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Les Plans de l’Europe, entre planification de marché et planification démocratique

Longtemps bannis du débat public européen, car perçus comme l’avatar d’un dirigisme jugé dépassé, les mots et les instruments de la planification ont fait un retour spectaculaire ces dernières années. En Europe comme aux États-Unis, des « Plans » aux proportions souvent imposantes se sont succédés accompagnant un retour en grâce de l’investissement public 1 . L’idée planificatrice avait repris des couleurs dès 2019 dans le cadre du « Pacte vert pour l’Europe » qui réhabilite les instruments publics du long terme pour faire face à un réchauffement climatique qui apparaît comme la « plus grande défaillance de marché de l’histoire ». Mais la crise sanitaire a assurément consolidé ce retour en force dans le cadre du Plan de relance  de 2020 doté de 750 milliards d’euros qui aura définitivement arraché la planification à sa mauvaise réputation au point d’apparaître désormais comme le vecteur privilégié des nouvelles politiques européennes. 

Il faut dire que les crises européennes de la décennie passée ont fait voir l’immensité des besoins collectifs non satisfaits mais aussi l’effet cumulé des politiques de sous-investissement public. Face aux effets combinés d’une guerre européenne qui fait voir nos dépendances et vulnérabilités, d’un dérèglement climatique qui met en jeu la survie de notre patrimoine naturel et nos conditions d’existence, et d’un affaissement de l’État social des services publics essentiels (hôpitaux, transports, universités, etc.) dont la pandémie a révélé et accéléré le collapse, la planification apparaît comme le nouvel levier d’affirmation d’un volontarisme politique porté par des gouvernants en mal d’efficacité. De ce point de vue, le Plan de relance et résilience européen adopté en 2021 est assurément important par les brèches qu’il ouvre dans le « consensus de Maastricht » comme par la nouvelle capacité d’action qu’il offre à une Europe qui s’était enferrée dans le choix de l’austérité et dans une préférence marquée pour les solutions de marché. La Commission européenne et les principaux dirigeants politiques européens n’auront du reste pas lésiné sur la communication pour mettre en scène ce tournant comme une nouvelle « relance européenne », voire un « moment hamiltonien » venant opportunément remplacer le défunt « moment madisonien » du projet constitutionnel européen des années 2000. 

Reste pourtant à faire le bilan critique de ce nouvel interventionnisme européen autour duquel s’accumulent aujourd’hui tant de fonds publics et d’énergies politiques. Il ne s’agit pas seulement rappeler ce que l’on sait déjà, à savoir que les montants de ce Plan sont restés modestes au regard des besoins collectifs évoqués plus haut mais aussi des « paquets » d’investissement adoptés par l’administration Biden ; ou de pointer le caractère ad hoc (une réponse ponctuelle à un « choc exogène ») qui en limite considérablement les effets transformateurs. Il s’agit plutôt d’analyser les cadres politiques de cette planification : en regardant d’abord les formes néo-managériales et pro-business qu’elle a d’emblée empruntée – avec pour effet de minorer cette « main gauche » de l’Union qui était pourtant initialement visée via l’objectif de renforcer la « résilience » des sociétés européennes, au profit d’objectifs de marché et de compétitivité portés par les gouvernements eux-mêmes 2 ; et en suivant ensuite les cadres institutionnels dans lesquels cette planification s’est coulée qui prolongent et renforcent la pente exécutive et technocratique du « Semestre européen » dont on sait les effets de marginalisation sur l’ensemble des acteurs de la politique représentative (associations, syndicats et partis, etc.). 

Le problème de cette architecture du Plan européen n’est pas seulement que, construit autour d’objectifs flous et parfois contradictoires (la « double transition écologique et numérique ») et piloté de manière opaque et à bonne distance du circuit démocratique et de la société civile, il apparaît à bien des égards littéralement « incontrôlable » – c’est-à-dire tout à la fois difficile à gouverner et difficile à évaluer. C’est aussi qu’en réduisant progressivement ses objectifs non-marchands et en rétrécissant l’économie des alliances qui en relaie les mots d’ordre aux exécutifs, aux cabinets de conseil et aux grandes entreprises, ce Plan européen paraît bien incapable de doter l’Union du « métabolisme » 3 nécessaire pour faire face aux défis monumentaux qui se posent aujourd’hui à l’échelle du continent (paix, égalisation des conditions de vie au sein comme entre les États, bifurcation écologique, etc.). 

