Élections parlementaires en République tchèque, 8-9 octobre 2021
Tomáš Weiss
Directeur-adjoint, Institut d'études internationales, Univerzita KarlovaIssue
Issue #2Auteurs
Tomáš Weiss21x29,7cm - 167 pages Numéro 2, Mars 2022 24,00€
Élections en Europe : juin 2021 – novembre 2021
Les élections législatives des 8 et 9 octobre 2021 en République tchèque ont donné lieu à un changement politique important. ANO (officiellement ANO 2011), le parti du Premier ministre Andrej Babiš, est arrivé en deuxième position en termes de vote populaire, et même s’il a remporté le plus grand nombre de mandats, il n’a pas obtenu la majorité au Parlement. En conséquence, un gouvernement réunissant deux coalitions électorales, soit cinq partis au total, a été formé ; celui-ci, dirigé par Petr Fiala (ODS), est entré en fonction le 17 décembre avec une majorité confortable de 108 mandats à la chambre basse du Parlement tchèque, qui compte 200 sièges. Le taux de participation de 65,43 % a été supérieur de près de 5 points de pourcentage à celui de 2017.
Les élections législatives, ou élections à la Chambre des députés du parlement tchèque, sont les élections les plus importantes du système tchèque, leur issue déterminant la composition du gouvernement national. Le système électoral est proportionnel avec 14 listes de partis représentant chacune des 14 régions du pays au niveau NUTS3. Une nouvelle loi électorale adoptée en 2021 a introduit un processus d’attribution en deux étapes utilisant les quotas Imperiali et Hagenbach-Bischoff. Les partis doivent atteindre un seuil de 5 % à l’échelle nationale pour entrer au Parlement, seuil qui passe à 8 % pour les coalitions à deux partis et à 11 % pour les coalitions à trois partis et plus,. Le système prévoit la possibilité quatre votes préférentiels au sein de la liste du parti, les candidats qui reçoivent des votes préférentiels représentant au moins 5 % du total des votes pour le parti dans la région étant placés en tête de liste.
Ces élections ont été importantes pour plusieurs raisons qui auront des répercussions à court et à long terme sur la politique tchèque. Premièrement, plusieurs partis établis n’ont pas dépassé le seuil électoral et ne seront pas représentés à la chambre basse. Deuxièmement, le nombre de « votes perdus » (wasted votes, cf. ci-dessous) a été le plus élevé depuis 1993, ce qui a eu un impact sur les dynamiques politiques. Troisièmement, l’unification de l’opposition libérale en deux coalitions a donné des résultats inattendus.
Ce court texte abordera les trois points mentionnés ci-dessus et analysera leurs implications. Ensuite, j’aborderai l’impact potentiel des élections sur la politique intérieure tchèque. Enfin, j’évoquerai la pertinence des résultats des élections pour la position de la République tchèque dans l’Union européenne.
La disparition de la gauche traditionnelle
Malgré son approche libérale et orientée vers les entreprises en 2013 (au niveau de l’UE, le parti est membre du groupe Renew Europe), ANO n’a pas réussi à attirer un soutien stable parmi les électeurs jeunes et éduqués et s’est progressivement déplacé vers la gauche. Il est devenu le parti de premier choix parmi les générations plus âgées auxquelles il avait fait appel par certains de ses choix politiques et sa rhétorique. Près de la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans ont voté pour ANO en 2021 (Prokop et al. 2021). Ce résultat témoigne de la bonne stratégie marketing d’ANO, car plusieurs des politiques du parti, notamment la réforme fiscale adoptée fin 2020, ont été adoptées avec le soutien de l’opposition conservatrice malgré les protestations des sociaux-démocrates, partenaires de coalition d’ANO. ANO n’est pas devenu un parti de gauche classique, mais il a attiré bon nombre de voix de gauche, ce qui a eu un impact significatif sur les résultats globaux et sur le sort de plusieurs partis établis.
