Revue Européenne du Droit
Droit international et guerre à la lumière du conflit en Ukraine : une liaison consubstantielle biaisée depuis son origine
Issue #5
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Auteurs

Jean-Marc Sorel

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

Droit de la guerre et droit dans la guerre. Traditionnellement, on distingue en droit international entre le jus ad bellum, le droit de faire la guerre ou le droit pour un Etat de recourir d’une manière licite à la guerre, et le jus in bello, le droit dans la guerre qui comprend notamment le droit international humanitaire, le droit de la neutralité, mais aussi aujourd’hui le droit international pénal. Le premier est issu du vieux fond coutumier du droit international et a connu des limitations progressives depuis la fin du XIXe siècle, avant que la Charte des Nations Unies ne vienne interdire le recours à la force entre les Etats. L’inscription de limites dans ce qui semble être le marbre de conventions internationales lors de la conférence pour la paix à La Haye entre 1899 et 1907 laissait déjà sceptique. La première guerre mondiale peu d’années après en fut la triste illustration. Le second est aujourd’hui au centre de l’actualité en raison de la déstructuration des guerres dont la plupart résulte de conflits internes et non internationaux. 

L’agression de l’Ukraine par la Russie constitue néanmoins une magistrale exception à ce schéma qui semblait avoir rangé les guerres interétatiques au magasin des antiquités (ou presque). On comprendra cependant aisément que ces distinctions sont souvent ramenées à une réalité simple, celle de l’hypocrisie d’un recours à la force le plus souvent en dehors de règles prescrites, avec des violations du droit humanitaires sans nombre. A cet égard, l’article 51 de la Charte des Nations Unies sur le « droit naturel de légitime défense » a, depuis la deuxième guerre mondiale, été le principal prétexte pour recourir à la force, en oubliant, d’une part, que ce pouvoir est conditionné « jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires » et, d’autre part, qu’il n’est pas sujet à des interprétations (comme la légitime défense « préventive » ou « préemptive ») qui l’étendent à l’infini.

Le droit de [faire] la guerre : l’indifférence de la cause pourvu qu’elle semble juste. Finalement, les Etats n’ont jamais réussi à se départir de l’idée qu’ils faisaient une guerre juste, ce qui leur en donnait le « droit », ce qui est bien sûr la posture que la Russie souhaite adopter. Cette conception de la guerre pour une juste cause, la Russie la place au-dessus des normes impératives dont l’interdiction du recours à la force est pourtant la première d’entre-elles. 

Ce « sentiment » remonte loin dans l’histoire. Dans la querelle entre Sépulvéda et Las Casas, la question centrale était bien celle du droit de faire une guerre à travers sa version morale, celle d’une guerre juste comme l’indique le titre de l’ouvrage de Sépulvéda – Sur les justes causes de guerre 1 – qui donne le ton, mais Las Casas reçut le soutien de Francisco de Vitoria, illustre théologien qui dénonçait jusqu’à la notion de guerre juste. L’idée de réfléchir à la liaison entre la guerre et la justice n’est pourtant pas nouvelle au XVIe siècle. Croire qu’une guerre peut être juste conduit donc à une impasse, le juste et l’injuste ne sont pas des qualités réelles mais des qualités relatives. Ce sillon va néanmoins être creusé pendant des siècles à travers de multiples projets aboutissant à penser qu’une paix perpétuelle peut protéger de la guerre parce que celle-ci ne pourra jamais être « juste ». On les qualifia de « paix par le droit », comme si le droit avait ce pouvoir alors qu’il n’est que le reflet d’un rapport de force à un moment donné entre les hommes. Beaucoup s’y essayèrent (Sully ou l’abbé de Saint-Pierre notamment), mais le projet le plus abouti reste celui de Kant dans Vers la paix perpétuelle 2  : « L’état de paix entre les hommes vivant côte à côte n’est pas un état de nature (status naturalis), lequel est bien plutôt un état de guerre (…) Cet état de paix doit donc être institué. » 

Il faut ainsi « instituer » juridiquement un état de paix pour s’interdire une guerre « naturelle ». Etrange conception philosophique qui résulte sans doute plus d’un constat historique que d’une réflexion sur la nature de l’homme, ou alors il faut « instituer » (pour dire « éduquer ») l’humain plutôt que de penser la violence naturelle. Il en résulte néanmoins que la paix est envisagée comme situation en opposition à la guerre, comme simple intermède entre deux guerres, comme espoir lors d’un conflit, ou encore comme idéal inatteignable, autant de visions qui s’entremêlent. La paix semble parfois plus difficile à appréhender et à vivre que la guerre. Cela va du pessimisme le plus absolu à un optimisme parfois béat. La vision pessimiste est celle d’une paix qui cache toujours une future guerre, avec toujours cette croyance que la violence est naturelle, légitime et qu’elle peut être juste. Or, en Ukraine, il y avait déjà des guerres qui cachaient ou préparaient la présente. Il n’y avait pas de paix avant la guerre interétatique de 2022, mais des guerres larvées avant la guerre ouverte. 

