La justice fiscale à l'ère de la mobilité et de la fragmentation
Tsilly Dagan
Professeure de droit fiscal à l'Université d'OxfordIssue
Issue #4Auteurs
Tsilly DaganLa Revue européenne du droit, été 2022, n°4
Repenser le capitalisme
Mondialisation et mutations de la souveraineté fiscale
L’analyse traditionnelle de la justice fiscale envisage un État dirigé par un souverain qui se voit confier des pouvoirs législatifs fiscaux exclusifs, cherchant (du moins idéalement) à poursuivre des objectifs normativement souhaitables. Si l’on passe au niveau mondial, cependant, on se rend compte que le puissant souverain n’est qu’un des quelque 200 souverains en concurrence les uns avec les autres pour des ressources, voire (dans une certaine mesure) pour des résidents. Ce « marché des États » est décentralisé (puisque chaque État définit ses propres politiques) et concurrentiel. La fiscalité est, dans une large mesure, la monnaie de cette concurrence, les États attirant les investissements et les résidents sur leur territoire grâce à des « deals » attractifs en matière de fiscalité et de dépenses. A mesure que les pays essayent d’adapter les biens et services publics pour attirer les personnes et ressources mobiles souhaitées, les politiques fiscales sont presqu’inévitablement monnetisées. Deux caractéristiques de ce phénomène concurretiel sont particulièrement éloquentes pour notre compréhension de la souveraineté fiscale et notamment de l’interaction entre les États et leurs administrés à l’ère de la mondialisation : la mobilité et la fragmentation.
1. Mobilité – une souveraineté concurrentielle
La concurrence a transformé la souveraineté, et en particulier la souveraineté fiscale. Bien que les États souverains insistent toujours pour préserver formellement leur monopole fiscal, force est de constater que, dans un marché concurrentiel, c’est bien trop souvent le marché international des États, plutôt que l’État souverain individuel, qui façonne les politiques fiscales. En se faisant concurrence pour attirer les investissements, les résidents et les recettes fiscales, les États ne conçoivent plus leurs propres politiques de manière autonome, car cette mise en concurrence offre aux contribuables une alternative : déplacer leurs capitaux, leurs activités ou leur résidence et même, pour les particuliers, leur citoyenneté dans une autre juridiction.
Les contribuables, qu’il s’agisse de particuliers ou, a fortiori, d’entreprises, sont de plus en plus mobiles. Cela leur permet de choisir parmi différentes juridictions pour déplacer leur lieu de résidence, leurs investissements et leurs activités commerciales. Les États encouragent souvent cette mobilité en offrant certains privilèges et incitations aux résidents et investisseurs potentiels désirables. Les résidents désirables se déplacent vers des juridictions plus attrayantes, car les États attirent les investisseurs, les sièges sociaux, les installations de production, la R&D ainsi que les résidents jeunes et talentueux.
Avec cette mobilité accrue, les États souverains se sont retrouvés dans une position inhabituelle : autrefois définis par leurs pouvoirs coercitifs et le contrôle qu’ils exerçaient sur leurs citoyens et leur territoire, ils doivent désormais essayer d’attirer les résidents et les investissements des États souverains concurrents et offrir des conditions compétitives à leurs propres citoyens, s’ils souhaitent développer ou même simplement maintenir leurs économies nationales. En offrant aux contribuables une alternative viable, la concurrence fiscale (et souvent la concurrence dans d’autres domaines réglementaires) a bouleversé leur processus décisionnel. L’État ne peut plus être perçu comme imposant des taxes obligatoires à ses sujets afin de promouvoir les objectifs collectifs d’un groupe donné d’administrés, mais il agit de plus en plus comme un recruteur, sollicitant des investissements afin de faciliter l’accroissement de l’activité économique et faisant des offres pour les résidents dans le but de constituer la meilleure « équipe » de redevables fiscaux possible. Les règles juridiques qui s’appliquent dans une certaine juridiction ainsi que les règles fiscales et leur taux sont des considérations importantes pour les personnes mobiles dans le monde (de manière flagrante pour les entreprises, mais aussi pour certains particuliers) lorsqu’elles évaluent leurs options de résidence et les lieux potentiels de leurs activités économiques. Les règles et les taux d’imposition sont donc devenus, dans une large mesure, la monnaie de la concurrence entre les États.