Face aux impasses d’une planification ainsi conçue comme technique managériale et technocratique de court-terme, il est donc nécessaire de réfléchir aux contours d’une autre planification, démocratique cette fois-ci, qui ferait au contraire le pari de l’intelligence collective dont sont capables les démocraties pour conduire la grande transformation sociale et écologique de nos économies et de nos sociétés européennes. On en voit déjà l’esquisse dans les projets écologiques et sociaux échafaudés du côté de la « main gauche » de l’Union au fil des dernières années mais qui sont le plus souvent restés empêchés et minorés. Cette autre planification suppose que l’Union se dote d’un véritable budget construit autour d’une nouvelle capacité fiscale (un impôt européen sur les grandes fortunes) et qu’elle s’élabore dans un cadre institutionnel pérenne (une assemblée européenne des parlements nationaux).

1. Les impasses de la planification technocratique et managériale

La crise pandémique a ainsi fait naître une nouveauté : la planification d’échelle européenne. 4 Par le volontarisme politique qu’elle permet de mettre en scène, elle marque une inflexion forte au regard du « consensus de Maastricht », franchissant ces lignes rouges qui ont limité les capacités d’action de l’Union européenne au cours des trois décennies précédentes : relance de l’investissement public, possibilité d’un endettement commun, choix d’un financement par subvention (et non par emprunt), soutien direct aux budgets des États membres, etc. Le plan NextGenerationEU adopté en juin 2020 et décliné depuis lors en autant de plans nationaux a incontestablement ouvert une brèche, et ce d’autant plus qu’il s’est accompagné d’une mise en suspens du « Pacte de stabilité et de croissance » qui pesait fortement sur les politiques budgétaires des États membres mais aussi du contrôle strict des aides d’État qui freinait tout autant leur capacité à orienter l’activité économique. Reste que cette planification européenne s’est faite aux conditions néo-libérales, c’est-à-dire dans un moule technocratique, néo-managérial, et le plus souvent au profit d’objectifs de marché dont la capacité à impulser la bifurcation écologique est très incertaine…

Ce Plan européen n’a en rien changé l’épicentre du gouvernement économique européen qui reste solidement ancré, depuis les crises de la zone euro, dans la « main droite » de l’Europe, celle des bureaucraties financières nationales et européennes (trésors, banques centrales, DG Ecfin) qui assurent depuis quinze ans la surveillance macroéconomique budgétaire et monétaire de l’Union. La planification européenne épouse en effet fidèlement les contours du Semestre européen mais en lui donnant une puissance de frappe et d’orientation inédite puisqu’il détermine désormais la distribution d’une manne financière. On retrouve aussi à l’œuvre le modus operandi du Semestre européen avec ce jeu d’aller-retour aussi complexe qu’opaque entre des exécutifs nationaux qui soumettent des plans nationaux avec « jalons », « cibles » et « calendriers indicatifs » d’une part, et une Commission qui précise la liste des réformes attendues des États dans leurs plans et évalue périodiquement leur bonne mise en œuvre dans le cadre de ses « recommandations pays » d’autre part 5 . En étant ainsi captée par les usual suspects du Semestre européen, la planification européenne en a hérité les biais et les angle-morts : un huis-clos technocratique qui court tout le long de la chaîne de décision euro-nationale du choix des priorités européennes d’investissement jusqu’à la sélection et l’évaluation des projets nationaux financés ; une opacité des deals bilatéraux passés entre la Commission et chacun des États qui sont du reste inégalement contraignants et conditionnels ; et enfin, un même cantonnement des ministères écologiques et sociaux, des parlements (européen ou nationaux) 6 , et des acteurs de la société civile (partenaires sociaux en tête) renvoyés au rôle de spectateurs consultés au mieux en bout de chaîne. 7

