Élections présidentielle et législative en France, avril-juin 2022
Anne-France Taiclet
Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon SorbonneIssue
Issue #3Auteurs
Anne-France TaicletNuméro 3, Mars 2023
Élections en Europe : 2022
La séquence électorale nationale de 2022 en France (élections présidentielle et législatives) est intervenue au terme d’un quinquennat dont la plupart des scrutins intermédiaires (élections municipales en 2020, départementales et régionales en 2021) avaient été perturbés par le contexte pandémique ; l’interprétation de leurs résultats, plus incertaine que jamais, n’avait pas permis de dissiper le flou entourant les effets réels de la recomposition du champ politique français amorcée avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et l’affirmation d’un nouveau parti (LREM, aujourd’hui Renaissance) revendiquant une position centrale dans l’offre politique. Au-delà de la désignation des gouvernants pour les cinq prochaines années, ces élections nationales constituaient donc un exercice de mesure de la situation politique du pays, entre autres du rapport de forces partisanes. Ni la présidentielle ni, encore moins, les législatives n’ont permis de véritablement trancher quant aux effets d’une recomposition politique qui ne semble pas achevée, même si quelques lignes de force se dégagent. Ces consultations ont en revanche confirmé la tendance de fond à l’éloignement d’une partie significative des citoyens à l’égard des institutions représentatives et d’un affaiblissement de la capacité mobilisatrice des rituels démocratiques et partant, de la légitimité et de la force politiques qu’ils confèrent à celles et ceux qu’ils portent aux positions de pouvoir.
La confirmation d’une désaffection démocratique
Le premier tour de l’élection présidentielle a conclu une campagne qui semble avoir suscité davantage de déception et de frustration que d’enthousiasme. L’entrée en campagne tardive de l’un des principaux concurrents, le président sortant, dans un contexte de sortie très progressive de la période pandémique et de déclenchement de la guerre en Ukraine, a laissé la place à une campagne médiatique très tournée vers les questions sécuritaires, migratoires et « identitaires », alors que les enquêtes d’opinion laissaient voir des niveaux de préoccupation plus élevés à propos de sujets économiques et sociaux (pouvoir d’achat, accès au système de santé). En outre, l’ombre portée sur la campagne par la répétition de sondages suggérant une probabilité élevée de qualification de la candidate du RN pour le second tour a participé à la réduction des enjeux de la campagne aux positionnements face à l’extrême-droite. Dans les urnes, cette campagne qui, comme l’ont souligné diverses enquêtes d’opinion, a peu intéressé les électeurs et électrices, s’est conclue par à la fois une concentration et une dispersion des suffrages. Concentration, dans le sens où trois candidats se sont très distinctement détachés tandis que tous les autres enregistraient des scores très faibles. Si l’élection présidentielle a toujours été le scrutin le plus mobilisateur, c’est au moins en partie en lien avec le tropisme présidentialiste du régime de la Vè République et la tendance à la personnalisation des enjeux politiques que celui-ci favorise. En 2022, ces mécanismes ont encore joué à plein : les trois candidats réussissant à atteindre 20% des suffrages, quand leurs adversaires étaient laminés, ont été ceux qui bénéficiaient de la plus forte notoriété, de la meilleure identification, d’autant qu’ils avaient déjà joué les premiers rôles en 2017. Mais les voix ont aussi connu une certaine dispersion parmi ces trois candidats, dont aucun, y compris le président sortant arrivé clairement en tête, n’est parvenu véritablement à dominer politiquement l’élection. La réitération en 2022 du même duel de second tour qu’en 2017, donnant lieu à nouveau à un resserrement du cadrage du scrutin sur l’appel au « barrage » contre l’extrême-droite, et s’accompagnant, malgré la publication de sondages juste après le premier tour indiquant un écart étroit entre les deux adversaires, d’une probabilité élevée de voir E. Macron l’emporter à nouveau, tous ces éléments ont favorisé, dans le débat politique, une tendance à se désintéresser du second tour de l’élection. Finalement, la victoire d’E. Macron s’est avérée peu serrée dans l’absolu (58,5% des voix), mais a été obtenue avec un écart qui s’est spectaculairement resserré par rapport à 2017, puisque le nombre de voix séparant les candidats a diminué de près de moitié (de 10 à 