Revue Européenne du Droit
La guerre en Ukraine et la transition énergétique
Issue #5
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Issue #5

Auteurs

Jorge E. Viñuales

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

La crise énergétique mondiale résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est faussement familière. Depuis les années 1970, la militarisation des exportations d’énergie est devenue une réelle possibilité, utilisée avec succès dans une poignée de cas. Elle est apparue pour la première fois lorsque, en 1973, certains membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (« OPEP »), de plus en plus conscients de leurs moyens, qui s’étaient regroupés au sein de l’OPAEP (« A » pour pays « Arabes »), ont imposé un embargo sur les exportations de pétrole à l’encontre des partisans d’Israël lors de la guerre du Kippour. La flambée des prix du pétrole qui s’en est suivie ressemble clairement à celle des combustibles fossiles, en particulier du gaz, observée l’année dernière, et elle a été largement motivée par la décision d’un grand producteur, la Russie, d’atteindre un objectif politique dans le contexte d’une confrontation militaire. 

Cependant, l’analogie est trompeuse. Elle ne rend pas compte d’une différence fondamentale, à savoir que l’offensive russe intervient à un moment crucial d’un processus plus large de transition énergétique et de transformation socio-économique motivé par la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Dans son récent World Energy Outlook 2022, l’Agence internationale de l’énergie (« AIE »), elle-même issue de la crise énergétique de 1973, a noté avec lucidité cette différence majeure 1 . Cela signifie que, contrairement à la réponse à la crise de 1973, qui ne remettait pas en question la place du pétrole dans la matrice énergétique, la réponse d’aujourd’hui implique une transformation beaucoup plus fondamentale du système énergétique pour qu’il ne dépende plus des combustibles fossiles, ce qui est déjà en cours en réponse au phénomène beaucoup plus large du changement climatique. De ce point de vue, la crise énergétique actuelle doit être considérée comme un choc dans une tension permanente provoquée par le changement climatique entre deux régimes sociotechniques concurrents, l’un basé sur les technologies des combustibles fossiles et l’autre sur les technologies à faible teneur en carbone.

Quelques mois avant que la Russie ne lance son offensive, les politiques de « sauvetage » et de « redressement » mises en place par les gouvernements pour faire face à la pandémie de la Covid-19 avaient suscité des inquiétudes en raison de leur incohérence générale avec l’action climatique 2 . Au fur et à mesure que la pandémie ou, plus précisément, que les confinements imposés à la suite de la pandémie s’éloignaient, les craintes de revenir sur les efforts de décarbonisation des systèmes énergétiques devenait de plus en plus visible. Mais les craintes d’un retour en arrière ont atteint de nouveaux sommets après l’offensive russe, qui s’est délibérément appuyée sur la manipulation des exportations d’énergie pour faire pression sur les pays européens afin qu’ils n’interfèrent pas avec les objectifs russes. En Europe, les prix élevés de l’énergie et les coûts politiques associés ont fourni une nouvelle justification à la tentation de revenir aux combustibles fossiles, opposant les besoins politiques à court terme aux stratégies de transition énergétique à moyen et long terme. 

Dans ce contexte, la crise énergétique actuelle a des racines plus profondes que l’invasion russe de l’Ukraine. La question fondamentale, d’un point de vue énergétique, est de savoir si la crise actuelle menace ou non la viabilité de la transition énergétique en cours et, de manière plus réaliste, si elle peut mettre en question cette transition, du moins dans une certaine mesure et dans certaines parties du monde. Il n’y a pas de réponse unique à cette question, mais en cherchant des réponses possibles, il y a trois postulats anciens de la politique énergétique qui ne vont plus de soi, à savoir : que les combustibles fossiles sont la clé d’une énergie bon marché, que les États sont confrontés à un « trilemme énergétique » opposant la sécurité énergétique, l’accessibilité financière et la durabilité, et que la politique climatique est coûteuse et incite à une « nivellement par le bas », c’est-à-dire le démantèlement de la politique environnementale pour accroître la compétitivité. Dans cette brève contribution, je reviens sur ces postulats. Mon propos n’est pas de dire qu’un ou plusieurs d’entre eux peuvent ne pas être pertinents pour un pays donné, à un moment donné, mais qu’ils ne peuvent plus être considérés comme des « postulats » ou des principes phare de la politique énergétique.

1- Une énergie bon marché issue des combustibles fossiles ?

