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Forma urbis. Interprétations et mises en forme
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Auteurs

Benoit Moritz

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Si l’on peut dire qu’en général, toutes les villes sont différentes les unes des autres et se distinguent par des particularités liées à la géographie et à l’histoire, il est vrai que certaines sont « plus différentes que d’autres » et Charleroi appartient clairement à cette catégorie. 

Bien que son acte fondateur soit la décision du roi Charles II d’Espagne et des Pays-Bas dans la deuxième moitié du XVIIème siècle, d’y installer une forteresse (consolidée ultérieurement par Vauban), l’urbanisation du territoire de Charleroi tel qu’on peut l’observer aujourd’hui est le résultat de deux époques : 

— d’une part, la grande épopée de l’industrialisation (et son déclin postérieur) qui a traversé les XIXème et XXème siècles et a marqué le territoire de son empreinte par le développement des industries (de l’acier, du charbon, de l’électromécanique, etc), l’installation concomitante de grandes infrastructures de transports (réseaux de voies ferrées, canaux et routes, etc), la création de nouveaux artefacts paysagers issus de l’extraction du charbon (les terrils) et le développement d’un habitat diffus au pourtour des charbonnages, usines et infrastructures, s’agglomérant parfois à des noyaux anciens (Couillet, Gosselies, Marchiennes, etc) ou se développant dans la seconde partie du XXème siècle de façon plus ouverte dans les lotissements forestiers situés au Sud de l’agglomération; 

— d’autre part, l’entrée en vigueur en 1977 de la loi belge sur la fusion des Communes 1 qui aggloméra au territoire historique de Charleroi quatorze autres (anciennes) municipalités 2 formant ainsi le territoire communal de 472,19 km2 tel qu’on le connaît aujourd’hui. Jusqu’en 1977, le territoire communal ne couvrait qu’un périmètre très restreint correspondant grosso modo à l’intramuros de l’actuel anneau périphérique R9, complété par une extension située au Nord de celui-ci (La Garenne). La fusion de 1977 occasionna une réforme politique de l’aménagement du territoire reléguant au second rang les anciennes polarités communales et confirmant Charleroi comme centre fonctionnel et décisionnel d’une agglomération nouvelle, jusqu’alors impensée en matière d’organisation spatiale. Un centre fonctionnel dont la construction du petit Ring R9 et de ses quelques radiales réalisées couplé au réseau de métro, conçu à partir d’un anneau central duquel partaient initialement huit branches, devaient se comprendre comme une tentative de définition d’une structure territoriale lui donnant un semblant de cohérence 3 .

La forme de Charleroi ne s’entend pas ainsi au premier coup d’œil et nécessite au contraire une approche plus complexe, intégrant les multiples dimensions de l’histoire, de la sociologie de la ville, des écosystèmes territoriaux, de l’économie, des logiques d’extraction et d’exploitation industrielles, etc. Plusieurs descriptions de ce territoire ont été faites ces dernières années qui fournissent des clés permettant de mieux saisir la forma urbis si particulière de cette ville. 

En décembre 2015, le Bourgmestre Paul Magnette en propose une première à l’occasion d’une conférence donnée dans le cadre d’une séance du « Collège Belgique » 4 , organisée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Sa vision est celle d’un territoire qui doit franchement embrasser son polycentrisme, en le transformant en une caractéristique de valeur à prendre en compte.

« Les villes dotées d’un centre et munies d’une première couronne, d’une seconde couronne, et ainsi de suite, sont un modèle. Il ne faut pas pour autant désavouer les villes polycentriques considérées à tort comme des villes de seconde classe, des agglomérats de villages. Il faut pouvoir retourner ce lieu commun. Le polycentrisme qui apparaissait comme un défaut doit devenir une qualité ». 