5,5 millions de voix). Le second tour de 2022 marque également un recul de la performance du président sortant parmi les inscrits, dans la mesure où l’abstention avait, comme en 2017, augmenté entre les deux tours (+ 2,7 points), atteignant avec 28,01% le deuxième plus haut niveau sous la Vè République. Si l’on y ajoute un nombre également historiquement élevé de bulletins blancs et nuls, la non-participation au règlement du duel de second tour a été le fait de plus d’un tiers (34,2%) des électeurs et électrices inscrits. Le président de la République a ainsi été choisi par 38,5% des inscrits en 2022 (contre 43,5% cinq ans auparavant). Les législatives de juin 2022 ont également été touchées par la désaffection des électeurs et électrices. Si la participation aux législatives a toujours été moindre qu’à la présidentielle, elle a connu un décrochage à partir des années 2000. Proche des 80% de 1967 à 1986, elle glisse sous les 70% dès 1988 ; mais à partir de 2002, la démobilisation devient plus nette, la participation passant sous les 60% en 2012, puis sous les 50% en 2017. Les réformes institutionnelles ayant introduit le quinquennat ainsi que l’inversion du calendrier électoral sont réputées avoir accentué ce différentiel de mobilisation en favorisant la perception d’une subordination des législatives comme simple mise à jour parlementaire du résultat de la présidentielle, privant le scrutin de toute signification politique autonome, l’impression d’une absence d’enjeu décourageant d’autant plus les électeurs et électrices les moins politisé.e.s que les dispositifs tant officiels qu’informels de mobilisation connaissent un relâchement. En 2022, sous l’effet notamment d’une stratégie volontariste de politisation mise en œuvre par J.-L. Mélenchon qui, en appelant les Français à « l’élire Premier ministre », a cherché à rappeler l’existence de ressorts profondément parlementaires dans la Ve République, le pouvoir de gouverner étant indexé à l’appui d’une majorité à l’Assemblée nationale, les élections législatives ont bénéficié d’un degré d’attention peu commun depuis le début du siècle. Avec 52,5% au premier tour et 53,8% au second, l’abstention a néanmoins été à nouveau très élevée, confirmant l’enracinement de la France dans un cycle de très basse mobilisation électorale, marqué par l’accroissement du caractère intermittent de la participation (qui concerne plus de la moitié des inscrit.e.s), des rapports plus distendus à l’institution électorale, la rétraction des circuits et mécanismes de transmission de la pratique du vote, l’affaiblissement des incitations morales au vote mais un renforcement du sentiment d’inanité de celui-ci.
La distribution sociale et territoriale des comportements électoraux
Si, à la présidentielle, l’abstention (plus modérée) a pu concerner toutes les catégories, sa forte recrudescence dès les législatives deux mois plus tard s’est produite de manière socialement très différenciée, en particulier en fonction de l’âge et des caractéristiques socio-économiques. Si la participation augmente toujours avec l’âge, la déperdition de votants entre la présidentielle et les législatives a été beaucoup plus prononcée parmi les moins de 35 ans que chez les plus de 60 ans, les retraités ayant ainsi été sur-représentés lors des législatives. De même, les écarts de participation se creusent fortement entre les ouvriers et employés d’un côté, les cadres de l’autre, ou encore en fonction du revenu et/ou du niveau de diplôme. La distribution spatiale de l’abstention est cohérente avec sa composition sociale : elle est particulièrement élevée dans les territoires désindustrialisés du Nord et de l’Est, dans les quartiers populaires de banlieue, dans le périurbain rhodanien et méditerranéen, des différences de plusieurs dizaines de points (jusqu’à 40) pouvant être mesurées entre bureaux de vote populaires et bourgeois. Très structurantes de l’abstention, les propriétés sociales se révèlent également actives dans la distribution des votes entre les candidats. Ainsi, E. Macron recueille la préférence des plus jeunes (moins de 25 ans) et des plus âgés (plus de 65 ans) tandis que M. Le Pen l’emporte dans les catégories actives entre 30 et 50 ans ; les ancrages socio-professionnels des électorats sont également inverses : quand trois quarts des cadres choisissent E. Macron, M. Le Pen obtient une nette majorité de suffrages dans le groupe des ouvriers et dans celui des employés. Les variables sociales font système, les votes augmentant en faveur de Macron à mesure que s’élèvent le diplôme et le revenu.
