Revue Européenne du Droit
Les entreprises face à la guerre
Issue #5
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Issue #5

Auteurs

Nicole Belloubet , Didier Rebut , Hugo Pascal

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

« Face aux crimes internationaux, il s’agit moins de restaurer un ordre mondial qui n’existe pas, que de contribuer à l’instauration d’un ordre futur qui se cherche encore. Les juridictions pénales internationales nouvellement créées n’y suffiront pas et il restera nécessaire, pendant longtemps encore, que les crimes internationaux puissent être poursuivis devant des juridictions nationales, invitées à étendre leur compétence pénale au-delà des critères traditionnels » 1 . C’est par ces mots qu’Antonio Cassese et Mireille Delmas-Marty introduisaient Juridictions nationales et crimes internationaux en constatant que le caractère encore récent des organisations internationales, leur manque de moyens, de reconnaissance ou parfois simplement le champ de leur compétence les empêchaient de répondre pleinement aux problèmes posés à la communauté internationale. La mondialisation du droit devait donc reposer largement encore sur une certaine mondialisation des juges nationaux, les premiers en contact avec ces nouvelles attentes tendant à mieux « organiser le monde » 2 .

Un an après l’invasion russe de l’Ukraine, il demeure difficile de remettre en cause le constat formulé vingt ans plus tôt par les deux éminents pénalistes : les voix appelant à la création d’un tribunal spécial pour la répression du crime d’agression à l’encontre de l’Ukraine 3 tout comme les multiples procédures introduites devant des juges nationaux tendant notamment à rechercher la responsabilité pénale de personnes morales en raison de leurs liens avec la Russie expriment sans doute, parmi d’autres exemples, la difficulté pour la justice pénale internationale – et plus particulièrement pour la Cour pénale internationale – de se saisir de défis qui sont aujourd’hui perçus comme globaux.

Pour les entreprises, ces défis naissent en partie de l’inscription de la société dans de nouvelles « formes de gouvernementalité » 4 , fruit de nouveaux décalages créés par la mondialisation. Parmi ces décalages, difficile de ne pas mentionner celui créé entre un marché déterritorialisé et des États régulateurs qui ne sont plus aujourd’hui des formes homogènes et superposées. Évoluant dans un monde sans frontière 5 , les entreprises tendent à déployer une stratégie globale, conçue à une échelle supranationale, à construire des dispositifs de gouvernance et de régulation indépendants de l’intervention et des frontières étatiques afin de satisfaire des attentes qui dépassent ce qui est traditionnellement attendu d’elles, c’est-à-dire de générer de la valeur pour leurs actionnaires 6 . Au-delà de leur pouvoir économique, on reconnait de plus en plus volontiers aux entreprises un pourvoir structurant faisant d’elles des objets et parfois même des sujets politiques voire géopolitiques. 

A ce titre, les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme 7 recommandent aux États d’établir un cadre juridique pour garantir le respect et la protection de certains droits de l’homme tout au long de la chaîne d’approvisionnement internationale, notamment « en offrant un recours aux victimes présumées de la criminalité des entreprises » en insistant sur leur rôle central dans l’économie mondiale, en particulier lorsque les États partagent de plus en plus les responsabilités d’ordre gouvernemental avec des acteurs privés (i.e., la fourniture de biens et services publics), et dans des contextes particuliers où l’autorité des États est fragilisée, à l’image des zones de guerre. Dans ce contexte, de nouvelles attentes sont projetées sur les entreprises, sources de responsabilité qui prennent parfois la forme d’une responsabilité juridique, y compris pénale. 

Une multiplication des poursuites visant les entreprises pour leurs activités dans le cadre de conflits armés

En décembre 2018, deux anciens dirigeants d’une usine locale Ford Motor étaient condamnés pénalement suite à l’enlèvement et à la torture de vingt-quatre employés de l’entreprise pendant la dictature argentine de 1976 à 1983, « de manière coordonnée avec l’armée » 8 . Le 6 décembre 2021, des réfugiés rohingyas aux États-Unis introduisaient une action de groupe contre Facebook, accusant le réseau social d’avoir « contribué de manière significative au développement et à la diffusion généralisée des discours de haine anti-Rohingya, de la désinformation et de l’incitation à la violence » 9 . Ils soutenaient en particulier que Facebook avait conçu son système et les algorithmes sous-jacents de manière à « les encourager et les former à publier des discours de haine, de la désinformation et des théories du complot de plus en plus extrêmes et scandaleux attaquant des groupes particuliers » 10 . En septembre prochain, les deux principaux dirigeants de la société suédoise Lundin Petroleum comparaîtront pour avoir aidé et encouragé des crimes de guerre qui auraient été commis au Soudan entre 1997 et 2003, nourrissant les guerres du pétrole au sud du pays 11

