Bulletin des Élections de l’Union Européenne
Élections territoriales en Guyane, 20-27 juin 2021
Issue #2
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Auteurs

Edenz Maurice

21x29,7cm - 167 pages Numéro 2, Mars 2022 24,00€

Élections en Europe : juin 2021 – novembre 2021

« Il n’y aura donc pas eu le coup de tonnerre redouté. Aucune région ne bascule dans le giron du Rassemblement national (RN) au soir du second tour des élections régionales, dimanche 27 juin, marqué par une forte abstention ». Tel fut le premier enseignement que Le Monde tira à 20h de ce scrutin (de Royer 2021). Le lendemain, l’ensemble des médias hexagonaux entonnait ce même refrain. « Les leaders de droite sont renforcés, la gauche conserve ses cinq régions et le RN est en repli », résumait par exemple Franceinfo (Franceinfo 2021). Toutefois, à mesure que l’on (re)découvrit que la consultation électorale s’étalait sur plusieurs fuseaux horaires, le constat établi se révélait erroné. En basculant à gauche, la Guyane, peuplée de près de 280 000 habitants au 1er janvier 2018, offrait une des issues ultramarines les plus inattendues.

Le premier renouvellement de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG)

Les 20 et 27 juin, plus de 100 000 électeurs et électrices étaient appelés à renouveler pour la première fois l’assemblée de la jeune CTG, entrée en vigueur le 1er janvier 2016. En raison d’une croissance démographique vigoureuse — depuis 2013, la Guyane s’accroit chaque année de 6 400 habitants —, 55 sièges, et non plus 51, se trouvaient en jeu. Cinq des huit sections électorales tiraient profit de ce gain de quatre sièges tandis que la section des Savanes, centrée sur la ville spatiale de Kourou, en perdait un. La section du Haut-Maroni, qui regroupe des communes isolées de l’Ouest, bénéficiait ainsi de deux conseillers territoriaux supplémentaires. La section de Saint-Laurent-du-Maroni et celles de la Petite et de la Grande Couronne, en somme les agglomérations autour de Cayenne, la capitale de la CTG, gagnaient pour leur part chacune un siège.
Sûr de lui, invaincu depuis sa défaite aux législatives de 1993, le président sortant Rodolphe Alexandre se voyait réélu au premier tour. Dix candidats soutenus par ou affiliés à son parti Guyane rassemblement (GR) avaient remporté les dernières municipales et nombre d’élus de proximité constituaient sa liste « Unis et engagés pour notre territoire », dite d’ouverture. Proche assumé d’Emmanuel Macron, Alexandre pouvait se targuer, par ailleurs, du soutien non officiel de La République en marche (LREM, Renew Europe) et, plus inattendu, de celui, public cette fois, de la fédération guyanaise du Parti socialiste (PS, PSE). La campagne de l’homme fort d’un jeu politique peu familier pour un observateur hexagonal mettait alors en avant le succès de l’installation de la CTG et invitait à faire « le choix de la compétence », car « diriger la CTG, présider aux destinées de la Guyane, cela ne s’improvise pas ! » 1 .
Face à lui, trois listes, contre huit lors du scrutin de décembre 2015.
Faute d’être parvenu à diriger une union de la gauche, le député Gabriel Serville, rattaché à l’Assemblée nationale au groupe communiste Gauche démocrate et républicaine, prenait le pari de conduire sa propre liste. « Guyane Kontré pour avancer » intégrait des personnalités de son parti Peyi Guyane, du mouvement Génération.s et de Guyane insoumise, déclinaison locale de La France insoumise (LFI, Maintenant le peuple). Mais le coup d’éclat résidait dans le ralliement de figures majeures de l’intense mobilisation sociale de mars-avril 2017. Par-là, s’incarnait la volonté déclarée de donner la parole aux citoyens.
Seule la liste « Guyane » pouvait cependant se prévaloir de présenter aux suffrages des électeurs une version renouvelée de la gauche plurielle. Étiquetée liste d’union de la gauche et écologie (LUGE), elle rassemblait, en autres, le Parti socialiste guyanais (PSG), longtemps le parti dominant de la scène politique, les indépendantistes du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale, les écologistes, et Walwari, la formation fondée en 1992 par Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux sous la présidence de François Hollande. À quoi s’ajoutaient des personnalités de la société civile connues pour leurs positions contraires sur le projet de la « Montagne d’Or » ou l’exploitation minière dans l’ouest guyanais d’une concession aurifère, au cœur du débat public en 2018. Maire d’Awala-Yalimapo, capitale symbolique du mouvement autochtone amérindien, Jean-Paul Fereira fut appelé à la tête de cette liste qui mettait l’accent sur l’autonomie de la Guyane, leitmotiv fondateur de la gauche guyanaise.
Sans étiquette, Jessi Américain, un jeune marron 2 issu d’un quartier populaire de Saint-Laurent-du-Maroni et diplômé de Sciences Po, animait enfin la liste « Changer d’air », dont le nom s’inspirait d’un poème de Léon-Gontran Damas, l’un des trois chantres de la négritude 3 . Élu en mars 2020 dans l’opposition au conseil municipal de sa ville natale, ce nouveau venu entendait, suivant son slogan de campagne, « tuer le game », c’est-à-dire faire souffler le vent du dégagisme. Indice de ce positionnement, seule sa liste plaçait en tête de section autant de femmes que d’hommes.

