucoup de temps et, souvent, ne parviennent pas à débloquer la concurrence. Les petits rivaux ne peuvent pas survivre sur le marché pendant la décennie que peut prendre la Commission pour recueillir des preuves et monter un dossier contre une entreprise dominante. C’est en partie pour répondre à ces préoccupations que l’Union a adopté en 2022 une nouvelle réglementation ex ante sur la concurrence : la loi sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA). En décrivant les objectifs de la législation, la Commission souligne que «la proposition DMA s’intéresse aux déséquilibres économiques, aux pratiques commerciales déloyales des gardiens et à leurs conséquences négatives, telles que l’affaiblissement de la contestabilité des marchés des plateformes».

Une critique courante de l’approche réglementaire de l’Union, du moins aux États-Unis, est qu’elle entrave l’innovation et la croissance économique, en particulier parce que la réglementation ne peut pas suivre le rythme de l’innovation technologique en plein essor. Par exemple, alors que le paquet réglementaire de l’UE était débattu en 2022, nous avons assisté au boom de l’IA générative. Pourtant, vous affirmez que cette critique est infondée. 

En effet, on reproche souvent au modèle européen d’en faire trop en matière de réglementation, au point de tuer l’innovation et d’étouffer le progrès économique. Selon ce point de vue, si l’Union réussit mieux à sauvegarder les droits fondamentaux des individus et les structures démocratiques de la société, son approche réglementaire privera les sociétés d’opportunités économiques. Cette préoccupation découle d’une croyance largement répandue selon laquelle il existe un compromis inévitable entre la réglementation et l’innovation. Cependant, s’il est vrai que l’Union a moins bien réussi à produire des entreprises technologiques de premier plan jusqu’à présent, comme nous le verrons plus loin, il y a d’autres raisons que la réglementation qui expliquent principalement ce fait. 

Certes, il y a beaucoup de choses que l’Europe ne réussit pas à faire en matière d’encouragement de l’innovation. L’un des principaux obstacles auxquels sont confrontées les entreprises technologiques de l’Union est qu’elles ne bénéficient pas d’un marché unique numérique pleinement intégré qui leur permettrait d’opérer de manière transparente sur l’ensemble du territoire européen. Cela explique en partie pourquoi les entreprises technologiques européennes ont eu du mal à établir une présence sur le marché comparable à celle de leurs rivales américaines et chinoises. Un autre obstacle majeur est l’absence de marchés des capitaux profonds et intégrés qui permettraient aux entreprises européennes de financer leurs innovations en Europe. Au lieu de cela, les entreprises de l’Union doivent souvent compter sur les marchés de capitaux américains pour trouver des opportunités de croissance. L’absence de géants européens de la technologie peut également s’expliquer par les obstacles juridiques et culturels à la prise de risque et à l’esprit d’entreprise en Europe. Les lois punitives sur la faillite en vigueur dans l’Union ont rendu l’échec si coûteux que les entrepreneurs européens hésitent souvent à prendre le type de risque requis pour fonder des entreprises technologiques ambitieuses.

Enfin, le déficit d’innovation en Europe peut être partiellement attribué à l’incapacité de l’Union à attirer les meilleurs talents innovants du monde par le biais d’une politique d’immigration proactive. Les universités sont un point d’entrée clef pour les talents immigrés, ce qui conduit souvent à l’intégration des diplômés sur le marché du travail, comme c’est le cas aux États-Unis. Toutefois, de nouvelles préoccupations se font jour, comme la législation néerlandaise actuellement en préparation, qui pourrait empêcher les étudiants chinois d’étudier dans les universités européennes. De telles restrictions générales pourraient entraver la circulation de talents humains vitaux. L’Europe devrait non seulement encourager la venue d’un plus grand nombre d’étudiants étrangers, mais aussi leur fournir des voies d’accès claires pour l’obtention de la résidence et faciliter leur intégration dans les marchés du travail et les réseaux professionnels. En outre, il est essentiel que l’Europe soit perçue comme un lieu où les entrepreneurs en herbe peuvent réussir. Cela implique la création d’un marché unique numérique cohérent, la garantie d’un financement accessible et l’octroi d’une compensation équitable pour les innovations. Aux États-Unis, les innovateurs trouvent souvent un environnement plus propice, avec des universités qui les soutiennent, une scène de capital-risque dynamique et moins de restrictions pour tirer profit de leurs innovations. Pour rendre l’Europe plus attrayante pour la création et le développement d’une entreprise technologique, il est essentiel de favoriser l’ouverture des universités et du marché du travail et d’améliorer l’ensemble de l’écosystème des startups. Ce faisant, l’Europe peut devenir une destination plus attrayante pour les talents mondiaux à l’origine du progrès technologique.