Dans un environnement compétitif, l’impôt est devenu de plus en plus un prix que les contribuables sont prêts à payer pour résider, investir et mener leurs affaires dans un État attrayant, et non plus une obligation civile à remplir, tandis que les taux d’imposition et les politiques publiques sont désormais soumis, dans une large mesure, aux règles de l’offre et de la demande du marché des États. Dans sa version extrême, la concurrence fiscale fait passer la fiscalité d’un régime obligatoire à un régime fondamentalement électif ou, pour être plus précis, électif pour certains. C’est le cas pour les particuliers, mais encore plus pour les entreprises multinationales (« EMN »), pour lesquelles la décision de se constituer en société ou d’établir leur résidence à des fins fiscales est souvent une décision commerciale. Dans un environnement concurrentiel, les États ressemblent de plus en plus à des entreprises qui proposent des biens et des services susceptibles d’attirer (et de retenir) les investisseurs et les résidents, moyennant un « prix » fiscal compétitif.
Par conséquent, les décideurs politiques trouvent nécessaire de prendre en compte des considérations analogues à celles qui s’imposent aux entreprises sur des marchés concurrentiels. Pour maximiser les bénéficent qu’ils tirent des résidants et investisseurs de leur État, les responsables politiques sont incités à cibler les contribuables les plus « précieux » et les plus susceptibles de se délocaliser pour des raisons fiscales (et, curieusement, sont moins incités à déployer des efforts au profit de ceux qui sont les plus attachés au pays). Ils recherchent les contribuables qui apporteront le plus de bénéfices à l’État, tels que des emplois, de la R&D, des investissements en capital, des retombées en termes de compétences technologiques et managériales, et tout simplement du talent. En termes de politiques fiscales (entre autres), cela signifie offrir les biens et services publics les plus attrayants et réduire les impôts pour les plus mobiles.
En bref, la souveraineté concurrentielle vise à réunir l’ « équipe » la plus attrayante de résidants et d’acteurs économiques en offrant les services publics les plus intéressants à un prix attrayant. C’est très différent, bien sûr, de la souveraineté qui cherche à fournir les meilleurs services publics possibles à un groupe déterminé de citoyens qui partagent des objectifs et des aspirations communs et qui exerce un pouvoir légitime pour y parvenir en utilisant des mesures coercitives afin d’éviter les problèmes d’action collective.
2. Fragmentation – une souveraineté découpée
La mobilité des résidents et de leurs ressources, ainsi que la commercialisation des relations entre le gouvernement et les citoyens qui l’accompagne, ne sont que la partie visible de l’iceberg. On néglige trop souvent un point non moins important : la capacité de (certains) individus et entreprises (plus notoirement les multinationales) à découper puis à réassembler des bouquets de biens et services publics adaptés à leurs besoins spécifiques. Sur le marché des États actuel, les particuliers et les entreprises sont en mesure non seulement de choisir leur juridiction préférée, mais aussi d’acheter « à la carte » des fractions de régimes réglementaires offerts par différents souverains. Cette fragmentation de la souveraineté se produit dans de nombreux domaines de la réglementation étatique 1 , mais la fiscalité – autrefois l’exemple même d’un régime juridique complet et coercitif – semble se prêter particulièrement à une telle adaptation par des planificateurs fiscaux compétents.
Contrairement à leur compléture et caractère coercitif dans un cadre purement national, à l’ère de la mondialisation, les lois fiscales sont devenues célèbres pour être pratiquement facultatives (du moins pour certaines). Les conditions d’application des lois fiscales dans différentes juridictions varient considérablement, ce qui produit une scène fiscale internationale fragmentée avec une diversité de composants mixtes : des règles différentes s’agissant de la détermination de la résidence, de la source, des déductions, des taux de retenue, et plus de 3000 conventions fiscales entre différentes juridictions. Les contribuables sophistiqués et bien conseillés peuvent choisir parmi ces éléments d’une manière qui ne correspond pas nécessairement aux régimes juridiques régissant la conduite de leurs autres affaires 2 .