Dans une perspective à plus long terme, on retiendra surtout que le parti communiste (Parti communiste de Bohême et de Moravie, KSČM) n’a pas réussi à obtenir un seul mandat. En conséquence, l’un des derniers, sinon le dernier parti communiste non réformé d’Europe centrale a disparu de la politique nationale. Le KSČM s’était appuyé jusque là sur des électeurs plus âgés et n’a pas réussi à attirer les jeunes générations, amenant certains commentateur à affirmer que sa disparition de la politique nationale n’était qu’une question de temps. La stratégie marketing d’ANO semble avoir contribué au résultat et accéléré le déclin du KSČM. Pourtant, cela a dû être très décevant pour le parti et ses représentants. Lors de la précédente législature, le KSČM était plus proche d’accéder au pouvoir qu’il ne l’avait jamais été depuis 1989, car le gouvernement minoritaire ANO-ČSSD s’appuyait sur son soutien. Il est probable que le KSČM décline encore et ne revienne pas sur la scène politique nationale, même s’il restera sans doute ancré au niveau local dans les années à venir.
Les sociaux-démocrates (Parti social-démocrate tchèque, ČSSD) ont été le deuxième parti de gauche traditionnel à être éliminé de la Chambre des députés lors de ces élections. Jadis l’une des formations majeures de la politique tchèque, le parti a payé le prix de sa participation au gouvernement d’ANO. Une grande partie de son électorat a quitté le parti pour ANO, et une autre partie importante s’est abstenue, n’ayant pas compris la coopération du parti avec Babiš, perçu comme un oligarque poursuivi par la justice.
Paradoxalement, le fait qu’ANO ait réussi à attirer les électeurs de ses alliés potentiels a coûté à Andrej Babiš sa place de chef du gouvernement. Si l’ANO n’a perdu que très légèrement alors qu’il avait la responsabilité gouvernementale pendant la pandémie, la stabilisation de son électorat s’est faite aux dépens de ses petits partenaires de coalitions. En fin de compte, ANO a réussi à conserver le plus grand nombre de mandats, mais a évincé des alliés potentiels du parlement et n’a pas été en mesure de reconstruire une majorité.
Des votes perdus
La République tchèque a souffert d’une très faible confiance dans les institutions publiques, en particulier dans le gouvernement et le parlement (CVVM 2021). Les élections de 2021 ont aggravé le problème car plus d’un million de votes, soit près de 20 % de l’ensemble des votes, ont été « perdus », c’est-à-dire qu’ils sont allés à des partis qui n’ont pas dépassé la barre des 5 % nécessaires pour entrer au parlement. Une quantité de votes perdus aussi élevé, sans précédent dans l’histoire récente de la République tchèque, a résulté du fait que deux partis sont restés juste en dessous du seuil de 5 % et que quelques autres ont obtenu un score légèrement plus faible.
Le nombre élevé de votes perdus a permis à une alliance de deux blocs d’obtenir la majorité au Parlement et de chasser effectivement Andrej Babiš du pouvoir. Mais il signifie également que le gouvernement, malgré sa solide majorité de 108 mandats, n’a reçu qu’environ 2,3 millions des 5,2 millions de voix exprimées. Les partis gouvernementaux devront attirer davantage d’électeurs pour remporter les élections ultérieures, car conserver le soutien actuel pourrait ne pas suffire.
Les coalitions préélectorales
La campagne de 2021 a été marquée par l’émergence de deux grands blocs d’opposition. La loi électorale tchèque offrait un avantage aux grands partis politiques depuis 2001 (Kopecký 2006 : 126). Par conséquent, l’opposition composée de nombreux petits partis a passé la période 2017-2021 à négocier la création d’alliances qui rivaliseraient avec ANO en nombre de voix et en nombre de mandats. Le résultat a été la création d’un bloc conservateur Spolu (Ensemble), composé d’ODS (Parti démocratique civique), TOP 09 (Tradition, responsabilité, prospérité) et KDU-ČSL (Union chrétienne et démocratique – Parti du peuple tchécoslovaque) d’une part, et une coalition centriste Piráti a STAN réunissant le Parti pirate (Pirátská strana) et les Maires et indépendants (Starostové a nezávislí) d’autre part. Bien que la Cour constitutionnelle ait abrogé les clauses donnant l’avantage aux grands partis en février 2021, les deux blocs avaient déjà beaucoup investi dans leur alliance électorale et ont maintenu la coopération jusqu’aux élections d’octobre.
