Bulletin des Élections de l’Union Européenne
Élection parlementaire en Estonie, 5 mars 2023
Issue #4
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Issue #4

Auteurs

Piret Ehin

Numéro 4, Janvier 2024

Élections en Europe : 2023

Organisées dans le contexte de la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, les élections générales de 2023 en Estonie ont donné lieu à une victoire écrasante du Parti de la réforme, formation libérale de centre-droit dirigée par la Première ministre sortante Kaja Kallas. Le taux de participation, qui s’élève à 63,53 %, est presque identique à celui des élections générales précédentes, qui ont eu lieu en mars 2019. Six partis ont obtenu une représentation au Riigikogu, le parlement monocaméral estonien, qui compte 101 membres. Le Parti de la réforme, libéral, pro-marché et fermement pro-occidental, a obtenu 31,2 % des voix et 37 sièges (soit 3 de plus que lors de l’élection précédente). Le Parti populaire conservateur d’Estonie (EKRE), mouvement populiste de droite radicale, est arrivé en deuxième position avec 16,1 % des voix et 17 sièges (deux de moins qu’en 2019). Le Parti du centre, qui est particulièrement populaire parmi les électeurs russophones, a remporté 15,3 % des voix et 16 sièges (soit une perte de 10 sièges par rapport à 2019). Estonia 200, un parti libéral fondé en 2018, est entré au parlement pour la première fois, remportant 13,3 % des voix et 14 sièges. Enfin, les sociaux-démocrates ont obtenu 9,3 % des voix et 9 sièges (un de moins qu’en 2019), tandis que le parti conservateur Pro Patria a remporté 8,2 % des voix et 8 mandats (contre 12 lors de l’élection précédente).

Système électoral et modalités de vote

Le Riigikogu est élu pour un mandat de quatre ans au moyen d’un système de liste ouverte proportionnelle dans 12 districts multi-mandats. Le nombre de sièges par circonscription électorale varie de 5 à 16. Les électeurs peuvent voter pour un candidat présent sur la liste d’un parti de leur circonscription ou soutenir un candidat indépendant. Le seuil électoral est de 5 %, avec un système de répartition des mandats à trois niveaux (mandats personnels, de district et de compensation).

L’Estonie propose un certain nombre de modalités de vote spécifiques, notamment le vote anticipé (au cours de la semaine précédant le jour de l’élection), le vote par correspondance, le vote dans les représentations diplomatiques, les urnes mobiles et le vote à distance par internet. En particulier, l’Estonie est à ce stade le seul pays au monde à offrir à tous les électeurs la possibilité de voter en ligne, à partir de n’importe quel ordinateur connecté à Internet depuis n’importe quel endroit du monde. Le vote par internet a eu lieu au cours de la semaine précédant le jour de l’élection (lors des élections précédentes, il était possible de voter jusqu’à quatre jours à l’avance). Pour voter en ligne, les électeurs téléchargent une application de vote, l’exécutent sur leur ordinateur, s’authentifient à l’aide de la carte d’identité estonienne ou d’une carte d’identité numérique, consultent la liste des candidats en lice dans leur circonscription, font leur choix et confirment leur vote à l’aide d’une signature électronique. Le vote à distance par internet, introduit en 2005, est très populaire et jouit d’une grande confiance au sein de la population (voir Ehin, Solvak, Willemson et Vinkel 2022). L’élection du Riigikogu de mars 2023 a été la première élection lors de laquelle plus de la moitié des votes (50,97 %) ont été exprimés par voie électronique.

Contexte

L’élection s’est déroulée dans le contexte de la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine. L’Estonie, qui a retrouvé son indépendance en 1991 après un demi-siècle d’occupation soviétique, est membre de l’UE et de l’OTAN depuis 2004. Le petit pays partage une frontière de 340 kilomètres avec la Fédération de Russie. Sous le gouvernement dirigé par le Parti de la réforme, l’Estonie s’est placé résolument aux côtés de Kiev, fournissant une assistance militaire, économique et humanitaire ainsi qu’un soutien politique : en proportion de son PIB, l’Estonie a fourni plus de soutien gouvernemental à l’Ukraine que tout autre pays (Kiel Institute for the World Economy 2023). Au cours de la première année de la guerre, la Première ministre Kaja Kallas (Parti de la réforme) est apparue comme l’une des plus ferventes alliées de l’Ukraine en Europe ; la position ferme de la Première ministre et de son parti ont entraîné une augmentation significative du soutien public au Parti de la réforme (d’environ 10 points de pourcentage entre février et mai 2022).

