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Issue #2Auteurs
Bruno Latour21x29,7cm - 99 pages Numéro #2, Septembre 2022
Écologie de guerre : un nouveau paradigme
À Déborah
Je commence par un texte qui va paraître insolite : la traduction que Jean Bollack a donnée du début d’Œdipe Roi lorsque le prêtre s’adresse à Œdipe. Il est dit dans la traduction :
«Car la ville, tu le vois toi-même, est emportée
Trop fort par les flots à l’heure qu’il est ! pour sortir la tête
Du creux de la houle de sang, elle n’a plus la force.»
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Je trouvais, en relisant ce texte, qu’il raisonnait presque trop bien avec la situation de désarroi dans laquelle nous nous trouvons, dans cette accumulation des guerres auxquelles nous avons affaire, résumée dans la pièce de Sophocle par la terrible figure de la peste. Le prêtre est ici en situation de suppliant, mais nous savons tout de suite que très vite le roi, le maître, l’autorité à qui s’adresse sa supplication va devenir bientôt à son tour le suppliant chassé de la ville de Thèbes, aveugle, exilé, mendiant son pain.
Dans un texte admirable, «Les Suppliants parallèles», Péguy avait repris cette invocation en la juxtaposant à la plainte, à la supplication que le peuple russe avait adressée au Tsar après les terribles émeutes de 1905 2 . Péguy montrait que le suppliant n’est pas en position de faiblesse, mais au contraire toujours le maître de celui qu’il supplie et dont il ébranle l’autorité. C’était vrai du Tsar comme d’Œdipe emporté par l’épreuve : «Il était entré roi. Il en sort suppliant», écrit Péguy. La difficulté est que nous n’avons pas clairement d’autorité ou d’instance auxquelles adresser notre supplication «pour sortir la tête du creux de la houle de sang». Nous devons nous tourner les uns vers les autres, sans roi ni tsar à supplier. C’est ce que je comprends du titre de cette journée «Après l’invasion de l’Ukraine, l’Europe dans l’interrègne» : il n’y a pas d’autorité à laquelle nous puissions nous adresser. Nous sommes dans l’attente.
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La situation sur un sol est toujours liée à une épreuve, c’est quand il y a une épreuve que l’on se situe quelque part. Le mot «situation», on l’oublie souvent, est lié à une forme d’enracinement territorial à cause d’une épreuve que l’on subit, qui surprend et qui permet de définir différemment ou l’on se trouve.
Je prends un exemple simple : pour ceux qui étaient à Rouen en 2019 au moment de l’incendie de l’usine chimique Lubrizol, brusquement, ils se sont sentis situés autrement dans la ville, proche des gaz toxiques ou pas. Ils se sont mis à suivre avec angoisse la diffusion des gaz pour savoir «où ils étaient». Ils croyaient être les habitants d’une ville, et ils se trouvent transportés en partie ailleurs au beau milieu d’une zone industrielle à haut risque. Pendant quelques semaines, les Rouennais ont vécu sur un sol défini en partie par l’épreuve de cet incendie. C’est une chose très simple à comprendre. Actuellement, les Indiens et les Pakistanais, qui supportent des températures de près de 50°, sont situés tragiquement sur un sol qu’ils risquent de devoir abandonner à cause de ces températures invivables pour les corps humains que nous sommes, en tout cas les corps des pauvres. Ce qui s’est passé avec l’envahissement par les chars barrés de Z à la frontière ukrainienne, et ce que nous avons saisi, nous aussi les Européens, à l’arrière, c’est une épreuve de situation, une épreuve qui définit différemment l’endroit où nous nous trouvons et quel peuple nous formons avec ceux qui s’inquiètent et qui souffrent autour de nous. Brusquement, nous n’étions plus dans le même espace, et c’est la règle pour toute situation comme l’exprime si bien le début d’Œdipe Roi. L’endroit où nous sommes et le peuple que nous formons ne sont jamais une abstraction, ils sont toujours le résultat d’un choc. Mon argument est donc assez simple à comprendre : à cause de l’épreuve imposée par les conflits multiples que nous subissons en ce moment et qui frappe de plein fouet les Ukrainiens, sur quel sol reposent désormais les Européens ? L’accumulation des crises actuelles permettent-elles à l’Europe de trouver enfin le sol qui correspond à cette formidable invention institutionnelle que l’on continue à présenter comme suspendue hors sol et sans peuple qui lui correspondrait ?