Les prix de l’énergie sont un concept complexe. Tout d’abord, il existe des différences importantes entre les diverses ressources énergétiques (c’est-à-dire les ressources utilisées pour produire un certain produit énergétique), tels que le charbon, le pétrole brut, le gaz naturel ou l’uranium, mais pas la lumière du soleil ou le vent, qui ne sont pas des ressources dont le prix est fixé. Deuxièmement, selon la ressource, il peut également y avoir des différences régionales significatives dans les prix, comme pour le gaz naturel. Troisièmement, du point de vue des produits, en particulier de l’électricité, l’évaluation du prix de l’électricité produite à partir de différentes technologies et, plus précisément, à partir d’installations de production d’électricité à différents stades de leur exploitation, nécessite des ajustements non négligeables, concrétisés par le concept de coût actualisé de l’électricité. Quatrièmement, les données et les mesures des différents rapports peuvent varier, parfois de manière significative, en fonction des aspects mis en avant et de ceux qui sont minimisés ou exclus. Ces différences et bien d’autres découlent de l’observation fondamentale selon laquelle le terme « énergie » est une construction conceptuelle agrégeant des réalités très différentes. On peut observer l’évolution de différentes mesures de cet agrégat (par exemple un indice des prix des matières premières énergétiques) 3 mais, pour l’analyse des perspectives de la transition énergétique, l’évaluation doit nécessairement être plus fine.

Dans le dernier rapport de la Banque mondiale sur les perspectives des marchés des matières premières, datant d’octobre 2022, on observe que dans l’ensemble :

« la plupart des prix des produits de base ont reculé par rapport aux sommets atteints après la flambée de la demande post-pandémique et la guerre en Ukraine, alors que la croissance mondiale ralentit et que les craintes d’une récession mondiale s’intensifient. Toutefois, les différents produits de base ont connu des tendances divergentes en raison des différences dans les conditions de l’offre et de leur réponse au ralentissement de la demande » 4 .

Cette observation se concentre sur la pandémie, la guerre en Ukraine et le ralentissement économique, plutôt que sur la transition énergétique à plus long terme. Il est important de noter que le prix des ressources énergétiques fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel) a connu une forte augmentation à partir de la fin 2021, avec le rebond post-pandémique, atteignant des sommets historiques (pour le gaz naturel) en raison de la manipulation de ces ressources par la Russie dans le cadre de sa stratégie dans la guerre en Ukraine, puis diminuant en raison de la réussite des efforts de reconstitution des réserves en Europe, d’une météo plus clémente que prévu, du ralentissement économique, du resserrement du crédit (pour lutter contre les pressions inflationnistes) et des craintes d’une récession économique. Selon le World Energy Outlook 2022 de l’AIE, la crise ukrainienne a fourni 

« un coup de pouce à court terme à la demande de pétrole et de charbon, les consommateurs cherchant des solutions pour remplacer le gaz dont le prix est élevé. Mais les gains durables de la crise reviennent aux sources à faibles émissions, principalement les énergies renouvelables, mais aussi le nucléaire dans certains cas, ainsi qu’à des progrès plus rapides en matière d’efficacité et d’électrification » 5

Bien que les trois principales ressources en combustibles fossiles, à savoir le charbon, le pétrole et le gaz, aient connu des augmentations de prix substantielles au cours de cette période, les prix atteints par le gaz naturel étaient tout à fait inédits. Le graphique suivant, tiré des données de Statista, montre l’évolution de l’indice mensuel des prix du gaz naturel dans le monde entre janvier 2020 et décembre 2022 :

Si l’on ventile cette tendance par région, on constate que les principales augmentations de prix ont eu lieu en Europe :

L’augmentation massive des prix des ressources en combustibles fossiles a ravivé les craintes classiques en matière de sécurité énergétique, avec leurs réponses traditionnelles, à savoir la diversification des sources d’approvisionnement en énergie et l’efficience énergétique ou d’autres politiques de gestion de la consommation. Mais le contexte de ces réponses est aujourd’hui très différent de celui des précédentes crises d’approvisionnement énergétique. Plus que l’urgence climatique, les réponses à court terme ont été particulièrement sensibles aux coûts élevés des énergies fossiles par rapport aux coûts plus faibles de l’électricité produite par les technologies des énergies renouvelables, en particulier l’éolien et le solaire photovoltaïque. La diversification des sources d’approvisionnement s’inscrit donc dans un contexte où ces technologies sont déjà consolidées et extrêmement compétitives, même par rapport aux prix ordinaires (c’est-à-dire beaucoup plus bas) des combustibles fossiles. Pour appréhender cette dimension, il est utile de se référer au concept de coût actualisé de l’électricité (« Levelized Cost Of Energy » ou « LCOE »), qui fournit une estimation du coût moyen par unité d’électricité produite pendant toute la durée de vie d’une nouvelle centrale électrique. Il permet de comparer les coûts des différentes formes de technologies de production d’électricité. Le LCOE produit à partir de technologies d’énergie renouvelable a fortement diminué au cours de la décennie qui a précédé la guerre en Ukraine, en raison de la transformation socio-technique induite par le changement climatique. 