Au cours de la première année de guerre, près de 125 000 réfugiés ukrainiens sont entrés en Estonie (qui compte 1,3 million d’habitants), dont environ la moitié étaient en transit et 70 000 sont restés dans le pays (Tammark, 2023). Si les Estoniens ethniques, qui représentent 69 % de la population du pays, soutiennent massivement l’Ukraine et sont favorables à l’admission des réfugiés ukrainiens, les opinions des russes ethniques, qui constituent un quart de la population, sont mitigées et souvent influencées par des récits promus par des acteurs pro-Kremlin. La guerre a donc intensifié le clivage ethnique qui préexistait au sein de l’opinion publiques estonienne. Les tensions se sont manifestées à Narva, la ville la plus orientale de l’Estonie, en août 2022, lorsque le gouvernement a retiré un monument de guerre de l’ère soviétique (un char de l’Armée rouge sur un piédestal) malgré la forte opposition des habitants russophones de la ville.

L’élection a eu lieu dans le contexte d’une crise du coût de la vie qui a été, au moins en partie, déclenchée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Au cours du second semestre 2022, les Estoniens ont connu l’un des taux d’inflation les plus élevés de l’UE, qui a dépassé les 20 % pendant plusieurs mois. Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ont augmenté rapidement. Dans ce contexte, les partis d’opposition, et en particulier la droite radicale EKRE, ont cherché à capitaliser sur le mécontentement croissant face à l’augmentation du coût de la vie (Euractiv 2023).

Candidats et campagnes

Neuf partis politiques et dix candidats indépendants ont participé aux élections législatives de 2023. Trois partis – Réforme, Pro Patria et les sociaux-démocrates – faisaient partie de la coalition gouvernementale dirigée par la Première ministre Kaja Kallas. Le Parti du centre, dirigé par Jüri Ratas, et le Parti populaire conservateur (EKRE), dirigé par Martin Helme, constituaient les principales forces d’opposition. Un certain nombre de partis extraparlementaires se sont également présentés aux élections, notamment les Verts, fondés en 2006, la Droite, créée en 2022, le parti libéral Estonia 200, créé en 2018, et le Parti de la gauche unie, un parti marginal de gauche pro-russe dont les origines remontent au Parti communiste d’Estonie. Lors des élections de 2023, le Parti de la gauche unie avait formé une alliance informelle avec Ensemble, un mouvement social pro-Kremlin qui a émergé au printemps 2022 dans le sillage de l’invasion russe de l’Ukraine.

Les thèmes abordés pendant la campagne ont été la crise du coût de la vie, la sécurité et la défense nationales, la guerre en Ukraine et ses multiples répercussions (y compris la crise des réfugiés), ainsi que les réformes fiscales et la proposition de transition vers un enseignement en estonien dans les jardins d’enfants et les écoles de langue russe.

Le principal rival du parti réformateur au pouvoir lors de ces élections était EKRE, un parti qui avait toujours occupé la deuxième place dans les sondages. Les débats publics entre le Premier ministre Kaja Kallas (45 ans) et le leader d’EKRE Martin Helme (46 ans) ont souvent été houleux. Alors que le parti de la réforme défend des valeurs libérales, un conservatisme fiscal, l’économie de marché et des politiques résolument anti-Kremlin et pro-occidentales, EKRE est largement décrit comme populiste, provocateur, nationaliste, nativiste, socialement conservateur, traditionaliste, xénophobe et eurosceptique. Là où le parti de la réforme est considéré comme représentant les élites aisées, éduquées, urbaines et libérales, EKRE est plébiscité par un électoral moins éduqué, plus rural et plus masculin. Formé en 2012, EKRE a obtenu une première représentation parlementaire en 2015 dans le contexte de la crise migratoire européenne. Lors des campagnes de 2023, ses dirigeants se sont opposés au programme pro-ukrainien de Kaja Kallas et de son parti, désignant le gouvernement comme responsible de l’inflation élevée. Les membres d’EKRE ont mis en avant les dangers posés par l’afflux de réfugiés de guerre et ont souligné le coût de l’aide apportée par l’Estonie à l’Ukraine.

L’incident le plus marquant de la campagne a été causé par un article publié par Politico le 18 février, environ trois semaines avant l’élection. Cet article affirmait que l’oligarque russe et chef de la société militaire privée Wagner, Evgeny Prigozhin, avait tenté d’influencer les élections de 2019 en Estonie en menant une opération de désinformation par l’intermédiaire des médias et des canaux de communication d’EKRE. EKRE a rejeté ces allégations et les services de contre-espionnage estoniens n’ont pas confirmé l’existence de liens entre Prigozhin et EKRE. Toutefois, le scandale dont les média se sont largement fait écho pourrait avoir diminué le soutien électoral au parti.

Résultats et commentaire

Au total, 613 801 électeurs ont voté lors des élections générales de 2023, soit près de 50 000 électeurs de plus qu’il y a quatre ans. Bien que le nombre d’électeurs ait établi un nouveau record, le taux de participation officiel (63,53 %) était en fait le même qu’en mars 2019. Cela est dû à un changement dans la méthodologie de calcul de la participation (plus de 80 000 citoyens estoniens vivant à l’étranger ont été ajoutés au registre). La participation a été la plus élevée dans les comtés de Harju et Rapla (70,1%) et la plus faible dans le comté majoritairement russophone d’Ida-Viru, dans le nord-est (46,6%).

