Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Pour un projet européen pour la paix, la démocratie et le climat
Issue #4
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Auteurs

Laurence Tubiana

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Introduction

Les températures mondiales les plus étouffantes en 120 000 ans 1 . Une invasion dévastatrice qui, depuis 18 mois, redéfinit l’espace européen, alors que la Russie étend désormais ses menaces aux portes de la Pologne. De l’armement à l’énergie, l’Ukraine et la crise climatique dominent l’agenda de l’Union européenne et redessinent le paysage politique.

Ensemble, ces enjeux façonneront le nouveau visage de la paix européenne.

Pour le peuple ukrainien et pour nos aspirations européennes partagées, il faut dès aujourd’hui travailler à l’idée de paix non seulement de manière abstraite, mais également comme une nécessité urgente. La montée des tensions, l’amplification de la communication de guerre ont bouleversé nos sociétés. Plus que jamais, c’est le moment de penser la paix, d’en débattre pour en dessiner ses contours et de construire un mouvement pour la paix, le climat et la démocratie

Tandis que l’Ukraine doit préserver son intégrité territoriale, la véritable paix se matérialisera à travers un projet de consolidation et d’expansion européenne. Elle doit résonner bien au-delà des limites géographiques de l’Europe.

Cette guerre ne se résume pas à une lutte pour le territoire : elle est intrinsèquement liée aux enjeux énergétiques, aux ressources fossiles et à l’impératif climatique. Nous sommes à un tournant historique où l’idée d’une Europe pacifique, pilier d’un ordre libéral, s’est fragilisée. Ainsi, la reconstruction de l’Ukraine au sein de l’Europe et la sortie des énergies fossiles sont des missions indissociables. L’Europe post-fossile doit ancrer la paix énergétique et climatique au cœur de ses ambitions.

Cette vision découle d’un obstacle critique : les dépendances européennes sont aujourd’hui utilisées comme des armes. L’Europe sort inéluctablement d’une ère où elle dépendait simultanément des États-Unis pour sa sécurité militaire, de la Chine pour ses chaînes d’approvisionnement, et de la Russie pour son gaz, son pétrole et son charbon. Ces hypothèses de base de la sécurité européenne ont volé en éclats. Il est donc nécessaire de revoir nos concepts, pour leur fournir de nouvelles bases.

« La paix n’est pas simplement l’absence de guerre, mais une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice et de coopération » 2 . Pour passer de la sécurité à la paix, il faut revoir nos modèles politiques et diplomatiques. Si cette vision de la paix doit être portée par la construction de la sécurité humaine et climatique, c’est en quelque sorte un nouveau projet Monnet — le nouveau projet de paix démocratique et écologique de l’Europe — qui doit urgemment être mis en chantier.

En redéfinissant la paix non pas comme une simple absence de conflit mais comme la préservation de notre planète et du bien-être de ses habitants, le projet de paix européen offre ainsi une vision. Cette orientation donne aux citoyens européens une raison d’être, les conduisant vers un nouveau statu quo où l’ère post-fossile sera non seulement une nécessité écologique, mais aussi une nouvelle fondation pour l’apaisement social et la prospérité future.

Le Pacte vert, rendu possible lors des élections européennes de 2019, fait peut-être face à son plus grand défi l’an prochain. Peut-on à la fois sécuriser ses acquis en cas de recul électoral, tout en continuant de donner envie d’Europe climatique, propre et en paix à tous nos citoyens ?

Une chose est sûre : le faible résultat de l’extrême droite en Espagne cet été a montré que le cynisme climatique pleinement assumé par Vox, qui prônait « la sécheresse comme opportunité » 3 n’est jamais aussi porteur dans les urnes qu’on le pense. Même si le doute et le déni restent des facteurs bloquants dans les institutions et dans le quotidien politique, reste aux forces progressistes de capitaliser sur ce constat plus nuancé et d’offrir une vision positive qui nous permettrait de sortir des crises actuelles par le haut. C’est cet espoir qui est ébauché ici.

Dans l’ombre des fossiles, un nouveau projet Monnet ?