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Je vais aborder cette question à partir de deux points de vue un peu décalés, n’étant spécialiste ni de géopolitique, ni d’affaires militaires.
Le premier décalage est que je m’intéresse à l’Europe-institution, mais autant à l’Europe comme terre, comme sol, comme turf, comme land, ou, pour reprendre l’expression allemande, comme Heimat, avec toutes les difficultés de ce terme. Autrement dit, je suis toujours surpris, quand il s’agit de la France, par exemple, que l’on distingue sans peine la critique du gouvernement — Dieu sait que nous ne nous en privons pas ! —, sans que cela menace l’attachement plus ou moins viscéral à la France comme pays. Chacun peut critiquer le gouvernement et se sentir néanmoins associé, attaché, à quelque chose qui est un espace, un territoire, une histoire, une situation justement, qui définit pour lui ou pour elle ce que c’est que d’être français. Je m’étonne toujours que ce ne soit pas le cas pour l’Europe. Malheureusement, quand on parle d’elle, on pense uniquement à Bruxelles, alors que c’est aussi un sol, une appartenance, une multitude de connexions dues aux guerres, à la mémoire, aux épreuves de l’exil et de la migration, aux catastrophes diverses que les Européens ont tous connues. Je m’intéresse donc toujours à cette liaison nécessaire entre les deux aspects de la même situation. Si j’utilise le mot «sol», c’est parce qu’il va me permettre de multiplier les connotations qui vont d’un terme en partie utilisé dans des littératures plutôt réactionnaires — c’est le sol identité — jusqu’à d’innombrables travaux scientifiques sur le sol cette fois-ci comme humus, géologie, climat, écosystème — c’est le sol rematérialisé — et qui, comme vous le savez, est terriblement menacé. D’où la question : sur quel sol les Européens peuvent-ils atterrir ?
Le deuxième décalage, qui ne vous étonnera pas de ma part, est que je crois nécessaire de lier étroitement la guerre territoriale menée par les Russes en Ukraine et cette autre guerre également territoriale menée par la crise climatique au sens large. Car il s’agit bien là aussi d’une guerre territoriale. En ce moment, au Pakistan comme en Inde, cette température de 50° est associée à un envahissement par les peuples européens, en particulier anglophones, qui ont depuis deux siècles modifié la température de la planète, ce qui revient à un envahissement du territoire de l’Inde aussi sûrement qu’à l’époque des conquêtes coloniales et de la création du Raj. C’est-à-dire que nous n’avons pas affaire à une guerre territoriale en quelque sorte «classique» et puis, à côté, à des «préoccupations environnementales», comme on dit encore de façon fort étrange, mais bien à deux conflits qui sont des conflits territoriaux sur l’occupation des sols par d’autres États et sur la violence qui est exercée par ces États sur ces territoires. Et si l’on a bien raison de caractériser le conflit en Ukraine comme une guerre coloniale, alors c’est aussi le cas bien plus encore des guerres climatiques.
Et pourtant, dans les deux cas le mot «guerre» ne résonne pas du tout de la même façon. On ne peut qu’être frappé dès le début de la guerre en Ukraine par l’extraordinaire contraste entre la rapidité avec laquelle nous avons pu mobiliser des énergies, des affects, des connaissances pour répondre à la demande de soutien d’une façon qui a stupéfié les Russes. C’est que nous possédons hélas depuis bien longtemps, nous Européens, le répertoire d’action idoine quand il s’agit de guerres ! Le «grand continent» est évidemment fabriqué, façonné, couturé par les guerres territoriales. Alors que sur la question écologique, au grand désespoir des gens qui travaillent sur le climat, nos attitudes ressemblent plutôt à un immobilisme, à un embarras, plutôt qu’à une mobilisation. Autant nous sommes rapides pour aligner des affects qui correspondent à la guerre territoriale numéro un, et sommes capables de créer aussitôt cet extraordinaire accueil des exilés venant d’Ukraine, d’envoyer des armes, et d’imposer des sanctions, autant sur l’autre, le conflit territorial numéro deux, nous restons suspendus, incertains, paralysés, sceptiques en pratique sinon en pensée.