Tout ceci suggère que le choix de réglementer l’industrie technologique au nom de la sauvegarde des droits individuels et des libertés sociales n’est pas là où se situe le problème de l’innovation en Europe. Cette observation devrait également apaiser les inquiétudes des décideurs américains et d’autres parties prenantes quant aux conséquences attendues de l’adoption de réglementations numériques de type européen.

L’Union a également été critiquée pour ses efforts visant à établir des garde-fous pour l’IA. Ses détracteurs craignent qu’elle n’aille trop vite en besogne en matière de réglementation, alors que l’on ne comprend même pas suffisamment comment l’IA évoluera. Il est indéniable qu’il est difficile de réglementer des technologies qui évoluent rapidement comme l’IA, mais cela ne doit pas se traduire par de l’inaction. Bien que l’on puisse être tenté d’adopter une approche attentiste, en particulier avec des technologies émergentes comme l’IA, cette approche a son prix. Retarder la réglementation peut renforcer la position des leaders actuels du marché, ce qui rendra encore plus difficile de les réglementer efficacement par la suite. Le pouvoir de ces précurseurs constitue déjà un défi, et leur influence croissante ne fait qu’accroître l’urgence d’une réglementation. Malgré les difficultés, il est nécessaire de réglementer rapidement, même si l’on n’a pas une connaissance complète des technologies qui évoluent rapidement. Le coût de l’attente est trop élevé et une réglementation proactive est essentielle.

Le concept de réglementation «à l’épreuve du temps» entre ici en jeu. Il est important de développer des cadres agiles capables de s’adapter à l’évolution des technologies. Cela peut impliquer d’accorder plus d’autorité à des organismes tels que la Commission européenne pour interpréter et ajuster les réglementations en fonction de l’évolution de la technologie.

Lorsque vous parlez de l’approche réglementaire de l’Union, vous semblez vous référer principalement aux décideurs politiques à Bruxelles. Mais tous les États membres sont-ils d’accord avec la même politique, ou certains d’entre eux sont-ils plus moteurs que d’autres ? 

Il n’y a pas de position uniforme entre tous les États membres de l’Union en ce qui concerne les détails des politiques numériques. Si l’engagement de base en faveur des droits fondamentaux est partagé, des nuances existent. Par exemple, la France, compte tenu de ses récentes expériences en matière de terrorisme, est plus encline aux exceptions liées à la sécurité nationale que l’Allemagne, qui a tendance à avoir une approche absolutiste de la confidentialité des données et des droits fondamentaux.

De même, la France est favorable à une politique industrielle plus protectionniste, prônant la souveraineté technologique. Cette position contraste avec celle des pays nordiques, qui mettent l’accent sur les avantages de l’ouverture économique mondiale, en particulier pour leurs économies tournées vers l’exportation. Ces tensions internes se reflètent dans le modèle européen et remettent parfois en question sa cohérence et sa légitimité. Par exemple, la Pologne et la Hongrie ont, ces dernières années, compromis les engagements de l’Union en matière de droits et de démocratie, sapant ainsi la crédibilité de l’ensemble des pays du bloc dans la défense de ces principes à l’échelle mondiale.

Cependant, ces différences entre les États membres peuvent aussi parfois conduire à une réglementation plus équilibrée. La législation européenne devant tenir compte des différents points de vue au sein de l’Union, elle représente souvent un compromis, ce qui la rend plus adaptable en tant que modèle pour diverses juridictions. Ce besoin inhérent de compromis à Bruxelles est, d’une certaine manière, une force du processus législatif de l’Union.

Une voix importante manque désormais à cette dynamique de négociation : celle du Royaume-Uni. Le Brexit a-t-il modifié l’approche de l’Union en matière de réglementation de l’économie numérique ?

