Revue Européenne du Droit
Droit et guerre en Europe
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Bernard Stirn

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

Les dernières décennies du XXème siècle avaient pu laisser croire aux progrès constants de la démocratie libérale. Après la fin des dictatures en Europe méditerranéenne, en Grèce, en Espagne, au Portugal, le mur de Berlin tombait, le bloc soviétique éclatait, la perestroïka s’affirmait en Russie. Dans le même temps, l’espace de l’Europe communautaire et celui du Conseil de l’Europe s’élargissaient, la construction européenne se renforçait, dans un cadre qui se caractérisait par la croissance économique et le respect du droit. Le continent européen se dessinait comme un ensemble sans précédent de prospérité, de paix, de culture et de liberté. Ses valeurs paraissaient devoir l’emporter partout dans le monde. Le livre de Francis Fukuyama, publié en 1992, La fin de l’histoire et le dernier homme, reflète cette période d’optimisme.

Mais l’histoire ne connaît pas de fin. Elle est plutôt marquée par des cycles successifs, qui font alterner les progrès et les reculs, les certitudes et les inquiétudes, les assurances et les dangers. Les attentats du 11 septembre 2001 sont comme un tournant qui a fait apparaître que les valeurs de la liberté ne sont pas unanimement reconnues, que les démocraties ont leurs fragilités, que le tragique n’a pas disparu.  Depuis le début du XXIème siècle, les idéaux populistes se propagent, les extrêmes gagnent du terrain, des régimes autoritaires se développent. En quelques années sont arrivés au pouvoir Victor Orban en Hongrie, le parti Droit et justice en Pologne, Xi Jinping en Chine, Narendra Modi en Inde, Jaïr Bolsonaro au Brésil. L’année 2016 fut celle du référendum sur le Brexit, du coup d’Etat manqué qui conduisit en Turquie le président Erdogan à confisquer les libertés, de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Traçant le bilan de ces évolutions, Yascha Mounk constate en 2018, dans son ouvrage Le peuple contre la démocratie, un divorce inquiétant entre la démocratie et la liberté. Il écrit : « la démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant naissance à une démocratie antilibérale d’un côté, à un libéralisme antidémocratique de l’autre ». 

En Russie, la dérive est plus marquée que partout ailleurs. Succédant à Boris Eltsine à la fin de 1999, Vladimir Poutine accomplit deux mandats de quatre ans comme président puis, après un intermède comme premier ministre, il reprend la présidence pour des mandats cette fois de six ans. Une révision constitutionnelle adoptée en mars 2020 lui ouvre la perspective de demeurer au pouvoir jusqu’en 2032. Peu à peu, la presse est contrôlée, les opposants muselés, la justice asservie. La Russie, qui avait rejoint le Conseil de l’Europe en 1996, s’éloigne de ses valeurs et fait de moins en moins de cas des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, dont une révision constitutionnelle adoptée en 2015 a permis à sa cour constitutionnelle de décider de s’affranchir. L’annexion de la Crimée en 2014 témoigne d’une indifférence au droit international. La dissolution en décembre 2021 de l’association Memorial sonne comme un ultime avertissement.

L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 n’en a pas moins été une surprise. Plus inattendue encore étaient la volonté et la capacité de résistance de l’Ukraine. Depuis lors, la guerre a de nouveau pris place au cœur de l’Europe. La Russie bafoue le droit international et ignore la justice internationale. L’agression qu’elle a commise méconnaît les principes de la Charte des Nations-Unies, sans qu’elle puisse sérieusement se prévaloir du droit de légitime défense.  Elle conduit les opérations au mépris du droit de la guerre. Crime d’agression, crimes de guerre, sans doute crimes contre l’humanité se succèdent sans qu’aucun tribunal ait pu jusqu’ici intervenir de manière effective.   La Cour internationale de justice ne pouvait se faire d’illusion sur la portée de sa décision du 16 mars 2022 par laquelle elle a ordonné, à titre de mesures conservatoires, à la Russie de suspendre ses opérations militaires. Son exclusion du Conseil de l’Europe, mesure dont aucun Etat n‘avait jamais fait l’objet, laisse la Russie indifférente. Le mandat d’arrêt émis en mars 2023 par la Cour pénale internationale à l’encontre de Vladimir Poutine risque de demeurer longtemps sans effet. Avec le retour de la guerre en Europe, la force a pris le dessus sur le droit. Des illusions se dissipent quant à la solidité de l’ordre international, la valeur du droit, l’autorité des juges. Si un tel contexte appelle sans nul doute à davantage de réalisme, il ne saurait pour autant conduire à oublier que les relations internationales reposent aussi sur des règles, que les valeurs demeurent des références et les juridictions des arbitres. Les démocraties ont su réagir d’une même voix. Dans la recherche d’une justice internationale, un souffle qui rappelle celui du J’accuse d’Emile Zola inspire le livre écrit en 2023 par Robert Badinter avec Bruno Cotte et Alain Pellet, Vladimir Poutine l’accusation. Ebranlés, le droit et la justice ne s’effacent pas durant la guerre et ils retrouveront leur place après celle-ci. Un des principaux défis sera de reconstruire un consensus qui, au-delà des démocraties occidentales, réunisse le plus grand nombre de pays alors que nombre d’entre eux sont tentés par d’autres modèles. Comme le montre ce riche numéro de la Revue européenne du droit, le droit ne peut à lui seul assurer la paix mais la géostratégie du futur ne peut s’écrire sans lui.

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Bernard Stirn, Droit et guerre en Europe, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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