Élection régionale en Saxe, 1er septembre 2024

Marianne Kneuer
Professeur à la TU DresdenIssue
Issue #5Auteurs
Marianne Kneuer
Numéro 5, Janvier 2025
Élections en Europe : 2024
Contexte
De 2019 à 2024, l’État libre de Saxe a été gouverné par une coalition composée de l’Union chrétienne-démocrate (CDU, PPE), de l’Alliance 90/Les Verts (Verts/ALE) et du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD, S&D), dite « coalition kenyanne ». Dans ce bastion de longue date de la CDU, un tel tripartisme était devenu nécessaire pour la première fois depuis 1990 afin d’exclure l’AfD et Die Linke (GUE/NGL) du gouvernement. Bien que la CDU ait obtenu le plus de voix (32,5 %), elle a subi des pertes, tout comme Die Linke et le SPD, tandis que les Verts enregistraient de légers gains. La grande gagnante, cependant, a été l’AfD, avec une progression significative à 28,4 % (+17,8). Ainsi, le scrutin de 2019 a marqué un changement fondamental dans l’équilibre des forces politiques.
Dans les mois précédant les élections régionales en Saxe du 1er septembre 2024, trois faits principaux marquaient la scène politique régionale. Premièrement, la force de l’AfD, qui pouvait compter sur le soutien d’environ 30 % de l’électorat en Saxe. Aux élections européennes, trois mois plus tôt, l’AfD était devenue la première force politique, dominant dans toutes les circonscriptions de la région. Deuxièmement, la faiblesse des partis de la coalition fédérale (SPD, Verts, FDP), dont la cote de popularité au niveau national avait plongé à un niveau extrêmement bas au cours des douze derniers mois jusqu’à atteindre seulement 16 % (Infratest dimap, 2024). Troisièmement, l’entrée sur la scène politique du Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), force politique fondée quelques mois plus tôt. Après avoir quitté son parti, l’ancienne figure de proue de Die Linke a su non seulement attirer une partie de son électorat, mais aussi mobiliser des non-votants (Infratest Dimap 2024a). Bien que la BSW soit un nouveau parti disposant de peu d’élus, les sondages lui donnaient une forte probabilité d’entrer au Landtag, tablant sur le soutien d’entre douze et quinze pour cent de l’électorat.
Ce contexte créait une double incertitude. La CDU reviendrait-elle, comme en 2019, la première force politique ? Les partenaires de la coalition Kenya en Saxe, Bündnis 90/Les Verts et le SPD, recueilleraient-ils suffisamment de voix pour potentiellement reconduire cette coalition ? Par ailleurs, il existait une possibilité réelle que l’AfD remporte pour la première fois une élection régionale avec une majorité absolue des voix, ce qui préoccupait fortement tous les partis démocratiques.
Facteur supplémentaire de complexité dans la campagne, les mois précédant l’élection furent marqués non seulement par l’insatisfaction des citoyennes et des citoyens envers la politique fédérale, mais aussi – de manière plus surprenante – par la guerre en Ukraine, devenue un thème central. Ce dernier point échappait certes à la logique institutionnelle, la politique étrangère étant une compétence fédérale exclusivement sur laquelle les Länder n’ont aucune influence. Pourtant, Sahra Wagenknecht a réussi à polariser la campagne autour de ce sujet (voir plus bas), tirant parti de la présence dans la campagne de deux partis de premier plan – la BSW et l’AfD – s’opposant à la ligne officielle du gouvernement fédéral sur ces questions. À cela s’ajoute l’attitude généralement plus sceptique de la population de l’Est de l’Allemagne vis-à-vis du soutien à l’Ukraine. Une enquête conduite en juin 2024 (Forschungsgruppe Wahlen, 2024) révélait ainsi que 45 % des sondés plébiscitaient une réduction de l’aide militaire apportée à l’Ukraine. Dans contexte, il était logique que le ministre‑président Kretschmer (CDU) adopte une position significativement différente de celle de son parti au fédéral, appelant à réduire le volume de l’aide militaire.