a • Répartition des sièges de conseillers territoriaux par section

Source : Insee Flash. Guyane-Antilles, n°131, décembre 2020.

Au premier tour, une continuité en trompe-l’œil

Passée la consternation d’une abstention massive (65, 21%), la continuité semblait l’emporter au soir du premier du tour.
Comme en 2015, Alexandre virait largement en tête avec 43,7% des suffrages exprimés. Sa liste dominait sept des huit sections et rassemblait la majorité des voix dans quatre d’entre elles. La palme revenait à la section de l’Oyapock. Le président sortant y atteignait 77,76% et distançait Fereira de plus de 1 000 voix. À Camopi, par exemple, les Amérindiens teko et wayãpi votaient même à 80% en sa faveur. Il en allait de même des Marrons, majoritairement rassemblés dans le Haut-Maroni.
À y regarder de près, Alexandre obtenait cependant ses meilleurs résultats dans les espaces ruraux isolés, aux faibles densités de populations, ceux, de surcroît, où les électeurs s’étaient le plus mobilisés. Par exemple, l’abstention dans l’Oyapock ne s’élevait qu’à, si l’on peut dire, 53,03 %. Autre motif d’inquiétude, si Saint-Laurent-du-Maroni renouvelait sans équivoque sa confiance au sortant (54,4 %), la deuxième ville de l’armature urbaine guyanaise enregistrait le plus faible taux de participation des huit sections (26,68 %). En outre, dans la Communauté d’agglomération du Centre littoral (CACL), la plus peuplée des intercommunalités guyanaises, celle-là même qu’Alexandre avait présidée de 2001 à 2014 et qui pèse près de la moitié des sièges à pourvoir, les résultats se révélaient décevants. À Cayenne, devancé de plus de deux points par Serville, Alexandre ne totalisait que 34,3 %. Le député se trouvait aussi en tête à Macouria. À Rémire-Montjoly, banlieue huppée de la capitale, à Matoury, troisième ville en nombre d’habitants, ou encore à Kourou, il déjouait également les pronostics en talonnant de près la liste d’Alexandre. Enfin, en réunissant sur son nom 15 020 voix, soit quasiment le nombre de suffrages recueillis lors du premier tour de 2015 (15 298), Alexandre avait mobilisé son électorat.
L’arithmétique du second tour apparaissait plus favorable pour Serville qui, avec 27, 68 % contre 23,34 % pour Fereira, avait remporté le match à gauche. Les deux listes de gauche concurrentes cumulaient 17 530 voix. Fereira offrait des réserves de poids dans les trois sections de l’ouest où le député signait ses plus mauvais résultats. De même, dans la section de Basse-Mana, LUGE engrangeait 31,84 % des suffrages. Avec un score de 5,27 % l’autorisant à fusionner, Jessi Américain renforçait les espoirs d’une victoire imprévisible. C’était en effet à Saint-Laurent-du-Maroni et dans les communes marronnes du Haut Maroni que se comptait le plus grand nombre de ses électeurs.