Par conséquent, les contribuables qui planifient leurs affaires peuvent simultanément résider dans une juridiction (et consommer ses biens et services publics), s’implanter en tant que société dans une autre (et donc bénéficier de ses règles de droit des), faire des affaires dans une troisième, utiliser le système judiciaire d’une quatrième, investir dans une usine à forte intensité de main-d’œuvre dans une cinquième (et récolter les avantages de services publics tels qu’une main-d’œuvre instruite), enregistrer sa propriété intellectuelle dans une sixième, et être soumis aux taux d’imposition, le cas échéant, d’une autre juridiction. Le cas des multinationales est un exemple frappant. Les multinationales sont (ou du moins l’étaient jusqu’aux récentes tentatives de l’OCDE de réduire l’ « érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices » 3 ) notoirement capables de planifier leurs activités de manière à créer ce que l’on a appelé le « revenu apatride », c’est-à-dire un revenu qui, en raison de la planification fiscale et de la concurrence fiscale entre les pays, est soumis à des taux extrêmement bas dans le monde entier 4 .
Certaines des caractéristiques de ce régime fiscal et réglementaire international fragmenté sont le résultat de techniques de planification pure et simple – conçues uniquement pour manipuler le système afin d’éviter l’application de certains impôts, lois ou réglementations. Mais la fragmentation est également un phénomène structurel qui résulte directement du marché décentralisé des États (et qui persisterait même si la planification fiscale comme le transfert de bénéfices était éliminée). En l’absence de coordination, chaque pays est libre de soumettre à l’impôt (et de réglementer) les aspects qu’il juge appropriés et d’adopter le régime fiscal qu’il souhaite. Ainsi, certains pays peuvent « commercialiser » leur résidence à très bas prix. D’autres peuvent percevoir des rentes pour leurs ressources naturelles, leurs talents humains ou leur climat favorable. Aucune de ces caractéristiques ne devrait nécessairement être regroupée avec d’autres, bien que certains pays puissent certainement le faire.
Contrairement à l’histoire classique de la mobilité, qui tend à s’articuler autour d’un marché des États offrant un ensemble de règles juridiques, de services et de taxes à prendre ou à laisser, la perspective de la fragmentation met en évidence le caractère facultatif et la flexibilité de ces ensembles. Au lieu d’examiner la capacité des particuliers et des entreprises à choisir des régimes applicables en bloc en transférant leur résidence dans une nouvelle juridiction, la fragmentation met l’accent sur leur marge de manœuvre pour mélanger et assortir les régimes applicables. La fragmentation de la relation État-citoyen et le fait que les particuliers et les entreprises ne soient pas exclusivement liés à un seul État, mais interagissent plutôt simultanément avec de nombreux États sur différents plans, signifient que cette relation ne peut pas, et ne veut pas, nécessairement regrouper toutes les dimensions de l’interaction potentielle entre les contribuables et les États. Cette réalité a un impact sur les stratégies utilisées par les contribuables et les États. Alors qu’en l’absence de cette fragmentation juridictionnelle, les stratégies des résidents se résument essentiellement à l’expression de leur voix (à savoir l’utilisation de leur pouvoir politique pour façonner la politique de l’État) ou à l’exercice de leur droit de sortie (à savoir la capacité déménager dans une juridiction offrant un ensemble de réglementations plus favorables) 5 , ils disposent désormais d’un éventail d’options pour maximiser leurs bénéfices : ils peuvent diversifier leurs interactions avec l’État.
Ainsi, dans ce marché des biens publics, les personnes, et plus encore les entreprises, peuvent choisir non seulement entre les juridictions dans leur intégralité, mais aussi parmi différentes combinaisons de fractions des régimes juridiques de ces juridictions. Les États doivent également adapter leurs stratégies à la réalité de cette électivité morcellée. Ils doivent comprendre qu’ils opèrent en tant qu’acteurs compétitifs sur plusieurs « marchés » simultanément. Les compromis entre les différents aspects de leurs services publics sont beaucoup plus difficiles à réaliser. Ainsi, la situation géographique avantageuse, l’excellent système scolaire ou la forte tradition juridique d’un État ne compenseront pas nécessairement un taux d’imposition élevé sur les sociétés ou des règles strictes en matière d’emploi, alors que les résidents et les entreprises peuvent souvent choisir d’échapper à l’application des règles les moins souhaitables. Malheureusement, la fragmentation, et la planification fiscale creative qu’elle facilite, permet également aux contribuables d’éluder leur contribution à certains biens publics offerts par les États. Lorsqu’un État ne peut pas percevoir les impôts des particuliers et des entreprises qui trouvent le moyen de les éviter par la planification fiscale, il ne peut pas garantir la participation de tous les contribuables au financement de ces services.