Sauf sur un point que Naomi Klein, dans un passionnant article pour The Intercept, qui a été traduit et publié par le magazine AOC, et Pierre Charbonnier, dans une forte contribution au Grand Continent sur «l’écologie de guerre» ont bien souligné : sur le pétrole et le gaz russe, devenus soudain à la fois une arme stratégique et un enjeu majeur pour la transition écologique 3 . Là, du moins, les deux conflits territoriaux se fusionnent, car il paraît scandaleux à tout le monde de payer des milliards d’euros aux Russes pour attaquer les Ukrainiens que nous prétendons soutenir. Brusquement, cette question qui était finalement associée au conflit numéro deux avec cette incapacité habituelle à agir — «comment modifier nos sources d’énergie basée sur le carbone» — se trouve attachée au conflit territorial numéro un et devient un enjeu militairement stratégique. Aussitôt, nous avons constaté une multiplicité d’initiatives pour associer à la question de l’énergie, du gaz et du pétrole russes, des affects, des attitudes, des décisions administratives qui mêlent l’énergie habituelle du conflit territorial numéro un et les questions essentielles développées par tous les environnementalistes, sur le conflit territorial numéro deux. Au point que, brusquement, la question de la délimitation des frontières est devenue à la fois : comment éviter l’invasion par les chars marqués du Z et, ce qui est nouveau et imprévu, comment se sevrer aussi rapidement que possible du gaz et du pétrole russes ?
Cela permettrait en principe encore, comme l’article de Charbonnier le montre très bien, d’imaginer des sacrifices au nom du conflit numéro un pour soutenir l’Ukraine, sacrifice qu’il a été jusqu’ici impossible d’obtenir au nom du conflit territorial numéro deux, c’est-à-dire celui qui porte sur ce que j’appelle le Nouveau Régime Climatique 4 . Rien n’est joué bien sûr. Le Guardian a publié de terribles prédictions sur ce qu’ils appellent «les bombes carbones» — ces droits d’explorer de nouvelles sources de pétrole, droits attribués par des États pourtant partis à l’accord de Paris — dont la multiplicité suffit à annuler tous les efforts pour contrôler le climat 5 . Le slogan américain «Drill, baby, drill !» se répand comme de la poudre. Et en France, pour prendre un exemple malheureux mais bien connu, la FNSEA frétille à l’idée de pouvoir se débarrasser de toutes les règles environnementales grâce à la guerre en Ukraine. Mais il y a là quand même une occasion admirable à saisir qui est de redéfinir la situation territoriale sous la double forme de la défense des frontières et de l’autonomie énergétique.
C’était évidemment le projet de nombreux écologistes, mais qui ne correspondait certainement pas aux décisions qui ont été prises depuis 50 ans sur la globalisation qui, par les «doux liens du commerce», allait nous attacher à la fois à la Russie et à la liberté. Il y a donc un moment historique, ou comme on dit, un kaïros, une occasion à saisir qui attend son ou ses chefs d’État, une situation de guerre généralisée qui permettrait de donner à l’Europe un sol chargé par la question énergétique devenue deux fois stratégique, militairement et écologiquement, comme il ne l’était pas avant la guerre en Ukraine. D’où le terme d’«écologie de guerre».
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Il est évident toutefois que nous devons manier avec soin ce terme de «guerre» puisqu’il n’est utilisé dans le même sens par aucune des parties au conflit. Les citoyens russes n’ont pas le droit de prononcer le mot et ils peuvent aller en prison s’ils n’utilisent pas l’expression alternative «d’opérations spéciales». Le vocable «guerre» est considéré comme le colportage d’une fake news — fejk nius en russo-anglais. La situation est d’autant plus curieuse que les Russes n’ont même pas le droit de remettre en cause l’histoire de la Grande Guerre Patriotique, comme le montre un passionnant article de Florent Georgesco 6 . Même les dates en sont inscrites dans la Constitution et ne peuvent être changées sous peine d’aller en prison. Leur guerre mondiale commence en 1941 et pas en 1940 ou pire en 1939, date du pacte Germano-Soviétique. Or, chose significative, les Russes, s’ils n’ont pas le droit de prononcer le mot «guerre» pour l’Ukraine, ont le droit, comme je l’ai appris d’un collègue de l’université de Saint-Pétersbourg, de l’employer pour parler de la guerre que les Occidentaux mènent d’après eux contre la Russie ! Notons l’ironie : si les Occidentaux n’emploient pas le mot guerre avec la Russie, c’est justement pour éviter d’être en guerre avec elle… Toutes les instances militaires, en particulier l’OTAN, font tous les efforts possibles pour ne pas utiliser ce mot tabou dans la relation avec la Russie, cette fois-ci pour ne pas lui donner un prétexte d’engager un conflit nucléaire. Engagement qui ne résulterait pas à proprement parler dans une «guerre», malgré tous les efforts pour en domestiquer l’usage, mais dans une annihilation réciproque dissimulée sous le terme un peu innocent de stratégie.
