Revue Européenne du Droit
Le devoir de vigilance européen : instrument de promotion d’un modèle de gouvernance vertueux
Issue #5
Scroll

Issue

Issue #5

Auteurs

Bernard Cazeneuve , Alexandre Mennucci

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

Il existe aujourd’hui un contexte nouveau, où domine la sensibilité de plus en plus affirmée de la société civile et des organisations non-gouvernementales (« ONG ») aux effets de l’activité économique et de la production sur les droits humains, l’environnement, la biodiversité et le changement climatique, les entreprises, soucieuses de leur réputation et de leur attractivité, s’interrogent plus volontiers sur leur raison d’être. Certaines n’hésitent plus à communiquer sur les efforts qu’elles déploient afin de répondre à ces nouvelles attentes. La vision développée par Milton Friedman dans son fameux article publié dans le New York Times en 1970 « The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits » 1 , qui assurait que l’unique but des entreprises était de faire du profit, sans autres préoccupations environnementales, sociales ou sanitaires, semble avoir vécu. Si au sortir des Trente Glorieuses, les entreprises prenaient peu de risques pour leur compétitivité, leur image ou leur réputation, en ignorant les incidences potentiellement négatives de leurs activités sur leurs salariés et les populations locales, une telle indifférence ne serait aujourd’hui plus concevable. En effet, sous la pression conjointe des citoyens, des ONG, des médias et des réseaux sociaux, les États ont été conduits – avec la volonté aussi d’assurer la protection de leurs entreprises contre les sanctions extraterritoriales venant réprimer de graves manquements aux principes de probité – à adopter des législations visant à réprimer la corruption et rappeler aux entreprises leur devoir de vigilance. C’est ainsi qu’au sein des pays de l’Union européenne, il a été imposé aux établissements bancaires et financiers notamment, de mettre en place des programmes contraignants de compliance, les protégeant du risque d’exposition à des opérations de blanchiment ou de financement du terrorisme. La corruption étant elle aussi un phénomène de nature à porter gravement atteinte au développement moral, intellectuel, économique et social des sociétés politiques, le législateur français a adopté la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Ce texte impose aux grandes entreprises françaises de prendre toutes les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence.

De la même manière, après la tragédie qu’a constitué l’effondrement du Rana Plaza en 2013, de nombreuses ONG ont milité pour qu’on impose par la loi, aux multinationales, de mieux maîtriser l’impact de leurs activités, en France comme à l’étranger, sur l’environnement, la santé, la sécurité des personnes ou les droits humains. Pour ce qui relève de leurs compétences, les juges ont également joué un rôle majeur en contribuant, par leur jurisprudence, à mieux définir le champ des responsabilités qui incombent désormais aux entreprises. À titre d’exemple, depuis 2011, un nombre significatif d’instructions judiciaires ont été ouvertes au pôle « Crime contre l’humanité » du Tribunal judiciaire de Paris, à la demande du procureur de la République, à l’encontre d’entreprises mises en cause pour complicité de crimes contre l’humanité ou complicité de génocide. Ainsi, des banques sont poursuivies pour avoir prétendument financé des régimes dictatoriaux ou pour avoir vendu, à des sociétés de cyber intelligence, des systèmes de surveillance, etc. Bien qu’aucune condamnation n’ait encore été prononcée à leur encontre – en raison de la difficulté d’établir un lien de causalité entre la fourniture du bien ou du service par l’entreprise et les crimes commis par les régimes politiques incriminés – les procédures engagées sont ponctuées d’actes d’enquête médiatisés (mises en examen, perquisitions, gardes à vue, etc.), qui peuvent porter gravement atteinte à la réputation de ces entreprises et les conduire à s’interroger sur la meilleure manière d’éviter de se trouver ainsi mises en cause. Ce mouvement de pression sur les acteurs économiques est également suivi par le marché. Ainsi, les organismes financiers, eux aussi interpelés par certaines ONG et les citoyens, exigent de plus en plus des entreprises, qui sollicitent leurs financements, qu’elles intègrent les principes de la RSE dans leurs objectifs stratégiques. Par ailleurs, certains fonds activistes, se sont fixés pour objectif d’assurer la défense offensive des droits sociaux et environnementaux, face à des actionnaires pour lesquels la rentabilité financière demeure la seule préoccupation. Ainsi, le 26 mai 2021, le fonds Engine n°1, dont les positions en faveur de la transition énergétique sont bien connues et qui ne détient que 0,02% du capital d’ExxonMobil a fait élire, contre l’avis de la direction de la firme pétrolière, deux de ses représentants au sein du conseil de surveillance de cette dernière. Dans cette opération, Engine n°1 a pu bénéficier du concours des fonds BlackRockVanguard et State Street qui, pour leur part, détenaient 20% du capital de la société américaine. Cet évènement traduit bien la volonté de certains fonds d’investissement, très engagés dans le financement de l’économie mondiale, d’influencer la stratégie des grands groupes qui ne promeuvent pas suffisamment les principes éthiques, en permanence évoqués dans les conventions ou les lignes directrices des grandes organisations internationales (OCDE, ONU, Banque mondiale, etc.) ou de certaines ONG.

