L’avenir de la responsabilité environnementale : aspects de droit pénal

Rémy Heitz
Procureur Général près la Cour de CassationIssue
Issue #6Auteurs
Rémy Heitz
                Une revue scientifique publiée par le Groupe d'études géopolitiques
Climat : la décennie critique
Dix ans après son adoption, l’Accord de Paris demeure une étape fondatrice dans l’histoire de la lutte contre le dérèglement climatique. Conclu le 12 décembre 2015 à l’issue de la COP21, dans une atmosphère de gravité et d’espérance, il incarne le moment où la communauté internationale a reconnu, d’une seule voix, que l’élévation des températures constituait une menace existentielle pour les sociétés humaines, les équilibres planétaires et les droits fondamentaux. Dans une capitale encore meurtrie par les attentats du 13 novembre, cette signature a suscité une émotion politique rare, saluée par une ovation. Ce texte d’un nouveau genre engageait les 196 parties à contenir le réchauffement « bien en deçà de 2°C », avec l’objectif de poursuivre les efforts pour limiter la hausse à 1,5°C, un seuil revendiqué par les pays les plus vulnérables et validé par la science comme ligne de crête entre dérèglement et basculement.
L’Accord est également le fruit d’un consensus scientifique mondial, basé sur les travaux du GIEC, soulignant l’urgence d’agir pour limiter les émissions. La reconnaissance du lien entre activités humaines et changement climatique y est désormais incontestée sur le plan diplomatique, ce qui marque un dépassement des clivages observés dans les négociations précédentes (notamment à Copenhague, en 2009).
Mais au-delà de cette séquence climatique, la décennie écoulée a vu émerger une prise de conscience écologique globale, incluant la biodiversité, la pollution, l’épuisement des ressources, les dommages aux océans, etc. Le rapport 2019 de l’IPBES 1 , qualifié de « GIEC de la biodiversité », estime qu’un million d’espèces animales et végétales sont aujourd’hui menacées d’extinction 2 . En 2022, le Programme des Nations-Unies pour l’environnement et Interpol chiffraient à près de 280 milliards d’euros par an les profits illégaux issus de la criminalité environnementale dans le monde ; un montant supérieur à celui de la criminalité liée à la drogue. Ils évoquaient une augmentation de 5 à 7 % par an des crimes environnementaux à l’échelle planétaire. Cette criminalité prend des formes multiples : pollution industrielle, trafic d’espèces, déforestation illégale, pêche illicite, déchets toxiques 3 .
De surcroît, les atteintes à l’environnement sont aussi un phénomène sécuritaire. Alors que le rapport paru en janvier 2025 de l’observatoire européen Copernicus souligne que 2024 est probablement l’année la plus chaude jamais enregistrée, plusieurs études menées dans différents pays, dont les Etats-Unis, l’Espagne et la Corée du Sud, montrent que la hausse des températures favorise les actes de violence et de criminalité. Selon l’étude des universités de Princeton et Berkeley, une hausse des températures de 1 °C par rapport à la normale saisonnière suffit pour que le nombre de violences, telles que les violences conjugales, meurtres, viols, augmente de 4 % 4 .
Face à cette situation, la société civile s’empare du droit. Les actions judiciaires se multiplient, tant devant les juridictions administratives que judiciaires, souvent à l’initiative d’associations environnementales, de collectifs citoyens, voire de collectivités territoriales.
Dans ce contexte, la justice pénale environnementale a-t-elle suivi ce mouvement de fond ? A-t-elle connu, elle aussi, une décennie de consolidation et d’extension ?
La France s’apprête désormais à transposer la directive européenne 2024/1203 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal, adoptée le 11 avril 2024 5 , qui élargit considérablement le champ des infractions environnementales (de 9 à 20), renforce le principe de responsabilité des personnes morales, impose des sanctions proportionnées au chiffre d’affaires, et évoque pour la première fois dans un texte européen des comportements « comparables à l’écocide ». Cette transposition pourrait être l’occasion, d’un toilettage ambitieux du droit pénal de l’environnement, aujourd’hui victime d’une inflation normative.
Cette évolution serait d’autant plus nécessaire que, parallèlement, plusieurs rapports publics – celui de l’Inspection générale de la Justice et du Conseil général de l’environnement et du développement durable en 2019 6 , comme celui publié sous l’égide du Parquet général de la Cour de cassation en 2023 7 – ont souligné les défaillances de l’effectivité pénale : insuffisance des moyens d’enquête, atomisation des compétences, manque de culture environnementale chez les acteurs judiciaires.