La comparaison des cartes indiquant, en 2017 et en 2022, le ou la candidate arrivé.e en tête au second tour de la présidentielle montre clairement l’accroissement du nombre de communes où M. Le Pen est arrivée première. On observe ainsi que le RN approfondit et élargit son implantation dans les régions du Nord et du Nord-Est, dans le pourtour méditerranéen, qui étaient déjà ses zones de force, mais l’extension de son enracinement se produit aussi de façon très significative dans les vallées de la Garonne et du Rhône. Bien moins étendues sont désormais les zones dans lesquelles le RN ne connaît aucune percée (à titre illustratif, on notera l’apparition, de façon encore très minoritaire mais désormais bien visible, de communes en Bretagne où les électeurs ont préféré M. Le Pen au second tour), même si ses succès restent inégalement répartis. La progression territoriale du RN fait par contraste ressortir les ancrages les plus robustes du vote macroniste, ou tout au moins ses socles de résistance au RN les plus solides. La préférence pour E. Macron s’est ainsi largement confirmée dans l’Ouest (tout particulièrement dans les Pays de la Loire, en Bretagne, en Normandie, dans les pays basque et béarnais), très nettement également en Île-de-France (qui commence à constituer un isolat dans la moitié nord du pays), et plus généralement dans les métropoles où le président sortant l’a systématiquement emporté, y compris dans la partie Est et Sud-Est du pays plus favorable au RN ; par exemple, Lille au Nord, Marseille et Montpellier en bord de Méditerranée, constituent des sortes d’enclaves ayant majoritairement voté pour E. Macron dans des espaces assez nettement dominés par le RN.
Pour autant, les comportements politiques observés en 2022 ne sauraient être réduits à une explication en termes de clivage urbain/rural. Certes, les courbes corrélant la densité des communes au score des candidats montrent des tendances quasi inverses dans la spatialisation des résultats des candidats de droite et de gauche. L’augmentation de la densité communale se révèle favorable aux candidats insoumis et écologiste, mais aussi, très nettement à E. Macron, alors que le RN prospère plutôt dans les petites communes et dans les bourgades, tout particulièrement dans les espaces périurbains.
Il faut rappeler que, les comportements électoraux étant socialement ancrés, les variations territoriales renvoient aussi à des différences dans la distribution spatiale et dans l’agencement de propriétés sociales, typiquement la proportion de personnes diplômées du supérieur.
Les bons scores de LFI dans la strate de communes entre 2 000 et 5 000 habitants témoignent parallèlement de l’implantation d’une gauche rurale, qui apparaît sur la carte du premier tour 2022 dans les pourtours méridionaux du Massif central ou encore dans la Drôme. De même, la carte fait nettement ressortir des vastes espaces ruraux, tout particulièrement dans l’Ouest, qui ont massivement voté pour E. Macron aux deux tours, davantage d’ailleurs qu’en 2017, indiquant une réorientation macroniste de cette fraction d’anciens soutiens de LR. Le président sortant réalise également de bons scores dans les villes moyennes (20 000 habitants et plus) quand la représentante de LR connaît son terrain le plus favorable dans les petites villes de 5 000 à 15 000 habitants. Et s’il recueille à nouveau des résultats élevés dans les plus grandes villes, il ne saurait être qualifié de « candidat des métropoles » tant J.L. Mélenchon a souvent fait jeu égal avec lui dans ces territoires, à l’image emblématique de Paris. LFI a par ailleurs réalisé certains de ses meilleurs scores dans des communes populaires de banlieue (réalisant même le grand chelem des 12 circonscriptions de Seine-Saint-Denis). Ces succès sont certes à relativiser du fait de l’abstention souvent très forte, au-delà de 65%, dans ces territoires ; symétriquement, on peut souligner qu’ils ont été acquis malgré les dispositions beaucoup plus abstentionnistes des catégories d’électeurs et d’électrices qui votent pour LFI.
Le poids de l’abstention éclaire plus généralement le résultat des législatives. Malgré l’échec du projet de réforme institutionnelle qui devait introduire une dose de proportionnelle, les électeurs et électrices s’étant déplacés lors des législatives ont finalement dessiné une représentation nationale sans majorité absolue, avec des groupes d’opposition à droite comme à gauche numériquement renforcés qui, à défaut sans doute d’avoir les moyens d’imposer des lignes politiques (d’autant que ces groupes paraissent difficilement coalisables entre eux), reflètent plus justement la mosaïque politique du pays et vont très certainement rehausser l’importance du travail parlementaire. La lecture politique de ces résultats doit cependant tenir compte de l’abstention, puisque celle-ci se révèle différentielle selon les candidats. Ainsi, les catégories les plus favorables à E. Macron (plus de 65 ans, diplômés) sont aussi les plus assidues aux urnes ; à l’inverse, la forte démobilisation d’une élection à l’autre parmi les jeunes et les classes populaires a davantage pénalisé la gauche (qui, en dépit de cette abstention différentielle, a fait jeu égal au premier tour avec la coalition soutenant le président réélu). Le RN a également été concerné par l’essoufflement législatif, quoique moins fortement que lors des scrutins antérieurs, bénéficiant désormais dans certains territoires d’une plus grande légitimité (comme l’a montré Benoît Coquard, le vote RN pouvant apparaître localement comme un attribut de respectabilité) et d’une plus grande implantation parmi des catégories moyennes actives moins disposées au retrait électoral. Enfin, l’obtention par le président réélu d’une majorité parlementaire seulement relative doit se comprendre en partie comme le fruit d’une démobilisation d’une partie de ses électeurs, ce que suggère la poussée de l’abstention aux législatives dans les places fortes du macronisme électoral, notamment dans l’Ouest. Avec environ 25 % des voix au premier tour, la coalition électorale Ensemble a réalisé, de loin, le score le plus faible d’une majorité présidentielle depuis 2002. Ainsi, malgré des ressorts sociologiques de l’abstention différentielle traditionnellement plus favorables aux partis du centre et de la droite, l’assise électorale du président sortant s’est avérée insuffisamment solide pour lui garantir une majorité absolue quand, malgré des électorats plus disposés à la démobilisation, les deux principales forces d’opposition, ont plutôt mieux résisté.