Ce type de découpage est souvent souhaitable lorsque des transactions économiques sont en jeu, car il accroît la compétitivité du marché et permet aux consommateurs de choisir plus librement les biens et services qu’ils préfèrent. Mais dans le contexte de l’interaction entre l’État et ses administrés, cette possibilité de découper les régimes juridiques et fiscaux soulève de sérieux problèmes tant pour les États que pour leurs administrés, en particulier des problématiques de justice.
Les défis de la justice fiscale
La réalité concurrentielle et fragmentée de la fiscalité dans le cadre de la mondialisation transforme la souveraineté fiscale. Elle sape le pouvoir coercitif de l’État et menace de transformer l’État, qui était une institution coercitive conçue pour faire respecter la volonté collective de ses sujets, en un acteur de marché, et ses administrés en « clients » qu’il faut satisfaire. Cette transformation de la souveraineté remet en cause la justice de deux manières importantes : elle menace la capacité redistributive des États, et elle remet en cause le d’égalité devant la loi.
1. Un défi pour la capacité de redistribution
La concurrence a considérablement diminué le pouvoir coercitif de l’État souverain en matière fiscale et a ainsi modifié sa relation avec ses administrés. Bien qu’il soit inexact de prétendre que le pouvoir fiscal des États s’est complètement effondré en raison de la concurrence fiscale, l’incapacité des États à imposer une fiscalité égale en raison de la concurrence a certainement sapé ce pouvoir, et en particulier la capacité redistribuive des États. La mobilité, avec les options de délocalisation qu’elle a ouvertes, et les possibilités de planification fiscale sophistiquée qu’offre la fragmentation, ont permis à (certains) contribuables de réduire leurs obligations fiscales en utilisant l’ensemble des techniques décrites ci-dessus. Il en résulte une sérieuse diminution du pouvoir coercitif des États en matière d’imposition. Les États peuvent de facto appliquer leurs lois fiscales principalement aux segments immobiles de la société et aux segments qui sont incapables de planifier efficacement leurs opérations fiscales. Ils peuvent également percevoir des paiements pour les biens publics que les contribuables mobiles souhaitent consommer et sont prêts à payer. Il est toutefois peu probable qu’ils soient en mesure de collecter beaucoup de recettes à des fins de redistribution auprès de ceux qui ont la possibilité de se retirer du système. Et comme les contribuables mobiles et ceux qui sont les plus susceptibles de planifier leur imposition sont souvent aussi les plus riches, la capacité de redistribution des États s’effrite. La lutte que mènent les États pour attirer les investissements (en abaissant leurs taux d’imposition) et courtiser des résidents (particuliers et entreprises multinationales) grâce à des « deals » attrayants en matière d’imposition et de dépenses publiques a pour conséquence de restreindre leur capacité à redistribuer les richesses au niveau national. Dans le cas le plus extrême, la baisse des taux d’imposition sur les résidents mobiles et sur les facteurs de production mobiles déplacera la charge fiscale vers les facteurs moins mobiles (et souvent moins bien lotis). Cela peut conduire à une réduction des recettes fiscales de l’État et ainsi éroder sa capacité à financer les biens et services publics et, en particulier, à implémenter des politiques redistributives. Comme l’a établi Reuven Avi-Yonah, « si le capital ne peut être imposé efficacement, la base d’imposition se déplace généralement – de manière régressive – vers le travail. Ainsi, la concurrence fiscale compromet la capacité de l’impôt sur le revenu à redistribuer les richesses des riches vers les pauvres » 6 .