Le résultat électoral
Le 1er septembre, l’élection a donné une courte avance à la CDU sur l’AfD et a consacré le succès de la BSW, devenue troisième force politique, ainsi que les mauvais résultats du SPD, des Verts et de Die Linke. Les reculs les plus importants ont touché Die Linke (-5,9 pp) et les Verts (-3,5), les plus fortes hausses revenant au BSW (+11,8) et à l’AfD (+3,1) tandis que la CDU et le SPD subissaient des pertes marginales. Le taux de participation de 74,4 % constitue un record historique dans le Land.

Source : wahlen.sachsen.de.
Die Linke a obtenu six sièges et les Freie Wähler (Électeurs libres) un siège grâce aux mandats directs qu’ils ont remporté. La répartition des sièges est visible dans l’encart « les données ».
Ce résultat excluait la reconduction de la coalition « kenyane » CDU‑SPD‑Verts, qui ne totalisait plus qu’un peu moins de 48 %. Le ministre‑président Kretschmer devait donc envisager une autre option de coalition (voir ci‑dessous « Négociations de coalition »).
Il convient, à ce point de notre analyse, de mentionner le résultat électoral du parti Freie Sachsen. Ce parti est classifié par le Landesverfassungsschutz (l’Office pour la protection de la constitution du Land) comme parti « extrémiste de droite avéré ». Fondé en 2021, il s’agit d’un parti néo-nazi fédérant diverses mouvances d’extrême droite (Kiess et Nattke, 2024). Il est particulièrement alarmant que, en cumulant l’AfD (30,6 %) et les Freie Sachsen (2,2 %), environ un tiers des électeurs aient voté pour des partis classifiés comme « extrémistes de droite avérés » (Verfassungsschutz Sachsen s.d.).
Sahra Wagenknecht : entre étoile montante et one-woman-show
Sahra Wagenknecht et la BSW ont joué un rôle important en Saxe et dans les autres Länder de l’Est, comme l’ont montré les élections régionales de 2024 en Brandebourg et Thuringe. Malgré sa création tardive en janvier 2024 et une absence quasi totale d’institutionnalisation interne, Wagenknecht a réussi à obtenir un afflux inattendu de voix aux élections européennes de juin 2024. Ce succès a donné un élan supplémentaire au parti, suscitant l’espoir d’un succès aux élections régionales en Allemagne de l’Est. Les sondages à l’été 2024 estimaient les intentions de vote pour la BSW en Saxe à 15 %, un score rabaissé à 12 % environ à l’approche du scrutin. Le résultat de 11,8 % a confirmé une forte percée, permettant au BSW d’obtenir 15 sièges et une position solide dans les négociations de coalition (voir ci‑dessous).
Sahra Wagenknecht a centré sa campagne sur des revendications radicales en matière de politique étrangère, se présentant comme un « parti de la paix » notamment en ex‑Allemagne de l’Est. La BSW a exigé l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine, une réduction du soutien militaire au pays et le reconcement au déploiement de missiles américains à moyenne portée déjà négocié entre Berlin et Washington. Elle a clairement indiqué que ces exigences constitueraient des conditions préalables à toute éventuelle coalition. Dans l’ensemble, le programme du BSW peut être résumé comme mêlant des positions populistes de gauche et de droite, associant une politique migratoire nationaliste à une politique sociale d’inspiration socialiste. Avec cette combinaison culturellement nationaliste et économiquement interventionniste, Wagenknecht cherche à tirer profit du mécontentement généralisé à l’égard du gouvernement mais aussi du fonctionnement de la démocratie allemande.
Idéologiquement, la BSW peut être classé comme un parti de gauche autoritaire (Hillen et Steiner 2020) qui combine une orientation économique de gauche avec un fort interventionnisme étatique et des valeurs autoritaires. À cela s’ajoute une attitude plutôt critique à l’égard de l’OTAN et sceptique envers l’UE en termes de politique étrangère et de sécurité (Wagner et Wurthmann, 2025). La BSW attire ainsi des électeurs critiques de l’immigration mais qui ne peuvent se rallier à la position radicale et extrémiste de l’AfD sur de nombreuses questions. Sur le plan économique, la BSW est moins radical que Die Linke et tend davantage vers le centre (Jankowski 2024). De plus, son électorat présente un potentiel populiste bien plus élevé que celui des autres partis, ce qui explique le succès de la stratégie de communication fortement populiste de Wagenknecht (Jankowski, 2024 ; Thomeczek, 2024).