Selon un rapport de 2022 de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (« IRENA ») : 

« la période 2010-2021 a été marquée par un changement radical dans l’équilibre de la compétitivité entre les énergies renouvelables et les options existantes en matière de combustibles fossiles et d’énergie nucléaire. Le LCOE moyen pondéré mondial des projets photovoltaïques à l’échelle d’une centrale nouvellement mis en service a diminué de 88 % entre 2010 et 2021, celui de l’éolien terrestre et du CSP [énergie solaire par concentration] de 68 %, et celui de l’éolien en mer de 60 %. En 2021, le LCOE moyen pondéré des nouvelles centrales solaires photovoltaïques et hydroélectriques était inférieur de 11 % à celui des alternatives les moins chères de nouvelle production d’électricité à partir de combustibles fossiles, et celui de l’éolien terrestre était inférieur de 39 % »  6

Le graphique suivant, extrait de ce rapport, compare le LCOE moyen pondéré mondial de l’électricité solaire photovoltaïque et de l’électricité produite à partir de gaz (exprimé en USD par kWh d’électricité). Les chiffres de 2022 sont une projection possible, mais la figure est utile, précisément, pour montrer la tendance sous-jacente dans laquelle la crise énergétique déclenchée par l’invasion russe de l’Ukraine est intervenue :

Selon un autre rapport du réseau REN21, en 2021, les énergies renouvelables ont produit 28,3 % de l’électricité mondiale, contre seulement 20,4 % en 2011 7 . En particulier, les technologies solaires photovoltaïques et éoliennes ont fourni, pour la première fois, plus de 10 % de l’électricité mondiale. Cependant, les utilisations finales de l’électricité n’ont représenté que 17 % de la consommation finale totale d’énergie (CFTE), la plus grande part de la CFTE provenant des utilisations thermiques (51 %), suivies par les utilisations dans les transports (32 %), où la part des énergies renouvelables est beaucoup plus faible. La part des énergies renouvelables dans le TFEC varie considérablement d’un pays à l’autre. Il convient de noter que la part des énergies renouvelables dans le TFEC des grands émetteurs de gaz à effet de serre tels que la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie et la plupart des pays de l’UE reste inférieure à 20 % 8 . En outre, comme nous le verrons plus loin dans cet article, l’augmentation des prix des combustibles fossiles à partir de la fin de 2021 a entraîné des investissements supplémentaires dans les infrastructures de combustibles fossiles qui, s’ils sont effectivement utilisés, peuvent « verrouiller » les émissions futures ou, au contraire, donner lieu à des actifs échoués massifs. 

Ainsi, du point de vue des prix de l’énergie, les signaux ne sont pas clairs. Si l’on peut identifier une tendance dans les évolutions récentes, ce n’est pas que les combustibles fossiles sont le moyen le moins cher de produire de l’énergie. Bien au contraire, les combustibles fossiles sont devenus le moyen le plus coûteux de le faire, à court terme. Dans le secteur de l’électricité, les technologies des énergies renouvelables ont contribué à faire baisser les prix, mais leur rôle dans les services thermiques et, surtout, dans les transports, est encore limité, bien qu’en augmentation. Dans ces conditions, le postulat selon lequel les prix des combustibles fossiles sont la clé d’une énergie bon marché est inexact et, même si les prix des combustibles fossiles diminuent sensiblement à moyen et à long terme, la diminution encore plus importante des prix des énergies renouvelables, ainsi que leur utilisation croissante pour les services thermiques et les transports, rendent ce postulat fortement discutable.

2- La fin du « trilemme énergétique » ?

Depuis plus d’une décennie, le Conseil mondial de l’énergie tient à jour un indice du « trilemme énergétique mondial » 9 . Le concept de trilemme énergétique postule l’existence de tensions entre les politiques visant à atteindre trois objectifs différents, à savoir la sécurité énergétique (la capacité d’un pays à « répondre de manière fiable à la demande d’énergie actuelle et future »), l’équité énergétique (la capacité d’un pays à « fournir un accès universel à une énergie abordable, équitable et abondante pour un usage domestique et commercial ») et la durabilité environnementale (la transition du système énergétique d’un pays « vers l’atténuation et l’évitement des dommages environnementaux potentiels et des impacts du changement climatique ») 10 .  