Ces exemples, choisis parmi de nombreux autres, témoignent à eux seuls d’un mouvement global visant à responsabiliser les entreprises quant aux effets potentiels de leurs activités, spécialement dans le cadre de conflits armés. L’actualité récente nous en a donné des illustrations marquantes. D’une part, les sanctions économiques qui se sont imposées comme l’instrument privilégié de la politique étrangère européenne 12 impactent directement la vie des entreprises occidentales, et ce jusqu’au retrait de certaines d’entre elles de certains pays, comme en ont témoigné les contextes iranien, russe ou myanmarais par exemple. D’autre part, au-delà des régimes de sanctions, les activités d’une entreprise, et parfois même sa seule présence dans un pays donné, ont pu faire l’objet de discussions nourries sur la possibilité juridique – et au-delà éthique ou morale – de conserver une activité économique dans un pays en guerre, sans d’ailleurs que le respect d’un cadre strictement juridique ou règlementaire soit aujourd’hui perçu par tous comme suffisant pour fixer les bornes de l’autorisé et de l’interdit.  

La France comme laboratoire ?

Ce contentieux semble connaître deux particularités en France : les procédures visent particulièrement les entreprises elles-mêmes et pas seulement leurs dirigeants et elles ont largement investi le champ pénal. 

Bien entendu, les poursuites pénales visant des personnes morales dans le cadre de conflits armés ne sont pas l’apanage des tribunaux français. Le conflit syrien nous en a donné des exemples récents. Le 7 février 2019, le tribunal d’Anvers condamnait trois entreprises flamandes (AAE Chemie Trading, Anex Customs et Danmar logistics) pour avoir expédié 168 tonnes d’isopropanol – servant notamment à synthétiser le gaz sarin – vers la Syrie entre 2014 et 2016 sans avoir obtenu les licences d’exportation rendues nécessaires par un règlement européen de 2012 13 . Dans une affaire aux éléments de faits assez proches, le 14 décembre 2021, un tribunal danois condamnait la société de transport maritime Dan Bunkering et sa société mère, Bunker Holdings, à près de 4 millions de dollars d’amende. La société a été reconnue coupable d’avoir vendu entre 2015 et 2017 172.000 tonnes de kérosène destinés à être utilisés en Syrie par l’intermédiaire de sociétés russes, en violation des sanctions édictées par l’Union européenne 14

Il reste qu’un contexte historique, sociologique et juridique a fait ces dernières années de la France un laboratoire dans le cadre des poursuites pénales visant des entreprises en raison de leurs activités dans un contexte de conflit armé.  A ce jour, treize procédures pénales (trois enquêtes préliminaires et dix informations judiciaires) ont ainsi été ouvertes en France contre des entreprises pour complicité de crimes contre l’humanité, complicité de génocide, complicité de crimes de guerre, ou encore complicité d’assassinats ou de tentatives d’assassinats, complicité d’actes de torture ou autres peines ou traitement inhumains ou dégradants, complicité de disparition forcée, commis sous forme de financement de groupes ou régimes criminels, d’acheminement d’armes, ou d’exportation de biens à double usage ayant servi à la commission d’exactions contre des populations civiles et visant des personnes morales ou dirigeants de personnes morales. Ces plaintes sont aujourd’hui centralisées auprès d’un nouveau Parquet national antiterroriste (PNAT), crée par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice 15 exerçant notamment le ministère public dans des affaires impliquant de potentiels crimes internationaux.

Un contexte historique : le rôle particulier de la société civile en France 

Philippe Aghion a pu décrire les constitutions comme des « contrats incomplets » : le rôle de la société civile est de donner corps aux contrepouvoirs traditionnels, de faire passer le contrôle de l’exécutif du notionnel à l’effectif et ainsi de s’assurer que ces instruments vont être effectivement mis en place ou activés quels que soient les nouveaux contextes 16 . Parallèlement, Bowles et Carlin 17 ont pu montrer que la société civile a souvent constitué le nécessaire complément au couple « États-marchés », par exemple pour endiguer l’épidémie de Covid-19. Parmi les acteurs de la société civile, les associations occupent tout particulièrement une place croissante au niveau national comme international. Elles contribuent à la recherche d’une cohérence entre commerce mondial, environnement et droits de l’homme, et revendiquent, au nom de la défense d’un intérêt général mondial, une stratégie d’« auto-légitimation » ou d’« auto-institution » qui se substituerait à celle d’ « auto-limitation » 18 .