Dans tous les cas, la concurrence fiscale exerce indiscutablement une pression sur les États pour qu’ils réduisent leurs impôts et limitent la redistribution, sous peine de voir le bien-être collectif de leurs administrés diminuer. Malgré plusieurs facteurs qui servent de contrepoids à la pression à la baisse qu’exerce la concurrence sur la capacité redistributive, la mobilité des contribuables implique que les États n’ont pas d’autre choix que d’évaluer les avantages de la redistribution face aux coûts potentiels de l’éloignement des résidents et des entreprises riches par une redistribution excessive. Lorsque des possibilités de planification fiscale sont disponibles, elles agissent comme des contraintes supplémentaires sur la capacité des États à redistribuer la richesse. En effet, même lorsqu’un État offre des avantages par rapport à d’autres États ou que les coûts de délocalisation des contribuables sont considérables, il lui sera difficile de convertir ces avantages ou ces inélasticités en recettes fiscales facilitant une redistribution significative.
La fragmentation vulnérabilise aussi les interactions traditionnelles au sein de l’État. Si, par le passé, les États étaient en mesure de regrouper ensemble, dans une « offre » complète aux individus, leurs points attractifs relatifs avec le régime politique qu’ils souhaitaient, et de donner ainsi du poids aux principes de solidarité et de redistribution, la fragmentation de la fiscalité internationale sape désormais cette capacité. Au lieu des principes classiques de gouvernance politique, qui consistent à concevoir des ensembles de biens publics en échange de certains montants d’impôts sur la base d’un schéma de distribution convenu, l’interaction entre les souverains et leurs administrés suit de plus en plus les règles du marché de l’offre et de la demande, où les impôts sont déterminés (pour certains) par la « main invisible du marché ». Dans un régime marchand, les contribuables les plus élastiques paient moins d’impôts et se voient offrir des services publics qui correspondent mieux à leurs préférences. Ce phénomène pourrait changer l’État d’une arène de coercition collective, où la justice légitime l’usage de la coercition et où les décisions politiques sont prises par le biais de l’expression des voix des administrés, à un acteur du marché où la main invisible du marché gouverne de plus en plus, où les contribuables « achètent » les biens et services publics et où les gouvernements les « -« vendent » contre des impôts. Cette situation est très proche, voire identique, à la taxation des bénéfices, où les taxes servent de prix, c’est-à-dire qu’elles ne prétendent même pas soutenir les objectifs de justice distributive des États. Dans ce scénario, le droit fiscal pourrait cesser d’être le principal outil de redistribution. Ainsi, les États pourraient se trouver dans l’incapacité de faire respecter la justice distributive. Cela peut à son tour miner la légitimité de leurs pouvoirs coercitifs.
2. Un défi pour le principe d’égalité des citoyens
En raison de la pression concurrentielle et de la difficulté considérable qu’ils ont à faire appliquer leurs règles aux contribuables mobiles, les Etats sont poussés à offrir à ces derniers – ou à ceux qui ont de meilleures possibilités de planification – des avantages fiscaux importants ou une plus grande marge de manœuvre dans la planification de leurs opérations fiscales à l’échelle mondiale. Les choses sont très différentes pour les contribuables immobiles (et ceux qui n’ont aucune possibilité de planification). Par conséquent, le choix rationnel d’un État dans un marché concurrentiel semble être un régime qui « discrimine les prix » entre les contribuables en fonction de l’élasticité de leur capacité à se retirer de la juridiction : pour certains contribuables, ceux qui ont une moindre capacité ou une moindre inclination à se déplacer, une imposition mondiale coercitive de leur capacité à payer serait logique. Mais pour d’autres, ceux qui disposent d’alternatives, un régime plus souple, parfois même facultatif, est l’option la plus avantageuse en termes de recettes fiscales. En d’autres termes, la concurrence fiscale ramène une version unique de la fiscalité : l’impôt obligatoire pour certains.