Le terme « trilemme » peut intriguer, mais il est inexact. La réalisation de chacun de ces objectifs ne s’exclut pas mutuellement. En outre, même si des tensions apparaissent, leur degré et leur nature nécessiteraient une grille plus fine. Par exemple, l’énergie nucléaire à faible teneur en carbone atténue l’impact du changement climatique, mais pollue l’environnement si l’on considère les déchets nucléaires. En outre, certains objectifs importants de la politique énergétique, tels que la sûreté des installations, ne sont pas représentés dans le trilemme. En dépit de ces lacunes, le concept est utile parce qu’il reflète une perception communément admise selon laquelle un pays ne peut pas choisir, en même temps, entre la durabilité et l’accessibilité financière ou entre la sécurité énergétique et la durabilité. Selon les postulats qui sous-tendent la formulation du problème en tant que « trilemme », seule une matrice énergétique à base de combustibles fossiles serait suffisamment abordable et sûre pour fournir l’électricité, les transports et les produits thermiques dont un pays a besoin (voir la discussion dans la section précédente). Les termes mêmes du « trilemme » supposent que l’énergie basée sur les combustibles fossiles, bien que moins durable, est plus abordable et constitue la seule approche véritablement capable d’assurer la sécurité de l’approvisionnement.

La véracité de ces postulats dépend largement des circonstances, telles que les dotations énergétiques spécifiques, le système et l’infrastructure d’un pays donné, les utilisations de l’énergie (électricité, transport, thermique) et le calendrier (court, moyen ou long terme). En outre, le changement et la diffusion technologiques peuvent remettre fondamentalement en question la caractérisation en tant que « jeu à somme nulle » des relations entre les trois termes du trilemme. Dans le contexte spécifique de la crise énergétique catalysée par l’invasion russe de l’Ukraine, l’optique du « trilemme » présente des lacunes importantes. Si les impératifs de sécurité énergétique à très court terme ont effectivement donné un élan supplémentaire aux nouveaux investissements dans les combustibles fossiles (le charbon, le pétrole et le gaz), ils ont également montré que les combustibles fossiles peuvent rapidement devenir inabordables, interrompre la sécurité de l’approvisionnement, tout en nuisant à l’environnement, y compris au système climatique. Dans ce cas, se concentrer sur les combustibles fossiles ne répondrait à aucun des termes du trilemme. À l’inverse, les technologies de l’énergie éolienne (sur terre et en mer) et de l’énergie solaire photovoltaïque étant désormais suffisamment mûres, le recours à ces sources peut être plus performant que les combustibles fossiles, non seulement en termes de durabilité environnementale, mais aussi d’équité (y compris d’accessibilité financière) et, ce qui est remarquable, de sécurité d’approvisionnement. Cela ne supprime pas les interactions complexes entre les objectifs de la politique énergétique, y compris les tensions potentielles entre deux ou plusieurs d’entre eux, mais cela souligne les limites importantes de l’optique du « trilemme énergétique ». Le maintien de ce point de vue pourrait bien alimenter un discours politique soutenant des investissements supplémentaires dans les combustibles fossiles, à un moment où une transformation radicale est nécessaire pour s’en éloigner.

L’alignement croissant de la sécurité énergétique sur la durabilité et l’accessibilité financière n’est pas passé inaperçu. Dans son World Energy Outlook de 2022, l’AIE note que : 

« dans les régions les plus touchées, la part plus importante des énergies renouvelables a été corrélée à la baisse des prix de l’électricité, et les maisons plus efficientes ainsi que le chauffage électrifié ont constitué un tampon important pour certains consommateurs, mais pas suffisamment » 11 .

Plus loin, le rapport indique, de manière plus explicite, que l’alignement n’est pas un phénomène passager : 

« les marchés et les politiques énergétiques ont changé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, non seulement pour le moment, mais aussi pour les décennies à venir. Les arguments environnementaux en faveur de l’énergie propre n’ont pas besoin d’être renforcés, mais les arguments économiques en faveur de technologies propres compétitives en termes de coûts et abordables sont désormais plus forts, tout comme les arguments en faveur de la sécurité énergétique. Cet alignement des priorités économiques, climatiques et sécuritaires a déjà commencé à faire avancer les choses vers un meilleur résultat pour les populations du monde entier et pour la planète » 12 .

Dans le même ordre d’idées, le Renewables Global Status Report 2022 de REN21 souligne également l’alignement des logiques économiques, sécuritaires et environnementales : 

« une forte synergie existe entre les mesures nécessaires pour améliorer la sécurité énergétique et celles associées à la transition énergétique, et en particulier le passage aux énergies renouvelables. Des niveaux élevés d’énergie renouvelable produite localement, associés à des économies d’énergie et à une meilleure efficience énergétique, améliorent la sécurité, la souveraineté et la diversité énergétiques. Cela permet de réduire l’exposition aux fluctuations des prix de l’énergie tout en réduisant les émissions et en apportant d’autres avantages économiques » 13 .