La guerre avant la guerre. Depuis ce qui fut pour la Russie un revers, l’indépendance du Kosovo, toutes les actions de cet Etat s’ingénient à prouver que, sur cette base, tout est possible en termes de sécessions et d’annexions lorsqu’une population russophone s’estimerait lésée : la Géorgie avec les républiques auto-proclamées d’Ossétie et d’Abkhazie en 2008, la Transnistrie avant sur le territoire moldave, et bien sûr la Crimée en 2014, puis le Donbass. Avant 2022, on peut juste citer les « Accords de Minsk » de septembre 2014, négociés sous l’égide des représentants du Groupe de contact trilatéral sur l’Ukraine (Russie, Ukraine et OSCE) en vue de parvenir à un règlement pacifique du conflit dans le Donbass. Ils ont échoué presque immédiatement. Aucune des dispositions n’a été intégralement appliquée, dont le cessez-le-feu qui était au cœur du dispositif. Le président Poutine a d’ailleurs allégué de leur non-respect parmi les prétextes à l’invasion de l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, l’Ukraine était déjà en guerre contre les « séparatistes » aidés par la Russie depuis 2014. 

Et cette guerre n’était pas seulement sur le terrain, mais aussi devant les prétoires. Que ce soit devant la Cour internationale de Justice (affaire de l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale), via des arbitrages (Différend concernant les droits de l’Etat côtier dans la Mer Noire, la Mer d’Azov, et le Detroit de Kertch devant la Cour permanente d’arbitrage) y compris en matière d’investissement (sept affaires entre 2017 et 2019), devant le Tribunal international du droit de la mer (Différend concernant la détention de navires de la marine ukrainienne et de militaires ukrainiens), ou enfin devant la juridiction de l’OMC (Mesures concernant le trafic en transit, Mesures affectant l’importation de matériels ferroviaires et leurs parties). 

Les prétextes juridiques russes à la guerre, la continuité du dévoiement du droit de la guerre. Pour l’agression de la Russie, rappelons simplement les arguments juridiques et les faits. Le 21 février 2022, le président de la Russie signe un décret par lequel deux territoires sécessionnistes de l’Est de l’Ukraine sont reconnus comme des États indépendants, à savoir la République populaire de Donetsk et la République populaire de Louhansk. Le 22 février 2022, des traités d’amitié et d’assistance mutuelle entre la Russie et chacun de ces « États » reconnus par la Russie sont ratifiés par la Chambre haute du Parlement fédéral russe. Le 24 février 2022, la Russie déclenche une opération militaire contre l’Ukraine, les forces armées russes entrant sur le territoire ukrainien. 

Les arguments juridiques sont contenus pour l’essentiel dans le discours télévisé du 24 février 2022 du président de la Russie : tout d’abord, l’auto-défense préventive de la Russie suite à la menace d’élargissement de l’OTAN et en raison du prétendu régime totalitaire de Kiev qui voudrait se doter de l’arme nucléaire et préparerait une attaque contre le territoire de la Russie, ceci imposant notamment une action de « dénazification » et de démilitarisation de l’Ukraine ; d’autre part, le prétendu génocide commis par l’Ukraine dans les territoires séparatistes, l’action militaire russe ayant pour but de faire cesser celui-ci ; enfin, la demande d’aide présentée par les deux « États » reconnus comme indépendants par la Russie, en vertu du droit à la légitime défense collective prévue à l’article 51 de la Charte de l’ONU et sur la base des traités d’amitié et d’assistance mutuelle 3

On y retrouve un condensé de tous les prétextes cumulés de l’histoire contemporaine d’une intervention non justifiée, que ce soit notamment d’anciennes actions militaires françaises en Afrique, les raisons du conflit en Afghanistan déclenché par l’Union soviétique en 1979 ou l’intervention plus récente des Etats-Unis et d’Etats alliés en Irak en 2003. Le juriste peut se satisfaire du cadre juridique invoqué lors de chaque action, ce qui signifie que l’Etat agresseur se sent obligé de se servir du droit comme paravent, mais cette satisfaction s’arrête là car il s’agit justement d’un simple paravent. La boucle fut bouclée avec la mascarade des référendums à partir desquels quatre régions de l’Ukraine (Lougansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson) ont été officiellement rattachées à la Russie par Vladimir Poutine le 30 septembre 2022.

Que reste-t-il ? Une guerre impossible à arrêter dont on espère simplement réguler les excès. 