C’est par conséquent un conflit très asymétrique puisque les seuls à avoir le droit et la volonté d’utiliser le mot guerre sont les malheureux Ukrainiens qui trouvent en face d’eux un ennemi qui affirme que ce n’est pas une guerre mais «une simple opération de police», et qui ont derrière eux des États qui prétendent que «c’est une guerre pour vous les Ukrainiens, mais surtout pas pour nous les Occidentaux» ! On a donc affaire à une situation très malsaine avec à l’horizon la menace atomique, qui annule évidemment toute notion de conflit. Sans être un disciple de Carl Schmitt, on peut quand même se demander comment un peuple peut se situer dans l’histoire s’il lui est interdit de reconnaître dans le conflit qu’il mène la menace existentielle qui pèse sur les valeurs qui lui sont chères. Une opération de police ne se mène pas contre des ennemis, mais contre des criminels. Or, avec les criminels on ne peut pas se réconcilier, avec les ennemis, oui, peut-être.
Cette impossibilité à nommer les conflits territoriaux numéro un, se retrouve dans le conflit territorial numéro deux, car on ne sait pas comment nommer les controverses dites, par pudeur, écologiques, qui sont bien des conflits d’envahissement d’un territoire par une autre puissance. Là, si le mot de guerre est interdit, c’est parce que, si on le prononçait, on serait obligé de prendre des mesures qui, évidemment, nous obligeraient à reconnaître des ennemis véritables à l’intérieur même des frontières de nos «alliés» et chez nous également. Il suffit pour s’en convaincre de désigner ceux qu’il faudrait apprendre à combattre si l’on voulait sérieusement se dégager du gaz et du pétrole de Poutine. Ils habitent peut-être dans notre rue, remplissent le réservoir de notre voiture ou grossissent notre portefeuille d’actions… Les conflits se rapprocheraient terriblement et nous serions alors dans la situation d’Œdipe qui se rend compte peu à peu que lui qui s’indigne contre le crime est celui qui l’a commis — et qui le commet encore…
Dans ces domaines, le mot guerre est tabou parce qu’il nous touche de beaucoup trop près. Si nous parlons de «changement de monde» ou «d’interrègne» à propos de la guerre en Ukraine, c’est à cause de la conjonction entre ces deux types de conflits territoriaux ou coloniaux. À elle seule, aussi scandaleuse qu’elle soit, la guerre en Ukraine ne suffirait pas à nous donner cette impression de basculement radical. C’est parce que nous sentons bien que les conflits territoriaux qui avaient commencé depuis bien longtemps avec l’extractivisme résonnent enfin de façon violente avec les formes les plus classiques de la guerre et échangent leurs propriétés de façon terrifiante. Sophocle avait choisi la figure de la peste : nous la reconnaissons aujourd’hui davantage dans le gaz et le pétrole, cette autre malédiction.
