Adaptations et distorsions : le travail dans l’entreprise à l’ère du coronavirus
Emmanuelle Barbara
Avocate au Barreau de Paris et associée chez August DebouzyIssue
Issue #SpécialAuteurs
Emmanuelle Barbara21x29,7cm - 80 pages Issue #0, juin 2020 12,90€
Le droit au temps du coronavirus
Encore hébétés par les effets d’une sidération qui s’estompe, engourdis par l’immobilité forcée que l’expérience inouïe du Grand Confinement nous a infligés, nous nous risquons à reprendre, alourdis, le cours de nos vies, travail compris.
Depuis plusieurs semaines, certains se livrent aux conjectures du temps d’après. Cette locution, pleine de nostalgie par référence au « temps d’avant » ou prétexte d’espoir pour ce qui vient, ne parvient pas à désigner exactement cette période, ni à redonner confiance sur les perspectives d’avenir. Le traumatisme causé par l’itinéraire mystérieux de ce virus est si fort qu’il n’existe d’autre choix pour (se) protéger que de « s’isoler » dans l’espace public comme dans les lieux collectifs. Convenons que le temps du déconfinement à peine entamé est d’abord celui de l’adaptation et du réglage à des codes sociaux nouveaux, où les gestes barrières impliquent une chorégraphie contrainte et une méfiance régulée de chacun vis-à-vis de chacun. Voilà qui change durablement nos interactions, y compris professionnelles. Dans ces conditions, nous n’avons pas eu le temps de mesurer tous les impacts de l’intrusion fracassante de cette catastrophe sanitaire éprouvée par la planète entière sur l’économie, la société et la démocratie. Ce que l’on appelle commodément et intuitivement, sans pouvoir le décrire, le « monde d’après » est inconnu.
Nous entrons de plain-pied dans la société de la pandémie. Elle pourrait devenir la caractéristique saillante d’une époque où l’enjeu consiste à la fois à définir ses codes, souvent anxiogènes mais nécessaires pour protéger la santé des citoyens, et à assurer le rebond de l’économie qui ne doit pas sombrer en conséquence. Comme l’a formulé Jürgen Habermas, il nous faudra « agir dans le savoir explicite de notre non-savoir » 1 . De cette exploration hésitante et des découvertes qui émailleront ce cheminement collectif, résultera, plus tard, le monde d’après.
L’adaptation immédiate de l’entreprise et de ses salariés à ce spectaculaire confinement a été obtenue au prix d’infléchissements substantiels et durables dans l’accomplissement du travail. Nous entrons dans l’ère de l’hybridation du travail et de la distorsion de situations individuelles commandées par les règles sanitaires. Dans le monde d’avant, l’entreprise faisait naturellement la promotion du lien social au travers de politiques de bien-être au travail et d’initiatives diverses où le collectif était toujours valorisé, la proximité exaltée. Aujourd’hui elle devra imaginer des mesures ad hoc pour ne pas ajouter à sa fragilité économique, la perte de repères et le délitement du sentiment d’appartenance.
L’interruption du fonctionnement normal de l’entreprise le 16 mars 2020 a révélé des distorsions manifestes de situation entre les salariés. Schématiquement, le sort des salariés s’est divisé en trois tiers.
D’abord ceux du « front » ou de la « première ligne », qui ont dû travailler en poste et ce intensément, aux prises avec l’anxiété de la propagation du Covid-19 et avec la polémique sur l’insuffisance des équipements de protection individuelle. Cette catégorie hétérogène de travailleurs partage une caractéristique commune, celle d’être essentielle au maintien des fonctions vitales de la nation : santé, entretien, vente, transport, la poste, collecte de déchets, bref ceux qui occupent des fonctions rarement valorisées en temps normal et qui sont devenus particulièrement visibles dans cette période. Une fois le pays déconfiné, leur sort se pose avec une acuité singulière, y compris sous l’angle de la protection renforcée de leur santé du fait de contacts multiples avec le public. Au-delà de cette première distorsion de situation, puisqu’ils ont dû échapper à l’injonction du « restez chez vous » pour les autres, le gouvernement a pris en avril 2020 une mesure en leur faveur avec la prime d’activité pouvant désormais atteindre 2 000 euros. Ce dispositif, à la discrétion de l’entreprise, pourrait exclure les autres salariés.