De la reconstruction de l’Ukraine à la Communauté politique européenne, un nouveau projet Monnet s’esquisse dans l’ombre des fossiles. Le projet Monnet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, reconnaissait le rôle de l’énergie — le charbon — dans la reconstruction et la paix européennes. Mutualisant les ressources, dont le charbon et l’acier, entre nations autrefois ennemies, il visait à empêcher tout conflit futur en rendant la guerre « non seulement impensable, mais matériellement impossible » 4 . Aujourd’hui, au sein d’une crise d’un autre type, le problème se pose différemment. Pour passer d’une vision étroite de la sécurité à une notion plus complète de paix, il est essentiel de construire un nouveau projet allant au-delà de l’accès aux ressources et leur contrôle, moins ancré dans l’idée de souveraineté et de centralisation.

Le renouvelable peut nous libérer de ce modèle, et la reconstruction de l’Ukraine le montre déjà. Un retour à son statu quo d’avant-guerre, ancré dans les combustibles fossiles, est complètement impensable. En plus de compromettre sa souveraineté, un tel modèle repousserait également les investisseurs potentiels dans le cadre d’une vision cohérente et moderne d’un projet de reconstruction. Pour qu’une véritable reprise se produise, un changement de paradigme est indispensable. Des initiatives collaboratives, comme le partenariat germano-ukrainien 5 , permettent l’installation rapide de panneaux solaires sur les infrastructures essentielles en Ukraine. Ainsi, le réseau d’énergie verte – avec le soleil et le vent à sa proue – promet non seulement un avenir durable, mais offre aussi un soulagement immédiat face aux défis actuels, en décentralisant le système énergétique de l’Ukraine et le rendant déjà plus résilient aux frappes russes.

La renaissance verte de l’Ukraine est déjà en cours. L’énergie solaire, par exemple, renforce activement le secteur de la santé. Face aux assauts russes sur les hôpitaux qui ont privé certaines infrastructures d’électricité, des ONG ont commencé à installer des panneaux solaires qui fournissent une énergie fiable, économique et écologique. Après sa destruction par une frappe de missile, l’hôpital d’Horenka, près de Kiev, a été pleinement ressuscité grâce aux technologies vertes 6 .

D’Horenka au pays tout entier : une telle vision nécessite l’effort collectif de la communauté européenne. Elle invite les nations européennes à soutenir et à financer les énergies renouvelables à l’échelle nécessaire sur l’ensemble du territoire, y compris par le biais de prêts concessionnels et des mécanismes d’assurance pour sécuriser le volume d’investissement nécessaire.

Les énergies renouvelables constituent les piliers d’une économie moderne, attirant le capital public et privé international et alignant l’Ukraine sur ses homologues européens. C’est cette transformation que le gouvernement ukrainien et son peuple attendent de l’Europe. Les bases sont posées, reste aux partenaires européens de s’y investir pleinement. Et si la transformation écologique de l’Ukraine fait écho à ses ambitions européennes, la même dynamique provoquée par l’invasion a catalysé un moment historique de redéfinition politique européenne.

La naissante Communauté politique européenne témoigne d’un appétit et d’une imagination pour ce projet, en parallèle avec une éventuelle extension de l’Union vers l’Est. L’Ukraine deviendrait le cinquième plus grand membre du bloc. Et le plus pauvre. Les nouveaux membres seraient des bénéficiaires nets des financements européens. Plus largement, l’adhésion de l’Ukraine pèserait lourdement sur le budget européen, en particulier dans les domaines de la PAC et des dépenses régionales, qui représentent actuellement ensemble plus de 60 % du budget septennal de l’Union 7 . Les risques d’une Europe à plusieurs vitesses sont réels. Mais sa dimension énergétique et climatique pourrait devenir l’une de ses forces d’impulsion.

Ces dernières années, de la pandémie de Covid à l’invasion russe de l’Ukraine, le Pacte vert a montré à maintes reprises sa capacité à mobiliser institutionnellement et politiquement. La dimension supranationale de la politique climatique a contribué à stimuler l’ambition environnementale à travers les 27 États-membres.

La politique climatique à l’échelle européenne s’est avérée plus résiliente que celles menées à l’échelle des gouvernements nationaux : les changements de gouvernement n’ont pour l’instant pas produit de véritable changement de cap ou de profonde remise en question des lois climat.