Le droit français a répondu en partie à ces préoccupations nouvelles par l’adoption de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre

Dans un contexte où la réputation des entreprises est devenue un facteur constitutif de leur compétitivité, les efforts qu’elles déploient, en vue d’anticiper les risques auxquels elles peuvent se trouver confrontées, sont des éléments déterminants de leur stratégie de développement et de leur organisation. Ainsi, la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (la « loi relative au devoir de vigilance »), est venue préciser les obligations qui désormais leur incombent pour ce qui relève des conséquences de leurs activités sur les droits humains, la santé et l’environnement. Cette législation nouvelle, élaborée avec le concours actif des ONG, a imposé aux grands groupes 2 d’adopter un plan qui « comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » résultant de leurs activités, de celles de leurs filiales ou de leurs partenaires (sous-traitants et fournisseurs). La loi française relative au devoir de vigilance prévoit que le non-respect, par l’entreprise, de ses obligations de vigilance, pourrait la conduire à être mise en cause, par toute personne, notamment les ONG, justifiant d’un intérêt à agir devant le juge français. Ce dernier peut non seulement lui enjoindre, sous astreinte, de se mettre en conformité avec le texte (création ou renforcement du plan de vigilance), mais également l’obliger à réparer les dommages causés par ses activités aux personnes, ou à l’environnement, notamment lorsque ses obligations de vigilance n’ont pas fait l’objet d’un suivi suffisamment attentif.

Ce texte a incontestablement permis d’enregistrer de significatifs progrès dans la prise en compte, par les pouvoirs publics, de la nécessité de favoriser l’émergence d’un nouveau modèle de gouvernance. Cependant, six ans après son entrée en vigueur, la loi relative au devoir de vigilance accuse quelques faiblesses, dont témoignent les difficultés constatées dans le cadre de son application, par ailleurs mises en évidence par le rapport parlementaire, tendant à son évaluation 3 . L’absence d’autorité publique qui aurait pu, par son contrôle et l’édiction de lignes directrices claires, faciliter la compréhension et la bonne application du texte de loi, n’a pas contribué à aider les entreprises à sortir du climat d’insécurité juridique, dont elles ne cessent de pointer les risques qu’il représente pour l’avenir de leurs activités. Certes, le juge pourra à terme, par sa jurisprudence, contribuer à lever les incertitudes et ambiguïtés juridiques qui demeurent, et tout laisse à penser qu’il tiendra compte, pour ce faire, des évolutions possibles du droit européen en la matière.

