Entreprises et droits de l'homme : vers un programme européen d'action commun
John Ruggie
Professeur de droit à la Kennedy School of Government de HarvardIssue
Issue #1Auteurs
John Ruggie21x29,7cm - 134 pages Issue #1, septembre 2020 12,90€
La compliance, une idée européenne ?
Nous vivons dans un monde déboussolé qui remet en question jusqu’aux prémisses fondamentales que nous avions pu tenir pour acquises. Or, l’Union européenne (UE) est l’une des innovations de gouvernance les plus importantes des temps modernes. Tout a commencé modestement, six pays coordonnant leurs secteurs du charbon et de l’acier après la Seconde Guerre mondiale. Mais aujourd’hui, l’UE constitue une superpuissance économique et sociale, et doit plus que jamais se penser comme telle. Le fait que la Finlande ait choisi la problématique Business & Human Rights comme thème central de sa récente présidence du Conseil de l’UE nous amène à appréhender parmi les principaux défis auxquels l’humanité tout entière est confrontée et à réfléchir à comment faire progresser le plus efficacement possible l’action au niveau de l’UE.
La réponse à cette question commande d’abord de revenir aux origines des principes Business & Human Rights.
Penser les principes Business & Human Rights
En termes généraux, les principes Business & Human Rights questionnent la durabilité sociale de la mondialisation. Le 29 janvier 2001 à Davos, Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, s’adressait au Forum économique mondial en ces termes : « Si nous ne pouvons faire en sorte que la mondialisation fonctionne pour chacun, elle finira par ne fonctionner pour personne. La répartition inégale des avantages et les déséquilibres dans l’élaboration des règles mondiales, qui caractérisent la mondialisation aujourd’hui, produiront inévitablement des réactions de rejet et du protectionnisme. Et ceux-ci, à leur tour, menacent de saper et, en fin de compte, de démanteler l’économie mondiale ouverte qui a été si laborieusement construite au cours du dernier demi-siècle » 1 .
Depuis, nombreuses sont les voix qui, partout dans le monde, s’élèvent pour dénoncer un échec et une répartition particulièrement inégale des bénéfices et des maux engendrés par la mondialisation, entre les nations comme en leur sein. Il en résulte un ressentiment général et une perte de confiance dans les institutions, quelles qu’elles soient.
Du point de vue des entreprises, les principes sont appréhendés comme un moyen de restaurer la confiance dont elles ne bénéficient plus et de contenir le potentiel impact négatif de leurs activités. Des progrès indéniables ont été réalisés par des entreprises, associations d’entreprises ou même par des organisations sportives. Mais ces progrès sont insuffisants et n’ont concerné qu’une part non suffisante d’entre elles.
Pour les gouvernements ensuite, ils se situent au cœur des nouveaux contrats sociaux qu’ils doivent construire pour et avec leurs populations. Cela inclut un travail et des salaires décents, un salaire égal pour un travail égal, de favoriser l’inclusion sociale et économique, une éducation adaptée aux besoins et aux opportunités du XXIe siècle et de prévoir un filet de sécurité sociale suffisamment efficace pour amortir les chocs imprévus sur l’économie en général, et sur les personnes en particulier.
Pour chacun d’entre nous enfin, les principes Business & Human Rights ne constituent rien de plus — mais rien de moins — que la garantie d’être toujours traité avec respect, quelle que soit leur situation personnelle et de pouvoir obtenir réparation chaque fois qu’un tort leur est fait.
Une reconnaissance récente
La reconnaissance de la problématique Business & Human Rights comme domaine politique distinct au niveau international est relativement récente. Les Nations Unies ont été les premiers et à ce jour les seuls à avoir reconnus officiellement son importance, le Conseil des droits de l’Homme ayant unanimement adopté les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme le 17 juin 2011 2 . Ces principes reposent sur trois piliers. Il y a d’abord le devoir incombant à l’État de protéger les citoyens contre les atteintes aux droits humains commises par des tiers, y compris des entreprises. Est ensuite stigmatisée la charge pour les entreprises de respecter les droits de l’homme, que les États remplissent ou non leurs propres obligations. Enfin figure la nécessité d’un meilleur accès aux recours pour les personnes dont les droits de l’homme ont été violés par la conduite des entreprises. Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales 3 ont rapidement intégré le deuxième pilier, pratiquement mot pour mot.