Le Royaume-Uni a toujours été le porte-parole des approches axées sur le marché au sein de l’Union. Pourtant, il est intéressant de noter qu’il ne s’est pas beaucoup écarté de l’approche européenne après le Brexit et qu’il a mis en œuvre des réglementations strictes dans l’économie numérique. Son projet de loi sur la sécurité en ligne, par exemple, est à certains égards plus strict que l’ASD de l’UE. Le Royaume-Uni a également adopté une position ferme en matière de droit de la concurrence, comme en témoigne son opposition initiale (et son approbation ultérieure) à l’acquisition d’Activision par Microsoft. En préparant une législation similaire à la DMA de l’Union, le Royaume-Uni montre qu’il n’utilise pas son indépendance réglementaire pour démanteler les réglementations axées sur les droits. Il semble naviguer sur une voie médiane, entre les modèles américain et européen, et moins enclin à une législation très normative. Dans l’ensemble, je considère que le Royaume-Uni est principalement axé sur les droits, bien qu’il intègre certains aspects axés sur le marché.

Mais le Brexit a certainement modifié l’équilibre des débats sur la politique numérique au sein de l’Union. En l’absence de la voix du Royaume-Uni, la perspective franco-allemande en matière de politique industrielle a plus de place pour dominer. La coalition nordique libre-échangiste, technologiquement innovante et avisée, tente de contrebalancer ces voix plus protectionnistes. Toutefois, sans le poids économique du Royaume-Uni, ces pays nordiques sont moins influents. La France, quant à elle, a réussi à inciter l’Union à adopter une stratégie qui rappelle le modèle chinois dirigé par l’État, en s’engageant dans des courses aux subventions, des contrôles à l’exportation et des restrictions à l’investissement. 

L’Union semble donc vouloir développer une politique industrielle pour l’économie numérique. Cette approche est-elle appropriée pour atteindre l’objectif de favoriser le développement du secteur technologique en Europe, selon vous ?

Je comprends la nécessité d’une plus grande souveraineté technologique en réponse à des défis géopolitiques complexes, mais je doute que l’Europe puisse atteindre cette souveraineté par le seul biais de subventions. Dépenser des milliards pour réduire légèrement la dépendance à l’égard des semi-conducteurs étrangers semble insoutenable. Je préconise plutôt une approche créative de la souveraineté, axée sur le renforcement des capacités technologiques européennes. Cela pourrait inclure l’achèvement du marché unique numérique et de l’Union des marchés de capitaux, permettant aux entreprises technologiques de se développer et de se financer au sein de l’Union. Nous devrions également reconsidérer les lois sur les faillites trop punitives qui entravent la prise de risque et développer une stratégie globale en matière de talents afin d’attirer les talents mondiaux dans l’Union. À mes yeux, cette stratégie est bien plus vitale et efficace que le recours à une politique industrielle coûteuse et à un protectionnisme néfaste. 

Les Européens ne doivent pas oublier que Bruxelles a le pouvoir d’exporter des réglementations aussi bien bénéfiques que néfastes. L’effet Bruxelles est un outil puissant qui pourrait faire du protectionnisme une norme mondiale. C’est pourquoi j’appelle à la prudence face aux réglementations protectionnistes qui ont le potentiel de saper, et non d’améliorer, la compétitivité de l’industrie européenne.

Un autre aspect intéressant que vous soulignez dans votre livre est que les trois «empires numériques» ont tendance à exporter leurs modèles à l’étranger. Vous avez déjà affirmé que le modèle américain axé sur le marché perd de sa popularité tant aux États-Unis qu’à l’étranger. La Chine est-elle plus performante ? 

L’approche de la Chine en matière d’exportation de son modèle numérique est largement axée sur les infrastructures. Il s’agit de construire les éléments clés des sociétés numériques dans diverses régions, notamment en Asie, en Afrique, en Amérique latine et dans certaines parties de l’Europe. L’infrastructure englobe les réseaux 5G, les câbles sous-marins, les centres de données et les technologies des villes intelligentes, y compris les systèmes de surveillance, dans le cadre de l’initiative de la Route de la soie numérique.

En construisant cette épine dorsale numérique, la Chine jette non seulement les bases d’un développement technologique futur compatible avec ses technologies, mais elle garantit également aux fournisseurs chinois des possibilités ultérieures de maintenir et d’étendre cette infrastructure. Cette stratégie renforce considérablement la présence et l’influence des entreprises chinoises dans ces régions.