Appliqué à Charleroi, le modèle de l’agglomération polycentrique passe par le renforcement de la structure de la ville centrale complétée par des centres secondaires distincts, reliés entre eux par des infrastructures de mobilité, des espaces ouverts paysagers, hérités de l’épopée industrielle et devenant des « lieux communs » accessibles à tous. Cette vision se précise à l’occasion de la publication en 2015 d’un « Plan d’intensification urbaine et paysagère » initié par Charleroi Bouwmeester, qui montre une agglomération polycentrique, organisée en étoile, définissant un équilibre entre les espaces verts (naturels ou artificiels, produits de l’exploitation industrielle) et la figure métropolitaine constituée par les centres des anciennes Communes fusionnées, les places majeures des districts, les environs immédiats des stations de métro, les principaux axes de transport public et la vallée de la Sambre. 

Ce plan d’intensification est composé de deux plans complémentaires l’un à l’autre : le plan d’intensification urbaine et le plan d’intensification paysagère. L’ambition de ses documents « est d’intensifier ces deux caractères et d’en renforcer les contrastes » 5 . Dans une ville en décroissance démographique, ce plan part de l’hypothèse d’une contraction de l’urbanité sur le déjà-là artificialisé, et d’une mise en exergue du système paysager constitué des artefacts naturels et artificiels (terrils, plateformes industrielles) qui ont façonné le territoire.

Il est intéressant de mentionner ici la représentation sur la carte d’intensification paysagère des terrils dispersés sur l’ensemble du territoire carolo, dans une logique qui semble aléatoire. L’organisation de ses terrils, témoins de l’exploitation des sous-sols, révèle en réalité au niveau du paysage la géométrie particulièrement irrégulière des concessions minières situées dans l’épaisseur de la veine carbonifère qui traverse d’Est en Ouest le territoire de Charleroi. 

Dans le texte introductif du « Guide d’architecture moderne et contemporaine — Charleroi Métropole », G. Grulois 6 présente une troisième interprétation de la forma urbis de Charleroi, s’inspirant de la perspective de R. Banham, un critique britannique d’architecture 7 .

Dans un livre, initialement paru en 1971, Banham présente une analyse de Los Angeles en se concentrant sur quatre écologies, qui représentent les éléments essentiels de la ville. À la manière de Banham, Grulois propose une lecture du territoire carolorégien à partir de figures ayant jalonnées l’histoire de l’urbanisation de Charleroi.

Il distingue ainsi quatre grandes figures territoriales apparues de façon chronologique et se superposant parfois : 

— la forteresse planifiée et le centre métropolitain consolidé ;

— le bassin industriel minier ; 

— l’axe industriel de la Sambre ; 

— la suburbanisation et le territoire dispersé de l’automobile.

Selon Grulois, chaque figure territoriale s’interprète au sens d’une écologie c’est-à-dire de systèmes d’interactions entre les êtres vivants qui la peuple et le milieu de vie qui le caractérise. 

Cette lecture, complémentaire aux deux précédentes, met l’accent sur l’émergence de figures territoriales dans le contexte du croissant fossile, de son exploitation et de son déclin. 

Les trois interprétations précitées donnent à penser l’agglomération de Charleroi en dehors des cadres spatiaux conventionnels d’une ville issue d’une longue sédimentation de l’histoire, et l’abordent au contraire à partir de ses caractéristiques topographiques, infrastructurelles, paysagères, fonctionnelles et d’isotropie. 

Toutes se réfèrent implicitement modèle de la « ville archipel », développé par R.Koolhas et O.M.Ungers en 1977 8 , pensé dans le cadre du déclin démographique de Berlin-Ouest dans les années 1970. 

Dans ce modèle, la fragmentation spatiale y est appréhendée positivement, chaque fragment possédant des qualités fonctionnelles, spatiales, de ville dans la ville, avec une identité qui lui est particulière. L’hybridité des formes est non pas perçue négativement, mais conçue comme formant l’identité constitutive de la ville-archipel. Les fragments, incarnant dans la conception de Ungers/Koolhas, l’idée du quartier, sont reliés entre eux par des infrastructures de mobilité, immergées au sein d’un continuum végétal, se développant et absorbant les ruines de quartiers abandonnés par leurs habitants, dans le contexte de la décroissance. C’est la complémentarité fonctionnelle, morphologique, de chaque fragment qui permet de « faire ville ». 