La proposition de directive européenne relative au devoir de vigilance vise à promouvoir un modèle d’entreprise plus vertueux en Europe

La proposition de directive de la Commission européenne a résulté de l’impulsion donnée par le Parlement européen

La Commission européenne actuelle, sous l’impulsion d’une grande partie de l’opinion européenne, qui exprime de plus en plus ouvertement une forte aspiration en matière de protection de l’environnement et de respect des droits humains, a entrepris d’imposer aux entreprises des règles bien plus contraignantes en matière de gouvernance. Ainsi, en 2021, la Commission a proposé l’adoption d’une nouvelle directive européenne, la Corporate Sustainability Reporting Directive. Ce texte, entré en vigueur le 5 janvier 2023, réforme la Non-Financial Reporting Directive de 2014 et vient renforcer les obligations des entreprises, s’agissant de la publication d’informations en matière de durabilité. Son application s’étend désormais à un nombre d’entreprises bien plus important, notamment les petites et moyennes entreprises cotées en bourse. Le but de ce texte est de permettre aux investisseurs et aux autres parties prenantes d’avoir accès aux informations dont ils ont besoin pour évaluer les risques d’investissement liés au changement climatique et aux autres domaines touchant à la durabilité. Il a également vocation à créer, au sein des entreprises européennes, une culture de la transparence pour tous les sujets touchant aux droits humains et à l’environnement. Le 23 février 2023, la Commission européenne a proposé de compléter cette initiative en présentant au Conseil de l’Union européenne, organe de représentation des États membres, une proposition de directive européenne relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Ce texte résulte d’une résolution du 10 mars 2021 du Parlement européen, incitant la Commission à proposer, dans les meilleurs délais, un texte relatif aux obligations de vigilance dans la chaîne d’approvisionnement. La proposition de directive, largement inspirée des lois françaises, allemandes et néerlandaises en la matière, et du Guide sur le devoir de diligence pour la conduite responsable des entreprises de l’OCDE, a vocation à imposer aux entreprises (i) d’intégrer le devoir de vigilance dans leurs politiques notamment par l’adoption d’un code de conduite, (ii) de recenser les incidences négatives réelles ou potentielles découlant de leurs propres activités ou de celles de leurs filiales et, lorsqu’elles sont liées à leurs chaînes d’activités, de celles de leurs partenaires commerciaux (la cartographie des risques), (iii) de prévenir et d’atténuer les incidences négatives potentielles et de mettre un terme aux incidences négatives réelles, (iv) de permettre l’expression de plaintes relatives à ces incidences, (v) d’instaurer un contrôle interne du dispositif de vigilance et (vi) de communiquer publiquement sur leurs actions en la matière (art. 5).

Le compromis politique atteint par les gouvernements autour de la position commune du Conseil de l’Union européenne, a reposé sur la volonté des Etats-membres de trouver un équilibre entre l’ambition portée par la proposition de la Commission et la nécessité d’offrir aux entreprises un cadre offrant un niveau suffisant de sécurité juridique

De nombreux pays, notamment nordiques, ont en effet considéré que la proposition de la Commission européenne était bien trop tranchée et parfois même déconnectée des réalités économiques. Ils ont notamment insisté sur le fait que les entités économiques européennes subissaient la concurrence d’acteurs n’étant pas soumis, dans leur pays, à des législations aussi contraignantes. Le texte du Conseil de l’Union européenne, tel qu’il a été établi à l’issue de la réunion du Comité des représentants permanents du 30 décembre 2022, est donc le fruit d’un compromis politique. Sans remettre en cause les objectifs du projet initial, il tient compte des réticences de nombre d’États membres suscitées par la proposition de la Commission.

Le champ d’application de la directive

Le projet de la Commission prévoyait que les entreprises soumises à ces obligations seraient les sociétés à responsabilité limitée de l’Union européenne, employant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale (groupe 1) et les sociétés à responsabilité limitée de l’Union européenne qui emploient plus de 250 personnes et qui réalisent un chiffre d’affaires net de plus de 40 millions d’euros à l’échelle mondiale, dont la moitié au moins a été réalisée dans un secteur à risque tel que le textile, les matières premières agricoles et l’extraction de minerais (groupe 2) (art. 2). Par ailleurs les entreprises des pays tiers, actives sur le marché européen, seraient également assujetties au devoir de vigilance européen si elles dépassaient les seuils indiqués ci-dessus, étant précisé que le chiffre d’affaires pris en compte doit être réalisé sur le seul territoire de l’Union européenne. La Commission estimait que ces seuils, plus larges que ceux de la loi française, devraient conduire à ce que plus de 13 000 entreprises soient tenues d’appliquer les dispositions de la directive.