L’incertitude sur le mot guerre est redoublée d’une incertitude sur le mot «paix». Beaucoup de commentateurs l’ont souligné, si les Européens ont l’impression que la paix a été rompue, c’est parce qu’ils vivaient dans une bulle à l’écart des innombrables conflits que d’autres menaient pour eux. Nous avons vécu «en paix» mais à condition d’oublier le parapluie atomique des États-Unis, la globalisation du commerce, et la lutte impitoyable menée par l’extractivisme sur les ressources naturelles. Nous étions donc dans une paix en quelque sorte suspendue ou simplement retardée et nous en sommes sortis — ce qui n’est pas forcément plus mal. Jürgen Habermas montre très bien dans un texte analysé dans New Statesman par Adam Tooze, que chaque pays, l’Allemagne, la France, l’Angleterre et évidemment l’Ukraine, a une trajectoire de ces rapports entre paix et guerre qui lui est propre, ce qui interdit de se précipiter pour les unifier toutes en un seul schéma 7 . Ce qui est vrai des États l’est d’ailleurs aussi des individus : il serait étrange que les gens de ma génération qui sont passés sans coup férir de la menace atomique à la dévastation climatique parlent comme si «la paix» avait été brusquement rompue en février 2022 alors qu’ils ne l’ont jamais vraiment connue. Enfant du baby-boom, j’ai passé ma vie à sentir peser sur moi la menace de l’holocauste nucléaire et sans transition, je suis passé à celle du collapsus écologique. Je n’analyserai donc pas l’arrivée de la guerre en Ukraine comme une rupture de la paix mais comme la prise de conscience, par les Européens du lien qu’il n’est plus possible de rompre entre les deux types de conflits dans lesquels ils sont désormais engagés.
La question que je voudrais donc poser est plutôt celle-ci : qu’ajoutent aux définitions classiques de l’existence européenne ces luttes des deux côtés, c’est-à-dire le conflit territorial et colonial numéro un et les conflits territoriaux et coloniaux numéro deux ? Avec toujours ce troisième conflit suspendu au-dessus de nos têtes, celui de l’annihilation nucléaire. La terre dévastée virtuellement par le nucléaire, la terre dévastée réellement par les mutations écologiques et la terre ukrainienne dévastée par l’armée rouge de sang. C’est là où nous risquons d’être «emportés trop fort par les flots à l’heure qu’il est pour sortir la tête du creux de la houle de sang». Dans cet interrègne, à quoi nous raccrocher ?
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Dans la dernière partie de ces quelques remarques, je vais me raccrocher à un document qui va vous paraître tout à fait improbable : la fameuse conférence de Renan «Qu’est-ce qu’une nation ?» donnée d’ailleurs ici même, dans ce Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en 1882 8 . Vous allez me dire qu’il est totalement daté, qu’on n’utilise pas ce genre d’argumentation dans un moment aussi grave, mais il se trouve que j’ai été titillé, je l’avoue, par l’irruption dans la récente campagne présidentielle de l’expression de «nation écologique». Ce n’est peut-être qu’une invention de communiquant, mais je me suis demandé ce que faisait à l’idée ancienne de «nation» sa juxtaposition avec l’adjectif «écologique». Est-ce qu’il n’y a pas là une idée profonde qui permettrait de donner un sens à l’expression d’une «nation écologique européenne» ?
Pour définir la nation française, Renan se bat contre le déterminisme racial, géographique et religieux. Après avoir éliminé toutes les autres définitions, il finit sa célébrissime conférence sur les conditions qui font la nation française et il écrit : «Non, ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l’homme fournit l’âme.» Évidemment, aucun homme politique aujourd’hui ne parlerait d’âme, mais l’idée est typique du XIXème et du XXème siècle : la terre, la nature, offrent le cadre passif où se déroule l’histoire humaine qui est la seule chose qui compte vraiment. À l’époque, la terre n’est que la scène, le substrat de l’histoire. Et Renan continue : «L’homme est tout dans cette chose sacrée qu’on appelle un peuple. Rien de matériel n’y suffit. La nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol» (c’est moi qui souligne). C’est cette phrase bien connue qui révèle l’immense distance avec la situation présente.