Le deuxième groupe concerne ceux qui ont travaillé à distance. Mis en télétravail du jour au lendemain, ils ont démontré que l’entreprise « pouvait tenir » grâce à cette mesure subite et générale, ce qui a suscité, au-delà de la diversité des situations individuelles certainement inégales entre elles, un engouement pour ce mode de travail. Non sans inconvénients, méritant dans certains cas l’admiration, ce mode de travail compatible avec l’activité professionnelle de 32% des travailleurs français 2 est apparu bien adapté à l’urgence du moment (8 télétravailleurs sur 10 sont satisfaits 3 ), même si certaines enquêtes ont relevé que 18% des salariés en télétravail étaient en détresse psychologique élevée 4 ou encore que 42% se disent en manque de reconnaissance 5 . Au-delà de l’avantage indéniable de ce type d’organisation en temps de pandémie pour qui peut s’y plier, le télétravail peut induire un réaménagement durable des modalités de travail 6 avec un impact positif sur la pollution liée à la transhumance quotidienne, sur la taille des bureaux et sur l’organisation d’une vie personnelle différente. Le télétravail devient un vrai champ d’exploration, selon des modalités à inventer, comme le souhaite la plupart des télétravailleurs qui n’excluent pas ce mode d’accomplissement du travail.
Le troisième groupe concerne ceux qui ont été privés de travail en raison de leur placement en activité partielle ou chômage partiel total ou encore pour la garde d’un enfant. Pour cette dernière catégorie, où l’Etat a pris en charge de tout ou partie du salaire de près de onze millions de salariés, des initiatives de prêts de main d’œuvre ont été encouragées pour que les entreprises confrontées à une baisse d’activité mettent leurs salariés à disposition auprès des entreprises sous tension. Vivement recommandée par le gouvernement pour éviter le chômage partiel et maintenir le salaire à 100%, des plateformes de prêt de main d’œuvre ont ainsi vu le jour dans plusieurs secteurs 7 . L’absence de travail, en tout ou partie rémunérée, n’a pas été nécessairement bien vécu, l’auto-réclusion sans moyen de s’en évader a suscité le constat que 25 % des salariés en chômage partiel total présentaient une détresse psychologique élevée 8 .
Le moment délicat de la reprise du travail normal devait mettre un terme à cette répartition en trois tiers des salariés. Mais il n’en est rien. Les exigences sanitaires sont telles que les distorsions de situations créant des mécanismes de travail hybrides vont s’éterniser. Les trois catégories de personnel aux proportions désormais fluctuantes vont perdurer, sans calendrier précis sur la fin de cet agencement singulier.
La primauté faite aux règles de distanciation sociale et leur impact sur la surface utile d’occupation collective selon la description du « Protocole national de déconfinement pour les entreprises » du 3 mai 2020, assortie de la question épineuse du recours aux transports collectifs passibles aussi de mesures barrières, contraignent à maintenir le télétravail « quand cela est possible ». Ce déploiement de mesures de prévention en entreprise en vertu d’un document unique d’évaluation des risques, qui doit être mis à jour, provoque des perturbations organisationnelles inévitables obligeant les entreprises à piloter la désorganisation collective qui en résulte. Report de la date de retour au travail pour un grand nombre de salariés, rotation des équipes, étalement des horaires d’arrivée et de départ, reconfiguration sévère des sites avec marquage au sol et condamnation des zones de convivialité et des open-space : les initiatives contraignantes font florès. Les règles sanitaires imposant une drôle de manière d’occuper les lieux de travail constituent sans doute un argumentaire rêvé de promotion du télétravail.
