Revue Européenne du Droit
Monde, mondialisation et mondialité
Issue #2
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Issue #2

Auteurs

Christine Taubira

21x29,7cm - 186 pages Issue #2, printemps 2021 24€

« Le monde existe en dehors de la conscience que nous pouvons en avoir. Mais il n’est amendable que si nous le tenons en pleine conscience.

À mesure que se mourait toute chose,

Je me suis, je me suis élargi – comme le monde –

et ma conscience plus large que la mer !

Dernier soleil.

J’éclate.

Je suis le feu, je suis la mer.

Le monde se défait.

Mais je suis le monde.

Aimé Césaire, « Les pur-sang », dans Les Armes miraculeuses, 1946.

Le monde se défait. Mais je suis le monde. C’était déjà en 1946. Ce monde qui se défait, c’est celui des empires coloniaux. Le monde se défait en son centre, là-même où il a prétendu qu’était son centre des siècles durant. Il se défait parce qu’il a importé dans ce temps-là et dans ce centre-là, en son cœur même, des méthodes qu’il avait mises en œuvre, impunément, en ses périphéries : « la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries… » et qui avait été supportée parce que jusque-là n’en étaient victimes que « des peuples non-européens ». Constat de Césaire, encore, cette fois dans le Discours sur le colonialisme. Cette « barbarie » reproduite, couvre à la fois les massacres et les enfumages et les mutilations du travail forcé et les rebelles passés aux gerbes de balles et les « pleins barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur des prisonniers amis ou ennemis ». Aveu du comte d’Hérisson, officier d’ordonnance.

Cette accoutumance aux abominations, ces crimes et forfaits perpétrés dans les colonies ont – assurent des érudits, philosophes, historiens ou juristes – préfiguré les tragédies du vingtième siècle. Ainsi firent les génocides des Héréros et des Namas au début du même siècle. Le territoire ne s’appelait pas encore la Namibie. Dans ces premiers camps de concentration, quelques silhouettes de Héréros et de Namas, outrageusement osseuses, sont terriblement évocatrices des silhouettes à venir des Juifs des camps d’extermination. C’est une généalogie doctrinale. Ce fut comme un sordide entraînement. Et déjà un Göring traînait par-là. Le mécanisme est le même, cabré sur la même démence glaciale : l’expulsion hors de la famille humaine, par milliers, par millions, d’un groupe de personnes. Le mobile peut être cupide. À l’évidence l’était-il pour la traite transatlantique et l’esclavage négrier. Le racisme est venu après. Elle peut ne pas en être le moteur, la cupidité suit très vite. En témoignent les spoliations de biens appartenant à des Juifs. Sous quelque prétexte que se commettent les atrocités, et quelles que soient les différences d’apparence ou d’appartenance entre bourreaux et victimes, ces crimes sont l’affaire de l’humanité. « Ce ne sont ni le nombre des victimes ni l’intensité de leur souffrance mais la négation de la part d’homme éternel qui est en chacun » qui constitue un crime contre l’humanité, résume avec force et sobriété Mireille Delmas-Marty.

Dans la sagesse populaire créole, une parole affirme que toute calebasse donne deux kwis. Le kwi est le bol formé par la moitié du fruit calebasse, de forme oblongue, fendu en son milieu dans le sens longitudinal. Ces deux moitiés sont évidées – le fruit n’étant pas comestible – et servent soit de récipient d’eau, soit d’ornement mural, l’écorce étant travaillée à la pointe pour incruster des motifs aux formes ésotériques ou simplement décoratives. L’enseignement tiré d’un tel usage d’un fruit déconcertant en ce qu’il n’a aucune valeur ni nutritive ni gustative, vaut pilier dialectique, convoqué dans toutes les situations où une action génère des résultats contradictoires ou inattendus. Toute calebasse donne deux kwis.

Ainsi de cette première mondialisation. Elle s’est accomplie dans le vacarme des canons qui soldaient les rivalités impériales ; le grondement de la mer, immense cimetière ébahi ; la ronde des drapeaux plantés, arrachés puis replantés ; le fracas des insurrections victorieuses ou anéanties ; les aboiements de molosses lancés aux trousses des nègres-marrons ; l’obstination à rire, chanter, danser après les pleurs ; les paix factices proclamées par bulles papales ; les  anathèmes des dissidences religieuses ; les mutualités interculturelles ; les fraternités interraciales ; les injonctions résolues ou indécises d’abolitionnistes ; les viols rituels, les viols ordinaires, le fouet et les chaînes à carcans, les violences en tous genres et leurs raffinements ; les solidarités inattendues ; les amours imprévues ; les incongrus menuets dansés dans les salons de l’habitation du maître ; les bals de gouverneurs ; les prolixes expressions artistiques, linguistiques, mystiques, plastiques nées dans les champs de canne et de tabac ; les innovations symboliques bricolées par les chamanes improvisés ; le partage et la fabrication de savoirs empiriques ; les interprétations cosmogoniques ; les créativités de survie.