La puissance de l’infrastructure numérique chinoise est particulièrement efficace parce qu’elle répond à un besoin vital de développement numérique dans ces régions. Le caractère abordable et la disponibilité de l’infrastructure chinoise en font un choix pragmatique pour de nombreux pays, en particulier lorsque les solutions proposées par les entreprises européennes peuvent être plus onéreuses et donc moins accessibles. Ainsi, la Chine étend habilement sa sphère d’influence et façonne la voie du développement numérique dans diverses parties du monde.

En conséquence, le modèle chinois dirigé par l’État semble gagner du terrain dans d’autres juridictions, comme vous le montrez dans votre livre. Dans quelle mesure cette expansion est-elle due à l’influence chinoise, plutôt qu’à une politique pragmatique de la part de gouvernements qui reconnaissent qu’ils ne peuvent pas favoriser seuls une économie numérique compétitive, mais qu’ils pourraient tirer parti des technologies numériques pour asseoir leur pouvoir ?

Le monde tend de plus en plus vers l’autoritarisme, un nombre croissant de gouvernements cherchant à exercer un plus grand contrôle sur leur société. Dans ce contexte, l’approche étatique chinoise sert souvent de modèle qui résonne pour des raisons idéologiques et politiques. Son exemple a prouvé que l’hypothèse selon laquelle la liberté était en quelque sorte une qualité intrinsèque d’internet était erronée. La Chine a également montré comment des politiques restrictives peuvent coexister avec une culture d’innovation dynamique. Contrairement à une opinion répandue dans les démocraties, un modèle réglementaire autoritaire piloté par l’État peut manifestement soutenir une culture dynamique d’entrepreneuriat privé susceptible d’alimenter le progrès technologique et la croissance économique. Ce sont ces caractéristiques apparentes qui font qu’il est difficile pour l’Occident de soutenir le discours selon lequel la liberté est nécessaire à l’innovation et à la richesse, ce qui rend le modèle chinois attrayant pour les pays qui recherchent la croissance économique en même temps que le contrôle politique.

Les raisons d’imiter le modèle chinois varient.  Pour certains gouvernements, il s’agit d’un alignement idéologique sur l’autoritarisme, tandis que pour d’autres, il s’agit d’une décision pragmatique fondée sur leurs priorités de développement, leurs besoins et leurs défis. Les pays en développement qui ont besoin d’une voie vers le développement numérique donnent souvent la priorité aux besoins économiques immédiats plutôt qu’à des préoccupations secondaires telles que la surveillance. Dans ces contextes, la protection de la vie privée peut être considérée comme un luxe, les citoyens se concentrant davantage sur les besoins fondamentaux et la sécurité physique.

Lors d’une précédente conversation sur «l’effet Bruxelles», vous avez conclu en reconnaissant la nature évolutive de la dynamique qui sous-tend l’influence du modèle réglementaire de l’Union à l’étranger, surtout si l’on considère le rétrécissement relatif du marché européen. Compte tenu des récents changements géopolitiques et économiques, observez-vous une érosion de l’«effet Bruxelles» dans le domaine numérique ? Ou y a-t-il de nouvelles dynamiques qui redéfinissent son influence et sa portée ?

Je ne vois pas nécessairement l’érosion de l’effet Bruxelles dans le domaine numérique. L’Union a été en mesure d’étendre son influence sur les marchés mondiaux en s’appuyant sur son vaste pouvoir réglementaire pour façonner les politiques de confidentialité des données des entreprises technologiques et des gouvernements étrangers. Alors que les États-Unis exportent leur pouvoir privé et la Chine son pouvoir d’infrastructure, la principale exportation de l’Union dans la sphère numérique est, sans aucun doute, son pouvoir réglementaire — une forme de pouvoir à laquelle ni les entreprises technologiques étrangères ni les autres gouvernements, y compris les États-Unis et la Chine, ne peuvent totalement se soustraire. Ce pouvoir réglementaire externalise le modèle réglementaire européen axé sur les droits dans le monde entier, ce qui permet à l’Union de jouer un rôle de premier plan, aux côtés des États-Unis et de la Chine, dans l’élaboration de l’économie numérique mondiale.