La reprise du travail sera aussi placée sous le maintien de l’activité partielle pour toute une frange de salariés reconnus vulnérables par la loi. Onze catégories 9 sont définies, depuis ceux qui partagent le même domicile qu’une personne vulnérable jusqu’à ceux encore qui sont parent d’un enfant de moins de 16 ans 10 au 31 décembre 2020. La distinction des salariés entre eux en vue de reprendre le travail sur site ne sera pas seulement le fruit du respect des règles sanitaires et de leur impact sur les mètres carrés d’occupation.
Reste le cas des salariés qui, quelle que soit leur catégorie de rattachement, risquent purement et simplement de perdre leur emploi du fait de la récession. On sait que l’État rappellera aux entreprises la nécessité de respecter des engagements divers, notamment en matière de transition énergétique 11 mais aussi en matière sociale. Les outils tels l’accord de performance collective 12 peuvent s’avérer utiles tant du point de vue de l’entreprise que des salariés et constituer un mode opératoire innovant en ces temps de crise, notamment en matière de formation dont le besoin s’avère encore plus prégnant avec la crise.
On le voit, outre l’inquiétude suscitée par leur santé financière, le fonctionnement traditionnel des entreprises est perturbé. Les distorsions entre les personnels distillent un sentiment plus ou moins avéré d’inégalités, même si aucune situation n’est en elle-même plus enviable qu’une autre. Certains salariés demandent instamment leur retour sur site au nom des risques psychosociaux, ne supportant plus leur maintien à domicile, pendant que d’autres s’inquiètent de s’exposer aux transports en commun et n’envisagent pas de retour de sitôt. Dans ces conditions, tisser ou inventer un sentiment d’appartenance ou de bien-être pour ceux qui occuperont ces locaux pourtant familiers convertis en lieux médicalisés et hostiles par tant d’efforts de prévention, relève de la gageure.
L’épreuve de la crise sanitaire et de ses conséquences prouve cependant à quel point les entreprises ont naturellement vocation à être aux côtés de l’État pour gérer les aspects sanitaires, économiques et sociaux. L’effort de l’État notamment au titre de l’activité partielle ne doit pas masquer le fait qu’il appartient aux entreprises d’agir en tenant compte des considérations sociales et environnementales (art. 1833 Code civil modifié par la loi Pacte du 22 mai 2019 13 ), qu’elles ont une responsabilité à ce titre de plus en plus affermie, conditionnant d’ailleurs l’implication corrélative de salariés en quête de sens. La désorganisation de l’entreprise liée à la crise, tout comme les manifestations de son utilité pendant la crise (cf. les initiatives prises en matière de confection de masque ou de gel hydroalcoolique par des entreprises peu concernées en principe) ou encore les actions de solidarité constatées, l’oblige néanmoins à prévoir toute une série de mesures qui ne se limitent pas à la seule prévention des risques.
Il faut repenser et créer une cohésion sociale renouvelée. Exprimer la reconnaissance de l’entreprise envers ses salariés pendant la crise, sans aggraver les éventuelles fractures entre les catégories que l’on a décrites, ni ses moyens, constitue un thème de négociation urgent. Dans un entretien du 24 mai 2020, le ministre des comptes publics a souligné combien la participation, l’intéressement et l’actionnariat salarié – si leur régime est une nouvelle fois modifié – pourraient être utilement mobilisés pour répondre en partie aux fragilités et aux défis révélés par la crise. Si l’entreprise et ses partenaires sociaux font l’exercice sans fard consistant à faire un bilan de ce passé récent, des défis et des sujétions devant être surmontés en préservant la force de travail le mieux possible et en anticipant l’inventaire des initiatives à envisager pour surmonter la reprise, une séquence d’efforts collectifs suivie par le partage des gains espérés en résultant au travers de dispositifs d’association du personnel au capital de l’entreprise via l’actionnariat salarié peut constituer un programme fédérateur commuant l’inquiétude 14 en force créatrice, génératrice de sens. Tout ce que la loi Pacte, au nom prémonitoire, avait en quelque sorte théorisé, offre aux entreprises, à la lumière de la crise du Covid-19 une opportunité sans précédent de passer aux travaux pratiques et de se doter d’une raison d’être réelle et tangible.