Le droit dans la guerre : le répressif à défaut du préventif. A défaut de pouvoir limiter la guerre, le conflit en Ukraine illustre le repli très médiatisé sur le droit dans la guerre. Il y a là, paradoxalement, à la fois une part d’incontestables progrès, et une part de tragique reniement. La structuration du maintien de la paix dans sa version onusienne étant pour le moins grippée (si ce n’est définitivement décrédibilisée), il n’est plus question d’arrêter la guerre, puisque c’est impossible, mais d’en limiter les conséquences et de prévoir un après-guerre dont personne n’en connaît la date. Pour cela, on multiplie les conférences avec les futurs donateurs (ou investisseurs), on colmate comme on peut les drames humanitaires, et on brandit la justice contre l’impunité des agresseurs. Punir l’agresseur est un progrès (sous réserve que l’on y parvienne), prévenir l’agression est encore mieux. Le reniement est là : faute de pouvoir arrêter les agresseurs dans leurs actions, on espère punir les responsables. Pas si simple puisque l’agresseur clame le plus souvent son respect du droit, et que l’agressé n’est pas exempt de responsabilités dans certaines exactions, les accusations réciproques ressemblant trop souvent à des querelles d’écoliers. Les violations flagrantes du jus in bello par le régime nazi ne l’empêchaient pas d’avoir un Bureau des crimes de guerre, dépendant du département juridique de la Wehrmacht composé de juristes. Cet exemple n’est pas isolé. Ce qui peut frapper, c’est l’impeccable ordonnancement juridique et hiérarchique qui semble inversement proportionnel au respect des règles dans la guerre. 

Les prétoires s’ouvrent de nouveau, mais la bataille n’est plus pseudo-économique mais bien dans la défense du respect du droit humanitaire. Outre une nouvelle saisine de la Cour internationale de Justice par l’Ukraine pour démontrer qu’elle subit un génocide et dénier à la Russie la possibilité de l’accuser de génocide, la Cour pénale internationale s’est saisie des différents crimes sur la base d’une coopération avec l’Ukraine et du soutien de nombreux Etats membres. La magie procédurale permet donc à la Cour de statuer sur les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les crimes de génocide, mais elle ne permet pas que la même Cour puisse se prononcer sur le crime d’agression, éternel serpent de mer qui a longtemps bloqué les avancées juridiques avant que l’Assemblée générale se rallie à une définition-consensus en 1974, encore aujourd’hui utilisée. En effet, la Cour ne peut exercer sa compétence à l’égard du crime d’agression que lorsqu’il est commis par un État partie, et si l’État partie a ratifié les amendements pertinents. Or, l’Ukraine n’est pas partie au Statut de Rome. D’où la résurgence de l’idée d’une juridiction ad hoc qui pourrait pallier cette incapacité 4

La machinerie serait complexe et l’issue incertaine mais, outre bien évidemment les multiples actions humanitaires engagées par de nombreux acteurs (organisations intergouvernementales, ONG, États, etc.) dont on ne peut nier les bienfaits, il reste la question centrale (qui n’est pas récente) : comment concilier la nécessaire condamnation des responsables avec la recherche de la vérité qui dépasse largement ce cadre car elle implique une forme beaucoup plus large de justice transitionnelle plus apte à aller jusqu’aux racines du mal 5 . Rendre la justice est un élément de paix mais n’est pas la paix. C’est un élément parmi d’autres de la justice transitionnelle. On peut notamment penser à la population russe (de Russie ou d’ailleurs) élevée dans la croyance d’une forme de résurrection de la puissance tsariste, et c’est avant tout à elle qu’il faut s’adresser pour lui redonner une vision critique sur son Président-dictateur. Or, c’est bien là l’essentiel. Juger Poutine et ses acolytes est bien sûr important mais il faut également éviter d’en faire un martyr et une victime de la justice des vainqueurs, aux yeux de sa population. Mladic est jugé, mais d’immenses portraits du général déchu ornent toujours les rues des villes de la République des serbes de Bosnie, avec l’inscription : « Reviens, on t’attend. » 

En l’état le droit dans la guerre peut créer des barrières mais ne peut résoudre, lié qu’il est au droit de la guerre qui remonte à l’origine de la violence entre des entités (pas encore des Etats) et dont les limites juridiques n’ont jamais réussi à dissuader les Etats qui en ont les moyens de mener ce qu’ils estiment être une juste guerre, sans crainte le plus souvent du ridicule. 

Si le droit de la guerre et le droit dans la guerre surprennent, c’est non en raison d’aspects tragiques qui à l’inverse devraient effrayer, mais parce que l’effroi n’est pas arrêté par ces « lois », et que le tragique ne peut que prêter à sourire par tant de distance entre la règle et son application. Ce n’est pas une raison pour désespérer du droit, mais ceci doit rendre conscient de son rôle et de son effectivité circonscrits à des acteurs de bonne foi ayant la volonté de l’appliquer. Or, si la mauvaise foi est évidente chez certains Etats, cela reste la chose la plus difficile à prouver, et pas seulement juridiquement. 

Notes

  1. Juan Ginés de Sepulveda, Démocratès. Second Dialogue. Sur les justes causes de guerre (trad. Gilles Bienvenu, ed. Les Belles Lettres, 2021).
  2. Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (trad. Michaël Foessel, ed. Hatier, 2013).
  3. Sur l’usage des arguments fondés sur le principe d’autodétermination, voir la contribution de Pietro Pustorino dans ce volume.
  4. Voir la contribution dans ce volume de Federica D’Alessandra.
  5. Voir les contributions dans ce volume de Elisenda Calvet-Martínez et Elena Baylis.
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Jean-Marc Sorel, Droit international et guerre à la lumière du conflit en Ukraine : une liaison consubstantielle biaisée depuis son origine, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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