Le Conseil est venu apporter deux aménagements à ces dispositions, d’abord en précisant que le dépassement des seuils devait être constaté sur deux exercices consécutifs, à l’image de ce que prévoit la loi française relative au devoir de vigilance, ensuite en proposant de n’étendre que progressivement le champ des entreprises soumises à la directive. Ainsi, celle-ci s’appliquerait pour une durée de trois ans, à compter de son entrée en vigueur, aux entreprises européennes et étrangères, employant plus de 1000 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net mondial de plus de 300 millions d’euros. Après quatre ans, les seuils seraient alors abaissés aux entreprises européennes et étrangères employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 150 millions d’euros, puis, au terme de cinq ans, aux entreprises de plus de 250 salariés, ayant réalisé un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 40 millions d’euros, provenant à 50% de secteurs identifiés à haut risque (art. 30).

Le secteur financier n’était pas entièrement couvert par la proposition de la Commission européenne, puisqu’il était déjà prévu que le recensement des incidences négatives ne devait être effectué qu’avant la fourniture du service au prestataire commercial. La majorité des membres du Conseil, préoccupés par le risque que cette mesure ne dissuade les banques de financer des régions en voie de développement, a choisi de laisser à chaque État le soin de décider, lors de la transposition de la directive, d’inclure ou non, dans le champ de cette dernière, la fourniture de services financiers, par des entreprises règlementées du secteur. Par dérogation au régime général, il a également précisé que ces entreprises, si elles étaient incluses dans le champ d’application lors de la transposition, ne seraient en aucune manière tenues de suspendre temporairement la relation commerciale ou d’y mettre un terme, y compris lorsqu’aucune autre mesure n’avait permis de corriger l’incidence négative (art. 7 et art. 8). 

L’étendue de l’obligation de recensement des incidences négatives

Le cœur du dispositif envisagé par la proposition de directive consiste donc, pour les entreprises, à établir une cartographie des « incidences négatives réelles ou potentielles » sur les droits humains et l’environnement 4 résultant de leurs activités, de celles de leurs filiales ou de leurs « relations commerciales » (art. 6). La Commission semblait donc adopter une position qui conduisait les entreprises à devoir évaluer l’ensemble de leurs partenaires commerciaux, y compris ceux figurant dans la chaîne aval. Ceci répondait à une forte attente des ONG, pour lesquelles les atteintes aux droits humains et à l’environnement ne se produisent pas toujours chez les fournisseurs ou les sous-traitants, mais également chez les clients. Par souci de renforcer la sécurité juridique des assujettis aux obligations de la directive, le Conseil a fait le choix de remplacer le terme « chaîne de valeur », utilisé par la Commission, par celui de « chaîne d’activités », « en excluant totalement la phase d’utilisation des produits de l’entreprise ou de la fourniture de services ». Cette précision du Conseil pourrait conduire à exclure les clients des entreprises du périmètre d’évaluation du devoir de vigilance. Elle limite le périmètre de l’obligation de vigilance aux partenaires commerciaux en amont (conception, extraction, fabrication, transport, entreposage, fournitures de matières premières ou de produits, développement du produit) et aux partenaires en aval pour ce qui concerne exclusivement la distribution, le transport, le stockage et l’élimination du produit (démantèlement, recyclage, compostage ou mise en décharge) 5 (art. 3.g).