Mais il y a plus, car cette nouvelle planification n’est pas seulement technocratique ; elle est aussi « néo-managériale ». Les multiples task force nationales et européennes qui sont nées dans l’urgence pour produire les milliers de pages des plans nationaux (1100 pour l’Allemagne, 800 pour la France, etc.) se sont en effet massivement appuyées sur la bureaucratie privée des cabinets de conseil. Ceux-ci ne sont certes pas de nouveaux venus ni à Bruxelles, ni dans les capitales européennes, mais ils ont trouvé dans la planification européenne et ses appels à projets un nouveau momentum 8 . Comme l’a bien documenté à travers l’Europe l’ONG Follow The Money, les consultants ont ainsi accompagné le pilotage des plans comme une seconde peau, pour des tâches aussi politiquement sensibles que l’identification des investissements jugés les plus « porteurs » (aéronautique, automobile, industries chimiques et parachimiques, hydrogène décarboné, etc.) ou la définition des critères d’évaluation des projets. Que l’on pense à la déclinaison française pilotée via un « outil de suivi territorial » conçu par Cap Gemini, organisée autour de projets tels que Ma Prime Renov’ qui l’un des plus gros postes de dépenses du plan français, confié par l’Agence nationale de l’habitat et le ministère de la transition au cabinet CapGemini, et finalement évaluée par un « comité d’évaluation de plan France Relance » qui s’appuie sur le cabinet Roland Berger. Cette forte dépendance aux consultants qu’on retrouve à travers toute l’Union n’est pas sans effet bien sûr. On sait qu’elle conduit à favoriser des solutions de marché pour atteindre les objectifs de digitalisation et de verdissement 9 et qu’elle renforce l’effet de marginalisation des « autres sociétés civiles », celles non-marchandes, portées les mondes associatifs et la démocratie locale. 

La pression combinée des ministres de l’économie français et allemands aura également contribué à rabattre cette planification européenne du côté d’enjeux de compétitivité face à la concurrence chinoise – en mêlant les enjeux de la transition numérique et écologique du secteur marchand à des objectifs de sauvetage de secteurs économiques jugés stratégiques. Au risque de ne pas donner d’impulsion claire pour la transition vers une économie climatiquement neutre, à l’image du choix français d’un soutien massif à l’industrie automobile (voitures hybrides) et aéronautique qui est loin d’ouvrir la voie à un nouveau système de mobilité privilégiant les transports publics et d’orienter vers des aides au développement des énergies renouvelables. Au risque aussi, en priorisant ces objectifs de marché, de passer à côté du sauvetage des services et infrastructures publiques dont la pandémie a pourtant cruellement révélé la crise. Que l’on pense ici à la santé publique initialement identifiée par la Commission comme secteur comme prioritaire (avec un besoin d’investissement estimé à 70 milliards d’euros) 10 et finalement sacrifiée autour d’un programme EU4Health doté d’à peine 5,1 milliards, à nouveau raboté fin 2022, et dont seule une part finalement minime ira au renforcement des systèmes de santé eux-mêmes 11 … Bien loin en somme d’une Europe qui viendrait en renfort des États providences pourtant atrophiés par des décennies de sous-investissement. 

D’autant que le flou et l’opacité de la méthode néo-managériale par projets et par indicateurs rend l’évaluation des effets d’entraînement de ces plans pratiquement impossible à engager – un point que notait du reste le premier Rapport d’évaluation du Plan « France Relance » produit par Benoît Coeuré. Ce qui se dessine au fil de ces indicateurs écologiques souvent mal définis et des 27 circuits de décision des États membres, c’est le risque d’un éparpillement des fonds et d’un détournement de leurs objectifs – un point que la Cour des comptes européenne a pu montrer à maintes reprises dans des situations équivalentes à propos des objectifs de verdissement de la PAC 12

Ainsi née sous le régime de la démocratie restreinte, la planification européenne a fini par adopter un périmètre trop étroitement centré sur des objectifs pro-business, se privant ainsi d’une véritable capacité d’entraînement des sociétés européennes et de risquant de passer à côté de ses objectifs de verdissement, pourtant déjà modestes. De quoi confirmer les craintes de la médiatrice européenne quand elle rappelait : « The public may well expect significant resources to be dedicated to health services, to pandemic prevention, to education and to social supports. But some reports already point to significant funding, following significant lobbying, for projects that go counter to the EU’s drive, for example, to combat climate change » 13 (O’Reilly).