La décennie qui s’ouvre pourrait donc être celle d’un renversement de perspective. Le droit pénal, longtemps réticent à sanctionner les atteintes à l’environnement autrement que comme dommages collatéraux, est désormais sollicité pour devenir un vecteur de dissuasion, de justice et de réparation. Mais il reste à déterminer s’il peut être à la hauteur de cette ambition.
I – Une décennie de structuration du droit pénal environnemental français : entre affirmation institutionnelle et quête d’effectivité
Au cours des dix dernières années, la France a opéré une mutation progressive de son approche en matière de droit pénal de l’environnement. Longtemps relégué à une fonction résiduelle du droit administratif ou économique, le droit pénal environnemental s’est affirmé comme un champ autonome, spécialisé, appelé à répondre à la gravité croissante des atteintes à l’environnement, à la complexité des infractions et à l’exigence de visibilité de la réponse pénale. Cette évolution s’est traduite tant par une réforme des incriminations, une spécialisation des acteurs judiciaires, qu’une adaptation des outils procéduraux aux enjeux contemporains.
1 – L’évolution normative : vers une pénalisation accrue des atteintes à l’environnement
La loi Climat et Résilience du 22 août 2021 8 , fruit des travaux de la Convention citoyenne sur le climat 9 , en 2020, a constitué une étape importante dans le processus de réécriture du droit pénal de l’environnement. Cette loi a notamment créé le délit d’écocide, prévu à l’article L. 231-3 du Code de l’environnement, défini comme une pollution intentionnelle ou par violation manifestement délibérée d’une obligation spécifique, lorsqu’elle cause des effets graves, durables ou étendus à la santé, à la flore, à la faune ou à la qualité de l’air, du sol ou de l’eau. Bien qu’ambitieux dans sa formulation, ce délit, d’ordre national, se distingue nettement du projet international d’écocide en discussion dans les enceintes internationales, par son périmètre plus limité.
Par ailleurs, la même loi a renforcé le régime des sanctions, en portant les peines d’amendes à des montants significatifs (jusqu’à 4,5 millions d’euros).
Ce renforcement normatif s’est accompagné d’une réforme de l’organisation judiciaire, visant une réponse pénale plus spécialisée et plus cohérente face à la complexité technique et juridique des atteintes environnementales.
2 – La spécialisation de la justice environnementale : une réponse institutionnelle à la complexité
Cette spécialisation de la réponse pénale s’est concrétisée, à partir de 2021, par la mise en place des pôles régionaux environnementaux (PRE). Créés par l’article 15 de la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 10 et organisés par le décret n° 2021-286 du 16 mars 2021 11 , ces pôles – implantés aujourd’hui dans trente-sept tribunaux judiciaires – exercent une compétence élargie sur l’ensemble du ressort de leur cour d’appel pour les délits environnementaux complexes, ainsi que pour l’action civile en réparation du préjudice écologique. Dotés de magistrats référents, d’assistants spécialisés et d’une coopération renforcée avec l’Office français de la biodiversité, les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement et les services déconcentrés, les PRE concentrent l’expertise technique et favorisent une instruction plus rapide des dossiers. Pour autant, le rapport de l’Inspection générale de la justice de 2023 constate des pratiques hétérogènes, un déficit de moyens humains et l’absence d’indicateurs unifiés d’activité. Il recommande un financement dédié, une formation obligatoire des personnels et la création d’un réseau national d’appui pour transformer les PRE en véritables « pilotes territoriaux de la justice environnementale » 12 .
S’y ajoutent les Comités opérationnels de lutte contre la délinquance environnementale (COLDEN), institués par décret en septembre 2023, sous la présidence des procureurs de la République, afin de coordonner au niveau local les services judiciaires, administratifs et techniques compétents.
Du côté de l’enquête, la création en 2023 du Commandement pour l’environnement et la santé (CESAN) au sein de la gendarmerie nationale permet de coordonner les investigations, d’analyser les menaces, de centraliser les données et de favoriser les coopérations internationales. Il s’appuie sur plus de 4000 gendarmes formés, en charge des questions de sécurité environnementale et sanitaire, présents sur l’ensemble du territoire, en métropole comme en outre-mer et exerce une autorité fonctionnelle sur l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP). Cette unité de police judiciaire interministérielle, créée en 2004, est chargée notamment des enquêtes complexes de trafics liés à l’environnement, à la santé publique et à la maltraitance animale.