Cette place s’entend d’une manière particulière en France : l’adoption de la loi de 1901 a connu un accouchement difficile, elle est le fruit de débats ayant duré plusieurs dizaines d’années et ayant abouti à pas moins de 33 projets, propositions et rapports. Surtout, elle marque l’aboutissement de la grande œuvre législative libérale de la Troisième République, dans le prolongement de l’abrogation de la loi Le Chapelier, et consacre une liberté que Tocqueville considérait comme la première des libertés : « Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science-mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ». La place qu’accorde la procédure pénale française aux associations est elle aussi le fruit d’un long contexte historique : la protection de la petite enfance, sujet technique et mal-connu du parquet qui va s’orienter peut-être plus naturellement vers d’autres thèmes, va faire naître le souhait d’un « ministère public de substitution ». 

Des habilitations légales sont ainsi données à des associations dans domaines spécifiquement désignés (lutte contre le racisme ou les discriminations, lutte contre les violences sexuelles et le harcèlement sexuel, défense et protection des animaux, lutte contre l’exclusion et la pauvreté par exemple) à raison d’infractions déterminées (ex. « discrimination » pour les associations de lutte contre le racisme ou « pollution » pour les associations de lutte contre l’environnement, etc) et sous réserve d’une condition générale d’ancienneté (l’association doit être déclarée depuis au moins 5 ans à la date des faits pour lesquels elle se constitue partie civile).

En matière de lutte contre les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre 19 , de lutte contre les actes de terrorisme 20 , ou encore, depuis une loi du 5 août 2013, de lutte contre la traite des êtres humains, l’esclavage, le proxénétisme 21 , une habilitation permet aux associations de se voir investies d’un véritable droit de mise en mouvement de l’action publique, parallèle à celui du ministère public. Pour ces associations, contrairement aux conditions habituelles de l’action civile, la loi n’impose pas de démontrer un préjudice direct ou indirect causé par l’infraction poursuivie à l’intérêt dont l’association a la charge. Rappelons que cette possibilité de se porter partie civile n’existe pas en Angleterre ou aux États-Unis : la victime elle-même ne peut pas être considérée comme une partie au procès et reste cantonnée au statut de témoin au cours de la procédure pénale. En Allemagne, la constitution de partie civile ne se conçoit que par voie accessoire ou d’intervention : la victime vient appuyer ou soutenir l’action publique déclenchée par le ministère public mais ne peut déclencher elle-même l’action.

En matière de protection des droits humains, les associations assument d’abord un rôle politique (plaidoyer, dénonciation, alerte) – leurs actions médiatiques ou de lobbying, sont d’une influence grandissante sur des choix politiques internes, européens ou internationaux – mais leur rôle juridique est croissant : elles « s’invitent » dans les procès 22 . Elles semblent aujourd’hui avoir réussi leur « nécessaire aggiornamento » 23 en matière de compétences et de moyens ce qui participe de leur visibilité comme de leur impact. La période récente en témoigne si l’on songe au fait que les récentes procédures pénales introduites à l’encontre d’entreprises pour des crimes de droit international l’ont été à l’initiative d’acteurs de la société civile. On pense ici par exemple aux investigations dont fait l’objet BNP Paribas concernant le génocide rwandais : la banque française est accusée de complicité de génocide et de crime contre l’humanité par Sherpa, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda et Ibuka France pour avoir financé en 1994 l’achat de quatre-vingts tonnes d’armes au profit de la milice hutu. De source ouverte, les enquêtes sont toujours en cours alors que le parquet de Paris aurait requis un non-lieu en avril 2021 24 . Plusieurs plaintes ont aussi été déposées suite à l’invasion russe en Ukraine à l’image de celle déposée le 13 octobre dernier par Darwin Climax Coalition et Razom We Stand pour « complicité de crimes de guerre » visant le groupe TotalEnergies, depuis classée sans suite par le parquet de Paris pour qui l’infraction était insuffisamment caractérisée 25 .

Les associations s’imposent désormais comme des acteurs incontournables pour le déclenchement de l’exercice de l’action publique en matière de lutte contre les violations de droits humains à l’étranger, et la société civile française se tourne de plus en plus naturellement vers le droit afin de venir rechercher la responsabilité pénale des personnes morales, le plus souvent parallèlement à celles de leurs dirigeants. 