Aujourd’hui, c’est au contraire la «configuration du sol», ou pour parler comme les scientifiques, l’incroyable rapidité des réactions du système terre aux actions humaines qui participe aux «complications profondes de l’histoire». Ce qui nous stupéfait maintenant, ce n’est pas la stabilité du substrat terrestre mais, au contraire, qu’il agisse au même titre que tous les autres acteurs et avec un tempo, un rythme, une puissance, que Renan ne pouvait prévoir. En parlant de l’âme d’un peuple décidant de vivre en commun, il ne pouvait pas prendre en compte l’animation d’un sol saisi par l’histoire industrielle. Cela ne veut pas forcément dire que son idée est démodée, mais qu’il faut la modifier profondément pour prendre en compte cette situation nouvelle. Une nation n’est certes pas déterminée par la géographie, mais elle peut décider de se déterminer sur le type de terre qu’elle a décidé d’habiter. C’est pourquoi j’utilise le mot «sol» parce que ses connotations ne sont pas forcément celles que l’on associe souvent à l’extrême droite, à la notion de défense du sol, ou pour rester dans le style d’époque, à la version barrésienne de «la terre et des morts». Le sol, pour ceux qui s’intéressent aux sciences de la terre, c’est un sol chargé, habité, peuplé dont les ressources, dont les composants sont les uns après les autres attaqués ou détruits que ce soit l’eau, l’humus, les insectes, l’atmosphère ou les virus 9 . Autrement dit, le sol a deux définitions très différentes, celle que rejette évidemment Renan avec raison, ce déterminisme géographique ou identitaire, mais il a un autre sens qui me paraît beaucoup plus intéressant, à savoir le sol chargé par la transformation écologique, par cette rematérialisation dont la liaison du gaz et du pétrole russe avec la stratégie militaire et écologique offre l’exemple le plus frappant.
Mais le sol est repeuplé aussi en un autre sens. Quand Renan définit la nation comme le collectif «de ceux qui ont souffert ensemble», il ne pensait pas à tous ceux qu’un peuple fait souffrir. Or écologiser un territoire, c’est modifier ses frontières puisque l’on rend visible aussitôt l’ensemble des connexions qui permettent à l’Europe de s’assurer prospérité, abondance et liberté 10 . Comme nous l’apprenons de la multiplicité des études décoloniales, ce que les historiens de l’environnement appelaient «les hectares fantômes» pour désigner l’extension d’un pays européen déléguant à l’extérieur et sur d’autres peuples l’extraction des ressources indispensable à sa prospérité, n’a plus rien de fantomatique. Ce sont maintenant des territoires parfaitement concrets qui exigent de modifier les frontières même de l’Europe 11 . Le monde où l’on vit et le monde dont on vit aspirent à se superposer. Autrement dit, la question territoriale ne se repose pas simplement parce que le sol se trouve peuplé par l’ensemble des êtres qui participent maintenant à la compréhension que nous avons d’une planète habitable, mais aussi parce que l’Europe comprend enfin qu’elle ne peut survivre et se définir qu’avec les peuples dont elle vit. Comme les suppliants de Péguy, c’est eux qui ébranlent toutes les autorités et qui creusent l’interrègne.
Dans la version que Renan donne de la nation, c’est une décision volontaire de vivre ensemble après les catastrophes partagées en commun, ce qu’il appelle «les complications profondes de l’histoire». Vous comprendrez donc ma question : l’Europe peut-elle former une nation en se décidant à dépendre des conditions matérielles qu’elle a feint d’ignorer pendant la période de fausse paix où elle a cru se trouver ? Qu’un collectif «se détermine» ne veut pas dire qu’il subit un déterminisme géographique, mais qu’il devient enfin capable de déterminer l’endroit, le lieu, le pays, le sol, la géographie, le territoire où il se trouve à cause de l’irruption soudaine de la multiplicité des conflits territoriaux et les peuples avec lesquels il prétend s’entendre pour vivre.
Voici mon hypothèse — et je reconnais volontiers qu’il s’agit d’une simple hypothèse : de même que la guerre territoriale ajoute l’Ukraine à l’Europe sous toutes les formes possibles, y compris peut être un jour sous celle de la participation à l’Union, de même, la guerre en nouveau régime climatique ajoute les sources, les lieux, les situations, les pays de l’extraction qui permettent de rouvrir la définition de ses frontières et la composition de la nation qu’elle se décide à former. Autrement dit, il s’agit de mélanger l’argument magnifique mais peut-être un peu daté de Renan sur l’âme et la dimension «spirituelle» de la nation avec la redéfinition du territoire matérialisé par les mutations écologiques.
