Élection parlementaire en Lettonie, 1 octobre 2022
Jānis Ikstens
Professeur de politique comparée à l'université de LettonieIssue
Issue #3Auteurs
Jānis IkstensNuméro 3, Mars 2023
Élections en Europe : 2022
Le parlement monocaméral de la Lettonie, la Saeima, qui compte 100 membres, est renouvelé tous les quatre ans le premier samedi d’octobre. Le pays utilise un scrutin de listes flexible qui permet aux électeurs d’exprimer à la fois pour des préférences négatives et positives. Pour obtenir des sièges au parlement, les listes doivent obtenir au moins cinq pour cent des bulletins valides au niveau national – un seuil visant à réduire le fractionnement de la législature. Seuls les partis politiques enregistrés comptant au moins 500 membres, ou les alliances de tels partis, sont autorisés à présenter des listes de candidats dans cinq circonscriptions électorales. Chaque candidat ne peut être présenté que dans une seule circonscription.
Contexte de l’élection
Les élections législatives du 1er octobre 2022 se sont déroulées dans un contexte marqué par plusieurs problématiques politiques majeures. Alors que la réponse initiale du gouvernement à l’épidémie de COVID-19 avait bénéficié du soutien du grand public, le vent a tourné lorsque le cabinet dirigé par Krišjānis Kariņš (Nouvelle Unité) a échoué à organiser la fourniture du pays en vaccins : le processus, qui a abouti plus tardivement que dans d’autres pays européens, a été entouré à de soupçons de corruption. La séquence a entraîné une chute brutale du soutien de l’opinion publique aux principales institutions politiques au début de l’année 2021, qui n’a jamais pu être compensée jusqu’au jour des élections. De plus, lorsque des vaccins sont arrivés en nombre suffisant pour commencer la vaccination de masse, une résistance démonstrative à la vaccination s’est manifestée, s’appuyant par les inquiétudes d’une partie de la population vis-à-vis de potentiels effets secondaires dangereux. L’opposition à la vaccination a été amplifiée non seulement par les adeptes des théories du complot et par la désinformation en langue russe, mais aussi par la réticence du gouvernement à enquêter rapidement sur les décès ou les problèmes de santé majeurs consécutifs à la vaccination. Par ailleurs, plusieurs partis politiques nouvellement créés ont tenté de tirer parti des sentiments anti-vaccination et de la politique de vaccination quasi obligatoire du gouvernement.
La gestion de la crise du COVID-19 est apparue comme un enjeu de campagne potentiellement majeur, mais son importance a été considérablement réduite par l’escalade de la guerre en Ukraine en février 2022, qu’une grande partie de la société a perçue comme une menace majeure pour l’indépendance de la Lettonie. Le gouvernement a réagi rapidement en interdisant l’accès aux chaînes de télévision d’origine russe en Lettonie, en fermant l’espace aérien letton à tous les avions enregistrés en Russie, en réduisant drastiquement la délivrance de visas aux citoyens russes et en exigeant une base militaire permanente de l’OTAN sur le sol letton. En outre, le cabinet Kariņš a fourni une aide militaire généreuse à l’Ukraine, la Lettonie devenant même le principal donateur en proportion du PIB 1 . Des dispositions ont également été prises pour accueillir les réfugiés ukrainiens, leur fournir un abri et de la nourriture, et garantir l’accès à l’éducation des enfants réfugiés.
La société civile lettone a réagi avec le même enthousiasme. Plusieurs rassemblements contre l’agression russe ont été organisés. Au 15 novembre 2022, plus de 12 millions d’euros avaient été versés au plus grand projet caritatif du pays, ziedot.lv, pour répondre aux besoins de l’Ukraine. De nombreuses personnes ont accueilli chez elles des réfugiés ukrainiens.
Compte tenu de l’évolution de l’environnement international et en réponse aux demandes locales, le gouvernement a également décidé d’une nouvelle extension de l’usage du letton comme langue d’enseignement dans tous les établissements d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire qui délivrent des documents éducatifs reconnus par l’État à partir de 2023. L’introduction plus large du letton comme langue d’enseignement a déjà commencé en 2002 et s’est poursuivie en 2018. En outre, le Parlement a décidé de retirer quelque 300 monuments célébrant le régime soviétique d’ici au 15 novembre 2022. Ces deux mesures n’ont pas été prises à la légère par l’importante minorité russe de Lettonie, comme en témoignent les débats parlementaires animés sur ces sujets, mais aussi les manifestations organisées par la suite près des monuments.