Un contexte juridique : l’évolution des conditions d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales pour crimes internationaux

De nombreux États ont aujourd’hui rejeté le principe traditionnel societas delinquere non potest. Le concept de responsabilité pénale des entreprises est accepté depuis longtemps dans les juridictions de common law et s’est étendu plus récemment à plusieurs autres systèmes nationaux de droit pénal dont la France – depuis le Code Pénal de 1992 – sans pour autant s’être universellement répandu. Parmi nos plus proches voisins, l’Allemagne continue à limiter la responsabilité pénale aux personnes physiques tandis qu’en Italie, la responsabilité pénale des personnes morales ne peut pas être recherchée pour l’ensemble des infractions pénales mais seulement pour un nombre défini d’infractions, parmi lesquels on ne retrouve pas, par exemple, les crimes internationaux. Rappelons aussi qu’au niveau international, la Cour pénale internationale n’a aucune juridiction sur les personnes morales 26  : la proposition française de les criminaliser n’avait reçu aucun soutien à la Conférence de Rome de 1998. Le principe de complémentarité du Statut de Rome 27 , qui dépend de la compatibilité du droit pénal dans les juridictions des États parties, se serait trouvé paralysé par le trop faible nombre de juridictions nationales qui tenaient à l’époque les entreprises pour responsables en vertu du droit pénal, par opposition à la responsabilité civile délictuelle, plus universelle.

Comme le rappelle Juliette Lelieur 28 , au moins « à première vue, le droit pénal français semble favorable à la poursuite des entreprises pour des violations internationales des droits de l’homme », notamment en raison de l’étendue de la compétence (et de la pluralité possible des compétences pénales) reconnue aux juridictions pénales françaises en matière de crimes internationaux 29 . La compétence pénale des juridictions pénales françaises pour connaître de la violation des droits fondamentaux commise à l’étranger par les entreprises multinationales françaises est, par hypothèse, susceptible d’être fondée sur la compétence personnelle active de la loi pénale française 30 , qui résulte de la nationalité française de l’auteur ou de la victime de l’infraction. Elle peut aussi dans certains cas être fondée sur sa compétence territoriale qui s’exerce sur le territoire français, défini comme « tout territoire sur lequel s’exerce la souveraineté de la France et régis par ses lois » 31 , y compris « les espaces maritimes et aériens qui lui sont liés » 32 mais aussi par exception quand il s’agit de faits commis à l’étranger mais rattachables à des faits commis sur le territoire national. Enfin, une compétence universelle s’applique pour toute personne coupable d’avoir commis hors du territoire de la République l’une des infractions spécialement énumérées par le Code de procédure pénale et qui se trouve en France 33 . On vise ici la torture et la disparition forcée et, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, le crime de génocide. Les autres crimes contre l’humanité et les crimes et délits de guerre définis dans le code pénal sont aussi visés si les faits sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis ou si cet État ou l’État dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention de Rome de 1998. 

Sur le fond du droit, les contours de l’engagement de la responsabilité pénale continuent d’être précisés par la jurisprudence, et particulièrement par la chambre criminelle de la Cour de cassation comme l’illustre aujourd’hui l’affaire Lafarge en Syrie. Dans cette affaire singulièrement grave, le cimentier, qui avait fait construire une cimenterie dans le nord de la Syrie, était accusé par deux ONG (Sherpa et l’ECCHR) d’avoir, via sa filiale locale, versé plusieurs millions de dollars à l’organisation de l’état islamique pour faciliter le franchissement de checkpoints par ses employés, mais aussi d’avoir acheté des matières premières provenant de carrières contrôlées par le groupe terroriste et enfin d’avoir vendu du ciment à des distributeurs en lien avec les djihadistes 34 . Le 28 juin 2018, Lafarge devenait la première entreprise mise en examen des chefs, notamment, de complicité de crimes contre l’humanité, financement d’entreprise terroriste, mise en danger de la vie d’autrui, sur réquisitions conformes du ministère public.

