Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Un patrimoine en question
Issue #4
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Issue #4

Auteurs

Arlette Baumans , Bernard Deffet

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Bien que particulièrement courte à l’échelle du temps géologique (+/- 150 ans), l’histoire industrielle du croissant fossile — cause probable de l’entrée de notre civilisation dans l’anthropocène — aura marqué profondément et durablement l’ensemble des territoires concernés. 

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une activité d’extraction massive des richesses enfouies dans les sols stimule l’émergence d’un patrimoine bâti d’une richesse technologique et formelle sans précédent. 

L’épuisement d’un monde (les sols) nourrit la richesse d’un autre monde (le hors sol). Cet état de fait, intrinsèquement déséquilibré et univoque, est désormais identifié : l’activité de l’homme est devenue auto destructrice.

Chauffé à une température de 1.100 degrés celsius pendant une vingtaine d’heures, le charbon se transforme en coke. Ce nouveau combustible indispensable à la montée en puissance d’une civilisation productiviste a permis l’émergence de matériaux disposant de propriétés remarquables. En atteignant des températures situées entre 1.450 et 1.750 degrés, le coke en fusion permet au sable de se transformer en verre, au minerai de fer de se transformer en acier, et au calcaire mélangé à l’argile de se transformer en ciment. 

La pollution induite par ces étapes de transformations de matières premières est gigantesque. Le recours massif aux énergies fossiles alimente alors de manière exponentielle l’engrenage extraction / combustion / production / consommation et offre la promesse d’une croissance illimitée. Le lien établi entre croissance et vie meilleure est d’une telle évidence que le désastre environnemental à venir, même si pointé du doigt, sera globalement nié. Le verre, l’acier et le ciment sont les matériaux de base de la modernité grâce auxquels les villes s’étendent et se distendent, les ponts franchissent les rivières, les gares structurent le transport des personnes et des marchandises, les toitures en shed éclairent naturellement les chaînes de fabrication et les immeubles se hissent vers le ciel. 

Alors que la parenthèse de cette extraordinaire et brève histoire industrielle se referme, que les balbutiements post modernistes et néo-avant-gardistes mondialisés peu convaincants de la fin du vingtième siècle se diluent, les territoires concernés par cette épopée vertigineuse s’appauvrissent, se fragilisent et meurent aussi, parfois. Héritiers de cette fulgurance, les architectes et les urbanistes de ce premier quart de XXIème siècle se questionnent.

L’ampleur sans précédent des problématiques environnementales révélées par notre entrée dans l’anthropocène suggère qu’une partie de l’énergie à dépenser afin d’assurer le devenir de nos environnements construits et non construits devrait être focalisée sur la réparation et la réhabilitation des traces léguées par l’homme durant ces 150 dernières années. Les paysages transformés, artificialisés, violentés et pollués feront l’objet de soins ciblés et redeviendront notre ancrage culturel premier, nos racines. Les éléments bâtis, quant à eux, seront réinvestis, réactivés, reconditionnés, recyclés et / ou réhabilités. La quantité d’énergie grise enfouie au plus profond des fondations, des poutres, des colonnes, des dalles, des boulons et autres armatures de cet héritage unique représente un trésor de guerre inestimable et peut-être aussi notre bouée de sauvetage.

Fait remarquable, l’urgence et l’ampleur de la crise environnementale que nous traversons révèlent que toutes les échelles d’intervention, sans hiérarchie quant à la valeur intrinsèque de l’objet d’attention, sont concernées par cette stratégie de sauvetage. Tout est important, rien n’est mineur, rien n’est majeur. Ainsi, l’action à mener détient une forme de générosité démocratique. 

Paysagistes, botanistes, urbanistes, architectes, ingénieurs, designers, seront sollicités de façon coordonnée pour assurer le niveau de pertinence et de cohérence que cette tâche nouvelle requiert. Seule la pluridisciplinarité des équipes à l’œuvre permettra d’établir les liens entre les différentes composantes de la réflexion et de l’action à mener. 

La richesse et la diversité du patrimoine à réhabiliter nous obligent nécessairement à disjoindre les notions de forme et de fonction. Nous ne construisons pas pour abriter un programme donné mais nous révélons l’équilibre instable des relations possibles entre un lieu préexistant et son potentiel d’utilisation. Cette instabilité dévoile le jeu résultant d’un assemblage imparfait, celui-là même qui révèle les niveaux d’interprétations, de variations et d’indétermination dans la manière de rendre l’espace utile. La forme est libérée de sa relation singulière avec la fonction et réciproquement. 

Ainsi, un site industriel désaffecté se transforme en parc urbain, un terril en lieu de promenade, une autoroute urbaine en espace public, une usine en musée, une halle de stockage en plateforme multimodale, une chaufferie en espace de formation et un atelier d’ébénisterie en bureaux. 