Des recompositions politiques toujours en cours
Sur le plan des recompositions de l’offre politique et de l’évolution des rapports de forces inter-partisans, on observe toujours des luttes acérées entre, mais tout autant au sein des supposés trois blocs découpés lors du premier tour de la présidentielle (on l’a vu, une description rigoureuse du paysage politique supposerait a minima de mentionner un quatrième « bloc », celui de l’abstention). Alors même que s’ouvre une période politique inédite (pour la première fois depuis le quinquennat, un président exerce un second mandat, mais sans majorité absolue), la reconstruction du champ partisan est loin d’être stabilisée.
Les grands partis historiques, LR et PS, éliminés au premier tour en 2017, ont connu des défaites encore plus violentes en 2022, leurs candidates respectives ne parvenant même pas à atteindre 5 %. Pourtant, lors des élections territoriales en cours de quinquennat, ces deux partis avaient plutôt manifesté une certaine résilience et témoigné d’un ancrage local bien réel, tout se passant comme si s’opérait une différenciation scalaire des organisations politiques, qui connaissent des réussites différentes selon le type de scrutin.
Plus que jamais, les électorats s’apparentent, comme le rappelle souvent Patrick Lehingue, à des conglomérats diversifiés et plus ou moins stables bien davantage qu’à des blocs homogènes et consolidés. L’alliance NUPES a démontré son efficacité électorale (organisant en quelque sorte via les candidatures uniques une dynamique de « vote utile » à gauche, qui avait déjà porté le candidat Mélenchon dans les tout derniers temps du premier tour présidentiel) sans pour autant trancher l’ensemble des enjeux programmatiques ou stratégiques qui peuvent diviser ses composantes. De même, le parti présidentiel désormais largement identifié au centre-droit est confronté au défi de son institutionnalisation au-delà de l’éloignement programmé de son fondateur, alors même que le macronisme ne s’est pas encore établi comme une doctrine politique très claire et que cette entreprise à vocation centrale est concurrencée à la fois par d’autres organisations qui pour certaines revendiquent cette position, pour d’autres cherchent au contraire à réactiver un clivage droite gauche. Si, on le sait, E. Macron avait gagné en 2017 avec l’appui majoritaire d’électeurs et électrices venus de la gauche, son socle électoral s’est significativement déplacé vers la droite, ce qu’avaient attesté les alliances conclues lors des municipales de 2020 et qu’ont confirmé les déplacements d’électeurs LR vers le président sortant.
Le RN quant à lui sort renforcé de cette séquence nationale, sa candidate ayant à nouveau atteint le second tour de la présidentielle, qu’elle a encore perdu mais en gagnant près de 3 millions de voix. Avec 89 députés, le parti dispute à la NUPES le titre de premier groupe d’opposition et son implantation s’est consolidée dans un nombre croissant de territoires où le vote pour ce parti tend à se normaliser, y compris au-delà de motivations protestataires ponctuelles.
Enfin, on observe que la prophétie du dépassement des partis politiques ne s’est guère réalisée et que ceux-ci continuent de structurer la vie politique française, ce qu’atteste la création de Renaissance, entreprise de consolidation partisane d’un macronisme initialement fondé sur une rhétorique mouvementiste. L’offre partisane continue néanmoins de connaître des évolutions et recompositions, qui n’ont à ce stade guère produit de ré-enchantement démocratique chez les citoyens. La séquence électorale nationale de 2022 donne en effet à voir un électorat français distancié dans son rapport au vote et fortement polarisé, d’abord d’un point de vue générationnel et social. Et si la nouvelle Assemblée nationale élue en juin 2022 connait une relative diversification des profils socio-professionnels des député.e.s, la revitalisation des liens représentatifs semble plus que jamais un enjeu crucial.
citer l'article
Anne-France Taiclet, Élections présidentielle et législative en France, avril-juin 2022, Groupe d'études géopolitiques, Oct 2022,