Si la création des deux blocs a été un succès du point de vue de l’opposition, elle a également entraîné des problèmes inattendus. La combinaison de la campagne négative de l’ANO contre les Pirates, qui semblaient être le plus en vue des deux concurrents au début de 2021, et le solide soutien régional des Maires et des Indépendants ont fait que de nombreux candidats du STAN ont grimpé dans les listes des partis au détriment des Pirates via le mécanisme de votes préférentiels. En définitive, seuls quatre Pirates ont été élus — une baisse significative par rapport aux 22 mandats de la période 2017-2021 —, contre 33 Maires (une augmentation de 27 sièges). Après avoir investi deux fois plus d’argent et d’efforts dans la campagne et le programme électoral, le Parti Pirate a entrepris une vive discussion interne sur le résultat des élections et les prochaines étapes. L’un des points clés était que le parti deviendrait un élément libéral marginal dans un gouvernement largement conservateur, sans que les autres partis ne dépendent du soutien des Pirates au Parlement. Même si le parti a finalement décidé de rejoindre le gouvernement et a obtenu trois ministres, le résultat a jeté le doute sur la cohésion à long terme des deux blocs.
Implications pour la politique intérieure
Le nouveau gouvernement de Petr Fiala (ODS), qui a remporté le vote de confiance le 13 janvier 2022, quatre mois après les élections, évoluera dans un environnement politique intérieur légèrement différent de celui du gouvernement de Babiš (ANO). Tout d’abord, le gouvernement dispose d’une majorité confortable à la chambre basse et au Sénat. Contrairement à Babiš, qui a dû négocier un soutien au cas par cas pour son gouvernement minoritaire, Fiala sera en mesure de mettre en œuvre son programme relativement rapidement, à condition de maintenir la cohésion de la coalition.
Le premier test pour la coalition naissante s’est avéré a consisté dans une négociation avec le président Miloš Zeman. Les présidents tchèques occupent un rôle vital dans le système constitutionnel tchèque, qui a été encore renforcé par l’introduction d’une élection directe en 2013 (Novotný 2020). Malgré les déclarations publiques préélectorales de Zeman selon lesquelles il reconduirait Babiš au poste de premier ministre, la cohésion des cinq partis et leur conclusion d’un accord de coalition un mois seulement après le jour des élections ont laissé peu de marge de manœuvre au président. En fin de compte, le retard dans la nomination du nouveau gouvernement a été causé par les problèmes de santé de Zeman plutôt que par la nécessité de négocier pour obtenir son soutien.
Le maintien de la cohésion du gouvernement pourrait toutefois s’avérer difficile. L’actuel gouvernement à cinq comprend le plus grand nombre de partis politiques de l’histoire tchèque. Si le désir d’évincer Babiš du pouvoir a pu suffire à rassembler les cinq partis, cela ne garantit en rien qu’ils parviendront à préserver leur unité pendant les quatre années à venir. Le gouvernement peut être qualifié comme étant de centre-droit (Lopatka 2022), mais il existe des différences importantes entre les partis. Les clivages sont visibles entre les deux blocs et entre les partis individuels au sein des blocs. Une différence importante concerne la politique sociale : Spolu, avec les démocrates chrétiens du KDU-ČSL, est l’entité la plus conservatrice, et l’engagement de Piráti a STAN en faveur de l’introduction du mariage homosexuel pourrait provoquer des affrontements importants. Les élections à venir exerceront une pression supplémentaire sur les partis pour qu’ils se positionnent avant les prochaines élections parlementaires de 2025. En 2022, les Tchèques voteront au Sénat (1/3 des sièges) et aux élections locales, en 2023 aux élections présidentielles et l’année suivante au Sénat (1/3 des sièges), au Parlement européen et aux élections régionales.