Cette résilience découle aussi d’une prise de conscience à Bruxelles et dans la plupart des capitales européennes que le leadership européen est intégré aux objectifs de l’Accord de Paris, bien que l’Union ne représente qu’environ 7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. D’abord, car son empreinte carbone représente 10 % de l’empreinte carbone mondiale, dont un tiers provient des importations.

C’est aussi car, l’Union étant le plus grand marché unique dans le monde démocratique, sa législation et ses normes agissent comme des moteur pour l’action climatique à l’échelle mondiale. En somme, à travers le continent, les décideurs actuels ont parfaitement intégré le fait que l’invasion de l’Ukraine cible aussi l’Europe démocratique et l’Europe en transition vers un développement zéro carbone. L’Europe doit donc garder le cap et poursuivre sa décarbonisation indépendamment des turbulences géopolitiques et géoéconomiques. Et si l’Europe a largement maintenu un engagement constant nous amorçons un tournant qui demande une vision plus approfondie de la transition à une société à zéro émission nette.

Garder le cap : les fragilités internes menaçant l’agenda climatique européen

Cette résilience des objectifs climatiques est également le reflet des défis constants auxquels ils sont confrontés. Alors que le Pacte vert entre dans la phase de mise en œuvre au niveau national, identifier les contours concrets de ce nouveau projet Monnet révèle une tâche difficile. À l’heure où j’écris ces lignes, dans la tranquillité relative d’une pause politique estivale, les obstacles se manifestent en continu : début août, le gouvernement polonais déposait un recours auprès de la Cour de justice de l’UE contre le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) et la réforme de l’ETS 8 .

En parallèle, et ce après des mois de normalisation, les prix du gaz naturel liquéfié (GNL) européens connaissaient une soudaine hausse de 40 %, alimentée par des tensions sociales dans les installations de GNL en Australie et des travaux de maintenance importants sur les infrastructures norvégiennes. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’un hiver difficile. L’Europe semble être en bonne voie pour remplir sa capacité de stockage avant de puiser dans les réserves cet automne, mais la situation souligne la fragilité des marchés énergétiques mondiaux et les vulnérabilités potentielles des chaînes d’approvisionnement, rappelant à quel point les marchés énergétiques fossiles – même avec des États stables et alliés – sont interconnectés et susceptibles aux fluctuations imprévisibles 9 .

Comment garder un cap ? Les enjeux d’ensemble pourraient se résumer comme suit :

  • D’abord, il est évident que la construction d’un projet post-fossile ne se limite pas à la production d’énergie et touche aussi fondamentalement des secteurs comme la finance, les transports, et l’industrie. Cette relation entre différents secteurs est complexe et multidirectionnelle. Elle nécessitera des investissements majeurs et un soutien politique et public solide et continu pour franchir les nombreux obstacles concrets à Bruxelles et au sein des États membres.
  • Ensuite, la recherche par l’Europe d’autres sources d’énergie fossiles après l’invasion de l’Ukraine a elle-même alimenté l’instabilité et entamé la crédibilité climatique de l’Europe. Il faut pleinement imaginer une alternative fondée sur les réseaux, l’investissement en énergie propre et la production d’hydrogène vert — en particulier avec les voisins proches en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie centrale — comme alternative au modèle actuel de diplomatie énergétique axée sur le gaz et le pétrole.
  • Enfin, dans un moment de polycrise mondiale, l’Europe est davantage ébranlée par les chocs des prix de l’énergie, l’inflation, des crises des chaînes d’approvisionnement, les inégalités et divisions socioéconomiques, et la peur du recul démocratique : autant de barrières potentielles à la décarbonation.

Le rapport de prospective stratégique 2023 de la Commission européenne dresse également une vision sobre des défis à l’horizon. Il souligne notamment que des investissements supplémentaires de plus de 620 milliards d’euros par an seront nécessaires pour atteindre les objectifs du Pacte vert et de RePowerEU, ce alors que l’Union prévoit déjà de dépenser 578 milliards d’euros – au moins 30 % de son budget — pour des actions liées au climat pour la période 2021-2027 10 .

