«Après Assad, le temps de Loukachenko viendra», une conversation avec Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l’opposition bélarusse
Maria Tadeo
Correspondante Europe13/12/2024
«Après Assad, le temps de Loukachenko viendra», une conversation avec Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l’opposition bélarusse
Maria Tadeo
Correspondante Europe13/12/2024
«Après Assad, le temps de Loukachenko viendra», une conversation avec Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l’opposition bélarusse
La chute de Bachar al-Assad a des répercussions importantes au-delà du Moyen-Orient — la rapidité avec laquelle le régime s’est effondré en seulement dix jours envoie un message aux dirigeants autoritaires. En tant que cheffe de file de la résistance contre Alexandre Loukachenko depuis 2020, quels sont les effets que cet effondrement pourrait entraîner pour votre pays ?
Les dictateurs se sentent toujours invincibles — jusqu’à leur chute. Ils survivent grâce à la peur, et lorsque celle-ci disparaît du peuple, de l’appareil et de l’armée, ils en paient le prix. Dans ces moments critiques, personne ne viendra les sauver. Pas même leurs alliés supposés, car ils savent que le dictateur n’est plus aux commandes. Il ne s’agit pas de relations sincères — si vous n’êtes plus utile, ils vous abandonneront.
Pour Loukachenko, dictateur illégitime, la chute inattendue et rapide du régime syrien comporte un message fort : même si vous vous rapprochez de la Russie et abandonnez ainsi la souveraineté du Bélarus à Moscou, Poutine ne viendra pas vous sauver. En 2020, Moscou a apporté son aide à Loukachenko après que le peuple s’était soulevé contre lui à la suite d’élections truquées. Mais les circonstances étaient alors différentes. Aujourd’hui, la Russie est soumise à une forte pression.
Plus généralement, le cas de la Syrie montre au peuple du Bélarus qu’il ne doit jamais baisser les bras ni perdre espoir, et qu’un jour le dictateur finira par tomber. Soyons clairs : je souhaite une transition pacifique. Notre peuple veut la liberté, le changement et la démocratie. Il l’obtiendra tôt ou tard. Mais je tiens également à souligner que la Russie n’est pas aussi puissante qu’on le pense. Ce qui s’est passé en Syrie est important parce que cela le démontre aux yeux du monde entier. Aucune propagande ne peut le dissimuler.
Avez-vous été surprise qu’Assad se réfugie à Moscou ? La Russie est-elle le dernier recours des dictateurs ?
Les dictateurs ont peu d’amis — d’autant moins lorsqu’ils perdent le pouvoir. Poutine n’a pas pu sauver Assad. Le fait que la Russie lui ait offert l’asile ne me surprend pas. Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera probablement pas la dernière, si l’on regarde l’histoire. Il est important aussi de souligner que la présence d’Assad en Russie symbolise une défaite pour la Russie de Poutine — qui aurait préféré qu’il soit au pouvoir en Syrie plutôt qu’en exil à Moscou.
Sa présence en Russie a-t-elle un impact sur le Bélarus ?
Poutine avait envoyé Prigogine au Bélarus avant qu’il ne soit assassiné, et ce dernier avait amené ses hommes avec lui. Il est dangereux pour le Bélarus de devenir une terre d’accueil pour les dictateurs.
La Russie semble se retirer de positions autrefois stratégiques, comme la Syrie, alors que la guerre en Ukraine épuise ses ressources — humaines, militaires et financières. Comment cela pourrait-il affecter les rapports de force entre Minsk et Moscou ?
Il y a dix ans, Assad plaisantait en disant qu’il ne fuirait jamais son pays comme Viktor Ianoukovytch a fui l’Ukraine. Le message envoyé à Lukashenko est simple : dans un moment critique, personne ne viendra à votre secours. Il s’agit d’un message puissant. Même si vous pensez disposer d’un réseau de soutiens, ils ne vous soutiendront que tant que vous serez utile à leurs intérêts. Quand je regarde ce qui s’est passé en Syrie, il n’y a pas un élément déclencheur, un moment précis, qui a renversé le dictateur. C’est le résultat d’une série de circonstances. Notre tâche est de nous préparer et d’attendre ce moment.