L’obligation des entreprises d’atténuer et de supprimer les incidences négatives

À partir de la cartographie des risques, les entreprises devront donc mettre en place un plan d’action pour prévenir ou atténuer les incidences négatives potentielles (art. 7) et pour supprimer les incidences négatives réelles (art. 8) (paiement de dommages et intérêts aux personnes touchées, actions planifiées évaluées par des indicateurs, garanties contractuelles à l’égard des partenaires, investissements en vue de cette prévention, suspension temporaire des relations commerciales, voire arrêt définitif si nécessaire). Le Conseil a significativement redéfini les obligations qui pèsent sur les entreprises dans le recensement, la prévention et la suppression des incidences négatives en insérant deux nouvelles dispositions. La première prévoit que l’entreprise qui ne pourrait pas remédier simultanément à l’ensemble des incidences négatives recensées, serait simplement tenue de les hiérarchiser et de ne traiter que celles qui sont les plus graves et dont la survenance est la plus probable (art. 6 bis). La seconde vise à ne pas imposer aux entreprises de mettre un terme à une relation qui leur permettrait de se fournir en matières premières, biens ou services indispensables à la poursuite de leurs activités, s’il en résultait un préjudice important pour elles (art. 7.7).

L’instauration d’autorités de contrôle nationales, compétentes pour infliger des sanctions 

Afin de garantir la bonne application du texte, la proposition de directive impose aux États membres, dans la transposition dans leur droit national, de prévoir des « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives » (art. 20) prononcées par des autorités administratives nationales de contrôle, qui disposeraient de pouvoirs d’enquête importants (art. 17 et art. 18). La création de telles autorités permettra à certains pays qui n’en disposent pas, comme la France, de sortir du climat d’insécurité juridique actuel, certaines notions juridiques étant en effet insuffisamment définies (les atteintes graves, la relation commerciale établie, etc.). Dans le même esprit, la proposition de directive prévoit la publication par la Commission européenne de lignes directrices, qui seront importantes pour permettre une application harmonisée par les entreprises, des dispositions relatives au devoir de vigilance. Ces dispositions n’ont pas fait l’objet de substantielles modifications de la part du Conseil de l’Union européenne. Toutefois, on rappellera qu’en France, le Conseil constitutionnel avait censuré le principe de l’amende civile prévue par la loi relative au devoir de vigilance, en considérant que les termes employés tels que « droits humains » et « libertés fondamentales » étaient insuffisamment clairs et précis pour qu’une sanction puisse être infligée en cas de manquement. Lors de la transposition de la directive dans le droit national, la possibilité de sanctions administratives comme cela est prévu par la proposition de directive pourrait faire l’objet de contestations, et il est donc très souhaitable que des efforts de rédaction supplémentaires permettent de mieux définir ces notions clés.

La portée de la responsabilité civile des entreprises

Le texte de la Commission, s’inspirant du dispositif français, prévoit que les entreprises pourraient voir leur responsabilité civile engagée, en cas de manquement à leurs obligations de prévention des incidences négatives de leurs activités, ayant engendré des dommages (art. 22). Une telle disposition est sans doute de nature à inciter les entreprises à appliquer rigoureusement le texte. Le Conseil, s’il n’a pas remis en cause le principe d’engagement de la responsabilité, en a précisé la portée. Il a notamment exclu la possibilité, pour les législations nationales, de prévoir des dommages et intérêts punitifs et écarté la réparation du préjudice écologique admise en droit français depuis 2016, en ne prévoyant que la réparation des préjudices causés aux personnes physiques ou morales. Il a également supprimé la cause d’exonération, liée à l’insertion de garanties contractuelles et a précisé, en contrepartie, qu’une entreprise « ne saurait être tenue pour responsable si le dommage n’a été causé que par ses partenaires commerciaux dans sa chaîne d’activités » sans que celle-ci n’intervienne (art. 22).

Pour ce qui relève de l’obligation des administrateurs de veiller à l’établissement du plan de vigilance

La proposition de directive de la Commission prévoyait que les administrateurs avaient l’obligation de mettre en place et de superviser les mesures de vigilance et d’adapter la stratégie de l’entreprise, afin de tenir compte des incidences négatives recensées et des mesures de vigilance adoptées, au risque d’engager leur responsabilité fondée sur l’obligation d’agir dans les meilleurs intérêts de l’entreprise (directors’ duty of care). Cette disposition soulevait des difficultés de transposition, dans la mesure où le droit français ne consacre pas l’obligation générale de l’administrateur d’agir dans les meilleurs intérêts de l’entreprise, contrairement au droit britannique. La grande majorité des États membres a considéré que cette proposition de directive ne pouvait préempter leurs compétences nationales en matière de droit des sociétés. Le Conseil a dès lors supprimer ce dispositif (art. 25 et 26).