Dans ce contexte de réévaluation de l’effectivité du droit pénal de l’environnement, la circulaire de politique pénale du 11 octobre 2023 a marqué une inflexion notable. Elle consacre les atteintes à l’environnement comme une priorité nationale, enjoignant les parquets à se doter de référents spécialisés, à améliorer le suivi statistique des infractions environnementales, et à mobiliser l’ensemble des outils à leur disposition, y compris les alternatives aux poursuites. Mais la circulaire insiste également sur un autre levier fondamental : la coopération interinstitutionnelle. Elle appelle à un renforcement des liens entre l’autorité judiciaire et les services administratifs via des conventions locales ou régionales. La circulaire du 11 mai 2021, quant à elle, a invité les parquets à systématiquement rechercher la responsabilité pénale des personnes morales. Ces orientations témoignent d’une prise de conscience : la réponse pénale ne saurait être pleinement opérante sans une articulation étroite avec les services de contrôle et de police environnementale. Elle ne le peut également sans disposer d’instruments juridiques adaptés, qui se renouvellent progressivement.
3 – Des instruments juridiques renouvelés pour favoriser l’effectivité et la réactivité
Face aux critiques récurrentes portant sur la lenteur et l’inefficacité de la justice environnementale, de nouveaux instruments ont été déployés pour renforcer la réactivité de l’action pénale.
La loi de 2016 sur la biodiversité et la loi de 2019 renforçant la police de l’environnement ont étendu l’accès aux techniques spéciales d’enquête (écoutes, géolocalisation, infiltration) aux atteintes à l’environnement, reconnaissant ainsi leur proximité avec la criminalité organisée.
La Convention judiciaire d’intérêt public environnementale (CJIP), introduite par la loi du 24 décembre 2020, constitue une autre innovation majeure. Inspirée de la CJIP anticorruption, elle permet au procureur de conclure un accord avec une entreprise mise en cause pour un délit environnemental, en contrepartie d’une amende (pouvant atteindre 30 % du chiffre d’affaires), d’une obligation de réparation du dommage écologique et d’un audit de conformité. Cette procédure évite un procès pénal pour permettre une réponse rapide et proportionnée, notamment dans les dossiers techniques à forte dimension économique. Mise en œuvre par nombre de parquets locaux, notamment en matière de pollutions des eaux, elle s’est rapidement développée jusqu’à dépasser la CJIP financière 13 .
Enfin, le référé pénal environnemental, quant à lui, permet au juge des libertés ou au juge d’instruction d’ordonner en urgence des mesures conservatoires (mise en conformité, suspension d’activité, remise en état), en présence d’un risque imminent pour l’environnement. Cette procédure, comme l’a confirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 28 janvier 2020, n’est pas subordonnée à la caractérisation d’une faute pénale, ce qui renforce son utilité préventive 14 .
Cette structuration du droit pénal français est intervenue dans un contexte international et européen porteur d’enjeux à la fois spécifiques et décisifs.
II – Une dynamique européenne : entre ambitions renouvelées et limites systémiques
La décennie écoulée a vu émerger une architecture juridique environnementale renforcée au niveau européen et international. La multiplication des initiatives normatives et la reconnaissance accrue de la justice environnementale par les juridictions régionales témoignent d’une dynamique institutionnelle tangible. Mais ces progrès se heurtent encore à des limites structurelles et politiques majeures, notamment quant à l’effectivité du droit pénal environnemental dans un espace fragmenté et politiquement hétérogène.
1 – Une relance normative européenne centrée sur la directive 2024/1203
Le texte pivot de cette période est la très récente directive (UE) 2024/1203 du 11 avril 2024 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal. En mai 2021, le Parlement européen avait appelé la Commission européenne et le Conseil de l’Union à faire de la lutte contre la criminalité environnementale une priorité 15 .
Cette nouvelle directive remplace la directive 2008/99/CE et marque un changement d’échelle : elle élargit la liste des infractions environnementales de 9 à 20, renforce la responsabilité des personnes morales, introduit des peines d’amende significativement augmentées (jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires mondial annuel), et impose aux États membres de prévoir des mécanismes d’enquête spécialisés. Le texte exige en outre une coordination avec les autorités administratives et environnementales pour garantir l’efficacité des poursuites pénales.
Par ailleurs, sous l’impulsion du Parlement européen, lui-même interpellé par des organisations non gouvernementales, comme la fondation Stop Écocide, la directive consacre, pour la première fois dans un texte de l’Union, la notion de comportements comparables à un écocide, sans employer le terme directement, mais en évoquant les infractions causant des dommages étendus, durables et irréversibles à l’environnement.