Les principes directeurs sont au nombre de 31 auxquels sont associés un commentaire sur ce que chacun d’eux signifie. Ils impliquent tous les acteurs : États, entreprises, individus et communautés. Ces principes ne forment pas seulement un texte, ils ont été conçus pour contribuer à créer une nouvelle dynamique réglementaire, dans laquelle les systèmes de gouvernance publics comme privés, chacun à leur mesure, viennent à apporter une valeur ajoutée distincte, à compenser les faiblesses des uns et des autres et à jouer des rôles qui se renforcent mutuellement, pour œuvrer à un système mondial plus complet et plus efficace.
Renforcer la dynamique
Venons-en à la stratégie : comment renforcer cette dynamique transformatrice ? Les principes directeurs incarnent deux concepts stratégiques fondamentaux : la promotion d’un « smart mix of measures » et l’utilisation d’un « effet de levier ».
La nécessité d’un « smart mix of measures » 4
On entend souvent dire que l’expression « combinaison intelligente de mesures » désigne uniquement les mesures volontaires. Mais c’en est une mauvaise conception. Le premier principe directeur exige des États une législation apte à protéger les droits humains que pourraient mettre en danger les entreprises. Le troisième Principe directeur commande l’examen régulier de ces mesures et leur mise à jour.
Le principe directeur 3 ajoute que les États doivent examiner périodiquement l’adéquation de ces mesures et les mettre à jour si nécessaire. Les Etats doivent également veiller à ce que les domaines juridiques connexes comme le droit des sociétés ou le droit des valeurs mobilières, n’entravent pas le respect des droits de l’homme par les entreprises, mais au contraire le facilitent. Ainsi, une « combinaison intelligente de mesures » combinerait à la fois soft law et hard law, mais aussi mesures nationales et internationales.
Un certain nombre d’États membres de l’Union – et l’UE elle-même – ont commencé à mettre en place des mesures obligatoires qui renforcent ce qui n’était jusqu’alors qu’une orientation prenant la forme d’initiatives volontaires des entreprises. Il s’agit notamment d’exigences en matière d’information concernant des sujets comme l’esclavage moderne, l’exploitation des minéraux provenant de zones de conflit et, plus largement, sur les performances non financières des entreprises, ainsi que sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et d’environnement.
Si ces initiatives sont conformes à l’esprit des Principes généraux et constituent des étapes pertinentes dans le durcissement de la RSE, une trop grande marge d’appréciation est souvent laissée à l’imagination des entreprises, des cabinets de conseil et des acteurs de la société civile. Il faudrait préciser plus finement ce qu’est une mise en œuvre effective, afin d’éviter à la fois la prolifération de normes et récits définis par les entreprises elles-mêmes. En outre, à quelques exceptions près, le non-respect de ces règles n’entraîne aujourd’hui aucune conséquence directe. Néanmoins, l’ascension du premier pilier est en cours.
Le jeu des effets de levier
Les Grands principes reposent sur un deuxième concept stratégique clé : « l’effet de levier ». Ce dernier peut faire progresser la mise en œuvre des principes Business & Human Rights dans l’UE à plusieurs titres.
En premier lieu, il ne faut pas perdre de vue que les États membres — comme l’UE — dans son ensemble sont des acteurs économiques : ils consomment des biens et des services, fournissent des crédits à l’exportation et des assurances d’investissement, accordent des prêts et des subventions officiels, etc. Chaque agence impliquée a des objectifs particuliers qui lui sont propres, c’est certain. Mais dans tous les cas, elles doivent tenir compte de l’impact réel et potentiel sur les droits de l’homme des entreprises bénéficiaires avec lesquelles elles s’engagent.