Dans ce contexte, la base d’une paix post-fossile doit donc se renforcer au sein des sociétés européennes, dans un contexte de montée continue de l’extrême droite, souvent anti-européenne et/ou anti-climat. Pour contrer les réactions hostiles et rendre l’action climatique plus résiliente et diversifiée, il faut fonder les politiques climatiques ambitieuses sur la participation des citoyens aux choix et aux modalités des politiques publiques. C’est par la mobilisation locale et le débat public que la capture du débat par les nouveaux négationnistes du climat peut être combattue. C’est par le travail pour une transition juste que les conservatismes, qui profitent du statu quo (quatre trillions de revenus en 2022 pour le secteur du gaz et du pétrole), ne pourront plus parler au nom de la justice sociale et de la défense du pouvoir d’achat.

La Pologne illustre bien cette mise en tension. Bien que s’attaquant au Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et aux réformes de l’ETS en lien à son système énergétique encore très dépendant du charbon, l’invasion de l’Ukraine a radicalement transformé la perception du danger lié aux dépendances fossiles et a entraîné une augmentation prometteuse des investissements dans de nouvelles infrastructures énergétiques propres 11 . C’est un point d’inflexion.

En Pologne comme ailleurs, bon nombre d’obstacles à ces investissements en infrastructure devront être levés au niveau national, et les plans nationaux pour l’énergie et le climat ainsi que les plans spatiaux nationaux pour les énergies renouvelables préconisés par la Commission — en cours d’élaboration jusqu’en 2024 — seront des enjeux importants pour faire société face aux défis actuels.

Lutter contre la pauvreté énergétique et s’attaquer de front aux problèmes de justice sociale, sans les considérer seulement comme une réparation ex post, doit être le fil conducteur d’une vision politique à la fois suffisamment rassembleuse et à la hauteur des enjeux. Exemple concret : l’objectif européen de quadrupler l’installation de pompes à chaleur d’ici 2030 par rapport à 2022 doit être étayé par des considérations d’équité et de justice, pour en assurer l’accès aux foyers moins aisés.

Cet été, le débat politique ardent au Royaume-Uni concernant l’application de zones à ultra-faibles émissions a également montré comment le transport automobile restera encore et toujours un outil puissant aux mains de mouvements populistes pour faire dérailler l’agenda climatique 12 , malgré le fait que les énergies renouvelables sont de plus en plus abordables. Des Gilets jaunes en 2018 ou la réaction hostile en Allemagne en 2023 contre les interdictions de chaudières à gaz 13 , ces dynamiques, menaçant de se propager à la politique européenne dans son ensemble, sont bien connues et devraient être mieux anticipées.

Pour réussir la transition au niveau européen, il est essentiel d’adopter une approche décentralisée et d’impliquer étroitement les autorités locales et la société civile. Des initiatives comme Eurocities 14 , regroupant plus de 200 villes européennes et 130 millions de citoyens, montrent la voie. En faisant ainsi primer l’échelle citoyenne et locale, les institutions peuvent dépasser une logique purement transactionnelle, où l’Union n’est perçue que comme une source de subventions, pour rebâtir une vision partagée du destin commun européen. La guerre en Ukraine a déjà permis de progresser sur ce point — comme le montre la Pologne. 

Ainsi, l’implication des citoyens et des autorités locales est cruciale pour faire émerger des initiatives concrètes de transition écologique, adaptées aux réalités de chaque territoire. Cette approche ascendante, par le bas, est indispensable. Cependant, elle doit s’inscrire dans un cadre européen cohérent et volontariste. En effet, le contexte géopolitique mondial impose désormais à l’Europe de repenser en profondeur sa stratégie industrielle et énergétique.

Lier politiques industrielles, commerciales, diplomatiques et climatiques

L’adoption de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis a transformé le débat climatique, commercial, diplomatique et géopolitique. L’invasion de l’Ukraine s’inscrit dans un contexte de flux et de tension entre les États-Unis et la Chine, et l’accent croissant mis sur les politiques d’investissement et de protectionnisme accru redéfinit en temps réel les règles économiques mondiales. Les principes précédents de mondialisation et de libre-échange ont été remplacés par un nouveau statu quo, que l’on y voit un « nouveau consensus de Washington » ou autre chose.