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Vous me permettrez pour conclure de revenir sur ce terme d’interrègne qui signale une transition ou un suspens entre deux formes d’autorité différentes. Je pense qu’il faut se méfier quelque peu de l’usage de l’expression «monde libre» pour résumer l’actuel conflit tel qu’il est vu du côté des «Occidentaux» et en particulier des États-Unis. Si l’expression de «monde libre» est problématique, et encore plus celle d’Europe-puissance, c’est qu’elles correspondent au règne précédent dont on dit justement maintenant qu’il est terminé. À cette époque, en effet, l’expression correspondait au projet de modernisation planétaire qui était supposé emporter dans son mouvement tous les autres pays. Or ce que la double crise écologique et militaire exprime au contraire, c’est la fin ou le suspens de ce projet de modernisation en totale contradiction avec le Nouveau Régime Climatique. Ressortir cette formule qui date de l’après-guerre, c’est sortir assurément de l’histoire et se tromper d’époque puisqu’il appartient à la nouvelle entre-deux guerres désormais close. Il est assez frappant d’ailleurs de constater que sur le soutien à l’Ukraine, le «monde libre» ne compte finalement que les anciens colonisateurs qui ne parviennent pas à mettre de leur côté les nations les plus peuplées.
C’est le signal le plus frappant de l’interrègne. Aucun pouvoir ne se présente qui puisse se substituer à l’ancien. Comme dans la pièce de Sophocle par laquelle j’ai choisi d’introduire ces quelques réflexions, devant la montée des supplications, tous les pouvoirs tremblent de découvrir qu’ils sont les auteurs des crimes qu’ils cherchent à punir. D’où l’importance de trouver un terme plus inclusif que celui de «monde libre» et surtout moins contradictoire ou moins hypocrite. Il faut un vocable, une invocation plutôt, qui désigne l’état de dépendance plus que d’émancipation et le projet de réparer les conditions d’habitabilité qui ont été ravagées. Mais il faudrait alors être capable de définir le nouveau souverain, la nouvelle souveraineté qui mettrait fin à cet interrègne. En l’absence de ce nom, je conclurai par une phrase qui ira directement au cœur de nos amis du Grand Continent que je remercie de m’avoir invité. Dans ce texte admirable, Renan a écrit : «Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons.» (je souligne). Je prétends dans cette présentation que la loi du siècle où nous vivons, c’est le moment où l’Europe au contraire, non pas l’Europe conçue seulement comme Union mais l’Europe comme sol, trouve enfin son peuple et le peuple trouve enfin son sol. Précisément parce qu’elle ressent beaucoup plus vivement que les autres nations à quel point elle vit dans un interrègne et qu’elle cherche «la loi du siècle» qui n’est pas en effet celle des deux siècles précédents. L’Europe peut se donner enfin le projet, au milieu des périls et à cause d’eux, de former volontairement une nation 12 .
Notes
- Bollack, Jean. La naissance d’Oedipe. Paris: Gallimard, 1995, vers 22.
- Charles Péguy, Œuvres complètes en prose, volume 2, Gallimard, La Pléiade.
- Naomi Klein, « Guerre et climat, le péril de la nostalguie toxique », AOC, 14 mars 2022 ; Pierre Charbonnier « La naissance de l’écologie de guerre », le Grand Continent, mars 2022.
- Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.
- Damian Carrington & Matthew Taylor, “Revealed: the ‘carbon bombs’ set to trigger catastrophic climate breakdown”, The Guardian, 11 mai 2022.
- Florent Georgesco, « Le mythe russe de la grande guerre patriotique et ses manipulations », Le Monde, 29 avril 2022.
- Adam Tooze, « After the Zeitenwende: Jürgen Habermas and Germany’s new identity crisis », New Statesman, 12 mai 2022.
- Ernest Renan «Qu’est-ce qu’une nation», conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, Paris Calmlann-Lévy. Disponible sur Wikisource.
- Bruno Latour et Peter Weibel (dir.), Critical Zones – The Science and Politics of Landing on Earth. Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2020.
- Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.
- Malcolm Ferdinand (dir.), Écologies politiques depuis les outre-mer, Lormont, Bord de l’eau, 2021.
- Ce texte est la transcription révisée de l’intervention de Bruno Latour lors du colloque organisé par le Grand Continent en Sorbonne le 17 mai : « Après l’invasion de l’Ukraine, l’Europe dans l’interrègne. »
citer l'article
Bruno Latour, Le sol européen est-il en train de changer sous nos pieds ?, Groupe d'études géopolitiques, Sep 2022, 92-97.