Pour favoriser la mise en œuvre du cadre européen et, plus généralement, permettre la poursuite et le jugement d’une criminalité largement internationalisée, la France collabore activement avec Europol et Eurojust, notamment dans le cadre d’enquêtes communes avec plusieurs pays européens. Ainsi des équipes communes d’enquête ont-elles été mises en place pour lutter contre le trafic international de déchets.
Enfin, la formation commune des acteurs est un volet important de la coopération. L’UE finance des programmes de formation croisés pour policiers, douaniers, magistrats (par ex. via l’Académie CEPOL ou le Réseau européen de formation judiciaire) pour diffuser une culture commune de la lutte contre les atteintes à l’environnement. La France promeut également des initiatives bilatérales : la Gendarmerie a organisé avec l’Espagne un exercice conjoint sur la traque des trafiquants de déchets électroniques en 2024. Par ailleurs, l’École nationale de la magistrature a lancé un module spécifique sur le droit pénal de l’environnement ouvert aux magistrats d’autres États membres. Tous ces efforts visent à réduire le fossé entre la sophistication croissante des crimes verts et la réponse souvent morcelée et tardive des autorités. Ils sont renforcés par les initiatives venues du Conseil de l’Europe.
2 – La Convention du Conseil de l’Europe sur la criminalité environnementale : vers un cadre commun de coopération
Le Conseil de l’Europe a adopté, le 14 mai 2025, une Convention sur la lutte contre la criminalité environnementale, destinée à combler les lacunes de la Convention de Berne (1979) et à renforcer la coopération entre États dans la répression des atteintes graves à l’environnement. Cette convention constitue le premier instrument international juridiquement contraignant visant à lutter contre la criminalité environnementale. Elle contient une définition large des infractions environnementales, renforce les échanges transfrontaliers de preuves, et appelle à la création d’unités spécialisées nationales coordonnées au niveau européen 16 .
Elle se donne pour but de prévenir et de combattre efficacement la criminalité environnementale ; de promouvoir et d’améliorer la coopération nationale et internationale dans la lutte contre la criminalité environnementale ; d’établir des normes minimales pour guider les États dans leur législation nationale. Elle engage les États à poursuivre pénalement les atteintes intentionnelles ou gravement négligentes à la nature, et promeut une justice restaurative par le biais d’outils de réparation écologique et de sanctions à effet pédagogique.
3 – La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme : un levier indirect mais croissant
La CEDH, bien qu’elle ne sanctionne pas directement les atteintes à l’environnement, a progressivement développé une jurisprudence protectrice fondée sur les articles 2, 6 et surtout 8 de la Convention. L’article 8, garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale, tout particulièrement, constitue depuis l’arrêt Lopez-Ostra c. Espagne (1994) 17 le vecteur principal d’une protection environnementale « par ricochet », chaque fois qu’une atteinte à l’environnement emporte des conséquences graves sur la sphère privée ou la santé d’un individu. 18
L’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz c. Suisse, dit Ainées suisses, (2024) 19 représente un tournant : la Cour y affirme qu’un manquement grave d’un État à ses obligations climatiques peut constituer une violation du droit à la vie privée, en raison de l’exposition prévisible à des risques climatiques menaçant la santé et la dignité des requérante.
Cette décision prolonge une jurisprudence désormais établie, notamment Öneryildiz c. Turquie 20 (2004) et Tătar c. Roumanie 21 (2009), qui imposent aux États des obligations positives de prévention des risques environnementaux graves. Dans un article de référence, Siofra O’Leary, ancienne présidente de la CEDH, analyse cette évolution comme une contribution déterminante à la protection des générations futures, en soulignant que la Cour adapte l’interprétation dynamique de la Convention aux enjeux systémiques du changement climatique. 22
Ainsi, si la CEDH ne consacre pas directement une responsabilité pénale de l’État ou des entreprises, sa jurisprudence influence de plus en plus la pratique des juges nationaux et constitue un levier important dans le contentieux climatique stratégique. Ceci dans un contexte particulier, qui place l’institution judiciaire sous tension.
III – Une justice pénale sous tension : entre attentes sociales, quête d’effectivité et limites du modèle répressif
La montée en puissance de la justice pénale environnementale au cours de la dernière décennie s’inscrit dans un contexte profondément transformé : conscience écologique aiguë, mobilisation citoyenne inédite, internationalisation des normes, et montée en technicité des dossiers. Mais ces avancées s’accompagnent de tensions structurelles : entre l’urgence d’une réponse répressive visible et les exigences de prudence et de garantie propres au droit pénal, entre une recherche d’expressivité du droit pénal, par exemple avec le crime d’écocide, et les réalités de l’enquête, de la charge de la preuve, du temps judiciaire. Ces tensions questionnent les finalités mêmes du droit pénal environnemental et imposent de penser son rôle dans une société confrontée à des périls systémiques.