Malgré les difficultés récentes, l’Europe a continué à introduire d’importantes réglementations numériques, telles que la DSA, la DMA et, espérons-le, bientôt aussi la loi sur l’IA, ainsi que des législations liées au changement climatique comme le Green Deal. Ces initiatives devraient continuer à exercer une influence mondiale. Par exemple, l’accès accru des autorités et des chercheurs aux informations sur les modèles d’entreprise et les algorithmes des plateformes dans le cadre de l’ASD permettra de faire la lumière sur les pratiques mondiales de ces plateformes, dans la mesure où ces entreprises ne développent pas et ne déploient pas d’algorithmes distincts pour l’Europe. Les résultats de ces enquêtes seront rendus publics dans le monde entier, ce qui renforcera la transparence et la responsabilité sur d’autres marchés également. Par ailleurs, dans la mesure où l’ASD parviendra à contraindre les grandes plateformes à mieux se préparer aux risques systémiques, tels que l’ingérence électorale, ces investissements supplémentaires dans des mesures d’atténuation des risques sont susceptibles d’affecter les stratégies mondiales de gestion des risques de ces entreprises. L’ASD pourrait également servir de modèle à d’autres gouvernements pour la mise en place d’une réglementation dans ce domaine, ce qui entraînerait un effet Bruxelles de jure et soulignerait la capacité de l’Union à influencer la législation étrangère dans ce domaine. D’ores et déjà, les règlements de lutte contre la désinformation et l’incitation à la haine de l’Union ont inspiré des législateurs étrangers, les incitant à procéder à des réformes législatives. 

L’Union ouvre également la voie à une meilleure application du droit de la concurrence dans l’économie numérique à l’échelle mondiale. Par exemple, les multiples enquêtes menées par l’Union sur Google depuis 2010 ont fait l’objet d’une attention particulière dans le monde entier, et plusieurs juridictions ont engagé des procédures très similaires contre Google, notamment la Russie, le Brésil, la Turquie, la Corée du Sud et le Japon. À l’été 2021, Apple, Amazon, Google et Meta faisaient l’objet de plus de soixante-dix enquêtes antitrust dans le monde. Il est intéressant de noter que plus de cinquante de ces plaintes ont été déposées au cours des deux dernières années, ce qui témoigne d’une dynamique croissante et récente à l’échelle globale. À mesure que les pays s’éloignent du modèle américain axé sur le marché, ils adoptent, voire imitent directement, le modèle européen axé sur les droits. L’Union européenne montre également la voie aux gouvernements qui cherchent à renforcer leurs instruments réglementaires pour mieux contenir le pouvoir de marché des grandes entreprises technologiques et les comportements préjudiciables associés à ce pouvoir. Le DMA innovant de l’Union, qui a été adopté en 2022, est suivi de près dans le monde entier, plusieurs gouvernements introduisant ou envisageant d’introduire des réglementations similaires.

Dans l’ensemble, on observe une évolution notable vers l’approche européenne de la réglementation de l’économie numérique, d’autant plus que l’attrait du modèle américain axé sur le marché s’amenuise.

Mais je m’inquiète de la manière dont l’Europe utilise ce pouvoir réglementaire mondial. Il y a une tendance au protectionnisme, contre laquelle je mets en garde. Par exemple, si l’Europe commence à utiliser la politique de concurrence comme outil de politique industrielle pour promouvoir les champions européens, comme le suggère le Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne, elle pourrait devenir par inadvertance un grand exportateur de techno-protectionnisme. Cela pourrait avoir des conséquences inattendues : les économies émergentes pourraient également préférer leurs propres champions nationaux aux acquéreurs européens potentiels. 

La nature de l’impact de «l’effet Bruxelles» sur les normes mondiales pourrait changer si l’Europe n’étudie pas attentivement les implications de son pouvoir réglementaire : elle devrait être attentive à la manière dont ses politiques sont perçues et reproduites au niveau mondial. 

L’«l’effet Bruxelles» semble donc plus fort que jamais pour la réglementation de l’économie numérique. Pourtant, comme vous le soulignez, de nombreux pays sont avant tout préoccupés non pas par la protection de la vie privée et d’autres droits fondamentaux, mais par les opportunités économiques qu’offrent d’autres «empires numériques», en particulier la Chine. L’Union semble parfois tenter d’offrir un substitut aux investissements chinois dans les infrastructures, par le biais de projets tels que la Global Gateway Initiative. Pensez-vous que ces tentatives seront couronnées de succès ? 