Il se produira. Notre responsabilité est d’être prêts lorsque les circonstances seront réunies.
Vous avez souvent déclaré être convaincue que le régime de Loukachenko arriverait à son terme. Cela vous a-t-il redonné espoir que la fin est proche ?
Je ne peux pas me permettre de perdre cette conviction.
Je vois que le peuple du Bélarus ne baisse pas les bras, alors je ne peux pas non plus abandonner. Loukachenko sait qu’il a perdu le soutien de son peuple. Il vit dans la crainte. Le Bélarus gagnera cette bataille et le régime de Loukachenko prendra également fin. Les prisonniers politiques du Bélarus m’inspirent. J’ai vu des images en Syrie : des gens torturés dans d’immenses souterrains. C’est le problème des dictatures : la brutalité est manifeste en surface, mais le pire est toujours dissimulé trois niveaux en dessous. Je souhaite que nous puissions libérer nos prisonniers politiques et révéler l’étendue de la douleur causée par ce dictateur. Le monde doit le voir. J’espère que la situation en Syrie redonnera également de l’énergie à nos alliés et aux pays démocratiques pour qu’ils nous soutiennent et restent à nos côtés, même si cela prend du temps et que ce n’est pas facile.
Les dictateurs ne sont pas éternels, des changements peuvent se produire.
Donald Trump entame son second mandat en janvier. Il a clairement indiqué que les États-Unis ne s’engageraient pas dans des conflits internationaux et souhaite que la guerre en Ukraine prenne fin le plus rapidement possible. Dans le même temps, le retour d’États-Unis plus imprévisibles et plus affirmés ne semble pas nécessairement favoriser explicitement les intérêts de Poutine, du moins pour le moment. Quelles sont les conséquences pour le Bélarus ?
Comme tout le monde, j’ai écouté attentivement les déclarations du candidat Trump durant la campagne. Nous avons tous entendu qu’il voulait mettre fin au conflit en 24 heures. Maintenant qu’il est élu, cela signifie qu’il est déterminé à y mettre fin rapidement.
Certains ont interprété cette déclaration comme négative pour l’Ukraine, car elle laisse entrevoir la possibilité d’une fin du flux d’argent et d’armes. Toutefois, je ne pense pas que cela se produira. Je ne pense pas que son mandat aura nécessairement un impact négatif sur le pays. D’après mon expérience, je peux dire que, dans le cas du Bélarus, nous avons bénéficié, pendant quatre ans, d’un soutien bipartisan fort de la part du gouvernement américain. En 2020, lorsque Donald Trump était à la Maison Blanche, il a été le premier dirigeant à approuver des sanctions contre Loukachenko après la fraude électorale. Il a soutenu les manifestations. Donald Trump a une vision géopolitique. Notre travail consiste désormais à établir une relation de travail, à réitérer l’importance du Bélarus pour les États-Unis et à tisser des liens avec la nouvelle administration Trump — ce que nous avons commencé à faire.
Une mauvaise paix pour l’Ukraine pourrait avoir de sérieuses répercussions dans toute la région. Dans quelle mesure craignez-vous qu’un mauvais accord de paix ne déstabilise davantage non seulement Kiev, mais aussi la perspective d’une transition démocratique et pacifique du pouvoir au Bélarus ?
Le Bélarus et l’Ukraine ont des destins liés.
La Russie ne reconnaît pas l’Ukraine ni le Bélarus comme des États indépendants. Elle cherche à nous ramener dans l’orbite soviétique. En Ukraine, la Russie a découvert que la population était prête à se battre avec acharnement. Cela représente une opportunité pour nous. C’est pourquoi nous devons convaincre la nouvelle administration Trump que le Bélarus est stratégiquement important pour la région : il n’y aura pas de paix et de sécurité en Ukraine sans un Bélarus libre. Loukachenko représente un risque et une menace pour la région et ses voisins, y compris la Pologne, et je pense que la question bélarussienne devrait être incluse dans les pourparlers relatifs à l’Ukraine au moment venu.