La part de voix du parti de la réforme a dépassé les pronostics. Avec 31,2 % des voix (presque deux fois plus que l’EKRE, qui arrive en deuxième position) et 37 sièges, le parti a reçu un mandat clair pour continuer à gouverner. La Première ministre Kaja Kallas est devenue la candidate ayant obtenu le plus grand nombre de voix dans l’histoire des élections estoniennes (31 816 voix). Sa position claire concernant la Russie et l’Ukraine et la campagne efficace de son parti sur le thème de la sécurité nationale ont clairement contribué à cet exploit électoral.

Les résultats d’EKRE n’ont pas été à la hauteur des attentes. Avec 16,1 % des voix, le parti a perdu deux sièges. Sa stratégie, consistant à se concentrer sur les difficultés économiques et l’inflation tout en adoptant une position relativement souple à l’égard de la Russie et en s’opposant à l’admission des réfugiés ukrainiens, a finalement été peu pertinente alors que l’opinion publique soutenait très fortement l’Ukraine.

Le Parti du Centre a été le grand perdant de ces élections, reculant de 10 sièges au parlement. Le parti était en crise depuis plusieurs années. Marqué par la coopération avec le parti d’extrême droite EKRE au sein d’une coalition gouvernementale dirigée par Jüri Ratas en 2019-2021, ainsi que par des scandales de corruption qui ont conduit à la démission du gouvernement Ratas en 2021, il a eu du mal à se positionner par rapport à la guerre en Ukraine. Essayant de séduire à la fois les Estoniens ethniques et les électeurs russophones, le parti n’a pu satisfaire ni les uns ni les autres, et a été alternativement perçu comme trop complaisant ou comme trop dur vis-à-vis de la Russie.

Avec 14 sièges, Estonia 200 a emporté un bon résultat, obtenant pour la première fois une représentation parlementaire. Le parti a réussi à se positionner comme une alternative convaincante au Parti de la réforme, attirant des électeurs tendanciellement libéraux, éduqués et jeunes.

Les maigres résultats de Pro Patria (8 sièges) semblent refléter son incapacité à se distinguer clairement de ses concurrents – le parti a souvent été qualifié d’EKRE « light ». Enfin, les sociaux-démocrates ont mené une campagne qui tentait de mettre l’accent à la fois sur les questions de sécurité et sur les préoccupations économiques, mais leur principal slogan électoral, « faire face, c’est assurer la sécurité nationale », n’était pas particulièrement convaincant.

S’agissant de la géographie du vote, les résultats des élections dans le comté d’Ida-Viru, majoritairement russophone, ont été largement qualifiés de « choc » et de « signal d’alarme ». Les candidats ayant obtenu le plus de voix sont Mihhail Stalnuhhin, un candidat indépendant qui, dans le contexte du démontage du monument de Narva, avait qualifié le gouvernement estonien de « fasciste », et Aivo Peterson, un candidat du Parti de la gauche unie qui, avant les élections, avait parcouru les territoires occupés de l’Ukraine en faisant des déclarations pro-Kremlin. Si ces résultats peuvent être considérés comme un témoignage du mécontentement à l’égard du gouvernement national dans la région, il témoignent également de l’attrait des récits pro-Kremlin dans certains segments de la population russophone d’Estonie.

Formation du gouvernement

Avant les élections, Kaja Kallas avait exclu la possibilité d’un gouvernement avec EKRE. Les quatre autres partis parlementaires – le Centre, Pro Patria, les sociaux-démocrates et Estonia 200 – restaient des partenaires possibles, bien que les relations du Parti de la réforme avec le Parti du Centre aient été tendues pendant plusieurs années. Un nouveau gouvernement libéral, composé du Parti de la réforme, d’Estonia 200 et des sociaux-démocrates avec Kaja Kallas comme Première ministre, a finalement prêté serment le 17 avril. Les programmes politiques des trois partis se recoupent à bien des égards, et la nouvelle coalition dispose d’une confortable majorité de 60 sièges sur les 101 que compte le parlement.

Les données

Bibliographie

Ehin, P., Solvak, M.,Willemson, J. et Vinkel, P. (2022). Internet voting in Estonia 2005–2019: Evidence from eleven elections. Government Information Quarterly, 39:4.

Euractiv.com avec Reuters (2023, 2 mars). Estonia faces election amid cost of living crisis. Euractiv.com

Kiel Institute for the World Economy (2023). Ukraine Support Tracker: A Database of Military, Financial and Humanitarian Aid to Ukraine. En ligne.

Tammark, M. A. (2023, 1er mars). Ukrainian refugees in Estonia. Estonian World Review.

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APA

Piret Ehin, Élection parlementaire en Estonie, 5 mars 2023, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2023,

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