L’Union est confrontée à un défi unique dans l’exportation de son modèle réglementaire : elle montre la voie à suivre pour des réglementations sophistiquées et protectrices des droits, alors que de nombreux pays manquent simplement d’infrastructures de base et accordent la priorité à l’obtention de ces infrastructures. Le principal problème de l’initiative «Global Gateway» est que l’Union ne dispose pas d’un levier financier comparable à celui de la Chine. Pour être compétitive, l’Union devrait offrir aux pays bénéficiaires des investissements substantiels et des conditions de financement attrayantes, qui ne sont actuellement pas à la hauteur de ce qu’offre la Chine, surtout si l’on tient compte du fait que les investissements accordés par la Chine sont soumis à moins de contraintes réglementaires.

L’Union a besoin d’une diplomatie économique européenne cohérente, qui fait actuellement défaut. Par exemple, lorsque des entreprises européennes comme Nokia et Ericsson proposent des alternatives aux réseaux 5G de Huawei à d’autres pays, elles s’appuient sur le soutien de leurs gouvernements nationaux, la Finlande et la Suède, qui ne peuvent pas atteindre le niveau de financement ou de soutien politique fourni par le gouvernement chinois à leurs propres entreprises. Les gouvernements européens doivent se coordonner pour unifier leurs efforts au niveau de l’Union, non seulement en termes de financement, mais aussi d’engagement diplomatique. Cela implique d’établir des relations avec ces pays et d’être clair sur les implications du choix d’une infrastructure chinoise par rapport à une infrastructure européenne. L’Union devrait également reconnaître la nécessité de renforcer les capacités et d’apporter une aide économique directe aux pays tiers dans le cadre de sa stratégie numérique. Pour convaincre ces pays, il ne suffit pas de faire appel aux idées et aux valeurs européennes. Il faut aussi des incitations financières tangibles et une diplomatie habile.

Les tensions politiques, économiques et géopolitiques actuelles jouent sur l’attrait des différents modèles réglementaires en concurrence. Vous avez déjà mentionné le nouveau zèle pour la politique industrielle au sein de l’Union, qui reflète en partie des préoccupations géopolitiques. Observez-vous une tendance plus générale à l’isolationnisme au niveau mondial ?

L’environnement politique actuel offre un terrain fertile pour une sorte de techno-protectionnisme ou de nationalisme numérique. Même avant le début de la pandémie de Covid-19, le nationalisme économique gagnait du terrain, sapant les institutions qui soutiennent l’ouverture du marché et la coopération internationale fondée sur des règles. Aujourd’hui, les gouvernements du monde entier troquent de plus en plus l’ouverture économique contre une politique industrielle à forte connotation nationaliste. Ils limitent les investissements étrangers, restreignent les exportations et subventionnent la production nationale dans le cadre d’un changement structurel plus large de l’économie. L’apparition de la pandémie de COVID-19, et maintenant les conflits militaires en Ukraine et en Israël-Palestine, renforcent encore ces tendances. Il en résulte une fragmentation partielle de l’économie numérique, avec des flux restreints de données, de technologies et d’investissements, qui suscite une quête mondiale de souveraineté technologique.

Mais je tiens à souligner que l’autosuffisance technologique totale est un objectif difficilement réalisable pour la plupart des pays, y compris pour les grandes puissances technologiques que sont les États-Unis et la Chine, étant donné le degré d’intégration de l’économie numérique à l’heure actuelle. Cela est particulièrement vrai dans des secteurs tels que les semi-conducteurs, où les écosystèmes sont profondément intégrés et où les coûts de réplication sont prohibitifs. Par conséquent, un découplage total dans des domaines tels que les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs est hautement improbable. Les pays sont donc contraints de maintenir un niveau de coexistence, malgré les pressions en faveur du découplage.