1 – La pression sociale sur la justice : vers une pénalisation revendiquée des questions environnementales
Les citoyens ne se contentent plus de pétitions ou de manifestations : ils investissent la sphère juridique. Depuis la Convention citoyenne pour le climat, qui a explicitement demandé la reconnaissance d’un crime d’écocide, jusqu’aux multiples contentieux climatiques et écologiques engagés par des ONG, des collectivités, voire des jeunes générations, la société civile exige une réponse pénale à la hauteur des atteintes subies. Ce mouvement se nourrit d’un sentiment d’injustice écologique croissante nourri de la conviction que les pollueurs sont rarement poursuivis pénalement, tandis que des militants environnementaux font régulièrement l’objet de poursuites.
Par ailleurs, l’essor du militantisme écologiste au cours des dix dernières années a entraîné une multiplication des actions de désobéissance civile – blocages, intrusions sur des sites industriels, recouvrements symboliques de monuments ou d’objets d’art, fauchages, décrochages de portraits du chef de l’Etat, etc. Si ces actions se revendiquent souvent non violentes, elles n’en contreviennent pas moins aux règles de droit commun, exposant leurs auteurs à des poursuites pénales, notamment pour dégradations, intrusions ou entraves.
Cette situation place la justice pénale dans une position particulièrement délicate. Les parquets, et plus largement l’autorité judiciaire, sont appelés à exercer une appréciation complexe : faire respecter la légalité républicaine, tout en prenant en compte la finalité politique ou sociétale de ces mobilisations, souvent adossées à une revendication d’intérêt général – la protection de l’environnement – et à des impératifs moraux de survie écologique. 23
La Cour de cassation s’est progressivement dotée d’une jurisprudence nuancée sur ce point, dans la lignée de la CEDH. Elle s’attache à préserver la liberté d’expression et de manifestation dans une société démocratique, tout en réaffirmant les limites posées par l’ordre public et le respect des droits d’autrui. Dans un arrêt de principe du 26 avril 2022 24 , la chambre criminelle a ainsi censuré une condamnation pour dégradation à l’encontre d’un militant écologiste, en estimant que les juges n’avaient pas suffisamment mis en balance le droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la CEDH, avec les impératifs de répression pénale.
Cette jurisprudence est directement inspirée des critères dégagés par la CEDH, notamment dans l’arrêt Éon c. France 25 (14 mars 2013), selon lesquels les juridictions doivent vérifier si l’ingérence dans la liberté d’expression poursuit un but légitime, est prévue par la loi et proportionnée à l’objectif poursuivi. Dans l’arrêt Ludes et autres c. France (3 juillet 2025), la CEDH a jugé que la condamnation de militants pour le décrochage de portraits présidentiels ne violait pas l’article 10 26 . Elle a souligné le soin apporté par les juridictions nationales à apprécier la proportionnalité, en tenant compte du contexte militant. La Cour a considéré que les sanctions — faibles amendes avec sursis — n’étaient pas disproportionnées au regard du but légitime poursuivi.
L’application de ces principes, en particulier du principe de proportionnalité, à des formes nouvelles de mobilisation écologique appelle à un dialogue jurisprudentiel renforcé, et à une vigilance constante pour que la réponse pénale ne devienne pas un instrument de dissuasion ou de stigmatisation.
Dans ce cadre, le rôle du ministère public est particulièrement exposé. Les parquets sont en première ligne pour qualifier les faits, apprécier l’opportunité des poursuites, et parfois proposer des alternatives aux poursuites dans des contextes sensibles. Le rapport du groupe de travail conduit par le procureur général François Molins 27 a insisté à juste titre sur l’importance de préserver un équilibre entre fermeté dans la répression des infractions et reconnaissance de la nature spécifique de certaines expressions contestataires, notamment dans le champ environnemental. Il a appelé à une lecture contextualisée des faits, à une formation adaptée des magistrats, et à un suivi attentif de la jurisprudence européenne en constante évolution.