L’escalade de la guerre en Ukraine a contribué à aggraver l’inflation déjà importante, notamment par le biais d’une augmentation globale des prix des denrées alimentaires et de l’énergie. En décembre 2021, l’inflation s’élevait à 8 % en glissement annuel ; elle a atteint 22,2 % en septembre 2022, affectant particulièrement les tranches de revenus inférieures. En réponse aux fréquentes préoccupations concernant le coût de la vie et la disponibilité du chauffage et de l’électricité en hiver, le gouvernement a plafonné les prix de l’électricité pour les entreprises et les ménages, a ajusté les pensions de vieillesse en fonction de l’inflation bien avant la date prévue, et s’est efforcé de convaincre les consommateurs que l’approvisionnement en gaz naturel serait suffisante pendant les mois d’hiver.
Le campagne
La législation exige que tous les partis souhaitant présenter des candidats aux élections parlementaires soient inscrits au registre des entreprises au moins 12 mois avant la date des élections. Cette condition a été introduite en 2016 avec pour but explicite de donner aux électeurs suffisamment de temps pour évaluer les nouveaux partis.
Cette exigence a incité plusieurs entrepreneurs politiques à créer et à enregistrer leurs véhicules électoraux en 2021. Le flamboyant député à la Saeima Aldis Gobzems, élu sur la liste du parti populiste KPV LV, a convoqué la réunion fondatrice du parti Loi et Ordre dès janvier 2021, craignant que les autorités lettones ne retardent l’enregistrement de son parti et ne l’empêchent de se présenter à la députation. Le parti conservateur et traditionaliste, aux accents populistes et très critique des politiques du gouvernement lors de la pandémie de COVID-19, a finalemennt été enregistré en février 2021. Vjačeslavs Dombrovskis, député Saeima élu sur la liste du parti Harmonie, s’est associé à plusieurs députés issus de l’ancien parti KPV LV pour créer le parti République, une organisation centriste visant à réduire les clivages qui divisent la société lettone et à accélérer le développement économique du pays. L’homme d’affaires et ancien député de la Saeima Ainārs Šlesers a également annoncé son intention de créer un parti politique le jour où il a été inculpé pour fraude. Le parti pro-business et socialement conservateur La Lettonie d’abord, dirigé par Šlesers, a été créé en août 2021.
Initialement, le parti Loi et Ordre et le parti La Lettonie d’abord ont tous deux tiré parti de la pandémie de COVID-19 en se positionnement comme de farouches critiques du gouvernement. Le parti Loi et Ordre s’est vivement opposé à la politique gouvernementale de lutte contre le COVID-19, dénonçant l’inefficacité des dépenses publiques consacrées aux mesures de santé liées à la pandémie et donnant la parole au mouvement anti-vaccination. Le parti La Lettonie d’abord a adopté une position légèrement plus modérée à l’égard des politiques de santé publique du gouvernement, mais a sévèrement critiqué le Premier ministre Krišjānis Kariņš, le décrivant comme un dirigeant faible, indécis et inefficace. Le parti a présenté Ainārs Šlesers comme un meilleur candidat au poste de premier ministre, arguant de sa réussite et de son expérience. Il a également promis d’accélérer le développement économique du pays en attirant les investissements étrangers (y compris via des « visas dorés »), de verser des compensations aux opposants à la vaccination dont les contrats de travail ont été rompus, et de poursuivre un programme social conservateur.
Cependant, l’escalade de la guerre en Ukraine a considérablement affecté la campagne. Les partis ont dû se positionner clairement vis-à-vis de l’invasion russe, ce qui a incité le plus grand parti politique pro-russe, Harmonie, à condamner les agissements de Moscou. Cette décision a suscité des réactions mitigées parmi les importantes minorités slaves orientales vivant en Lettonie et a revigoré les concurrents d’Harmonie – l’Union russe de Lettonie et Pour la stabilité ! Ces deux derniers ont adopté une position dure sur la question de la guerre en Ukraine, qen accord avec leurs positions précédentes et avec les opinions d’une grande partie des minorités slaves. De plus, Pour la stabilité ! a lancé une campagne énergique dans les médias sociaux, principalement sur Telegram et TikTok, pour mobiliser les jeunes électeurs sur la promesse de protéger efficacement les intérêts des minorités slaves. Cette promesse est devenue de plus en plus attrayante après la décision de la Saeima (où le parti Harmonie détient 20 sièges) d’introduire le letton comme seule langue d’enseignement dans tous les établissements d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire reconnus par l’État.