La question se pose dès lors de l’architecture et des projets urbains et territoriaux qui y est produite aujourd’hui à Charleroi, des stratégies territoriales mises en place. Quelles sont les spécificités en termes de formes et de typologies ?

Corollairement à la forma urbis qui s’écarte des cadres conventionnels, la production architecturale contemporaine se caractérise par une morphologie spécifique de grands objets qui se lisent à l’échelle métropolitaine et qui interagissent fonctionnellement entre eux. On ne trouve ainsi à Charleroi que très rarement les opérations de construction ou de rénovation à front de rue, qui forment « tissu urbain » ou relèvent de stratégie d’acuponcture, mais plutôt des interventions isolées d’une certaine échelle, formant paysage. 

Sous l’angle des projets, l’urbanisation récente, l’absence d’un héritage patrimonial structurant, la forma urbis inédite, permettent aux architectes de travailler sur des propositions singulières. À la question qui lui est posée en 2017 des bâtiments spécifiques à Charleroi 9 , le bouwmeester G.Maillis mentionne la Tour bleue de l’Hôtel de Police (arch. J.Nouvel et MDW, 2014), la Caserne des Pompiers (arch. Ph.Samyn & Associés, 2016), la rénovation du Ring (J.Glibert et ReservoirA, 2019), le centre commercial Rive Gauche (arch.DDS, 2017). 

À cette première liste pourraient être rajoutés aujourd’hui des projets tels que le Grand Hôpital de Charleroi (arch. VK Architects & Engineers et Reservoir A) implanté sur un terril arasé, la rénovation de Charleroi Expo (arch.Vylder/Vincke/Tailleu – AgwA), la future « megafactory » d’Aerospacelab (arch. Office Kersten Geers – David van Seeveren). 

Dans une perspective à la Koolhas / Ungers, il serait également pertinent de considérer les concentrations de projets urbain à la Ville Haute au District Créatif, à la Ville Basse le long du tracé urbain de la Sambre 10 comme de grands objets urbains autonomes, des entités morphologiques, s’inscrivant dans l’archipel carolorégien et incarnant la perspective d’intensification urbaine prônée par le plan d’aménagement éponyme. Les ensembles hérités de l’ancien conglomérat des ACEC, de la Porte Ouest, peuvent être pensés dans cette même perspective. 

Au niveau du déploiement de la stratégie territoriale, les quatre figures proposées par G.Grulois peuvent par ailleurs être extrapolées à des axes classifiant les projets urbains développés au cours de la dernière décennie par la Ville et ses partenaires institutionnels. Celles-ci sont reprises de façon exhaustive dans la récente publication de Charleroi Bouwmeester 11 .

Un de ses axes concerne l’écriture d’un nouveau récit pour l’ancien axe industriel de la Sambre dans sa relation à la ville et au territoire. Véritable colonne vertébrale de l’industrialisation de l’agglomération au XIXème siècle, le rôle de celle-ci comme support de transports de biens et de marchandises s’est progressivement estompé avec la fermeture des usines et des charbonnages, mais aussi dans la seconde moitié du XXème siècle par le développement de la logistique routière comme alternative au transport par la voie d’eau. L’intense activités des industries représentées dans les peintures 12 de Pierre Paulus (1881-1959) a progressivement fait place à un paysage morne et parfois vide, au sein duquel subsiste quelques reliquats de l’épopée industrielle. 

À la fin du XXème siècle, ce territoire avait été abandonné du regard des politiques publiques en faveur du développement de nouvelles zones d’activités économiques développées sur les hauteurs nord de l’agglomération, singulièrement autour de l’aéroport devenu civil en 1997. 