2 – Les défis de l’effectivité : preuve, expertise, délai
De surcroît, la justice pénale environnementale reste confrontée à plusieurs défis structurels. L’inflation des textes, l’absence d’évaluation précise de la criminalité environnementale, et les limites du modèle répressif interrogent notamment l’effectivité réelle du droit pénal dans ce domaine. Dans une étude de 2021, le service statistique ministérielle du ministère de la Justice a montré que, entre 2015 et 2019, les parquets ont traité 86 200 affaires avec auteur identifié, liées à une atteinte à l’environnement c’est-à-dire moins de 1 % de l’ensemble des affaires pénales avec auteur identifié sur cette période. Entre 2015 et 2019, 6 190 personnes ont été jugées au tribunal correctionnel pour des atteintes à l’environnement, soit 0,3 % de l’ensemble des personnes jugées. 28
Des obstacles opérationnels majeurs doivent également être surmontés, en particulier s’agissant :
- de la preuve : les infractions environnementales impliquent souvent des chaînes causales complexes, des effets différés, une multiplicité d’acteurs et de facteurs. Il est difficile d’isoler la responsabilité individuelle dans des dynamiques systémiques ou industrielles ;
 - de l’expertise scientifique : elle est indispensable pour caractériser l’ampleur du dommage écologique, mais suppose des ressources rares, du temps, et une articulation fine entre juges, enquêteurs, et spécialistes ;
 - des délais : la temporalité de la procédure pénale (instruction, expertise, jugement) se heurte à l’urgence écologique. Une pollution de cours d’eau peut être jugée dix ans après les faits, rendant la sanction sans portée réparatrice ou dissuasive.
 
Le droit pénal environnemental français pâtit d’une inflation normative désorganisée : plus de 2000 infractions réparties dans 15 codes, des qualifications parfois obsolètes, et une absence de lisibilité stratégique. Le droit pénal de l’environnement français souffre d’un morcellement historique. Issu de strates successives de réformes, il s’organise autour du Code de l’environnement, mais repose aussi sur d’autres codes (rural, forestier, minier, santé publique, transport maritime, etc.), multipliant les sources et les régimes particuliers. Cette dispersion rend son appropriation difficile, en particulier pour les praticiens.
En outre, la hiérarchie des infractions n’est pas toujours cohérente. Certaines atteintes graves à l’environnement relèvent de simples contraventions ou de délits peu réprimés, tandis que d’autres, aux conséquences moindres, peuvent être punies plus sévèrement. Cette inégalité dans le traitement pénal des atteintes interroge la symbolique même du droit, sa lisibilité et sa fonction expressive.
Le rapport précité sur le traitement pénal du contentieux de l’environnement propose un toilettage législatif, appelant à reconstruire un droit pénal environnemental lisible, hiérarchisé et opérationnel.
Par ailleurs, l’absence d’indicateurs fiables sur la criminalité environnementale limite la capacité des pouvoirs publics à calibrer leur action. Le rapport des inspections générales des ministères de la justice et de l’écologie, intitulé « Une justice pour l’environnement », précité, en 2019, a souligné à cet égard l’insuffisance des données statistiques sur les procédures engagées, les taux de poursuites ou la typologie des infractions.
Le droit pénal environnemental, pour être effectif, doit s’outiller, se simplifier, se projeter dans des logiques de réponse rapide et ciblée.
3 – Prévention, réparation, dissuasion : quelles finalités pour le droit pénal environnemental ?
Le développement du droit pénal environnemental réactive une question classique : qu’attend-on réellement de la peine dans ce domaine ?
- Prévenir les atteintes futures en sanctionnant les comportements illicites passés ?
 - Réparer les dommages subis, y compris les préjudices écologiques irréversibles ?
 - Dissuader par la menace d’une sanction visible ?
 - Ou marquer symboliquement une limite, en qualifiant l’intolérable et en fixant des repères sociaux ?
 
Ces fonctions se télescopent parfois : la réparation environnementale est souvent illusoire en cas de destruction d’un écosystème ; la dissuasion est incertaine face à des acteurs puissants ou transnationaux ; la prévention exige des mesures structurelles bien au-delà de la seule sanction pénale.
Surtout, ces fonctions ne peuvent se penser uniquement à l’échelle du territoire national mais incluent une dimension mondiale évidente.
4 – L’avenir de la coopération internationale : vers une justice pénale internationale écologique ?
Alors que les défis environnementaux s’affranchissent des frontières et prennent une dimension planétaire, la justice pénale ne peut plus se penser exclusivement dans un cadre national. Le besoin d’une réponse internationale coordonnée et juridiquement solide s’impose de manière croissante, tant pour prévenir l’impunité que pour garantir l’effectivité des sanctions. À ce titre, plusieurs dynamiques convergentes, à l’échelle mondiale et européenne, nourrissent l’émergence progressive d’une justice pénale écologique internationale.