Plus précisément : en ajustant leurs politiques fiscales pour les faire correspondre aux différents degrés d’élasticité de leurs administrés, les États pourraient augmenter les recettes fiscales qu’ils perçoivent. En supposant que les coûts marginaux de la fourniture d’une grande partie des services publics à ces contribuables mobiles sont nuls, ou proches de zéro, la fiscalité fondée sur l’élasticité pourrait se traduire par un gain net pour l’État. Si les impôts ainsi collectés sont utilisés pour servir l’ensemble de la population et sont distribués de manière équitable, tous les administrés en bénéficieront : les résidents mobiles, qui paieront désormais moins d’impôts, ne seront pas les seuls à bénéficier de la fiscalité divergente ; les électeurs immobiles y gagneront aussi, car même si les impôts collectés auprès des mobiles sont modestes, ils sont toujours préférables à l’absence de tout impôt qui collecté si les contribuables mobiles étaient partis. Les impôts perçus auprès des mobiles permettront de financer des biens et services publics. En revanche, lorsque l’élasticité est faible, comme dans le cas des contribuables immobiles, il n’y a aucune raison pour que l’État ne perçoive pas des impôts plus élevés auprès d’eux. En résumé, il semble que si l’État cherche à maximiser le bien-être de ses citoyens, les impôts doivent être imposés en fonction inverse de l’élasticité des contribuables. Cela signifie que les contribuables les plus inélastiques (c’est-à-dire les contribuables immobiles) finiraient par payer les impôts (coercitifs) les plus élevés, tandis que les contribuables mobiles (avec la plus grande élasticité) bénéficieraient d’un traitement plus indulgent.
D’un point de vue strictement utilitaire, le choix d’un tel régime – qui consiste à adapter les taux et les règles à l’élasticité des choix des contribuables afin d’attirer le plus de recettes et d’avantages possibles – semble être presque inévitable de la part des États. Mais est-ce bien le cas ? L’État est-il libre de choisir parmi ces stratégies, ou est-il soumis à des limitations normatives lorsqu’il envisage ces options ?
La réponse dépend, je crois, du type de contrat social sur lequel repose l’État. Le contrat social suit-il (ou plutôt devrait-il suivre) un idéal utilitaire de maximisation du bien être collectif (un idéal inspiré du marché) ? Ou s’agit-il de créer une communauté d’égaux (un idéal d’adhésion) ? 7
La souveraineté fiscale à la croisée des chemins
Ces défis en matière de redistribution et d’égalité remettent en cause de façon spectaculaire le monopole fiscal de l’État et modifient ainsi les relations des États avec leurs administrés : dans ce monde, les États doivent décider s’ils soumettent tous leurs administrés à des règles et des taux d’imposition similaires, indépendamment de l’élasticité de leurs choix de résidence, auquel cas ils risquent de perdre ceux qui sont les plus mobiles et les plus riches. Or, repousser les riches peut limiter les fonds disponibles pour les politiques redistributives. Ainsi, en imposant des taux d’imposition et des règles identiques, les États pourraient se contenter d’une société plus pauvre, mais moins inégalitaire. Si, en revanche, ils choisissent de donner du poids aux élasticités variables des contribuables, ils peuvent élargir le gâteau du bien-être collectif, mais risquent de porter atteinte à la fois à la fonction redistributive de l’impôt et au principe exigeant que chaque citoyen bénéficie d’un égal respect et une égale considération pour ses intérêts. En outre, créer des règles et des taux d’imposition ouverts aux stratégies de fragmentation serait contraire à l’égale considération dont devraient bénéficier ceux qui ne peuvent pas facilement dissocier et découper leurs interractions avec l’État. Ne pas le faire permettrait d’offrir à ces dernier un égal respect et considératon, mais serait nuisible pour les autres contribuables, qui seraient ainsi poussés vers un choix binaire entre rester et partir.
On ne saurait trop insister sur l’importance de ce choix pour la gouvernance des États en matière fiscale : il juxtapose deux idéaux-types très différents de relations entre l’État et les contribuables ; une version de l’État maximisant l’utilité, d’une part, et une communauté d’égaux, d’autre part. Dans le premier cas, les États se soumettent aux règles du marché et fonctionnent davantage comme une organisation maximisant l’utilité, qui optimise les recettes fiscales (et autres avantages) qu’elle peut percevoir de ses résidents actuels et potentiels. Pour ce faire, ils doivent accorder un poids considérable aux élasticités du choix de la juridiction par les contribuables. Le résultat est que le exit prévaut sur le voice et l’appartenance à la communauté. Dans le second cas, l’État ignore ces élasticités au nom de l’égalité et renforce un système dans lequel l’appartenance d’une personne à l’État détermine son régime fiscal, la poussant à faire des choix binaires entre rester ou partir et portant potentiellement atteinte au bien-être collectif.
La coopération multilatérale peut-elle apporter une réponse ?