2. Les planifications empêchées

Mais comme à tout moment de crise, les dernières années ont aussi été celles d’une grande effervescence de projets alternatifs et progressistes qui dessinent très concrètement les sillons possibles d’une autre planification européenne. C’est le cas autour du pôle social de la Commission européenne qu’il s’agisse de la DG EMPL et de son Commissaire, du Conseil EPSCO et ses comités préparatoires, tels que le Comité de la protection sociale, du Parlement européen et tout particulièrement sa Commission EMPL et ses parlementaires issus de la GUE, des Verts ALDE ou de S&D, mais aussi des plateformes européennes de syndicats d’ouvriers et d’employés du privé, de syndicats de services publics, du Comité économique et sociale européen, ou des ONG sociale et/ou environnementale, etc. Tout un ensemble de communautés d’acteurs, jusque-là empêchés, mais qui se sont saisies de ce plan de relance, comme d’une opportunité pour redéfinir l’Union du côté de sa main gauche.

Il faut commencer par un succès – celui du mécanisme SURE, opportunément sorti des tiroirs de la DG EMPL par le Commissaire aux affaires sociales, le luxembourgeois Nicolas Schmidt, qui repose sur l’idée jusque-là iconoclaste d’une Union qui s’endette pour financer sur les marchés internationaux un mécanisme de réassurance chômage, sous forme d’emprunt social européen garanti par l’ensemble des États membres. Ce sont ainsi pas moins de 100 milliards d’euros qui ont permis de financer le chômage partiel sous la forme inédite d’obligations sociales européennes. Un embryon d’assurance sociale européenne puisque sur cette base, c’est un fonds européen permanent de réassurance chômage directement versé aux systèmes nationaux qui pourrait désormais être envisagé pour les périodes d’afflux de chômeurs liés à une crise exogène.

Mais ce pôle social et écologique européen aura aussi posé les jalons d’une autre conditionnalité des investissements européens, seule à même de contre-balancer la pente pro-business des plans de relance. S’appuyant sur les rapports de la Cour des comptes et de la plateforme d’ONG Social platform 14 , les parlementaires européens ont ainsi défendu une série d’amendements prévoyant une quantification précise de la dépense européenne, non seulement pour les investissements verts et numériques mais aussi pour les questions d’éducation (10% des investissements dans une éducation inclusive et de qualité, soit 65 milliards), de social (20%, 130 milliards), voire même de culture (2%, 13 milliards). Le Semestre européen est aussi une des cibles privilégiées avec l’idée d’en transformer l’équilibre pour en faire un instrument social à part entière, et non pas comme le dit la plateforme syndicale IndustriALL (qui réunit 180 syndicats européen) un levier pour saper les systèmes sociaux ou démanteler le dialogue social et les négociations collectives. C’est tout une nouvelle architecture du social scoreboard qui est ainsi proposée avec des indicateurs sociaux concernant sur l’application des principes du socle européen des droits sociaux, la qualité de l’emploi, la convergence sociale ascendante, l’égalité des chances et l’accès à la protection sociale, l’éducation et les compétences, et des investissements pour l’accès et les perspectives offerts aux enfants et aux jeunes, conformément aux objectifs de la garantie pour l’enfance et de la garantie pour la jeunesse, etc. Mais c’est aussi une autre « gouvernance » du Semestre européen qui a été esquissée au fil des propositions, le CESE demandant que la société civile soit directement associée à la définition des recommandations par pays du Semestre, mais aussi à la fabrique des plans nationaux eux-mêmes – avec l’idée que, par exemple, de combler le fossé numérique, en particulier pour les groupes marginalisés, de renforcer les régimes de protection sociale et leur capacité à aider tous les individus à maintenir un niveau de vie digne ou de faciliter l’inclusion des migrants et des réfugiés sur le marché du travail et dans les systèmes de protection sociale, etc.