Ce n’est que depuis une dizaine d’années que l’ancien axe industriel de la Sambre fait l’objet d’une nouvelle attention à travers une initiative unique portée par la Ville, et impulsée par le Bourgmestre le bouwmeester, d’élaboration de master plans couvrant le tracé de la voie d’eau qui structure le fond de la vallée. À travers leur élaboration, un équilibre est recherché entre enjeux économiques, assainissements de sols, et le développement d’espaces dédiés à la nature. 

Chronologiquement le premier master plan aujourd’hui en cours d’implémentation portait sur le tracé urbain de la Sambre longeant le centre-ville (Left Side, voir infra). Les derniers master plans élaborés portent quant à eux sur de grands territoires, extrêmement complexes à aborder, couvrant respectivement 110 hectares pour la Porte Ouest 13 , et près de 180 hectares pour les concessions du Port Autonome de Charleroi situées à l’Est de la ville (SuperSambre – Trilogiportn voir infra). 

Trois de ses master plans, conçus par MSA, s’inscrivent dans la perspective de double intensification urbaine et paysagère et se jouent de la condition particulière de morphologie territoriale de Charleroi.

Notes

  1. La fusion des communes en Belgique en 1977 a été rendue possible grâce à la « Loi du 30 décembre 1975 sur la réforme des administrations provinciales et locales ». Cette loi, a permis la fusion de nombreuses communes belges plus petites en entités communales plus grandes dans le but de rationaliser et moderniser l’administration locale. Cette réforme a conduit à la création de Communes fusionnées dans toute la Belgique, réduisant ainsi le nombre total de Communes dans l’ensemble du pays.
  2. Couillet, Dampremy, Gilly, Gosselies, Goutroux, Jumet, Lodelinsart, Marchienne-au-Pont, Marcinelle, Monceau-sur-Sambre, Montignies-sur-Sambre, Mont-sur-Marchienne, Ransart, et Roux.
  3. Voir à cet égard « Le petit ring est un plateau de lecture scénographique de la ville », F.Schreuer et B.Moritz en entretien avec J.Yernaux, in Dérivations, n°6, décembre 2019.
  4. « Forma urbis » : Penser la ville au XXIème siècle, une conférence de P.Magnette, Palais des Beaux-Arts de Charleroi, dans le cadre de Collège Belgique, 3 décembre 2015.
  5. G.Maillis « Charleroi – un schéma stratégique 2015-2025», 2015, p.36.
  6. G.Grulois “Les figures territoriales de Charleroi, un palimpseste de la révolution industrielle », in « Guide d’architecture moderne et contemporaine — Charleroi Métropole », éditions Mardaga, 2017.
  7. R.Banham “Los Angeles : the architecture of four ecologies”, University of California Press — second edition mars 2009. La première édition date de 1971.
  8. « The city in the city : Berlin, a green archipelago”, O.M. Ungers et R.Koolhaas, 1977, nouvelle edition en 2013, Lars Muller Publishers.
  9. “Perspective, G.Maillis en entretien avec B.Moritz » B.Moritz, in « Guide d’architecture moderne et contemporaine – Charleroi Métropole », Bruxelles 2017, pp.61.
  10. Left Side Business Park ainsi que la création d’une nouvelle façade urbaine, au quai Rimbaud (Quai 10 de V+/L’Escaut, restauration immeuble De Heug, immeuble Sambrinvest par ReservoirA en chantier, etc).
  11. G.Maillis « Charleroi – le projet métropolitain », 2022, téléchargeable sur ce lien : http://www.charleroi-bouwmeester.be/charleroimetropole5.
  12. Les fumées (ca.1930), La Sambre industrielle en marche la nuit (sans date), Tournant de la Sambre (sans date), etc.
  13. Le masterplan pour la Porte Ouest a été conçu par le Studio Paola Vigano, en 2021.
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Benoit Moritz, Forma urbis. Interprétations et mises en forme, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 121-126.

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