Le raz de marée de la gauche

Avec pour mot d’ordre « tous contre Alexandre », Serville concluait sur son nom l’union de la gauche dans la nuit du 21 au 22 juin. Il ralliait également Jessi Américain pour constituer sa liste du second tour, renommée « Guyane Kontré pour avancer sans limites ». Toutefois, le PSG tardait à annoncer son soutien. Christiane Taubira se refusait quant à elle à donner une consigne de vote, son parti Walwari ayant fait les frais de la dite union.
La stratégie se révéla néanmoins payante. Avec 54,83 % des suffrages, soit 25 432 voix, Serville devançait de près de dix points la liste inchangée d’Alexandre. « C’est un raz de marée en faveur du changement, en faveur de Gabriel Serville », rapportait incrédule et réjoui Jean-Luc Le West, ancien vice-président de la fédération guyanaise du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) élu à Cayenne (Guitteau 2021). De fait, à l’exception de Saint-Laurent-du Maroni, Serville conquérait tous les pôles urbains du territoire. À Cayenne, il réalisait 64,4 % plaçant Alexandre à près de trente points. La Petite et la Grande Couronne lui offrait vingt points d’avance.
« On perd dans la CACL, que j’ai mise en place », réagissait, sonné, le candidat défait. « On gagne partout ailleurs, du Haut-Maroni à la Basse-Mana, de l’Oyapock à Régina, jusqu’à Cacao. Là-bas, les gens ont confiance en moi. Ils savent ce que j’ai fait grâce au FEADER (Fonds européen agricole pour le développement rural) », ajoutait Alexandre (Guitteau 2021). Il vrai que son électorat s’était de nouveau mobilisé pour lui permettre de conserver nettement quatre sections (Basse Mana, Haut Maroni, Oyapock et Saint-Laurent-du-Maroni).
Reste que la participation connaissait un gain supérieur à dix points partout en Guyane. Entre les deux tours, celle-ci passait de 34,79 % à 46,78 %. Ce fut dans la section des Savanes que l’abstention reculait le plus fortement : 68,36 % au premier tour ; 44,7 % au second. Cette participation accrue renversait Alexandre, pourtant en tête une semaine plus tôt (43,6 %). Serville arrachait ainsi Sinnamary qui avait voté le dimanche précédent à 64 % pour son adversaire. Le député raflait aussi Kourou avec vingt points d’avance. Au total, les Savanes lui donnaient la victoire avec 57 %. En définitive, les villes signifiaient majoritairement leur désir de tourner la page Alexandre.