La santé publique est une autre politique européenne où tout est à (re)faire au terme de trente années au cours desquelles elle aura été sacrifiée à l’austérité et au néo-libéralisme. De manière tout à fait emblématique, on évoquait même quelques mois avant la crise pandémique la suppression pure et simple du Commissaire à la santé sous l’effet de moyens faibles et d’une DG ENVI atrophiée. La Commission ENVI du Parlement européen tirait pourtant le 17 janvier dernier les premières leçons de ce sous-équipement en créant en son sein une sous-commission santé publique, donnant le signal d’une nécessaire reconquête. C’est cependant une politique d’investissements de long terme qu’il convient d’abord de mettre en place 15 . Soutenu par les syndicats européens, en pleine crise, le Parlement européen s’est battu pour augmenter un budget sacrifié par le Conseil. Reste que le programme de travail de EU4Health pour « renforcer la résilience de l’Europe en matière de santé et de soins » est doté d’à peine 736 millions d’euros, voire même 9 millions seulement, selon la Fédération syndicale européenne des services publics 16 , qui estime que «ce budget ne répond pas du tout au principal problème auquel sont confrontés les systèmes de santé européens : la pénurie de personnel de santé et de soins. Avec des travailleurs qui quittent le secteur et des niveaux élevés de stress et d’épuisement professionnel, ce plan ignore ce qui sera un effondrement des systèmes de santé si l’on n’y remédie pas. La Commission européenne semble avoir des œillères» 17 . Manière de dire l’énorme besoin de financements et d’investissements publics aujourd’hui nécessaire pour fournir des soins de haute qualité à l’abri des logiques néo-managériales qui ont affaibli ce service public essentiel à travers toute l’Europe.

Des pistes existent du reste qui sont apparues dans le cours même de la crise à mesure que sautaient certains des verrous essentiels des politiques européennes. C’est le cas notamment en matière d’aides d’État, véritable socle de la sacro-sainte politique de la concurrence, avec la création des PIIEC 18 (projets importants d’intérêt européen communs) qui permettent de contourner les restrictions européennes en matière d’aides d’État lorsque des État européens se mettent d’accord pour financer des projets dans le cas où « les défaillances du marché (sic) » et des défis sociétaux nécessitent un financement public 19 . Conçus pour réunir les acteurs privés et publics autour des objectifs du pacte vert pour l’Europe, cette nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe s’est concentrée dans le plan NGEU sur la production d’hydrogène, et notamment sur les technologies qui y sont liées. Mais elle ouvre une brèche décisive vers un interventionnisme européen qui financerait des plans d’investissements en matière de santé européenne ou de recherche ou d’éducation. 

C’est d’autant plus concevable que le « consensus de Maastricht » et son levier essentiel, le Pacte de stabilité et de croissance, sortent profondément ébranlés d’une décennie de crises. On sait que l’élévation brutale des niveaux d’endettement public des États-membres et leur hétérogénéité ont achevé de convaincre des défauts de conception de cette gouvernance économique. Les propositions formulées par la Commission en novembre 2022 qui insistent sur la soutenabilité de la dette ainsi que sur une croissance durable et inclusive confirment que les choses restent ouvertes de ce côté-là. Sortant de la logique du chiffre magique (cf. les fameux « critères de Maastricht » en dette et de déficit) et du one size fits all, l’outil propose un programme à moyen terme qui organise les trajectoires budgétaires des États (leurs investissements et leurs réformes prioritaires) autour du respect simultané d’objectifs de réduction progressive de la dette, d’une croissance durable et inclusive, et d’objectifs numériques, environnementaux et sociaux en cohérence avec la décennie numérique européenne, la loi européenne Climat, et le socle des droits sociaux fondamentaux. De quoi en somme ouvrir des marges de manœuvre supplémentaires aux gouvernements des États, à la fois en ce qui concerne le tempo de l’ajustement et en ce qui concerne la discussion menée sur la soutenabilité de chaque dette nationale, et ce d’autant plus que le concept de soutenabilité reste assez flou sur le plan économique, et donc ouvert aux discussions politiques au sein des comités du Conseil, et tout particulièrement le comité économique et financier. Tout reste en somme encore à définir d’autant que les ONG comme les États membres rechignent à donner à la Commission les nouveaux pouvoirs d’appréciation qu’elle revendique ainsi, mais le principe d’un enserrement mécanique, par des règles automatiques, qui valait jusque-là pour ce cadre de gouvernance économique aura donc pris un coup sans doute fatal.