L’adoption récente de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis place l’Union face à de nouveaux défis compétitifs. Il s’agit pour elle d’investir massivement dans les énergies renouvelables, les infrastructures propres et les chaînes d’approvisionnement vertes. C’est à cette condition que l’Europe pourra à la fois réussir sa transition écologique et préserver son autonomie stratégique. Il ne s’agit donc plus seulement de décarbonation, mais de trajectoires vitales pour la sécurité et la compétitivité industrielles. La réponse de l’Union par le biais du projet de loi Net Zero Industrial Act (NZIA) et de la loi sur les matières premières critiques (Critical Raw Materials Act, CRMA) sont un début. Plus largement, nous assisterons à une recherche permanente du bon équilibre entre protectionnisme et libre-échange, interventionnisme et libéralisation, centralisation et approches nationales, cohérence réglementaire et simplification bureaucratique. C’est un formidable défi.

Sur la scène internationale, le rôle de l’Europe a été compliqué par l’invasion russe, qui est parfois perçue comme un problème européen ou comme l’Occident incitant au tumulte mondial. La « ruée vers le gaz » de l’Europe en 2022 en Afrique pour remplacer le fournisseur russe a suscité des accusations d’hypocrisie et d’iniquité, notamment de la part des pays du Sud. L’isolement accru de l’Europe vis-à-vis des économies émergentes — s’il n’est pas abordé — pourrait avoir des conséquences négatives pour l’agenda climatique international, particulièrement dans un moment de confiance érodée.

Les tensions sino-américaines compliquent la situation. L’Europe doit définir son propre rôle en dehors du « piège de Thucydide » et poursuivre les discussions pour préserver l’espace politique nécessaire à l’action climatique. Et pour y parvenir, l’Europe devra développer un dialogue plus sophistiqué sur la manière dont ses décisions — par exemple, la loi sur la chaîne d’approvisionnement sans déforestation ou le CBAM — ont un impact sur ses partenaires internationaux.

La diplomatie climatique et énergétique européenne doit être centrée sur l’alignement des intérêts avec des partenaires internationaux clés, en intégrant des questions telles que le commerce, les investissements, la responsabilité et la réglementation, et le développement conjoint de chaînes d’approvisionnement durables pour les minéraux et énergies de transition comme l’hydrogène.

Comme les industries vertes nécessitent des matériaux critiques provenant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine — des filières souvent dominées par la Chine — la vision européenne d’une nouvelle révolution industrielle verte doit se différencier par la mise en place d’une nouvelle diplomatie des matières premières ainsi que des règles commerciales garantissant l’extraction durable et respectueuse des droits de l’homme. L’Europe peut aussi apprendre de ses partenaires mondiaux, en incorporant leurs points de vue et meilleures pratiques dans l’élaboration de nouvelles normes. Plusieurs pays africains et lationo-américains, exportateurs de matériaux critiques pour la transition industrielle réfléchissent à leur propre transition hors des énergies fossiles. L’Europe doit s’engager à répondre à ces initiatives, en rompant avec le modèle extractiviste et en élaborant avec eux un nouveau modèle de contrat social « global ». En s’associant à l’Europe les pays exportateurs doivent tirer parti de leurs ressources en se déployant sur les chaînes de valeur en retenant une plus grande part de la valeur ajoutée et en développant des co-investissements.

Conclusion

Le Pacte vert reste le plan climatique le plus complet au monde. L’économie européenne découple la croissance économique des émissions à effet de serre. Malgré la pandémie et la guerre, l’Europe maintient son cap climatique. Bien que le lobby du gaz ait remporté des batailles, la transition énergétique propre de l’Europe avance et ne recule pas. Comme le soulignait récemment Ursula von der Leyen, l’Europe vient de produire plus d’électricité à partir du soleil et du vent que du gaz et du pétrole,pour la première fois de son histoire. Alors que les émissions ont continué d’augmenter dans le monde en 2022, l’Union européenne a pu réduire les siennes de 2,5 % 15 .

L’Europe montre donc déjà le chemin de la paix post-fossile.