Notes
- « Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir ». Entretien au Monde le 10 avril 2020.
- V. « Évaluation au 30 mars 2020 de l’impact économique de la pandémie de COVID-19 et des mesures de confinement en France », Policy brief n°65, 30 mars 2020, département analyse et prévisions OFCE : < https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief65.pdf>.
- Etude Kantar pour la CFDT du 30 avril 2020 : < https://f3c.cfdt.fr/portail/f3c/s-informer/les-travailleurs-face-au-covid-19-enquete-de-la-cfdt-srv1_1116737>.
- Enquête OpinionWay parue le 20 avril 2020 auprès de 2.000 salariés entre le 31 mars et le 8 avril 2020 : < https://empreintehumaine.com/wp-content/uploads/2020/04/SONDAGE-OPINIONWAY-POUR-EMPREINET-HUMAINE-de%CC%81tresse-psychologique-des-salarie%CC%81s-franc%CC%A7ais-lurgence-dagir-Communique%CC%81-de-Presse-20-avril-2020-1.pdf>.
- Enquête WorkAnyWhere auprès de 6.500 salariés publiée le 7 mai 2020 : < https://tav.cgtthales.fr/2020/05/06/le-monde-du-travail-en-confinement-une-enquete-inedite/>.
- Cyprien Batut, L’impact du Covid-19 sur le monde du travail : télémigration, rélocalisation, environnement, Groupe d’études géopolitiques, Économie, Note de travail 3, mai 2020. Voir aussi : https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/03/coronavirus-le-teletravail-pourrait-accelerer-la-delocalisation-des-emplois-qualifies_6038508_3234.html
- Notamment l’AFT dans le domaine du transport et de la logistique pour approvisionner les commerces alimentaires et les établissements sanitaires. Ou encore dans le secteur sanitaire en renfort RH, ou la plateforme à l’initiative du ministère du travail Mobilisation Emploi dans les secteurs du medico-social, de l’agriculture, de l’agroalimentaire, des transports, de l’aide à domicile, de l’énergie, des télécoms.
- Enquête OpinionWay précitée, WK-RH Liaisons sociales.fr, 22 avril 2020.
- Décret n°2020-521 du 5 mai 2020 définissant les critères permettant d’identifier les salariés vulnérables présentant un risque de développer une forme grave d’infection au virus SARS-CoV-2 et pouvant être placés en activité partielle.
- Loi n° 2020-473 du 25 avril 2020 de finances rectificative pour 2020.
- V. lettre d’Elisabeth Borne du 23 mai 2020 adressée à 90 entreprises : <https://www.lejdd.fr/Politique/exclusif-ecologie-elisabeth-borne-rappelle-a-lordre-les-entreprises-3970218>.
- Introduit par l’ordonnance n°2017-1385 du 22 septembre 2017 Défini par l’article L. 2254-2 du Code du travail, l’accord de performance est un accord d’entreprise ou d’établissement négocié en vue « de répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ou en vue de préserver, ou de développer l’emploi » (art. L. 2254-2 du Code du travail), notamment en aménageant la durée du travail ou la rémunération des salariés.
- Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
- 9 cadres sur 10 anticipent un impact sur leur entreprise (enquête Kantar précitée).
citer l'article
Emmanuelle Barbara, Adaptations et distorsions : le travail dans l’entreprise à l’ère du coronavirus, Groupe d'études géopolitiques, Juil 2021, 18-20.