Sur le plan mondial, le débat autour de l’écocide comme cinquième crime international relevant du Statut de Rome, qui instaure la Cour pénale internationale (CPI), a gagné en audience au cours des dernières années. En juin 2021, un groupe d’experts mandatés par la Fondation Stop Ecocide a proposé une définition formelle de ce crime, entendu comme : « tout acte illicite ou arbitraire commis en sachant qu’il y a une forte probabilité qu’il cause des dommages graves, étendus ou durables à l’environnement » 29 . Cette initiative s’inscrit dans une volonté de compléter le socle des crimes les plus graves au regard du droit international – génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes d’agression – par un acte qui reconnaîtrait la gravité propre des atteintes systématiques à la biosphère. La reconnaissance juridique de l’écocide comme crime autonome suppose une modification du Statut de Rome, soit l’accord des deux tiers des États parties.
Sans attendre un tel élargissement, en 2024, le Bureau du Procureur de la CPI a indiqué son intention d’intégrer les atteintes graves à l’environnement dans l’analyse de certains crimes internationaux, notamment en lien avec des situations de conflits armés ou de déplacements de populations massifs 30 . La destruction délibérée d’écosystèmes ou la pollution environnementale de grande ampleur pourraient ainsi, dans certaines circonstances, être considérées comme des éléments constitutifs de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre. Ce mouvement traduit une reconnaissance croissante de la dimension écologique des violations graves du droit international humanitaire et des droits fondamentaux, et ouvre la voie à une interprétation plus englobante de la responsabilité pénale internationale.
À l’échelle de l’Union européenne, un autre chantier s’esquisse : l’extension des compétences du Parquet européen à la criminalité environnementale. Initialement institué en 2021 pour lutter contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (fraude aux subventions, TVA, corruption), il pourrait voir son mandat élargi à d’autres domaines de criminalité grave transfrontière. La criminalité environnementale, par nature diffuse et structurellement transnationale (trafic de déchets, pollution maritime, trafic d’espèces protégées), figure parmi les premières candidates à cette extension.
Si elle reste hypothétique à court terme, l’idée progresse, soutenue par certains États comme l’Allemagne. Si elle se concrétisait, cette réforme permettrait de surmonter les limites actuelles de la coopération judiciaire traditionnelle en confiant à une autorité européenne unique la direction d’enquêtes complexes, avec un mandat d’action direct dans l’ensemble des États participants.
Dans l’attente de cette évolution, Eurojust continue d’assumer un rôle pivot dans la coordination des poursuites environnementales entre États membres, en facilitant les échanges d’information, la résolution des conflits de compétence, et le respect du principe ne bis in idem. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en tant que garante de l’interprétation uniforme du droit de l’Union, pourrait également être amenée à trancher des questions préjudicielles importantes dans ce domaine en expansion.
Ainsi, l’avenir de la justice pénale environnementale se joue aussi à l’échelle des institutions internationales et européennes.
Conclusion
Avec l’Accord de Paris, un élan mondial sans précédent avait été amorcé. Cette décennie a vu émerger, dans le sillage des engagements climatiques, une prise de conscience juridique profonde, y compris dans le champ pénal. La justice, et plus particulièrement la justice pénale environnementale, s’est progressivement constituée en levier d’effectivité et d’exemplarité. De la reconnaissance du préjudice écologique à la mobilisation croissante de la société civile, en passant par les réformes législatives nationales et les avancées européennes, la période qui s’est écoulée a porté des promesses tangibles.
Malgré des fragilités toujours bien présentes, la justice pénale environnementale a incontestablement gagné en visibilité, en cohérence et en ambition. En France comme à l’échelle européenne, les évolutions législatives, institutionnelles et doctrinales traduisent une volonté nouvelle de faire du droit pénal un instrument pertinent face à la gravité des atteintes écologiques. La multiplication des incriminations, la spécialisation des juridictions, l’expérimentation d’outils procéduraux innovants, ou encore la reconnaissance croissante du préjudice écologique témoignent d’un mouvement profond de structuration.
Pourtant, l’horizon semble aujourd’hui s’assombrir. À la dynamique d’institutionnalisation succède une phase de tensions multiples : recul de certains États sur leurs engagements climatiques et écologiques, critiques populistes contre la justice et l’expertise, attaques contre l’État de droit, recul des libertés publiques, y compris en Europe. L’écologie elle-même devient objet de clivages idéologiques, quand elle ne se voit pas accusée d’entraver la souveraineté ou la croissance.