Dans mon livre, j’explique que la dynamique actuelle place les pays «entre rivalité et retenue». Cette situation résume la tension permanente entre l’escalade des pressions et la nécessité d’une désescalade. Il y a un équilibre constant entre les intérêts commerciaux qui encouragent la poursuite de l’engagement économique et les préoccupations de sécurité nationale qui imposent des limites à cet engagement. Jusqu’à présent, nous n’avons pas assisté à une évolution extrême vers une escalade totale ou une trêve durable, mais nous nous trouvons plutôt à naviguer constamment entre ces intérêts complexes et souvent contradictoires.

Compte tenu de ces interdépendances, dans un monde idéal, la réglementation de l’économie numérique relèverait d’une gouvernance multipartite à l’échelle internationale. Comment les trois «empires numériques» se positionnent-ils dans le débat plus large sur la gouvernance internationale dans le domaine numérique ?

Les États-Unis et, dans une certaine mesure, l’Europe, ont traditionnellement privilégié une approche multipartite de la gouvernance de l’économie numérique. Ce modèle valorise la participation des États et des entités privées, telles que les entreprises technologiques, à la définition des normes et des cadres de gouvernance. Il repose sur la conviction que les règles élaborées dans le cadre d’une collaboration public-privé sont plus efficaces.

Toutefois, la Chine n’est pas très à l’aise avec ce modèle, qu’elle considère comme donnant un pouvoir excessif aux entreprises européennes et américaines. Elle a préconisé de déplacer ces discussions vers des institutions telles que les Nations unies, où les États sont les principaux acteurs et où la Chine peut exercer une influence sur les pays en développement. Malgré ses efforts, l’ONU n’est pas devenue le centre névralgique de ces discussions, ce qui a conduit la Chine à s’impliquer davantage dans les organisations multipartites et les organismes de normalisation.

Toutefois, certains efforts sont en cours, comme dans le domaine de l’intelligence artificielle, où les Nations unies tentent de mettre en place des cadres de gouvernance. Si le statut de l’ONU en tant que forum multinational est avantageux, sa crédibilité a été mise à mal en raison du dysfonctionnement du Conseil de sécurité et du manque de confiance actuel entre les principaux acteurs mondiaux. En règle générale, la participation de démocraties technologiquement avancées telles que l’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Corée du Sud et le Japon peut conduire à un plus grand consensus parmi des alliés partageant les mêmes idées. Toutefois, l’exclusion d’un acteur majeur comme la Chine revient à exclure une part importante du développement de tout modèle de gouvernance. Les accords fondés sur les Nations unies ont tendance à être plus inclusifs, mais ils aboutissent souvent à des accords moins profonds en raison de la diversité des intérêts et des idéologies des pays membres.

Dans ce domaine, il est essentiel de gérer nos attentes. Une approche pratique pourrait être la création d’un organe mondial d’experts indépendants, semblable au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui se concentrerait sur la réglementation de l’IA. Un tel organe pourrait faire progresser les connaissances scientifiques et favoriser une meilleure gouvernance entre les nations, ce qui semble plus réalisable que la négociation d’un traité détaillé dans le cadre des Nations unies.

Si la coopération internationale n’est pas toujours possible, et compte tenu de l’évolution des facteurs technologiques, économiques et géopolitiques, pensez-vous que les principaux modèles de réglementation vont converger ou diverger davantage ? 

Le récent décret du président Biden sur la sécurité de l’IA est un exemple patent de l’évolution des États-Unis vers un style européen de gouvernance numérique. Le texte témoigne d’un engagement fort en faveur de la protection des droits et de l’atténuation des effets néfastes de l’IA. Toutefois, la capacité législative des États-Unis est limitée en raison d’un Congrès divisé et polarisé, ce qui fait des décrets une option plus viable pour les réglementations.

L’approche américaine, telle qu’elle se reflète dans le décret, semble favoriser la réglementation sectorielle. Elle vise à donner à diverses agences, dans leur domaine, le pouvoir de faire appliquer la législation existante, en étendant son application à l’IA. Cette méthode diffère de la loi européenne, dont l’approche est horizontale et donc contraignante pour un large spectre économique. Une grande partie du décret américain comprend les meilleures pratiques et reste volontaire pour les entreprises, ce qui le rend moins contraignant, mais reste révélateur de l’évolution des priorités et des attentes des États-Unis.