3. Une planification démocratique des biens publics européens

La planification européenne n’est pas à la hauteur des besoins collectifs immenses qui se sont faits jour au cours de la dernière décennie, ni dans la forme car elle ne s’inscrit pas pour l’instant dans la durée mais comme une réponse ponctuelle et hors-cadre budgétaire à la crise pandémique, ni dans l’orientation car la pente pro-business passe complètement à côté des investissements sociaux et verts qu’il faut clairement favoriser pour : isoler massivement les bâtiments publics et les logements, électrifier l’ensemble de la production industrielle et agricole, développer massivement les transports ferroviaires et fluviaux, tant pour le transport des personnes que le fret, et d’atteindre 100 % d’énergie renouvelable, etc. Elle n’est pas à la hauteur ni en terme de volume, car cette mutation supposerait des investissements verts supplémentaires de 1,5 % à 2 % du PIB européen chaque année, d’après la Commission elle-même, bien au-delà des sommes mises en jeu par le NGEU. Il y a encore loin de l’instrument temporaire et ad hoc «Next Generation EU», créé pour faire face à des circonstances exceptionnelles, à un «moment hamiltonien» que certains ont prophétisé avec beaucoup d’enthousiasme. Un basculement semble s’opérer alors que l’Union européenne fait face aux crises en rompant (pour partie) avec certains des dogmes qui s’étaient constitués dans la période post-Maastricht (discipline budgétaire, réformes structurelles, libéralisation et privatisations, déréglementation des marchés financiers ou de l’énergie, etc.) et qui avaient bloqué le « métabolisme européen » 20 en le privant d’une capacité autonome à mobiliser les ressources (dépenses, emprunt, voire impôts directs) pour réaliser les « buts monumentaux » que lui assignent les traités (paix, prospérité, État de droit, etc.).

Reste à dessiner les cadres de ce que pourrait être une autre planification européenne qui échappe au cadre temporaire du Next Generation EU et aux seules pentes pro-business et néo-managériales identifiées plus haut. En repartant de la notion de « budget » comme forme politique reliant dépenses communes, fiscalité directe (des particuliers et des entreprises) et démocratie parlementaire – une forme politique qui a constitué dans les démocraties occidentales le cadre principal du développement des États sociaux. Sous cet angle, il faut d’abord reconnaître que l’Union n’a pas (ni n’a jamais eu) de budget tant sa constitution fiscale est à la fois peu autonome à l’égard des États membres et structurellement défavorable au Parlement européen. L’élan initial qui avait présidé à la naissance d’un « budget communautaire » via la décision du Conseil du 21 avril 1970 appelant à un financement autonome fondé sur des ressources propres n’aura en effet pas résisté aux réticences des États membres à céder sur la prérogative fiscale mais aussi à la multiplication des accords de libre échange qui ont progressivement sapé les revenus directs européens (notamment prélèvements agricoles et droits de douane) au profit de contributions nationales désormais largement dominant dans le financement des politiques de l’Union. À cette re-nationalisation du budget européen s’ajoute la marginalité maintenue du Parlement européen qui est certes devenu co-décisionnaire sur le volet « dépenses » mais reste un junior partner puisque la procédure budgétaire se déroule sous l’épée de Damoclès du veto fiscal dont dispose chacun des États pour ce qui concerne les recettes (ressources propres). À quoi s’ajoute le fait qu’il existe à côté du « Cadre financier pluriannuel » une multiplicité de mini-budgets parallèles et ad hoc (le Fonds européen de développement, le Mécanisme européen de stabilité, la facilité de l’UE pour les réfugiés en Turquie, et récemment bien sûr le NGEU) dont les priorités et les instruments ont été élaborés par les exécutifs et leurs technocraties financières 21 , au risque de l’opacité et de l’irresponsabilité politique. 