Par quatre arrêts du 7 septembre 2021 35 , la chambre criminelle de la Cour de cassation était revenue sur l’annulation par les juges de la Cour d’appel de Paris de la mise en examen de Lafarge. Inscrivant son analyse dans la continuité de l’approche qui avait été la sienne en matière de complicité de crimes contre l’humanité lors de l’affaire Papon 36 , la chambre criminelle énonce qu’aux termes de l’article 121-7 du Code pénal, il n’est ni exigé « que le complice de crime contre l’humanité appartienne à l’organisation, le cas échéant, coupable de ce crime, ni qu’il adhère à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, ni encore qu’il approuve la commission des crimes de droit commun constitutifs du crime contre l’humanité » 37 . Elle poursuit en indiquant qu’il suffit pour être reconnu comme complice que la personne « ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation » 38 pour enfin affirmer que « le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel suffit à caractériser la complicité par aide et assistance » 39 . Cette dernière affirmation est particulièrement importante : sont suffisants le caractère volontaire de l’acte de participation et la conscience du complice de concourir à l’infraction principale, sans qu’il soit requis que le complice partage l’intention de l’auteur principal sans d’ailleurs que la poursuite commerciale d’une activité ne soit exonératoire de responsabilité pénale.

Pour beaucoup d’observateurs, le rôle particulier de la société civile en France conjugué à ce contexte juridique favorable transforment Paris en une place qui se veut en pointe dans la défense des libertés fondamentales et dans laquelle les contentieux de ce type, alimentés par une situation internationale instable, pourront à l’avenir se développer – même si pour l’heure, cette conclusion reste partiellement en suspens, aucune des affaires citées plus haut n’ayant fait l’objet d’une décision définitive. 

Remarques conclusives 

La responsabilité pénale des personnes morales pour crimes internationaux demeure aujourd’hui un terrain en friche à propos duquel des contentieux en nombre croissant tentent de délimiter les bornes d’un domaine lui-même confronté à des problématiques nouvelles ou du moins longtemps restées inexplorées. On peut néanmoins dégager au moins deux tendances de fond.

La première réside certainement dans le nouveau rôle que les magistrats doivent assumer. Confrontés à des contentieux nouveaux, en nombre croissant, ils doivent faire face à un problème de moyens pour traiter matériellement et techniquement les problématiques qui leur sont soumises. Plus fondamentalement, leur légitimité est parfois contestée par l’opinion publique dans des affaires caractérisées par leur haute portée politique ou médiatique et sujettes à des risques d’instrumentalisation. Dans un univers qui est devenu celui de la complexité, le rôle du juge se complexifie en égale proportion : assurer la légitimité de l’institution judiciaire et la confiance dans les décisions rendues commande de prendre en compte des considérations plus larges dans leur processus d’élaboration, y compris d’un point de vue technique. L’apparition de formations spécialisées, à l’image du Parquet national antiterroriste, et la diversification des voies de recrutement, notamment via l’emploi d’assistants spécialisés, témoigne de la prise en compte réelle de ces enjeux. 

La seconde réside dans la nouvelle relation qu’entretiennent droit pénal et droits de l’homme à l’aune de ces contentieux. Comme le pressentaient un groupe d’éminents universitaires belges il y a quelques années, les droits de l’homme sont entrés dans une relation dialectique avec le droit pénal 40 . Si les droits de l’homme ont historiquement principalement servi de « bouclier contre les excès potentiels du droit pénal » 41 , on peut se demander à la suite de ces auteurs si la fonction inverse n’est pas apparue, qui transforme « les droits de l’homme en ‘épée’ du droit pénal » pour conduire à une inévitable « pénalisation des droits fondamentaux 42 . L’ampleur des contentieux récents semble en chercher la voie.