L’exercice mené nous écarte naturellement et avec bonheur de la banalisation et de l’uniformisation induites par un ensemble de contraintes imposées. Le recyclage de lieux préexistants laisse entrevoir une spatialité d’un nouveau type. Entre collages et bricolages, savants, évidemment. Le patrimoine bâti de l’époque industrielle se situe généralement dans un environnement urbain dense, aujourd’hui relativement dégradé et en attente de redynamisation. Les usines, ateliers et autres bâtiments annexes à réhabiliter font partie intégrante de l’histoire du lieu et de l’évolution spatiale et sociale de celui-ci.

Le fait même que ce patrimoine soit « situé » démultiplie l’impact d’un projet de reconversion sur son environnement. La lecture affinée et anticipative de l’évolution du contexte d’intervention renforce et clarifie les décisions à prendre à l’échelle du projet plus ciblé. Réciproquement, la lecture affinée et anticipative du lieu plus spécifique d’intervention renforce et clarifie les décisions à prendre à l’échelle du contexte élargi. Comme des battements de cœur, ces allers-retours multiples entre les différentes échelles d’intervention participent à la respiration retrouvée du projet d’architecture, de ville et de paysage. La vie reprend.

La quantité non négligeable d’énergie primaire nécessaire à la fabrication de l’acier, du ciment et du béton est inversement proportionnelle à l’efficience des systèmes constructifs qui en découlent. Les propriétés de l’acier et du béton armé ont ouvert la porte à la fabrication de squelettes tridimensionnels de types poteaux / poutres / dalles d’une efficacité structurelle et d’une générosité spatiale inédites dans l’histoire de l’architecture. Ces squelettes ne sont en rien les résidus mortifères d’une époque révolue mais peut-être l’héritage le plus précieux de celle-ci. Le plan libre démultiplie à l’infini les possibilités de réhabilitation de notre héritage moderniste. 

De la tragédie liée à l’inefficacité énergétique d’un système de production découle l’efficacité sans limite d’un système d’organisation de l’espace. La limite construite entre l’intérieur et l’extérieur a toujours été associée à la gestion du confort thermique des occupants. Le plan libre découlant de l’évolution des systèmes constructifs et du génie des architectes et des ingénieurs à l’œuvre, relègue le mur porteur épais en bas de classement des options disponibles pour la fabrication de l’enveloppe protectrice. Pourquoi choisir l’opacité si la transparence totale vous est offerte ?

Cette quasi négation de la limite entre le monde intérieur et le monde extérieur — une simple feuille de verre — ancre définitivement la domination de l’homme sur son environnement. L’intérieur protecteur lui appartient et le monde extérieur qu’il observe sans limites ni obstacles lui appartient tout autant, peu importe la quantité d’énergie nécessaire pour assurer le confort thermique (chauffer ou refroidir) de cet espace privilégié et confortable d’observation.

Étrangement, ces avancées techniques, constructives, formelles et fonctionnelles sont peu adaptées au climat continental des territoires du croissant fossile et dépendent largement des énergies fossiles extraites des sols d’ici mais aussi d’ailleurs. Le décrochage dévastateur sol/hors sol n’a pas de frontière.

Étonnamment, ces mêmes avancées techniques, constructives, formelles et fonctionnelles sont particulièrement bien adaptées aux climats plus chauds et parfois humides des pays du Sud. Le plan libre et les façades ajourées facilitent la ventilation naturelle, alors que le porte-à-faux procure l’ombrage tant recherché. Au XXème siècle, quelques architectes occidentaux partent à la conquête du monde alors que d’autres, venus d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud retournent dans leurs contrées d’origine, confiants en leurs capacités à réinterpréter localement les préceptes modernistes engrangés dans les écoles d’architecture d’Europe et des États-Unis. 

La mondialisation et peut-être aussi un certain niveau de culpabilité nous réservent-ils encore quelques surprises ? Après cette brève, intense et très riche période d’industrialisation, acculés que nous sommes par la virulence des problèmes environnementaux auxquels nous devons faire face, nous cherchons désormais à développer des techniques constructives liées à l’utilisation de la terre crue, de la paille et du mycélium. Le grand rééquilibrage est-il en route ? Nos amis architectes du nouveau Sud Global nous regardent-ils d’un air quelque peu moqueur ? Le remarquable patrimoine bâti et non bâti hérité de l’histoire industrielle du croissant fossile intègre nécessairement en son sein les ingrédients de ce moment de rupture civilisationnelle qu’est l’entrée de l’humanité dans l’époque de l’anthropocène. 

Ce constat singulier nous oblige à un positionnement critique. Il ne peut plus être uniquement question de préserver passivement le témoignage construit d’une époque donnée. Il est désormais de notre devoir d’utiliser le patrimoine ciblé pour explorer de nouvelles relations entre l’espace, l’utilisation et la fabrication de celui-ci, en espérant pouvoir ainsi rendre supportable notre insupportable inadaptation à habiter le monde. 

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Arlette Baumans, Bernard Deffet, Un patrimoine en question, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2024, 70-71.

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