On comprend le faible métabolisme d’une Union ainsi privée d’un pouvoir autonome de mobiliser tout à la fois les ressources (par la fiscalité, les dépenses et les emprunts) et la légitimité sociale et politique nécessaires à la réalisation des objectifs monumentaux qui sont inscrits dans les valeurs et les objectifs des traités. On mesure aussi par là même l’ensemble des ruptures nécessaires pour transformer la Facilité pour la reprise et la résilience en un véritable budget des biens publics d’échelle européenne. En affirmant tout d’abord une solidarité d’échelle européenne par un impôt sur les grandes fortunes qui seul permettra de donner à l’Union les moyens de conduire la transition climatique et sociale alors que les finances publiques des États membres ont été durement éprouvées par les réponses apportées à la crise due au Covid-19 22 . Mais aussi en construisant le cadre démocratique, celui d’une assemblée européenne des parlements nationaux, capable d’élaborer les compromis sociaux et politiques transnationaux (entre États comme entre classes sociales), et d’enclencher l’effet d’entraînement social que suppose la transition écologique des sociétés et des économies européennes. Les responsabilités proprement politiques restent essentiellement nationales de sorte que le Parlement européen ne peut qu’échouer à « extraire » seul les ressources nécessaires à ce tournant. Mais il semble tout aussi peu envisageable que les Parlements nationaux, pris un à un, soient au principe de la levée de ces ressources produisant des effets de transferts au niveau européen et que last but not least elle soit conditionnée au veto de l’un ou de l’autre des multiples parlements des États-membres. Au contraire, une assemblée européenne des parlements nationaux serait, elle, en mesure d’ancrer la démocratie européenne dans l’ensemble des forces sociales et politiques, en enrôlant les partis politiques, syndicats, collectivités territoriales, ONG, associations, nationaux et européens, dans une délibération transnationale sur le choix des biens publics financés par la solidarité européenne – en s’aidant éventuellement pour ce faire sur les nouveaux outils participatifs comme les Conventions Citoyennes qui viendraient enrichir son travail. Elle aurait ainsi tous les atouts pour construire démocratiquement un budget européen d’ampleur sur le modèle de celui de préconisaient par exemple en 1977 les experts du Rapport Mac Dougall et qui visaient une solution « pré-fédérale » autour d’un budget d’au moins 5% du PIB de l’Union européenne, soit 4 fois plus que le budget actuel 23

Mais pour s’engager sans plus attendre sur cette voie, une nouvelle méthode commune s’impose car les règles habituelles d’unanimité ne doivent pas constituer un obstacle face à l’urgence énergétique et sociale. Une coopération renforcée pourrait démarrer sans délai entre États intéressés, qui pourraient être rejoints ensuite par les autres États membres. Pour aller plus loin, les États intéressés pourraient signer à brève échéance un traité fiscal-énergétique permettant de se donner la gouvernance démocratique adéquate sous forme d’une assemblée européenne des parlements nationaux. Avancer avec les pays qui le souhaitent : c’est bien ce principe qui permettra à l’Union européenne de réaliser ses plus grandes avancées et qui donnera la possibilité aux autres d’être à la hauteur de la période historique que nous traversons.