Mais il serait réducteur de clore ce cycle sur une note défaitiste. Car la nécessité, elle, demeure. Plus pressante, plus exigeante, plus irréversible. Et les forces vives sont là : des juridictions supranationales qui innovent, des magistrats qui se spécialisent, des citoyens qui s’emparent du droit, des associations, des scientifiques, des juristes qui ne renoncent pas. La justice pénale environnementale n’est pas un luxe ni une utopie : elle est un outil parmi d’autres pour affronter l’Anthropocène, et préserver ce qui peut l’être. Il nous appartient de lui donner les moyens d’être à la hauteur du siècle qui s’ouvre.
Notes
- Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services
 - IPBES, Rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, 2019.
 - Interpol et PNUE, Environmental Crime: A Growing Threat to Natural Resources, Peace, Development and Security, 2022
 - Solomon M Hsiang, Marshall Burke and Edward Miguel, « Quantifying the Influence of Climate on Human Conflict », (2013) 341(6151) Science 1235367
 - Directive 2024/1203 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal et remplaçant les directives 2008/99/CE et 2009/123/CE
 - IGJ, CGEDD, Une justice pour l’environnement, Mission d’évaluation des relations entre justice et environnement, 2019
 - Le traitement pénal du contentieux de l’environnement, rapport du groupe de travail présidé par François Molins, procureur général près la Cour de cassation, Presses universitaires d’Aix Marseille, 2023.
 - Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, JO du 24 août 2021.
 - La Convention citoyenne – réunissant 150 citoyens tirés au sort et mandatés pour proposer des mesures de lutte contre le changement climatique – avait explicitement formulé le souhait de créer une infraction d’écocide, entendue dans un sens fort : comme un crime international contre la sûreté de la planète, susceptible d’être poursuivi à l’échelle mondiale, à l’instar des crimes contre l’humanité. Dans ses propositions (mesure 4.5.1), elle plaidait pour une reconnaissance pleine et entière de l’écocide dans le droit français et international
 - Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, art. 15 (JO 26 déc. 2020)
 - Décret n° 2021-286 du 16 mars 2021 fixant la compétence et l’organisation des pôles régionaux spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement (JO 18 mars 2021)
 - Inspection générale de la justice, Une justice pour l’environnement – Mission de suivi, Rapport d’évaluation, oct. 2023, p. 41-45, In Le traitement pénal du contentieux de l’environnement, ibid
 - Les CJIP sont recensées sur le site du ministère de la Justice. Au 22 mai 2025, on comptait 35 CJIPE sur 62 au total.
 - Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 28 janvier 2020, 19-80.091
 - Résolution 2020/2027 du Parlement européen sur la responsabilité des entreprises dans les dommages causés à l’environnement, 20 mai 2021.
 - Conseil de l’Europe, Convention contre la criminalité environnementale, ouverte à signature le 5 octobre 2023 à Riga.
 - CEDH, López Ostra v Spain, 9 décembre 1994 n°16798/90.
 - Frédéric Sudre, « La jurisprudence « environnementale » de la cour européenne des droits de l’homme au prisme de la « vie privée » », Revue Justice Actualités, n° 30, avril 2025
 - CEDH, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, n°53600/20.
 - CEDH, Öneryıldız c. Turquie, 30 novembre 2004, n°48939/99
 - CEDH, Affaire Tătar c. Roumanie, 6 juillet 2009, n° 67021/01
 - Siofra O’Leary, « La contribution de la Cour européenne des droits de l’homme à la protection de l’environnement et des générations futures », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2023/4
 - Sonya Djemni-Wagner, « Militantisme écologiste et désobéissance civile », Etudes, 2021/5, p. 55 à 65
 - Cass. Crim., n°21-82.251
 - CEDH, Éon c. France, 14 mars 2013,n° 26118/10
 - CEDH, Ludes et autres c. France, 3 juillet 2025, n° 40899/22, 41621/22 et 42956/22
 - Voir n°8.
 - Service statistique ministériel de la justice, « Le traitement du contentieux de l’environnement par la justice pénale entre 2015 et 2019 », Infostat Justice n°182, avril 2021
 - https://www.stopecocide.earth/legal-definition
 - Bureau du Procureur de la CPI, Document de politique générale relatif aux crimes contre l’environnement, 18 décembre 2024
 
citer l'article
Rémy Heitz, L’avenir de la responsabilité environnementale : aspects de droit pénal, Groupe d'études géopolitiques, Nov 2025,