L’influent maire de la ville de Ventspils, Aivars Lembergs, dont l’affaire pour blanchiment d’argent et corruption est en deuxième instance après que le tribunal de première instance l’ait condamné à cinq ans de prison, a adopté début mars une position douteuse sur l’escalade en Ukraine qui a non seulement suscité les critiques de l’Union des Verts et des agriculteurs (ZZS), une alliance étroitement associée à Lembergs, mais a également provoqué la désintégration de la ZZS. En conséquence, le Parti vert de Lettonie et le Parti Liepāja ont quitté l’alliance pour s’allier à l’Association lettone des régions sous la direction d’Uldis Pīlēns, un riche entrepreneur possédant une certaine expérience politique au niveau national et municipal. L’alliance résultante, sous le nom de Liste unie (AS), a souligné la nécessité de créer un système de gestion de crise efficace au niveau gouvernemental, compte tenu de la pénurie de ressources énergétiques. La Liste unie a également présenté Pīlēns comme un candidat expérimenté et compétent au poste de Premier ministre.
L’Union des Verts et des agriculteurs a toutefois réussi à conserver la marque de la ZZS en invitant le Parti ouvrier social-démocrate de Lettonie à la rejoindre. De plus, la ZZS a de nouveau fait le choix de Lembergs comme candidat au poste de Premier ministre (Lembergs avait été le candidat de la ZZS à ce poste jusqu’en 2018). Cette démarche a suscité des critiques notables dans les médias et a donné lieu à plusieurs débats publics excluant le candidat lui-même. D’un autre côté, sa cote de popularité est restée élevée et a clairement contribué à mobiliser les membres de la ZZS.
Par ailleurs, les partis de la coalition ont également poursuivi des efforts individuels. L’alliance Developpement/Pour ! a vu sa base de soutien dans l’opinion publique diminuer considérablement au cours des deux dernières années, ce qui s’explique probablement non seulement par le fait qu’elle était en charge du ministère de la Santé et de la conception des politiques de lutte contre la pandémie, mais aussi par son implication alléguée dans des pratiques illégales de financement politique 2 et de lobbying en faveur des intérêts commerciaux des casinos. De plus, cette alliance devait faire face à la concurrence des Progressistes, un autre parti de gauche libertaire de création relativement récente qui avait obtenu un succès d’estime aux élections municipales dans la capitale Rīga. Le parti Développement/Pour !, connu pour ses campagnes électorales démonstratives, n’a eu de cesse de reprocher au Premier ministre Kariņš son indécision, sans réussir à imposer une proposition économique alternative.
Les Conservateurs ont perdu deux leaders clés et ont eu du mal à suivre l’Alliance nationale, un autre partenaire de la coalition qui a perdu certains partisans au profit des conservateurs lors des élections de 2018. Si les Conservateurs ont légèrement flirté avec l’électorat catholique, ils ont également fait la promotion d’une union civile ouverte aux partenaires de même sexe qui était sans doute considéré par certains de leurs partisans comme en contradiction avec leurs valeurs fondamentales. Pendant ce temps, l’Alliance nationale s’est efforcée comme à son habitude de mobiliser l’électorat nationaliste, se référant fréquemment à la thématique des changements du régime linguistique dans l’éducation. Elle a continué à mettre en avant ses solutions aux problèmes démographiques de la Lettonie et a gardé un profil relativement bas sur les questions économiques. La perte de soutien subie par NA (par rapport aux résultats de 2018) dans un contexte d’intensification de la guerre en Ukraine semble être en partie liée à son incapacité à présenter un candidat fort au poste de Premier ministre.
Nouvelle Unité a développé un programme attrape-tout, qu’elle entendait mettre en œuvre sous la direction de Krišjānis Kariņš. Ce dernier a été critiqué par ses concurrents pour la faiblesse supposée de son leadership, mais aussi pour avoir éludé le débat public pendant la campagne. Pourtant, le ministre des Affaires étrangères Edgars Rinkēvičs, également membre de Nouvelle Unité, semble avoir réussi à compenser ces critiques par la mise en place d’une intense campagne de communication en sa faveur sur Twitter, dans laquelle il mettait en valeur ses capacités de leadership.
Les résultats
Au total, 19 listes de candidats ont été enregistrées pour ces élections, en nette hausse par rapport aux 16 listes de 2018 et aux 14 listes de 2014. Le nombre croissant de prétendants peut être mis en perspective avec l’augmentation considérable du financement public des partis politiques recueillant au moins 2 % des voix aux élections parlementaires.