La position commune du Conseil a donc précisé le périmètre du devoir de vigilance européen, en vertu d’une approche pragmatique, dictée par un ensemble de considérations : peu nombreux sont les États membres à disposer à ce stade de règles nationales ; l’expérience dans leur application est encore limitée et les enjeux économiques comme les attentes politiques demeurent considérables. Il semble, dès lors, peu probable que le Conseil, dans les négociations à venir avec le Parlement européen, ne consente à revenir sur les équilibres souhaités par lui, qu’il s’agisse de l’étendue de la chaîne de valeurs, du plan de lutte contre le changement climatique ou de l’obligation des administrateurs. En toute hypothèse, la directive ne devrait être adoptée qu’à la fin de l’année 2023 ou au début de l’année 2024 et les États membres disposeront alors de deux années pour en transposer les dispositions dans leur droit national.

Le débat autour de l’application extraterritoriale de la directive européenne relative au devoir de vigilance 

Les pays, inquiets de la distorsion de concurrence entre les entreprises européennes et les autres, ont poussé pour une application extraterritoriale des obligations européennes de vigilance afin de créer, de fait, un level playing field. Ainsi, la proposition de directive prévoit que les entreprises établies dans des pays tiers et qui ont réalisé au moins 150 millions d’euros de chiffres d’affaires dans l’Union européenne, seront soumises aux dispositions de la directive 6 (art. 2). De très nombreuses entreprises étrangères devront ainsi appliquer le droit européen, y compris pour leurs activités en dehors de l’Union. De plus, les entreprises étrangères intégrées dans la chaîne d’activités d’entreprises soumises aux dispositions de la directive (sous-traitants, fournisseurs, etc.) devront, au moins indirectement, se soumettre à la législation européenne. Enfin, les sociétés mères étrangères pourraient avoir à supporter les coûts d’une sanction administrative ou des dommages et intérêts prononcés contre une de leurs filiales européennes, soumises à la directive. De la même manière, si la société mère est incluse dans la chaîne d’activités de la filiale européenne, celle-ci devra subir la même évaluation que n’importe quel autre partenaire 7

L’Union européenne, à l’instar de ce qu’ont pu faire les États-Unis en matière de lutte contre la corruption, assume désormais pleinement d’utiliser le levier que constitue l’attractivité de son marché pour exporter ses normes y compris à des entités étrangères et ainsi promouvoir un modèle de gouvernance vertueux, respectueux des droits humains et de l’environnement, pour tous ceux qui souhaitent accéder à son marché. Certains, considérant que les entreprises étrangères pourraient choisir de quitter le marché européen plutôt que d’appliquer ces règles, s’inquiètent du risque d’une perte de compétitivité de l’économie européenne dans un contexte de forte concurrence internationale 8 . Cependant, l’un des atouts de l’Union européenne est de constituer un marché économique important pour les entreprises étrangères. Les niveaux de vie y sont parmi les plus élevés du monde et les pouvoirs d’achat des consommateurs parmi les plus importants. Il est donc peu probable qu’une entreprise, même américaine ou chinoise, ait intérêt à se priver de l’accès au marché européen pour éviter la mise en place de dispositifs de vigilance. Dès lors, l’Union européenne, dans sa volonté de favoriser un modèle économique, où la protection des droits humains et de l’environnement est garantie, a tout intérêt à jouer pleinement de l’attractivité de son marché pour imposer à des acteurs étrangers, qui opèrent sur son territoire, de se conformer aux valeurs qu’elle promeut.