Un territoire en bonne santé démocratique

À contre-courant de l’Hexagone, le sursaut de civisme du second tour n’est ni inédit, ni propre à la Guyane. « Depuis 2004, la participation au second tour dans les Outre-mer est systématiquement plus élevée que dans le reste du pays », rappelle Martial Foucault, titulaire de la chaire Outre-mer instituée récemment à Sciences Po. Il faut y voir, d’après lui, le signe d’un intérêt constant pour le « rôle du politique » (Foucault 2021).
Ce scrutin met aussi au jour la vigueur de la gauche aux Outre-mer. À la victoire de Serville s’ajoutent en effet celles d’Huguette Bello, présidente du parti d’obédience communiste Pour La Réunion, et de Serge Letchimy, leader du Parti progressiste martiniquais fondé en 1958 par Aimé Césaire. Leur arrivée au pouvoir a d’ailleurs permis l’élection pour la première fois d’une femme socialiste, Carole Delga, présidente PS de la région Occitanie, à la tête de l’association d’élus, Régions de France, pendant les trois premières années de la mandature.
À Cayenne, la vitalité de la gauche est d’autant plus manifeste que ni LR, en reconstruction, ni le RN, empêtré dans les affaires, ne s’étaient engagés dans la campagne. Autonomiste, défiante à l’égard de l’État et attachée à la politique de cohésion socio-territoriale de l’Union européenne, cette gauche guyanaise ne se structure pas autour des formations politiques nationales. Quasiment tous les acteurs de premier plan de ces élections ont ainsi fait leur classe au PSG, né en 1956 au nom de « [l’] incompatibilité à défendre les intérêts guyanais dans un parti d’essence française 4 » et principal initiateur d’une bipolarisation de la vie politique locale sur le modèle national (Maurice 2014). Toutefois, la gauche guyanaise se compose désormais de petites structures politiques au programme idéologique flou, en ce qu’elles visent avant tout à assurer l’élection de la personnalité politique la plus en vue.
Par ailleurs, Alexandre a vu dans sa défaite une volonté de le « déchouquer », réappropriation douteuse du « déchoukage » haïtien, ou l’ivresse meurtrière qui gagne la population à la suite de la chute du régime dictatorial de Jean-Claude Duvalier (1986). Au vrai, la déroute est à mettre sur le compte de l’usure au pouvoir d’un homme à la tête de l’exécutif régional depuis onze ans, d’un élu discrédité lors de la révolte sociale de mars-avril 2017. Le désir d’alternance politique qui s’est manifesté dans les urnes illustre, somme toute, la bonne santé démocratique d’un espace guyanais situé dans un environnement sud-américain souvent tenté par la solution autoritaire.
La désignation d’un Amérindien, le kali’na J.-P. Ferreira, pour briguer la plus importante fonction politique locale est un dernier motif de satisfaction à relever. Elle fait suite au succès aux législatives de 2017 de Lénaïck Adam (LREM), le premier Marron élu député de la Guyane. L’une et l’autre témoignent du poids démographique et symbolique nouveau de sociétés autochtones longtemps enfermées dans la catégorie des populations primitives. Elles consolident le récit historique très prisé des trois « races » fondatrices de la Guyane (Amérindien, Créole et Marron), réappropriation locale du mythe de la démocratie raciale brésilienne forgé dans les années 1930 par le sociologue Gilberto Freyre afin de créer un sentiment d’unité nationale.
La pression migratoire qui s’exerce sur la Guyane, un tiers des habitants sont de nationalité étrangère, donne cependant à voir de plus en plus de manifestations à caractère xénophobe et, à l’image de l’Hexagone, des prises de position musclées contre l’immigration, accusée de favoriser l’insécurité et de menacer la cohésion de la société.
Voici-là bien des arguments qui incitent à ne faire l’économie ni de ce territoire ni des Outre-mer.

Références

Foucault, M. (2021, juillet 2021). Évolution du vote régional outre-mer 2015-2021. FOROM. Notes de recherche Outre-Mer. En ligne.
Franceinfo (2021, 28 juin). Résultats des élections régionales 2021. Franceinfo. En ligne.
Guitteau, G. (2021, 28 juin). Les Guyanais choisissent l’alternance. Guyaweb. En ligne.
Maurice, E. (2014). Les enseignants et la politisation de la Guyane (1946-1970). L’émergence de la gauche guyanaise, Matoury : Ibis rouge éditions.
de Royer, S. & Gatinois, C. (2021, 27 juin). Résultats des élections régionales 2021 : les vainqueurs, région par région. Le Monde.

Notes

  1. Voir la profession de foi de Rodolphe Alexandre.
  2. Descendants d’esclaves évadés des plantations du Suriname qui, à compter du XVIIIe siècle, ont construit des sociétés libres très hiérarchisées et contractualisé leurs rapports avec les autorités françaises.
  3. « Grand comme un besoin de changer d’air », publié dans Léon-Gontran Damas, Névralgies, Paris, Présence africaine, 1964.
  4. Voir Debout Guyane, 13 octobre 1962.
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Edenz Maurice, Élections territoriales en Guyane, 20-27 juin 2021, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2022, 80-83.

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