Qu’entendez-vous par là ?
Nous exigeons le retrait complet des troupes russes d’Ukraine et du Bélarus, ainsi que le retrait des armes nucléaires de notre territoire. Mon pays a été utilisé comme tremplin pour lancer l’attaque contre l’Ukraine mais le peuple n’a jamais été consulté et je peux vous garantir que les Bélarusses ne veulent pas être impliqués dans une guerre qui tue des Ukrainiens. Ces deux conditions sont nécessaires pour que le Bélarus se libère de l’influence de la Russie de Poutine. Nous avons besoin d’un soutien fort de la part de nos partenaires démocratiques. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que la question du Bélarus ne saurait rester sans réponse.
La Russie a laissé entendre que des missiles Oreshnik pourraient être déployés au Bélarus à partir de 2025. Craignez-vous une escalade sérieuse en Ukraine à partir du territoire du Bélarus, voire une intensification des combats, ce qui pourrait également menacer l’architecture de sécurité européenne au sens large ?
L’escalade est un scénario possible.
Comme je l’ai dit, la Russie utilise le Bélarus comme théâtre d’opérations. Il s’agit d’une menace majeure.
Nous craignons que le pays ne devienne un lot de consolation pour la Russie de Poutine dans les négociations de paix. Et nous ne pouvons pas permettre que cela se produise. La communauté internationale doit veiller à ce que le Bélarus reste un État souverain et ne soit pas utilisé comme monnaie d’échange dans les négociations. Nous ne pouvons pas permettre que l’occupation et l’arsenal nucléaire russe deviennent permanents. C’est une menace pour la sécurité de notre peuple, mais aussi pour le reste de l’Europe.
La deuxième Commission von der Leyen est désormais entrée en fonction. Qu’en attendez-vous — et en particulier de Kaja Kallas en tant que cheffe de la diplomatie européenne ?
Notre situation est légèrement différente de celle de l’Ukraine ou d’autres, car nous ne sommes pas un pays candidat à l’adhésion, mais cela ne signifie pas que la coopération avec l’Union serait moins importante. La relation que nous avons développée est sans précédent pour un pays non membre. L’Union nous a soutenus au cours de ces quatre années difficiles et je pense qu’elle est déterminée à aider le Bélarus dans sa transition démocratique. Mon objectif est de renforcer les relations que nous avons établies et de convaincre nos partenaires que le rapprochement avec le Bélarus est dans notre intérêt mutuel — l’Union bénéficiera de la présence d’un pays fiable, pacifique et coopératif dans son voisinage immédiat.
C’est également important pour le peuple du Bélarus. L’un des arguments de Loukachenko est que les Européens nous rejettent, alors que la Russie nous accueille. Sa stratégie consiste à isoler les gens, à les couper du reste de l’Europe, pour que Moscou devienne notre meilleure et seule alliée. Je m’inquiète de l’effet que ce discours peut avoir, en particulier sur les jeunes, qui ont vraiment besoin d’une perspective européenne pour l’avenir. Nous pourrions perdre toute une génération qui ne connaîtra que le Bélarus et la Russie.
Certains de vos partenaires d’Europe de l’Est ont placé beaucoup de confiance dans la nomination de Kaja Kallas. Elle appartient à une nouvelle génération et vient d’un ancien pays soviétique, ce qui lui confère peut-être une vision et une sensibilité spécifiques en matière de sécurité et de démocratie. Êtes-vous d’accord ?
Ceux qui ont grandi dans ce que l’on appelle souvent l’«ordre post-soviétique» savent ce que c’est que de vivre sous une dictature. Ils le comprennent. Ils ont fait l’expérience de la tyrannie et apprécient la démocratie car ils ne la considèrent pas comme une évidence. Cela peut nous rendre plus déterminés. Kaja Kallas apporte aussi une touche très personnelle. Ces questions lui tiennent profondément à cœur. Pour elle, l’engagement va au-delà des ambitions personnelles, il s’agit vraiment de faire ce qu’il est nécessaire de faire. Si vous regardez l’Ukraine et notre situation au Bélarus, pour elle, ce n’est pas seulement de la politique.
Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie ont été annulés et les autorités suspectent très fortement une campagne menée par la Russie visant à déstabiliser le processus électoral et à interférer dans les résultats. Les démocraties européennes sont-elles trop naïves et faibles face à l’agression russe ?
La première chose à comprendre est que la Russie ne joue pas selon les règles démocratiques : elle n’en respecte pas les principes et les considère comme faibles et gênants. Moscou est prête à sacrifier ses citoyens et à attendre que la situation évolue en sa faveur. Elle contrôle les ressources de l’État, les tribunaux, la police et les médias. Le combat n’est pas équitable, mais le pouvoir d’une dictature n’est pas illimité pour autant.
Les démocraties sont plus fortes parce qu’elles ont un objectif commun. Un dictateur peut tomber rapidement — un système démocratique est en revanche plus difficile à détruire. Néanmoins, les démocraties doivent être renforcées. Elles doivent faire preuve de plus de fermeté et ne peuvent pas se permettre que leur opinion publique soit empoisonnée sur Internet. Il y a une guerre sur le champ de bataille et une guerre pour l’esprit des gens. À mon avis, les démocraties doivent encore opérer ce changement, c’est-à-dire comprendre que le monde n’est plus ce qu’il était et que les nouvelles exigences impliquent beaucoup plus d’autodiscipline.
Le Belarus organisera de nouvelles élections en janvier 2025 — que la communauté internationale a déjà condamnées comme un simulacre car elles ne sont ni libres ni démocratiques. Quel rôle comptez-vous jouer ?
La population du Bélarus sait qu’il ne s’agit pas d’une véritable élection. Elle sait qu’elle sera contrainte de se rendre dans les bureaux de vote. Loukachenko mettra l’accent sur la participation, mais personne ne comptera les voix, personne n’ira chercher les vrais chiffres, tout est faux. Je crains que les gens ne soient physiquement forcés d’aller voter, c’est pourquoi nous conseillons à tous d’indiquer sur leur bulletin de vote «contre tous».
Nous demandons à nos alliés de déclarer le vote illégitime à l’avance et de signaler que le monde occidental ne se remettra pas à faire comme si de rien n’était avec Loukachenko après ce simulacre d’élection. Il est essentiel que tout le monde le dise. Nous avons un dialogue stratégique avec les États-Unis qui, sous Trump, n’ont pas reconnu l’élection de 2020 et avec les institutions européennes. Nous avons besoin du soutien de la communauté internationale pour que Loukachenko comprenne qu’il n’y a pas de moyen pour lui d’établir des relations normales et que le processus démocratique se poursuivra aux côtés de la société civile. Nos partenaires sont restés avec nous pendant cinq ans, nous leur demandons de continuer à le faire, aussi longtemps qu’il le faudra.
Vous avez dû fuir votre pays, vous avez été déclarée traître, votre mari est toujours en prison et son avenir est incertain — allez-vous poursuivre le combat ?
Je vis au jour le jour. Je ne pense pas à l’échelle de cinq ou dix années. Je ne compte pas mon temps en jours, en mois ou en années, mais au travail accompli. C’est mon devoir. Nos concitoyens sont emprisonnés. Ils souffrent. Nous devons continuer à travailler. Nous devons sortir des sentiers battus et accroître la pression. Nous pouvons faire beaucoup plus. Nous devons être prêts. Les pièces du puzzle peuvent se mettre en place soudainement : une brèche s’ouvre et le dictateur tombe. Notre travail consiste à être prêts — et nous assurer que nos alliés le sont aussi.
citer l'article
Maria Tadeo, «Après Assad, le temps de Loukachenko viendra», une conversation avec Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l’opposition bélarusse, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2024,