L’élite politique était quelque peu nerveuse face à la baisse constante de la participation électorale, qui n’était que de 54,56 % en 2018. On s’attendait à ce que le taux de participation diminue à nouveau en 2022, car le début de la guerre russo-ukrainienne n’avait pas stimulé la participation aux élections à la Saeima de 2014. Contrairement aux attentes, davantage d’électeurs ont choisi de participer, le taux de participation atteignant 59,41 %. La circonscription électorale de Latgale, où résident de nombreux électeurs slaves, a connu la plus forte hausse de participation. Ceux-ci ont probablement été mobilisés par les questions identitaires.
Comme en 2018, sept listes ont franchi le seuil électoral. Cependant, quelques surprises sont à signaler. La baisse constante du soutien à Harmonie, engagée depuis de nombreuses années, a fini par entraîner une perte de représentation parlementaire de ce dinosaure politique. Certains des anciens partisans d’Harmonie se sont probablement rangés du côté de Pour la stabilité ! et de l’Union russe de Lettonie, d’autres passant du côté de ZZS ou s’abstenant. Une autre marque politique bien connue, ZZS, obtient des résultats encourageants, arrivant en deuxième position avec 17 sièges. Le résultat de l’élection illustre ainsi le rôle central des leaders électoraux : alors que ZZS avait choisi le polarisant Lembergs comme candidat au poste de premier ministre, Harmonie s’était rangé derrière un parlementaire expérimenté mais moins connu, Ivars Zariņš. Bien que les résultats médiocres des Conservateurs ne soient guère surprenants, la fin frénétique de la campagne de Développement/Pour ! n’a donné lieu à aucune représentation parlementaire fructueuse – probablement pour les raisons mentionnées ci-dessus. Les Progressistes ont sans doute attiré la majeure partie des anciens partisans de Développement/Pour !, le parti offrant à la fois une plateforme de gauche libertaire et un bilan politique plus “propre”. En outre, l’ascension rapide de Pour la stabilité ! par rapport à l’Union russe de Lettonie, son rival, mérite l’attention, étant donné son programme eurosceptique et ethniquement radical. Le parti La Lettonie d’abord a attiré de nombreux électeurs protestataires qui se sont détournés de l’ultracritique Pour chacun et pour tous (anciennement Loi et Ordre) dirigé par Aldis Gobzems, qui avait perdu une grande partie de sa crédibilité en raison de fréquents accès de colère. Nouvelle Unité s’est révélée être un point de convergence pour les électeurs qui étaient satisfaits des politiques du gouvernement. En définitive, lla Liste Unie a bénéficié de la fusion de trois partis mineurs et de la personnalité galvanisante d’Uldis Pīlēns qui a su convaincre de larges segments de la population de ses qualités de gestionnaire de crise efficace.
Perspectives
Les élections de 2022 ont été caractérisées par une défaite écrasante des forces populistes parmi l’électorat letton ethnique. Cependant, la vague populiste a atteint les minorités slaves : pour la stabilité ! représentera cette tendance au parlement pendant la présente législature. Le succès du parti peut être lu comme une indication de la radicalisation des minorités slaves en Lettonie.
La Liste Unie devra trouver son modus operandi à la fois au parlement et au cabinet, étant donné qu’Uldis Pīlēns, le principal inspirateur du projet, ne s’est pas présenté au parlement et restera probablement en dehors du gouvernement. Les partis constitutives de l’AS devront décider si elles sont prêtes à renoncer à leurs identités individuelles et à fusionner en une seule organisation politique.
Les résultats des élections ont fait naître la perspective de l’émergence d’une coalition de droite, centriste et pro-européenne. Étant donné les différences idéologiques entre l’Alliance nationale et les Progressistes qui ont été exprimées peu après la fermeture des bureaux de vote, ainsi que la procédure judiciaire en cours contre Aivars Lembergs, le nombre de coalitions viables est strictement limité. La protection contre l’inflation élevée dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’un déficit budgétaire qui s’est considérablement accru pendant la pandémie constituera un défi majeur à moyen terme.
Notes
- Plus de détails à l’adresse https://eng.lsm.lv/article/society/society/latvia-ranks-first-in-aid-to-ukraine-by-gdp-share.a477661/ (consulté le 15 novembre 2022).
- Māris Mičerevskis, du parti Développement/Pour !, a affirmé que Juris Pūce, l’un des dirigeants du parti, lui a donné à plusieurs reprises de l’argent liquide pour faire des dons au parti. Cependant, le Bureau anti-corruption chargé de faire appliquer la législation sur le financement des partis n’a pas pu prouver ces allégations.
citer l'article
Jānis Ikstens, Élection parlementaire en Lettonie, 1 octobre 2022, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2023, 121-125.