En deuxième lieu, les Principes directeurs exigent des entreprises qu’elles évitent de provoquer ou de contribuer à une violation des droits de l’homme, et qu’elles y remédient à chaque fois que cela se produit. Cette responsabilité des entreprises s’étend à l’ensemble de leur chaîne de valeur. Cette obligation s’étend à l’ensemble de leurs chaînes de valeur. Bien entendu, toutes les entreprises, y compris les fournisseurs de biens et de services au sein des chaînes de valeur mondiales, ont la même responsabilité à respecter. Mais les sociétés mères et les sociétés situées au sommet des chaînes de valeur doivent utiliser tout l’effet de levier dont elles disposent par rapport à leurs filiales, sous-traitants et aux autres acteurs de leur réseau de relations commerciales. Elles doivent établir des politiques et des procédures opérationnelles claires qui intègrent le respect des droits tout au long de leur chaîne de valeur. Lorsque l’effet de levier sur les partenaires est plus limité, il est parfois possible de l’augmenter, par exemple en offrant des incitations ou alors en choisissant d’autres partenaires.
Bien entendu, toutes les entreprises, y compris les fournisseurs de biens et de services au sein des chaînes de valeur mondiales, ont la même responsabilité à respecter. Mais les sociétés mères et les sociétés situées au sommet des chaînes de valeur dirigées par les producteurs ou les acheteurs doivent également utiliser tout l’effet de levier dont elles disposent par rapport à leurs filiales, à leurs contractants et aux autres acteurs de leur réseau de relations commerciales. Elles devraient établir des politiques et des procédures opérationnelles claires qui intègrent le respect des droits dans l’ensemble de leur système de chaîne de valeur. Lorsque l’influence est limitée, il peut être possible de l’accroître, par exemple en offrant des incitations ou en collaborant avec d’autres acteurs.
En retour, les États d’origine et d’accueil des entreprises multinationales ont un rôle important à jouer par le biais de lois et de réglementations qui permettent et soutiennent ces échanges privés internationaux. Les chaînes de valeur mondiales sont extrêmement complexes. Si les sociétés mères craignent d’être tenues pour légalement responsables de tout préjudice en matière de droits de l’homme, n’importe où dans leurs chaînes de valeur et quelles que soient les circonstances de leur implication, une incitation naturelle naîtra en faveur d’une distanciation vis-à-vis des entités adoptant des comportements à risque. Toute la difficulté pour les Etats est de dessiner un juste équilibre dans la législation.
Un troisième effet de levier peut renforcer les tendances positives déjà à l’œuvre dans le monde des affaires, mais qui doivent être renforcées. L’exemple le plus important aujourd’hui est peut-être celui des investissements socio-responsable « ESG », c’est-à-dire des décisions d’investissement qui combinent des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance avec des analyses financières. Les investissements ESG représentent aujourd’hui 31.000 milliards de dollars de tous les actifs gérés dans le monde, soit un quart du total mondial 5 . Et bien que de nombreux investisseurs ne le sachent pas eux-mêmes, le « S » dans ESG est entièrement consacré aux droits de l’homme. Il cherche à évaluer la manière dont les entreprises se comportent par rapport au large éventail de parties prenantes internes et externes – travailleurs, consommateurs finaux et communautés. Il prend également en compte des critères tels que la santé et la sécurité, les relations sur le lieu de travail, la diversité et l’inclusion sociale, le développement du capital humain, le marketing et la R&D responsables, les relations avec les communautés et la participation des entreprises à des projets susceptibles d’affecter en particulier les populations vulnérables.
Mais ici réside la difficulté : il est désormais admis qu’un obstacle majeur à la poursuite d’une croissance rapide des investissements ESG est la mauvaise qualité des données fournies par les agences de notation. Les taxonomies et les modèles communs en sont encore à leurs débuts et évoluent de manière aléatoire alors même que la demande de produits ESG augmente. Cela pose des problèmes aux investisseurs qui recherchent des opportunités ESG et qui peuvent payer un prix élevé pour des données erronées, ainsi qu’aux entreprises qui s’efforcent d’améliorer leurs pratiques qui ne sont pas reconnues. Le problème est particulièrement grave dans la catégorie « S » qui traite des questions liées aux droits de l’homme.