Les objectifs des États-Unis et de l’Union européenne s’alignent de plus en plus, ce qui peut être favorisé par un dialogue institutionnalisé, tel que celui qui a lieu au sein du Conseil du commerce et de la technologie. Cette coopération est bénéfique pour les deux parties. Toutefois, l’incertitude règne quant à la prochaine administration américaine et à la manière dont elle pourrait affecter la trajectoire actuelle de la coopération transatlantique en matière de réglementation. La présidence Trump a rappelé brutalement aux Européens la vulnérabilité de ces relations aux cycles électoraux américains, et il existe une inquiétude sous-jacente quant à la durabilité de cette approche collaborative après les prochaines élections présidentielles.

Vous avez votre propre point de vue sur la manière dont la «bataille pour l’âme de l’économie numérique» devrait être menée, appelant à une approche plus inclusive et démocratique de la gouvernance numérique et à un nouvel ordre constitutionnel numérique. Quels sont les éléments clés de l’approche que vous souhaitez adopter en matière de réglementation de l’économie numérique ? Et quelles mesures pratiques peuvent être prises pour atteindre cet objectif ?

Notre tâche principale est maintenant de démontrer que la démocratie libérale peut gouverner efficacement l’économie numérique. C’est essentiel, car l’alternative est la gouvernance par des régimes autoritaires ou des entreprises technologiques non réglementées. Dans le paysage actuel, les États-Unis se débattent avec la législation, l’Europe est confrontée à des problèmes de mise en œuvre et la Chine applique la loi de manière autoritaire. Ce scénario risque de faire apparaître la victoire du modèle européen comme creuse si le modèle axé sur le marché prévaut dans la pratique et que les entreprises technologiques restent non réglementées.

Malgré ces défis, je tiens à souligner que les gouvernements ne sont pas destinés à perdre leurs batailles verticales contre les entreprises technologiques, et que les techno-démocraties ne sont pas certaines d’échouer dans leur bataille horizontale contre les techno-autocraties. Mais les gouvernements, en particulier aux États-Unis, doivent se réapproprier et déployer efficacement leur autorité réglementaire. Ils ont le pouvoir de réécrire les lois régissant les entreprises technologiques, mais cela nécessite une volonté politique.

De même, l’Europe doit prouver sa capacité à appliquer efficacement ses réglementations. L’Union a reconnu à plusieurs reprises que son bilan en matière d’application de la législation laisse à désirer et elle sait qu’elle doit trouver un moyen de traduire ses valeurs déclarées et les lois qu’elle a adoptées en progrès concrets sur le terrain. L’application de nouvelles réglementations telles que la DMA, la DSA et la loi sur l’IA constituera un test crucial. Elle enverra un message sur la faisabilité et l’impact du modèle réglementaire européen pour façonner les résultats du marché et aligner l’économie numérique sur les valeurs démocratiques. Les agences chargées de l’application de la législation doivent disposer de ressources humaines et financières suffisantes pour faire face à la puissance des entreprises technologiques, ce qui implique de doter les agences d’experts et de leur donner les moyens de tirer parti de leur autorité de manière efficace. Les régulateurs doivent choisir leurs batailles de manière stratégique, en utilisant divers outils tels que les lois sur la concurrence, les lois sur la confidentialité des données et les lois sur la modération du contenu, afin d’envoyer des signaux clairs au marché.

Les entreprises technologiques doivent elles aussi reconnaître qu’elles ne peuvent pas se permettre de s’opposer constamment aux régulateurs. Elles souffrent en effet aujourd’hui d’un profond déficit de confiance et de réputation auprès des décideurs politiques et du public, ce qui les empêche d’adopter une position combative à l’égard des régulateurs sans déclencher une réaction encore plus brutale. Craignant de se mettre encore plus à dos les régulateurs, elles  sont susceptibles de choisir leurs batailles verticales, n’en menant que certaines, tout en abandonnant d’autres combats. Une approche coopérative, dans laquelle les entreprises technologiques travaillent volontairement avec les régulateurs, conduira à une économie numérique plus prévisible, plus gouvernable et plus stable. Cette évolution est inévitable, et il est essentiel d’accepter ce changement pour créer un paysage numérique plus démocratique et plus inclusif.

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Anda Bologa, Vasile Rotaru, Dans la guerre des empires numériques, une conversation avec Anu Bradford, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2023,

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