Notes

  1. Cédric Durand, “1979 in reverse”, Sidecar.
  2. Que l’on pense à cette « durabilité compétitive » au cœur du modèle de Green New Deal présenté par la Commission avant la pandémie : Communication de la Commission, 17 décembre 2019, Stratégie annuelle 2020 pour une croissance durable, COM(2020)650 final.
  3. On reprend ici la notion développée par Cristina Fasone et Peter Lindseth qui définissent le métabolisme comme l’ensemble des « mécanismes capables d’extraire ou de réorienter des ressources humaines et fiscales d’une manière à la fois légitime et obligatoire [pour] les convertir en ressources économiques et sociales à des fins publiques », in « L’Union européenne et les limites de la gouvernance administrative supranationale : de la crise de la zone euro à la réponse au coronavirus », Revue française d’administration publique, vol. 180, no. 4, 2021, pp. 859-882.
  4. Il est vrai que Laurent Warlouzet relève que des tentatives avortées avaient eu lieu dans les années 1960 sous l’impulsion des hauts fonctionnaires français : Laurent Warlouzet, « Des chiffres pour la planification économique européenne: un projet français pour la CEE (1956-1967) », In: Touchelay, Béatrice and Verheyde, Philippe, (eds.) La genèse de la décision: Chiffres Publics, Chiffres Privés dans la France du XXe Siècle, Bière, Bordeaux, pp. 181-198. Rappelons aussi bien sûr que Jean Monnet arrive à la tête de la Haute autorité de la CECA après son expérience à la tête du Commissariat général au Plan.
  5. Sur les réformes attendues des États, v. Commission staff working document, 22 janv. 2021, Guidance to Member States Recovery and Resilience plans, SWD(2021, 12 final).
  6. À telle enseigne que le Parlement italien se sera prononcé sur un projet différent de celui celui qui sera finalement envoyé par le gouvernement italien à la Commission pour approbation.
  7. “Trade union involvement in the drafting and implementation of national Recovery and Resilience Plans” disponible ici cité par Sébastien Adalid.
  8. En juin 2022, la DG Reform née dans le sillage des memorandum de la crise grecque signe des contrats à hauteur de 374 millions avec un ensemble de consultants Deloitte, Mc Kinsey, KPMG dans les 27 Etats-membres au titre de l’instrument pour le support technique.
  9. Sur ce point, on se permet de renvoyer à Antoine Vauchez, Public, coll. Le mot est faible, Anamosa, 2022 ; et très récemment Mariana Mazzucato, The Big Con. How the Consulting Industry Weakens our Businesses, Infantilizes our Governments and Warps our Economies, Penguin Press, 2023, qui pointe aussi la situation de conflits d’intérêts structural de ces cabinets, à l’image de McKinsey qui conseille 43 des 100 des principales entreprises émettrices de gaz à effet de serre.
  10. Sans compter les besoins d’investissement en infrastructures sociales évalués à 192 milliards , p. 21.
  11. Cf. Fédération syndicale européenne des services publics.
  12. Cour des comptes européenne, “Biodiversité des terres agricoles : la contribution de la PAC n’a pas permis d’enrayer le déclin”, Juin 2020.
  13. Emily O’Reilly, “Ethical Lobbying in a post-Covid World – Global Public affairs Forum in Paris”, 17 sept. 2021.
  14. Par exemple, cette lettre ouverte demandant une quantification à 25% de dépenses à dimension sociale au sein de la FRR.
  15. À l’acmé de la crise, la Commission cible donc d’abord les besoins en investissements qu’elle considère comme les plus importants pour la relance et ce sont les besoins en investissements de santé, de santé publique et en matière sociale, qui sont en haut de la pile. Ses services estiment alors les besoins d’investissements de santé dans l’Union à 70 milliards d’euros par an, soit 0,6 % du PIB de l’UE, p. 21.
  16. EPSU, EU4Health budget ignores the biggest problem in healthcare: lack of staff, 22 novembre 2022.
  17. La grande pénurie de soignants est une réalité dans toute l’Europe, Le Monde, juillet 2022.
  18. Communication De La Commission, Critères relatifs à l’analyse de la compatibilité avec le marché intérieur des aides d’État destinées à promouvoir la réalisation de projets importants d’intérêt européen commun (2021/C 528/02).
  19. Communication De La Commission, Critères relatifs à l’analyse de la compatibilité avec le marché intérieur des aides d’État destinées à promouvoir la réalisation de projets importants d’intérêt européen commun, (2021/C 528/02).
  20. Cristina Fasone, Peter Lindseth, “Europe’s Fractured Metabolic Constitution: From the Eurozone Crisis to the Coronavirus Response”, LUISS School of Government, SOG Working Paper 61 (October 2020).
  21. Sur ce réseau transnational de financiers de l’UE, voir G. Sacriste, A. Vauchez, «The Euro-ization of Europe. The Extramural Rise of the Government of the Euro», in S. Hennette, T. Piketty, G. Sacriste, A. Vauchez (eds), How to Democratize Europe. Transnational Debate, Harvard University Press, 2020, p. 9-45.
  22. Au-delà du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières qui vient d’être adopté, de nouvelles ressources propres peuvent en effet être envisagées sous l’angle de la solidarité via la taxe sur les transactions financières, l’établissement de l’impôt progressif européen sur les grandes fortunes, ou l’impôt sur les patrimoines supérieurs à 2 millions d’euros, ce qui rapporterait 1 % à 1,5 % du PIB européen (avec des taux marginaux relativement modestes, échelonnés de 0,5 % à 3 % de la fortune nette des individus). En ce sens, voir Julia Cagé, Anne-Laure Delatte, Isabelle Ferraras, Stéphanie Hennette, Paul Magnette, Dominique Méda, Kalypsso Nicolaïdis, Thomas Piketty, Katharina Pistor, Antoine Vauchez, « Le verrou et le levier », le Grand Continent, 6 avril 2023.
  23. Pour les divers scénarios proposés par le rapport McDougall, On se permet aussi de renvoyer à Antoine Vauchez, « Verrous, leviers et réinventions de l’Europe des biens publics. Pour une sociohistoire de la chose publique européenne », in Samanthan Besson, eds., Réinventions européennes. Colloque de rentrée du Collège de France, Odile Jacob, 2022.
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Les Plans de l’Europe, entre planification de marché et planification démocratique, Les Plans de l’Europe, entre planification de marché et planification démocratique, Les Plans de l’Europe, entre planification de marché et planification démocratique, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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