La dimension européenne
La politique européenne pourrait constituer une des principales pierres d’achoppement pour le futur gouvernement. Alors que TOP 09, KDU-ČSL et STAN sont membres du groupe PPE au Parlement européen, les Pirates se sont alignés sur les Verts/ALE et ODS sur l’ECR. C’est la position de l’ODS qui se démarque du groupe. Les spécialistes ont toujours qualifié le parti d’eurosceptique doux (voire dur) (cf. Havlík 2011 ; Kovář 2020). Le leader de SPOLU étant issu de l’ODS, la réticence du parti à l’égard d’une plus grande intégration a façonné d’abord le programme de l’alliance, puis celui du gouvernement. La question de l’adhésion à la zone euro, qui agite depuis longtemps le débat politique tchèque (Hodulák et Sychra 2021), est symptomatique de ces tensions. Malgré le soutien à la fixation d’une date d’adhésion à la zone euro et au respect de tous les critères nécessaires exprimé dans le programme de Piráti a STAN, le gouvernement s’est engagé à respecter les critères de Maastricht mais est resté silencieux quant à l’adoption de la monnaie commune (Gouvernement de la République tchèque 2022 : 5).
Malgré ces différends potentiels, une amélioration significative des relations entre le gouvernement tchèque et les institutions européennes — notamment la Commission européenne et le Parlement européen — est envisageable. Le départ de Babiš, accusé de conflit d’intérêts dans la distribution du budget de l’UE en République tchèque, devrait permettre d’engager une coopération plus constructive dans le cadre de la prochaine présidence tchèque au Conseil de l’UE. La République tchèque prendra également légèrement ses distances avec la Hongrie et la Pologne et cherchera d’autres alliés dans l’UE. Toutefois, il ne faut pas s’attendre à une rupture radicale car certaines parties de l’ODS entretiennent de bonnes relations avec les représentants des deux pays, notamment le parti polonais Droit et Justice, et parce que les relations de travail établies de longue date au sein du groupe de Visegrád se poursuivront dans les domaines où les intérêts des pays sont alignés.
Conclusion
Pour résumer, les élections législatives de 2021 ont considérablement modifié le paysage politique de la République tchèque. À long terme, la disparition du parti communiste constitue le résultat le plus important. À court et moyen terme, on peut concevoir une coopération plus constructive entre le gouvernement tchèque et les institutions européennes, une adoption sans heurts des lois et une communication politique plus générale que pendant les années Babiš. Toutefois, le nouveau gouvernement aura du mal à maintenir sa cohésion en raison du nombre élevé de partis participants et des différences entre leurs positions. La « campagne électorale permanente » qui en résultera accentuera la pression à différents niveaux et accentuera la nécessité pour les partis de s’appuyer sur les électeurs déçus dont les votes ont été « perdus » en 2021.
Références
Antoš, M. and Horák, F. (2021). Proportionality Means Proportionality: Czech Constitutional Court, 2 February 2021, Pl. ÚS 44/17. European Constitutional Law Review 17(3), pp. 538–552.
CVVM (2021). Důvěra ústavním institucím v červnu 2021. En ligne.
Gouvernement de la République tchèque (2022). Programové prohlášení vlády České republiky, Praha.
Havlík, V. (2011). A breaking-up of a pro-European consensus: Attitudes of Czech political parties towards the European integration (1998–2010). Communist and Post-Communist Studies, 44(2), pp. 129–147.
Hodulák, V. & Sychra, Z. (2021). The Czech Republic and the euro: Not now, or not ever? In K. Arató, B. Koller, and A. Pelle (éd.), The Political Economy of the Eurozone in Central and Eastern Europe, Routledge, pp. 216–237.
Kopecký, P. (2006). The Rise of the Power Monopoly: Political Parties in the Czech Republic. In S. Jungerstam-Mulders (éd.), Post-Communist EU Member States. Parties and Party Systems, London and New York : Routledge, pp. 125–145.
Kovář, J. (2020). Czech party positions on the EU’s finality: a conceptual metaphor approach. Journal of International Relations and Development, 23(2), pp. 462–486.
Lopatka, J. (2022, 13 janvier). New Czech centre-right government wins confidence vote in parliament. En ligne.
Novotný, L. (2020). Power Structure in Motion? Parliament, Government and the President in the Czech Republic. In A. Lorenz and H. Formánková (éd.), Czech Democracy in Crisis, Cham : Palgrave Macmillan, pp. 111–132.
Prokop, D., Komárek, J. & Fabšíková, N. (2021). Analýza volebního chování ve sněmovních volbách 2021. En ligne.
citer l'article
Tomáš Weiss, Élections parlementaires en République tchèque, 8-9 octobre 2021, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2022, 140-144.