Compte tenu de la diminution du pouvoir coercitif de l’État en matière de fiscalité et des défis de la fragmentation, nous ne pouvons plus supposer que l’État serait en mesure d’actualiser un idéal de justice. Dans de nombreux cas, ce n’est que par le biais d’un accord de coopération que les États pourraient retrouver ces pouvoirs. La coopération devient donc un moyen prometteur pour les États de regagner leur légitimité en renforçant leur capacité à créer les conditions pour une action collective de leurs citoyens, traités avec un respect et une attention égale.
L’année 2021 a été marquée par une avancée impressionnante dans la coopération multilatérale lorsque l’accord sur les deux piliers initié par l’OCDE a été signé par près de 140 pays. La partie la plus prometteuse de cet accord, intitulée « deuxième pilier », propose un taux minimum effectif d’imposition de 15 %, qui serait applicable aux plus grandes sociétés multinationales. Jusqu’à présent, les discussions se sont limitées à l’imposition des sociétés, mais on pourrait imaginer un effort similaire axé sur l’imposition des revenus des particuliers, bien qu’il soit extrêmement difficile à mettre en œuvre. En cas de succès (et c’est sans doute une hypothèse peu probable), un accord multilatéral – fonctionnant comme un cartel – pourrait potentiellement renforcer la capacité des États à redistribuer les richesses. On peut supposer que si les États coopéraient pour imposer un « prix » d’imposition cartellisé, ils pourraient résoudre la tension entre les contribuables « élastiques » et les autres, préserver la capacité redistributive et limiter la discrimination par les prix fondée sur l’élasticité relative des contribuables.
Mais au-delà des obstacles importants à l’obtention d’une telle solution coopérative, l’arène multilatérale soulève des préoccupations supplémentaires en matière de justice – la justice globale.
La raison en est que l’idée de coopération, qui sonne comme un scénario inévitablement heureux qui peut servir les intérêts de toutes les parties coopérantes, n’est pas nécessairement souhaitable pour tous. En fait, malgré une forte intuition contraire, le fait que tout le monde soit d’accord ne signifie pas que l’accord soit bon pour toutes les parties. Cela n’est pas seulement vrai dans le cas évident où l’on est contraint ou forcé de conclure un accord. Même en l’absence de tromperie ou de pouvoir de coercition grossier, la coopération en soi n’offre pas la garantie de servir les intérêts des parties coopérantes. Les mécanismes de coopération en eux-mêmes peuvent conférer à certains acteurs (notamment ceux qui fixent la norme de coopération) un pouvoir excessif. Si l’exploitation du pouvoir collectif des parties coopérantes peut être bénéfique (par exemple, pour l’application des règles fiscales aux entreprises multinationales, aux ressources mobiles et aux contribuables mobiles), elle peut également inciter certains acteurs à adhérer à l’accord de coopération même s’ils auraient préféré un résultat différent (ou pas de coopération du tout).
En fait, les cas où la coopération a nui à certaines des parties coopérantes ne sont pas inconnus dans le domaine de la fiscalité internationale. Au fil des ans, les accords de coopération dans le domaine de la fiscalité internationale ont eu tendance à promouvoir les intérêts des pays développés, en les favorisant par rapport à ceux des pays en développement, et parfois même en sapant ces derniers. Même des instruments apparemment inoffensifs, tels que les traités visant à prévenir la double imposition négociés sur une base bilatérale, tendent à allouer des recettes fiscales en faveur des pays développés au détriment de leurs homologues en développement 8 .
De même, nombreux sont ceux qui ont affirmé que l’accord à deux piliers de 2021 est également défavorable aux pays pauvres. Ainsi, si l’on n’y remédie pas correctement, le risque existe qu’un défaut similaire affecte également les futurs accords fiscaux internationaux. Cette situation difficile est liée non seulement au pouvoir de négociation supérieur dont jouissent souvent les pays développés lors de la négociation de pactes internationaux, mais aussi à la structure en réseau de nombre de ces accords et au fait que l’OCDE fixe souvent l’ordre du jour des initiatives multilatérales 9 . Il convient donc d’être prudent et de ne pas considérer cette réalisation comme intrinsèquement justifiée, ou même comme intrinsèquement souhaitable, simplement parce qu’elle est coopérative.