Dans le World Energy Transitions Outlook 2022 de l’IRENA, le potentiel de l’alignement de ces objectifs est également souligné : 

« l’accélération de la transition énergétique est également essentielle pour la sécurité énergétique à long terme, la stabilité des prix et la résilience nationale. Quelque 80 % de la population mondiale vit dans des pays qui sont des importateurs nets d’énergie. Grâce à l’abondance du potentiel renouvelable qui reste à exploiter, ce pourcentage peut être considérablement réduit. Un changement aussi profond rendrait les pays moins dépendants des importations d’énergie grâce à des options d’approvisionnement diversifiées et contribuerait à découpler les économies des fluctuations importantes des prix des combustibles fossiles. Cette voie permettrait également de créer des emplois, de réduire la pauvreté et de faire avancer la cause d’une économie mondiale inclusive et sans danger pour le climat » 14

Ces trois rapports faisant autorité ne font que dresser le bilan d’un alignement de plus en plus perceptible des objectifs, non seulement dans les circonstances exceptionnelles de la post-pandémie et de la guerre en Ukraine, mais aussi, comme le note le World Energy Outlook 2022, « pour les décennies à venir ». Dans ces conditions, le postulat de l’existence d’un « trilemme énergétique » est trompeuse et, compte tenu de son potentiel à alimenter un discours favorable aux combustibles fossiles, elle est fortement discutable.

3- Nivellement par le bas ou par le haut ?

Le postulat selon lequel les combustibles fossiles sont la forme d’énergie la moins chère et la plus compétitive (alors que les technologies d’énergie renouvelable seraient coûteuses) et que les objectifs économiques de la politique énergétique sont à l’opposé des objectifs de durabilité (comme l’indique implicitement le « trilemme énergétique ») est à l’origine d’un autre postulat de longue date : les politiques climatiques sont mauvaises pour l’économie et, par conséquent, les pays du monde entier sont engagés dans une course à la compétitivité en abaissant leurs normes (ce que l’on appelle la « course vers le bas ») et en profitant des efforts des autres pays pour réduire les émissions. 

Ce postulat a influencé les cercles politiques. Peu avant l’adoption du protocole de Kyoto, le Sénat américain a adopté, par 95 voix contre 0, la résolution Byrd-Hagel, qui stipule que : 

« les États-Unis ne devraient pas être signataires d’un protocole qui (A) imposerait de nouveaux engagements de limitation ou de réduction des émissions de gaz à effet de serre aux parties visées à l’annexe I, à moins que le protocole (…) n’impose également de nouveaux engagements spécifiques programmés (…) aux pays en développement parties au cours de la même période de mise en conformité, ou (B) causerait un préjudice grave à l’économie des États-Unis » 15 .

Les États-Unis ont signé le protocole de Kyoto mais ne l’ont jamais ratifié. Lorsque, des années plus tard, le président Bush a répudié l’instrument, il a indiqué qu’il 

« s’oppos[ait] au protocole de Kyoto parce qu’il exempte 80 % du monde, y compris les grands centres de population comme la Chine et l’Inde, de l’obligation de s’y conformer et qu’il causerait de graves préjudices à l’économie américaine » 16

Plus récemment, le postulat selon lequel il est économiquement avantageux de ne pas adopter de politique climatique – c’est-à-dire de continuer à dépendre de combustibles fossiles « bon marché » et « sûrs » – et de « profiter » des efforts des autres pays qui prennent des mesures d’atténuation a pris une forme inattendue. En 2015, l’économiste environnemental W. Nordhaus a plaidé en faveur de la création de « clubs climatiques » au motif que 

« jusqu’à présent, il s’est avéré difficile d’inciter les pays à adhérer à un accord international prévoyant des réductions significatives des émissions. La raison fondamentale en est la forte incitation au parasitisme dans les accords internationaux actuels sur le climat. Il y a parasitisme lorsqu’une partie bénéficie des avantages d’un bien public sans contribuer aux coûts. Dans le cas de la politique internationale en matière de changement climatique, les pays sont incités à s’appuyer sur les réductions d’émissions des autres sans prendre de mesures proportionnelles de réduction au niveau national » 17

Cette idée a été reprise par le G7 dans sa « Déclaration sur le Club climat » de juin 2022, annonçant l’objectif de 