L’UE a développé une taxonomie aboutie relativement aux investissements prenant en compte les normes, indices et informations liés au climat. Elle devrait avoir un impact significatif pour le renforcement de la part environnementale dans l’ESG. La publication d’orientations officielles à l’intention du « S » en matière d’investissements ESG, précisant ses fondamentaux en matière de droits humains, pourrait avoir un effet transformateur sur les marchés mondiaux des capitaux.
En bref, il existe une grande variété de possibilités d’exercer un effet de levier afin de générer de nouveaux développements positifs pour la relation entre entreprises et droits de l’homme.
Conclusion
Penser la relation entre entreprises et droit de l’homme nécessite par définition une vision horizontale et une collaboration transversale – que ce soit au sein des entreprises, des gouvernements ou de l’UE. Au sein de la Commission européenne, la tâche a été en grande partie confiée au Service européen pour l’action extérieure, avec le soutien d’autres directions générales. C’est un prisme bien trop étroit si l’on pense à la pluralité des défis que la problématique comporte et aux objectifs qui devraient être atteints. Les Principes directeurs ont amené les gouvernements à considérer la relation entre entreprises et droits de l’homme comme un espace politique unique, pour la première fois. Qu’il en soit de même au niveau de l’UE.
A la fin de mon mandat comme représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour les entreprises et les droits de l’homme, j’avais proposé que les gouvernements négocient un instrument juridique ciblé traitant de l’implication des entreprises dans les violations flagrantes des droits de l’homme, couplé à une plus grande coopération entre les États pour y remédier. Les négociations menées à Genève pour établir un traité contraignant sur la problématique Business & Human Rights montre qu’un instrument international est à la fois incontournable et souhaitable pour contribuer à uniformiser les règles du jeu dans un monde globalisé.
Le processus d’élaboration du traité actuel a débuté en 2014. Dès le début, j’ai exprimé mes doutes quant à la possibilité de traiter la globalité de la relation entre entreprises et droits de l’homme dans un seul et même traité. C’est à mon sens un domaine beaucoup trop complexe et sensible pour qu’une telle entreprise puisse produire des résultats significatifs. Le risque est qu’on n’atteigne l’adoption par le nombre minimum requis d’États, qu’au prix d’une minoration des attentes, et qu’on aille vers encore moins d’incitations à l’innovation. Rien de ce que j’ai vu au cours des cinq années de négociations ne suggère le contraire.
Cela étant dit, je trouve déconcertant que l’UE n’ait adopté aucune position de fond dans ces négociations de traité. C’est curieux parce que l’UE a été l’un des premiers à soutenir l’idée d’une « combinaison intelligente de mesures ». J’espère que la Commission et le Parlement mettront la relation entre entreprises et droits de l’homme au cœur de leur action prochaine.
Notes
- K. Annan, “If we cannot make globalization work for all, in the end it will work for none. The unequal distribution of benefits, and the imbalances in global rule-making, which characterize globalization today, inevitably will produce backlash and protectionism. And these, in turn, threaten to undermine and ultimately unravel the open world economy that has been so painstakingly constructed over the course of the past half-century”, Discours prononcé à l’occasion du Forum économique mondial, Davos, 29 janvier 2001.
- United Nations Guiding Principles on Business and Human Rights : Implementing the United Nations « Protect, Respect and Remedy » Framework, 16 juin 2011.
- Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, 25 mai 2011.
- Sur cette question voir ce lien
- « 2019 Global Sustainable Investment Review », Global Sustainable Investment Alliance, mars 2018.
citer l'article
John Ruggie, Entreprises et droits de l’homme : vers un programme européen d’action commun, Groupe d'études géopolitiques, Juil 2021, 128-130.