Conclusion

Dans les sociétés occidentales contemporaines, la vision de l’entreprise, exclusivement tournée vers la préoccupation du profit s’estompe. Il est désormais légitimement attendu des acteurs économiques qu’ils prennent en compte, dans l’exercice de leurs activités et à l’égard de leurs partenaires commerciaux, le devoir éthique de protéger les droits humains fondamentaux et l’environnement. Ne pas le faire les exposerait à des risques majeurs pour la pérennité de leurs activités. Ces risques peuvent se traduire par la mise en cause de leur responsabilité pénale, par la perte de financements sur les marchés et par le lancement de campagnes citoyennes, à leur encontre. La loi française, relative au devoir de vigilance, a d’ores et déjà imposé aux entreprises de mettre en place des mécanismes destinés à prévenir les atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes, ainsi qu’à l’environnement, résultant de leurs activités. La principale faiblesse de ce texte tient à l’absence d’autorité de contrôle capable d’orienter les entreprises dans la mise en place de leur plan de vigilance. De même, le fait que la France soit, avec l’Allemagne et les Pays-Bas, les seuls pays à imposer ce type de dispositif pourrait créer, au détriment de leurs entreprises, des distorsions de concurrence. L’adoption d’une directive européenne est donc nécessaire afin de créer un level playing field. Bien que les termes de la proposition de directive soient encore en discussion au sein du trilogue, les principes de base tenant à l’obligation, pour les entreprises, de prévoir une cartographie des risques, ainsi que des mesures de prévention et de suppression des incidences négatives, le tout sous le contrôle d’une autorité capable d’infliger des sanctions, sont désormais fixés, de façon fort opportune. Outre que l’évolution du droit européen apportera aux entreprises un cadre protecteur, les conduisant à exercer leurs activités, en vertu de principes éthiques contraignants, elle répond également à la demande clairement revendiquée par les citoyens, de voir droits humains et environnement mieux pris en compte par les grands groupes économiques et leurs principaux partenaires. 

Notes

  1. M. Friedman, « The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits », New York Times, 13 septembre 1970.
  2. C. com., art. L. 225-102-4-I : « Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance. »
  3. C. Dubost et D. Potier, Rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, Assemblée nationale, 24 février 2022.
  4. La notion d’« incidences négatives » – équivalent européen de la notion française d’« atteintes graves » – a été définie par référence à une annexe qui liste la nature des violations à appréhender, ainsi que les normes de référence en matière de droits de l’homme et d’environnement, devant être prises en considération (Annexe 1 de la proposition de directive). Si la constitution d’une telle liste doit être saluée, son caractère particulièrement vaste ne permet pas de cerner avec précision le périmètre des incidences négatives à identifier. Le Conseil de l’Union européenne a décidé de réduire la liste de l’Annexe 1 pour ne couvrir « que les instruments internationaux qui ont été ratifiés par tous les États membres » (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail). Il a conservé la clause « attrape-tout » prévue par la Commission (cons. 25) et complété la liste des atteintes possibles à l’environnement, sans toutefois intégrer le risque climatique.
  5. Le Conseil a précisé que ces obligations d’évaluation en aval ne s’appliquaient pas aux produits soumis au contrôle des exportations (biens à double usage et armement).
  6. Il en va de même pour les entreprises ayant réalisé un chiffre d’affaires net de plus de 40 millions d’euros, mais n’excédant pas 150 millions d’euros, dans l’Union à condition qu’au moins 20 millions d’euros aient été générés dans un ou plusieurs des secteurs à risque (textiles, matières premières agricoles et extraction de minerais).
  7. Ibid.
  8. Par exemple, P.-H. Conac, « La gouvernance durable des entreprises selon l’UE : un modèle européen avec des ambitions mondiales réalistes ? », RED 2022/1 (n°4), p. 129 et s.
+--
voir le planfermer
citer l'article +--

citer l'article

APA

Bernard Cazeneuve, Alexandre Mennucci, Le devoir de vigilance européen : instrument de promotion d’un modèle de gouvernance vertueux, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

à lire dans ce numéro +--

à lire dans cette issue

voir toute la revuearrow
notes et sources +