« mettre en place un Club climat pour soutenir la mise en œuvre effective de l’Accord de Paris en accélérant l’action climatique et en augmentant l’ambition, en mettant particulièrement l’accent sur le secteur de l’industrie, en s’attaquant ainsi aux risques de fuite de carbone pour les biens à forte intensité d’émissions, tout en se conformant aux règles internationales » 18

L’interprétation implicite de cette déclaration et de la contribution de Nordhaus est résumée par deux auteurs dans les termes suivants : 

« bien que l’atténuation du changement climatique présente d’importants avantages collectifs, la politique climatique impose des coûts concentrés sur les pionniers qui, néanmoins, ne captent qu’une petite fraction des avantages globaux de leurs actions » 19 .

Ce postulat est discutable. Il sous-estime le fait que les politiques énergétiques à faible intensité de carbone peuvent avoir des effets bénéfiques importants sur l’environnement et la santé, qui sont propres au pays qui prend des mesures, et, ce qui n’est pas moins important, il omet complètement les avantages économiques spécifiques associés aux « politiques industrielles vertes ». Les politiques énergétiques à faible émission de carbone dans des secteurs tels que l’énergie solaire photovoltaïque, l’énergie éolienne, l’efficience énergétique et l’électrification des services thermiques et de transport ne sont pas simplement « fardeau » 20 . Au contraire, elles se sont révélées très bénéfiques en termes économiques et stratégiques, ce qui soulève la question de la « course » à laquelle se livrent les pays 21 . Les faits montrent qu’une nouvelle course « au sommet », c’est-à-dire pour récolter les bénéfices liés au statut de pionnier (early mover) dans les technologies et les industries à faible émission de carbone, devient de plus en plus perceptible à côté des rigidités « verrouillées » (locked-in) de l’investissement dans les combustibles fossiles. 

Fin 2019, la Commission européenne a publié une communication intitulée « Le Pacte vert pour l’Europe », qu’elle décrit comme une : 

« nouvelle stratégie de croissance visant à transformer l’UE en une société juste et prospère, dotée d’une économie moderne, efficiente dans l’utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par l’absence d’émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050 et dans laquelle la croissance économique sera dissociée de l’utilisation des ressources » 22 .

Le Pacte vert vise expressément à concevoir un « un ensemble de politiques porteuses de grands changements » pour l’« approvisionnement en énergie propre pour l’ensemble de l’économie, en matière d’industrie, de production et de consommation, de grandes infrastructures, de transports, d’alimentation, d’agriculture, de construction, de fiscalité et de prestations sociales ». La transformation du système énergétique en un système à faible émission de carbone est un aspect particulièrement important du Pacte vert européen. L’objectif de neutralité carbone (net zéro) de l’UE d’ici 2050 a ensuite été inscrit dans la « loi européenne sur le climat » 23 . Un paquet législatif a ensuite été proposé par la Commission en juillet 2021, connu sous le nom de « Fit for 55 » (c’est-à-dire en référence à l’engagement de réduire les émissions de GES d’au moins 55 % d’ici 2030, par rapport à 1990), avec un fort accent sur le développement des énergies renouvelables, l’augmentation de l’efficacité énergétique (y compris la rénovation des bâtiments), et l’électrification de l’économie (en particulier le secteur des transports). 

Avec le début de la guerre en Ukraine et l’augmentation du prix des combustibles fossiles, la Commission a redoublé d’efforts pour transformer la matrice énergétique de l’Union. En mai 2022, la Commission a publié une nouvelle communication sur REPowerEU, qui met l’accent sur les économies d’énergie, la diversification des fournisseurs d’énergie (en dehors de la Russie) et l’accélération du déploiement des énergies renouvelables 24 . Quelques mois plus tard, en août 2022, les États-Unis ont adopté l’Inflation Reduction Act (« IRA »), qui contient des mesures très importantes pour encourager l’efficacité énergétique, le transport électrique et les énergies renouvelables 25 . Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur du glissement intellectuel sous-jacent à cette « politique industrielle » majeure adoptée par le gouvernement fédéral américain dans un pays où la politique industrielle a longtemps été considérée comme un tabou.