Notes

  1. A. Cassese et M. Delmas-Marty (dir.), Juridictions nationales et crimes internationaux. Presses Universitaires de France, 2002.
  2. S. Kott, Organiser le monde, Seuil, 2021.
  3. Voir en particulier l’appel de Gordon Brown et Philippe Sands pour la création d’un tribunal spécial pour la répression du crime d’agression à l’encontre de l’Ukraine : <https://gordonandsarahbrown.com/wp-content/uploads/2022/03/Combined-Statement-and-Declaration.pdf>.
  4. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, Gallimard-Seuil, 1978-1979.
  5. A. Supiot (dir), L’entreprise dans un monde sans frontières, Dalloz, 2015.
  6. H. Pascal, « La nouvelle place des entreprises dans la définition et la réalisation des choix collectifs », Mélanges ouverts en l’honneur de Mireille Delmas-Marty, Mare & martin, janvier 2023.
  7. https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/publications/guidingprinciplesbusinesshr_fr.pdf
  8. « Argentina: two ex-Ford executives convicted in torture case », The Guardian, 11 décembre 2018.
  9. J. Doe v. Meta Platforms Inc., class action complaint, 6 décembre 2021. Voir en particulier sur ces questions : S. R. Singh, « Move fast and break societies: the weaponization of social media and options for accountability under international criminal law », Cambridge International Law Journal, Vol. 8 No. 2 (2019), pp. 331–342.
  10. Ibid.
  11. H.A. Meyer, « Swedish Prosecution of Corporate Complicity in Sudanese War Crimes », N.Y.U. Journal of International Law & Politics, 7 avril 2022.
  12. Voir l’étude réalisée par R. Bloj, « Les sanctions, instrument privilégié de la politique étrangère européenne », Policy Paper, Question d’Europe, 31 mai 2021, n°598. Pour une approche historique, voir l’ouvrage de N. Mulder, The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, Yale University Press, 2022.
  13. « Belgian exporters found guilty of sending chemicals to Syria », Politico, 7 février 2019.
  14. « Danish fuel trader convicted over exports to war-torn Syria », Reuters, 14 décembre 2021.
  15. Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
  16. P. Aghion, C. Antonin et S. Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob, 2020.
  17. S. Bowles et W. Carlin, “The coming battle for the COVID-19 narrative”, Voxeu, 10 avril 2020.
  18. G. Haarcher, « La société civile et le concept d’autolimitation », in B. Frydman (dir.), La Société civile et ses droits, Bruylant, 2003, p. 147-160.
  19. art. 2-4 du Code de procédure pénale (CPP).
  20. art. 2-9 du CPP.
  21. art. 2-22 CPP.
  22. I. Soumy, « L’accès des ONG aux juridictions internationales », thèse, université de Limoges, 30 sept. 2005.
  23. W. Bourdon, Face aux crimes du marché, La Découverte, 2010.
  24. « Génocide au Rwanda : en France, des enquêtes tardives et sous tension », AFP, 7 mai 2022.
  25. « La plainte contre TotalEnergies pour ‘complicité de crimes de guerre’ en Ukraine classée sans suite », Le Monde, 16 janvier 2023.
  26. D. Scheffer, All the Missing Souls: A Personal History of the War Crimes Tribunals 203 (2012).
  27. W. Schabas, International Criminal Court 190-199 (4th ed. 2011).
  28. J. Lelieur, “French Report on Prosecuting Corporations for Violations of International Criminal Law” in Prosecuting Corporations for Violations of International Criminal Law: Jurisdictional Issues (International Colloquium Section 4, Basel, 21-23 juin 2018), dir. S. Gless et S. Broniszewska-Emdin.
  29. Voir D. Rebut, Droit pénal international, 4ème édition, Dalloz, 2022.
  30. art. 113-6 du Code pénal.
  31. Cass. Crim. 23 févr. 1884, Bull. crim., n°52.
  32. art. 113-1 du Code pénal.
  33. Comme le relève Juliette Lelieur, cette exigence que la personne se trouve en France rend difficile l’application de la compétence universelle aux personnes morales, en l’absence de précision sur la manière de savoir comment caractériser la présence d’une personne morale étrangère sur le territoire français. Elle relève qu’à ce jour, « il n’y a pas eu d’exemple de poursuite d’une société en vertu du principe de compétence universelle » : voir J. Lelieur, « French Report on Prosecuting Corporations for Violations of International Criminal Law », op. cit.
  34. Voir par exemple, Lafarge en Syrie : la Cour de cassation invalide l’annulation des poursuites pour « complicité de crimes contre l’humanité », Le Monde, 7 septembre 2021.
  35. Cass. Crim. 7 septembre 2021, n° 19-87.367, 19-87.376 et 19-87.662
  36. Cass. Crim. 23 janv. 1997, n° 96-84.822
  37. Cass. Crim. 7 septembre 2021, n° 19-87.367, §66.
  38. Ibid, §67.
  39. Ibid, §81.
  40. Y. Cartuyvels, H. Dumont, F. Ost, M. van de Kerchove, S. van Drooghenbroeck, Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal ?, Bruylant, 2007.
  41. R. Roth, « Libres propos sur la subsidiarité du droit pénal », in Aux confins du droit. Essais en l’honneur du Professeur Charles-Albert Morand, éd. par A. Auer, J.D. Delley, M. Hottelier et G. Malinverni, Bâle-Genève-Munich, Helbing et Lichtenhahn, 2001, p. 437.
  42. Y. Cartuyvels, H. Dumont, F. Ost, M. van de Kerchove, S. van Drooghenbroeck, Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal ?, op. cit.
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Nicole Belloubet, Didier Rebut, Hugo Pascal, Les entreprises face à la guerre, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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