La genèse du résultat : analyse électorale
L’enquête conduite par Infratest Dimap (2024b) a montré que les sujets influençant le plus la décision de vote étaient la sécurité sociale, l’immigration, la sécurité sociale et l’économie. Parmi les tranches d’âge, la différence entre les 18–34 ans et les plus de 65 ans est notable : pour les jeunes, la sécurité sociale était de loin le sujet le plus marquant (35 %), tandis que les plus âgés citaient plus volontiers la sécurité sociale et l’immigration (20 %) et la guerre en Ukraine (15 %) comme déterminants. Les électeurs des différents partis citaient des priorités politiques différentes : développement économique (CDU), immigration (AfD), sécurité sociale (SPD et BSW), protection du climat (Verts).
Une question récurrente, qui se posait également en Saxe, concernait la nature du fort soutien apporté à l’AfD et à la BSW : celui-ci reflétait-il un vote de protestation – sanctionnant les gouvernements fédéraux ou régionaux – ou un vote de conviction, reposant sur un électorat stabilisé et identifié ?
Lors du scrutin de 2024, les sondages d’Infratest Dimap (2024b) montrent que le comportement électoral de l’électorat de l’AfD et de la BSW diffère nettement de celui des électeurs des autres partis : les électrices et électeurs de ces deux partis sont bien moins nombreux à dire qu’ils votent par conviction et davantage à invoquer leur déception à l’égard des autres partis. Parmi les électeurs de l’AfD, la majorité des répondants ont souligné qu’ils appréciaient la volonté du parti de limiter l’immigration. Ces déclarations font écho à une attitude majoritaire dans l’ensemble de l’électorat sur le sujet migratoire. Le facteur le plus décisif du vote BSW a été l’attitude de Sahra Wagenknecht vis‑à‑vis de la Russie et la limitation des livraisons d’armes à l’Ukraine. On voit ainsi que les thème traditionnellement mobilisateurs de l’AfD – l’immigration et une politique anti‑immigrés – se sont avérés aussi efficaces pour attirer des voix que la guerre en Ukraine. Même si la politique internationale ne relevait pas de l’échelon régional, Sahra Wagenknecht est parvenue à capitaliser sur son positionnement sur ces questions.
Le ministre‑président, figure politique la plus populaire du Land,a pu marquer des points sur plusieurs aspects. Comparativement à la précédente élection régionale, il n’a guère perdu en popularité. Son taux d’approbation parmi les électorats des trois partis au pouvoir (CDU, SPD et Verts) était de 42 % parmi l’électorat de la CDU, 27 % parmi l’électorat du SPD et 15 % parmi l’électorat des Verts. En parallèle, la CDU était le parti le plus cité (34 %) comme susceptible de proposer de bonnes solutions pour l’avenir de la région (Infratest Dimap 2024b). Avec 21 %, l’AfD était loin d’atteindre ce niveau. Quant aux autres partis, ils n’obtenaient que des scores à un chiffre. Même lorsqu’on considère différentes thématiques séparément, la CDU obtient les meilleurs scores, devant l’AfD et nettement devant la BSW.
Négociations de coalition
Compte tenu de la répartition des sièges qui ne permettait plus la reconduction de la coalition précédente, le ministre‑président Kretschmar a dû envisager d’autres configurations. La CDU, le SPD et la BSW ont entamé des discussions exploratoires en vue de la constitution d’une « coalition mûre» (Brombeerkoalition) sur la base d’un document commun. Comme condition préalable à son entrée dans la coalition, la BSW a exigé que le gouvernement s’engage à mener une « politique de paix » inscrite dans le futur contrat de coalition. Kretschmer, malgré les critiques de la direction fédérale de son part, ne s’y est pas opposé. Malgré cela, les discussions ont échoué quelques semaines plus tard. Début novembre 2024, la BSW a quitté la table des négocations, évoquant des désaccords sur la formule de la paix, la politique migratoire et les finances. Ce retrait a pris par surprise les négociateurs de la CDU et du SPD (Meyer, 2024). Malgré le démenti de la présidente saxonne du BSW, Sabine Zimmermann, de nombreux observateurs soupçonnaient que ce retrait ait été piloté par la direction fédérale de la BSW – c’est‑à‑dire par Sahra Wagenknecht elle-même.ar la suite, la CDU et le SPD ont négocié un accord de coalition en vue d’un gouvernement minoritaire. Il s’agit là d’un modèle inédit en Saxe, Land réputé politiquement stable. Cet accord fut approuvé lors du congrès de la CDU et soumis à un vote des membres du SPD. Comme cette coalition « noir‑rouge » était à dix sièges d’une majorité, elle dépendait de l’appui d’autres partis. Cet appui fut également requis pour l’élection de Kretschmer comme ministre‑président le 16 décembre 2024. Outre Kretschmar, se présentaient Jörg Urban, chef de l’AfD en Saxe, et Matthias Berger des Freie Wähler. Après avoir manqué la majorité au premier tour, Kretschmer fut élu au second tour avec 69 voix sur 120, y compris celles de membres de Die Linke, de la BSW et de l’AfD.