Il est intéressant de noter que l’IRA représente un défi majeur pour les ambitions de l’UE de devenir compétitive dans l’économie verte. En effet, ses incitations financières pourraient attirer une partie de l’industrie européenne vers les États-Unis. La capacité des pays de l’UE à fournir des incitations financières dans le cadre de leur politique industrielle est limitée par les règles de l’UE en matière d’aides d’État. Pourtant, dans une démarche audacieuse qui témoigne de l’importance croissante accordée à la politique industrielle verte, l’UE a récemment publié une communication intitulée « Pacte vert : un plan industriel pour la compétitivité de l’industrie européenne neutre en carbone » 26 , qui prévoit la possibilité d’ajuster les règles en matière d’aides d’État à la suite d’une consultation. La raison d’être de ce plan est clairement énoncée dans l’introduction, dans un texte qui mérite d’être cité in extenso :

« (…) les partenaires de l’Europe commencent également à saisir les possibilités industrielles qu’offre le zéro émission nette. La loi sur la réduction de l’inflation adoptée par les États-Unis mobilisera plus de 360 milliards d’USD d’ici à 2032 (environ 330 milliards d’EUR). Les plans de transformation verte du Japon visent à mobiliser jusqu’à 20 000 milliards de JPY (environ 140 milliards d’EUR), au moyen d’obligations de « transition écologique ». L’Inde a présenté son régime d’incitations liées à la production afin de renforcer la compétitivité dans des secteurs tels que le solaire photovoltaïque et les batteries solaires. Le Royaume-Uni, le Canada et de nombreux autres pays ont également présenté leurs plans d’investissement dans les technologies propres. L’Europe est déterminée à travailler avec tous ces partenaires pour le bien commun.

Toutefois, les échanges commerciaux et la concurrence dans l’industrie à zéro émission nette doivent être équitables. Certaines parmi les initiatives de nos partenaires peuvent avoir des effets collatéraux indésirables sur nos propres industries à zéro émission nette. Plus fondamentalement, les subventions chinoises sont, depuis longtemps, deux fois plus élevées que celles de l’Union européenne par rapport au PIB. Le marché s’en trouve faussé et la production d’un certain nombre de technologies à zéro émission nette est actuellement dominée par la Chine, qui a fait des subventions à l’innovation et à la production dans le domaine des technologies propres une priorité de son plan quinquennal. La réserve d’investissements dans les technologies propres annoncés par la Chine dépasse les 280 milliards d’USD (environ 260 milliards d’EUR). L’Europe et ses partenaires doivent redoubler d’efforts pour lutter contre les effets de ces subventions déloyales et des distorsions prolongées du marché. Lorsque l’empreinte publique sur les marchés privés est trop importante, les distorsions créent des conditions inégales et une concurrence déloyale apparaît. La Commission continuera de faire pleinement usage des instruments de défense commerciale (IDC) pour défendre le marché unique et le commerce international fondé sur des règles contre les pratiques commerciales déloyales telles que le dumping et les subventions génératrices de distorsions » 27 .

S’il est peut-être plus facile de pointer du doigt la Chine plutôt que les « partenaires de l’Europe » dans le texte, cette communication signale clairement un changement plus profond dans la manière dont les politiques de réduction des émissions de carbone sont conçues : il s’agit d’une politique industrielle verte visant à renforcer l’avantage concurrentiel des industries pionnières. Cette approche est très différente de l’approche précédente. Certains aspects des deux récits se recoupent partiellement, dans la mesure où le fait de devenir compétitif dans le domaine des technologies à faible intensité de carbone peut bénéficier d’un certain degré de protection sous la forme de mesures d’égalisation des émissions de carbone à la frontière, comme dans un club climatique. Mais, d’un point de vue politique, c’est l’inverse d’un « nivellement par le bas ». Même les actions de la Chine présentées comme des distorsions du marché sont en fait des politiques énergétiques à faible émission de carbone.

4- Trois postulats à ne plus postuler 

L’importance de la guerre en Ukraine pour la transition énergétique doit être évaluée dans un contexte plus large. Malgré son apparente similitude avec la manipulation de l’approvisionnement en pétrole dans les années 1970, le contexte de la guerre est fondamentalement différent. 

Cette différence tient en partie à la nécessité de revoir les trois postulats anciens de la politique énergétique évoqués dans cette brève contribution. En effet, les faits montrent que les combustibles fossiles ne peuvent plus être considérés comme la clé d’une énergie bon marché, que le prétendu « trilemme énergétique » n’en est peut-être pas un et que la course la plus importante dans les années à venir ne sera peut-être pas celle menant à un nivellement par le bas, mais par le haut. 

Le réexamen de ces trois postulats n’apporte pas, en soi, de réponse à la question de savoir si la crise actuelle menace la viabilité de la transition énergétique en cours. Mais il modifie les paramètres des réponses possibles. La recherche de ces réponses appartient à chaque communauté politique. La prise de décision politique, y compris en matière de politique économique, énergétique et environnementale, est largement influencée par des postulats politiques qui restent parfois étonnamment incontestés. La crise énergétique actuelle montre clairement pourquoi certains postulats influents de la politique énergétique doivent être corrigés. L’importance de la guerre en Ukraine pour la transition énergétique doit être évaluée dans un contexte plus large. Malgré son apparente similitude avec la manipulation de l’approvisionnement en pétrole dans les années 1970, le contexte de la guerre est fondamentalement différent. 