Mais même si l’accord international s’avère bénéfique pour tous les pays concernés dans le cadre d’une solution pareto-efficace, il devrait être réévalué, en tenant compte des principes d’équité entre les nations et de justice globale. Le stade actuel de la coopération internationale en matière fiscale est sans précédent. Comme beaucoup l’ont observé, nous assistons actuellement à l’émergence d’un nouveau régime fiscal international qui, s’il réussit, remplacera le régime centenaire mis en place dans les années 1920 par la Ligue des nations. Certains dirigeants financiers du monde ont affirmé qu’avec cet accord, nous entrons dans l’ère du multilatéralisme en matière de fiscalité internationale. Si c’est effectivement le cas, si nous assistons à la formation d’une communauté fiscale mondiale, nous devons réexaminer la question des devoirs de justice auxquels une telle communauté doit adhérer pour être légitime 10 .
Les principes de justice globale peuvent exiger que les pays du monde, et l’OCDE en particulier, respectent un devoir actif de justice envers les pays pauvres ou peut-être envers les pauvres du monde plus généralement, au lieu de simplement se conformer à leur « accord » négocié. Il n’est pas nécessaire d’être cosmopolite pour reconnaître que 2021 représente un nouveau niveau de coopération institutionnelle internationale en matière fiscale, un niveau qui impose un devoir de justice au-delà des frontières nationales. Le niveau actuel de coopération, selon moi, ne permet pas seulement aux pays de travailler ensemble pour maximiser le bien-être global, mais exige également que les bénéfices de la coopération soient répartis équitablement au sein de la communauté internationale.
Notes
- Tsilly Dagan, ‘The Global Market for Tax & Legal Rules’, 21 FLA. TAX REV. 148, 168 (2017).
- Pour une brève description des techniques de planification fiscale employées par les planificateurs fiscaux, voirTsilly Dagan, International Tax Policy: Between Competition and Cooperation (Cambridge University Press 2017) 27–30.
- Le ‘Projet de l’OCDE sur l’érosion de la base et le transfert de bénéfices du G20’ est un projet de l’OCDE visant à mettre en place un cadre international pour lutter contre l’évasion fiscale des multinationales utilisant des outils d’érosion de la base et de transfert de bénéfices. Le projet a vu le jour en 2013 et n’est pas dans sa phase de mise en œuvre. Voir, https://www.oecd.org/tax/beps/about/.
- Voir, Edward Kleinbard, ‘Stateless Income’, 11 Fla. Tax Rev. 699, 706 (2011).
- Nous faisons ici reference aux concepts développés par Hirschman, voir Albert O Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States (Harvard University Press 1970).
- Voir Reuven S. Avi-Yonah, ‘Globalization, Tax Competition, and the Fiscal Crisis of the Welfare State’, 113 HARV. L. REV. 1573, 1578 (2000). D’aucuns soutiennent que la concurrence fiscale fera baisser les taux d’imposition à un niveau sous-optimal, où les États seront contraints de ne pas fournir suffisamment de biens publics. Pour un modèle formel soutenant cet argument, voir George R. Zodrow & Peter Mieszkowski, ‘Pigou, Tiebout, Property Taxation, and the Underprovision of Local Public Goods’, 19 J. Urban Econ. 356 (1986). Bien que l’on ne sache pas exactement ce qui constitue le niveau optimal de biens publics (voir John Douglas Wilson, « Theories of Tax Competition », 52 Nat’l Tax J. 269, 270 (1999)), il est assez évident que la redistribution serait réduite.
- Pour plus d’informations sur ce choix, voir Tsilly Dagan, ‘Reimagining Tax Justice in a Globalised World »-‘ dans Dominic de Cogan, & Peter Harris (Eds.). Tax Justice and Tax Law : Understanding Unfairness in Tax Systems (Hart Publishing, 2020). Version numérique disponible à l’adresse suivante : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3602678
- Pour plus d’informations à ce sujet, voir par exemple Dagan (n 3) 72–119.
- Pour en savoir plus, voir , ibid 142–184.
- Pour une analyse complète de l’application des différentes approches de la philosophie politique à la fiscalité internationale, voir ibid 185–212.
citer l'article
Tsilly Dagan, La justice fiscale à l’ère de la mobilité et de la fragmentation, Groupe d'études géopolitiques, Août 2022,