Gouverner en minorité dans des conditions difficiles
Il était évident que gouverner en minorité face à une opposition AfD forte poseraient des difficultés aux partenaires de coalition. Pour y faire face, la CDU et le SPD ont introduit un mécanisme innovant : les propositions et projets de loi du gouvernement saxon sont soumis au Landtag avant leur discussion officielle afin de permettre à l’ensemble des groupes de formuler des suggestions qui sont ensuite intégrées dans le processus législatif du gouvernement. La CDU et le SPD espèrent ainsi instaurer une nouvelle méthode de consensus transpartisan afin de faciliter la construction de majorités. Concernant l’AfD, le ministre‑président a confirmé qu’aucune coopération n’aurait lieu et que ce mécanisme visait aussi à empêcher l’AfD de se poser en victime en arguant du refus des autres partis de l’impliquer dans le dialogue interpartisan.
Contrairement à la situation qui prévaut en Thuringe et au Brandebourg, l’AfD saxonne ne dispose pas d’une minorité de blocage lui permettant de faire obstacle à des décisions ou nominations importantes (surveillance du renseignement, commissions électorales pour juges et procureurs) dans les domaines sensibles de l’État de droit. Cependant, elle peut présider des commissions parlementaires.
La prochaine législature saxonne – à l’instar de celles de Thuringe et du Brandebourg – constituera un test essentiel de la capacité des partis de gouverner au centre sous la pression d’une opposition d’extrême droite forte. La voie minoritaire choisie en Saxe génère cependant des contraintes encore plus complexes que dans les deux autres Länder.
Les données




Bibliographie
Infratest dimap (2024). ARD-DeutschlandTREND September 2024.
Forschungsgruppe Wahlen. (2024). Landtagswahl in Sachsen 2024.
Freistaat Sachsen (2024). Wahlergebnisse 2024.
Hillen, S. et Steiner, N. (2020). The consequences of supply gaps in two-dimensional policy spaces for voter turnout and political support: The case of economically left-wing and culturally right-wing citizens in Western Europe. European Journal of Political Research, 59, 331–353.
Infratest Dimap. (2024a, 2 septembre). Wählerwanderung Sachsen 2024. Tagesschau.
Infratest Dimap (2024b). Wahlentscheidung.
Jankowski, M. (2024). Das Schließen der Repräsentationslücke? Die Wählerschaft des Bündnis Sahra Wagenknecht – Eine Analyse basierend auf Paneldaten. Politische Vierteljahresschrift.
Kiess, J., & Nattke, M. (2024). Widerstand über alles. Wie die Freien Sachsen die extreme Rechte mobilisieren. Leipzig : edition überland.
Meyer, I. (2024, 6 novembre). „Das haben wir nicht kommen sehen“. Süddeutsche Zeitung.
Thomeczek, J. P. (2024). Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW): Left-wing authoritarian—and populist? An empirical analysis. Politische Vierteljahresschrift, 65, 535–552.
Verfassungsschutz Sachsen (n.d.). Freie Sachsen.
Wagner, S., & Wurthmann, L. C. (2025). Das Bündnis Sahra Wagenknecht im deutschen Parteiensystem. In Bündnis Sahra Wagenknecht – Vernunft und Gerechtigkeit (BSW). essentials. Wiesbaden : Springer VS.
citer l'article
Marianne Kneuer, Élection régionale en Saxe, 1er septembre 2024, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2025,