Notes

  1. AIE, World Energy Outlook 2022, Executive Summary, p. 26.
  2. Selon le Global Recovery Observatory (« GRO »), en août 2022, 18.16 billions de dollars (‘trillions’ en anglais)

     avaient été dépensés en mesures de relance budgétaire au titre de la Covid-19 dans les 89 pays suivis depuis le début de la pandémie. Sur ce montant, 15,05 billions de dollars ont été consacrés à des politiques de « sauvetage » à court terme et seulement 3,11 billions de dollars ont été dépensés pour des mesures de « redressement » à plus long terme. Seul un tiers de ces 3,11 billions de dollars (0,97 billions de dollars) a été qualifié de « dépenses vertes », en référence aux émissions de gaz à effet de serre (GES), à la pollution de l’air et à l’impact sur le capital naturel. Voir le site web du Global Recovery Observatory, disponible à l’adresse suivante : https://recovery.smithschool.ox.ac.uk/tracking/.

  3. Voir par exemple l’indice mondial des prix des produits de base (2013-2021, avec des prévisions jusqu’en 2024) calculé par Statista : https://www.statista.com/statistics/252795/weighted-price-index-of-energy/
  4. World Bank, Commodity Markets Outlook, October 2022, Executive Summary, p. 1 (traduction libre).
  5. AIE, World Energy Outlook 2022, p. 29 (traduction libre).
  6. IRENA, Renewable Power Generation Costs in 2021 (juillet 2022), Executive Summary, p. 2 (traduction libre).
  7. REN21, Renewables 2022. Global Status Report, p. 22.
  8. REN21, Renewables 2022. Global Status Report, p. 41.
  9. Conseil mondial de l’énergie, World Energy Trilemma Index 2022 : https://www.worldenergy.org/transition-toolkit/world-energy-trilemma-index
  10. Le texte est extrait du site web du CME.
  11. AIE, World Energy Outlook 2022, Executive Summary, p. 20.
  12. AIE, World Energy Outlook 2022, Executive Summary, p. 26.
  13. REN21, Renewables Global Status Report 2022, p. 38.
  14. IRENA, World Energy Transitions Outlook 2022, p. 15.
  15. S.Res.98 – 105e Congrès (1997-1998), adoptée le 25 juillet 1997, disponible à l’adresse suivante : https://www.congress.gov/bill/105th-congress/senate-resolution/98/text
  16. Lettre du président américain aux sénateurs Hagel, Helms, Craig et Roberts, 13 mars 2001 (traduction libre), disponible à l’adresse suivante : https://georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/releases/2001/03/print/20010314.html
  17. W. Nordhaus, « Climate Clubs: Overcoming Free-Riding in International Climate Policy » (2015) 105(4) American Economic Review 1339 (traduction libre).
  18. Déclaration du G7 sur le Club climat, Elmau, 28 juin 2022, disponible à l’adresse suivante : https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/13/4b7c036557ead133c8ecdc2d47696466b719f899.pdf
  19. M. Aklin, M. Mildenberger, ‘Prisoners of the Wrong Dilemma: Why Distributive Conflict, Not Collective Action, Characterizes the Politics of Climate Change’ (202) 20(4) Global Environmental Politics 4 (traduction libre).
  20. M. Grubb et al, The New Economics of Innovation and Transition, EEIST novembre 2021.
  21. J.-F. Mercure et al., ‘Reframing incentives for climate policy action’ (2021) 6 Nature Energy 1133.
  22. Communication de la Commission, Le Pacte vert pour l’Europe, COM(2019) 640 final, 11 décembre 2019.
  23. Règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) no 401/2009 et (UE) 2018/1999.
  24. Communication de la Commission, REPowerEU Plan, COM(2022) 230 final, 18 mai 2022.
  25. Inflation Reduction Act, Public Law 117–169—AUG. 16, 2022.
  26. Communication de la Commission, Pacte vert : un plan industriel pour la compétitivité de l’industrie européenne neutre en carbone, COM(2023) 62 final, 1er février 2023.
  27. Communication de la Commission, Pacte vert : un plan industriel pour la compétitivité de l’industrie européenne neutre en carbone, COM(2023) 62 final, 1er février 2023, p. 2.
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Jorge E. Viñuales, La guerre en Ukraine et la transition énergétique, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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