Bien que l’Europe se soit engagée à jouer un rôle de premier plan dans la lutte contre le changement climatique, avec le Pacte vert et des budgets conséquents, elle doit encore transformer cet engagement en action concrète, notamment sur le plan financier. Malgré des progrès indéniables dans la décarbonation de son économie, de nombreux défis persistent pour aligner pleinement les flux financiers européens et mondiaux sur une trajectoire bas-carbone et résiliente, conformément à l’Accord de Paris. Le contexte de resserrement monétaire et budgétaire rend cette tâche encore plus ardue. Pourtant, des leviers existent pour mobiliser les financements nécessaires aux infrastructures vertes et combler les lacunes réglementaires alimentant la méfiance du public : renforcement des canaux européens dédiés, lutte contre le greenwashing, harmonisation des outils publics avec les objectifs climatiques. L’Europe a également un rôle clé à jouer pour refonder l’architecture financière internationale et garantir les moyens de la transition bas-carbone dans les pays du Sud.

Le défi est de traduire l’engagement politique et économique de l’Europe en matière de climat — financement climatique de 23 milliards d’euros en 2021 et aide publique au développement de 67 milliards d’euros en 2020 — en un agenda de coopération efficace et durable sur le climat et le développement. Bien que résilients, les objectifs climatiques européens font face à des défis constants, de la contestation — y compris juridique — du Pacte vert à la volatilité des prix de l’énergie fossile. Pour maintenir le cap de la décarbonation, l’Europe doit investir massivement au-delà du secteur énergétique et surmonter les fractures socio-économiques accrues qui risquent de freiner ses progrès. C’est en faisant société autour d’objectifs climatiques socialement justes que l’Europe peut jeter les bases d’une paix post-fossile. Face aux défis géopolitiques et économiques, et à l’impact transformateur de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis, l’Europe doit poursuivre son leadership climatique en développant une stratégie d’industrialisation verte fondée sur des partenariats internationaux pour les chaînes d’approvisionnement durables et équitables, afin de rétablir la confiance et de garantir une transition juste à l’échelle mondiale.

Mais pour incarner pleinement ce rôle de leadership, les partenaires de l’Europe attendent surtout des investissements, une promesse difficile à tenir dans les circonstances actuelles. Pour faire écho à un propos déjà tenu dans les pages de la GREEN, cette vision de paix post-fossile passera inévitablement par une différente conception de l’investissement et de la dette, et une conception de l’investissement vert qui fait primer notre dette climatique sur notre dette financière, afin d’être véritablement au service des générations futures 16 .

Notes

  1. July 2023 Is Hottest Month Ever Recorded on Earth, Scientific America, Juillet 2023.
  2. Spinoza, Traité théologico-politique, 1670.
  3. How Climate Change Is Fueling The Rise Of Spain’s Far Right, Politico, Avril 2022.
  4. Déclaration de Robert Schuman, 9 Mai 1950.
  5. Ukraine and Germany launch joint project to equip critical infrastructure with renewable energy sources, Ministry of Energy of Ukraine, mai 2023.
  6. Building Ukrainian resilience: the green reconstruction of Horenka hospital, Green Peace, Février 2023.
  7. The ‘monumental consequences’ of Ukraine joining the EU, Financial Times, août 2023.
  8. Poland Challenges EU Carbon Border Tax In Court, Bloomberg Tax, août 2023.
  9. European gas prices jumped nearly 40% on Australia supply fears — and analysts expect further rises, CNBC, août 2023.
  10. Communication From The Commission To The European Parliament And The Council, 2023 Strategic Foresight Report, Sustainability And People’s Wellbeing At The Heart Of Europe’s Open Strategic Autonomy, Commission européenne, juillet 2023.
  11. Poland’s renewables capacity growing but coal still dominates – report, Euractiv, mai 2023.
  12. London’s expanding clean air zone sparks economy-vs-environment fight, Reuters, juillet 2023.
  13. Thermal turnaround: German government settles dispute over heating law, Politico, juin 2023.
  14. https://eurocities.eu/
  15. Discours de la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen devant le Parlement européen, mai 2023.
  16. Laurence Tubiana, Elliott Fox, Réparer un monde cassé : un nouveau consensus pour la finance globale, le Grand Continent, juin 2023.
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Laurence Tubiana, Pour un projet européen pour la paix, la démocratie et le climat, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 60-64.

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