La première mondialisation a produit une législation où le droit reposait sur le primat de la force et la codification du non-droit.

Christiane Taubira

Cette mondialisation a produit une législation où le droit reposait sur le primat de la force et la codification du non-droit. Le code noir promulgué par Louis XIV établit le statut de « biens meubles » attribué aux esclaves, alternativement nommés nègres ; de même procède le codigo negro espagnol. Le maître, à qui était octroyé, de fait, des droits de propriété, de sévices et de mort sur ses esclaves (son cheptel), voit ces droits consolidés, et sera lui-même sanctionné, bien faiblement mais tout de même, une amende, s’il consent sans sévir à ce qu’un de ses esclaves vende quelques chaumes de canne à sucre, activité formellement interdite par la loi. Il y va de la préservation de l’ordre colonial, placée au-dessus de la négligence ou de la complaisance coupable d’un maître, fusse-t-elle accidentelle. Le même code noir expulse sous trois mois tous Juifs résidant en colonies, sous peine de « confiscation de corps et de biens ». L’édit de Fontainebleau, quant à lui, ciblant les protestants, inclut l’Exclusif colonial interdisant toute économie de transformation dans les colonies. Ces deux textes posent, à des degrés manifestement différents pour les esclaves, les Juifs et les protestants, néanmoins pour tous absolument, la question du rapport de ces législateurs européens à l’altérité. Dans cette même Europe où Erasme, Grotius, Montaigne avaient déjà aiguisé et partagé leur pensée sur les droits attachés aux personnes, sur l’hospitalité, sur l’altérité. Et même Montesquieu, comment peut-on être persan ? bien que l’homme de l’Esprit des lois ait été pour le moins ambigu sur ce que les Américains appelaient « l’Institution particulière ».

Mais vient le temps où se tarissent les déportations à fond de cales à travers l’Atlantique et l’Océan indien. Le système esclavagiste est trop sabordé par mille sortes de résistances, trop contesté, trop vilipendé, trop défié, trop concurrencé. Il faut en sortir. Physiquement et juridiquement. Par décrets, les maîtres sont indemnisés. Pas les esclaves. Malgré les paroles définitives de Condorcet dès 1781, selon qui « le maître n’avait aucun droit sur son esclave et l’action de le retenir en servitude n’est pas la jouissance d’une propriété, mais un crime ». Et bien avant Condorcet, les prêtres capucins Epiphane de Moirans et Francisco José de Jaca, dès 1680. Or, par ordonnances royales ou par décret, à Saint-Domingue-Haïti en 1825 (aux frais de la jeune république d’Haïti) comme dans les autres colonies en 1848 (malgré les efforts de Schoelcher), ce sont les maîtres qui recevront « compensation » de l’État monarchique. Pas les esclaves. Ni leurs descendants.

Sous les coups conjugués ou contrariés de rébellions récurrentes, de mutations économiques, de concurrences commerciales, d’émergences financières, de clameurs morales, de raisonnements spécieux et calculs minutieux, de discours fourbes et de fourvoiements de bonne foi, le temps est venu de la sédentarisation et de la spoliation des territoires. Désormais, les négriers et les marchands le cèdent aux officiers et généraux. C’est le temps de Bugeaud : « Enfumez-les dans leurs grottes comme des renards ». C’est le temps de Saint-Arnaud : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres ». C’est le temps de Loti « Alors, la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles s’abattre sur eux ». C’est aussi le temps de l’esbrouffe. Pas vraiment une conquête honteuse. Mais un habillage qui se veut glorieux et généreux : mission civilisatrice et évangélisatrice auprès des « races inférieures » de Retzius, Gobineau et autres Galton. Perdus parmi eux, des Renan et Ferry.

Les lois s’adaptent : il y a des sujets, des évolués, des indigènes, des musulmans en demi-citoyenneté, des métis chinois distincts des annamites. Autant de catégories juridiques inédites. Les rivalités impériales qui se poursuivent. Puis survient la Conférence de Berlin puis les Actes qui s’ensuivent. C’est un partage-dépeçage. Mais les formes sont sauves : des Traités sont signés. Les principes de Westphalie valent seulement entre dépeceurs. Sur le terrain, la vie de vrai est celle de millions de gens en souffrance. Il y a aussi, heureusement, André Gide et surtout Albert Londres.

Les Droits européens portent forcément les stigmates de ces contorsions. Le droit international qui suit cette première mondialisation est encore celui de l’arbitraire et de la force ; il est aussi celui du rapport de forces. Lorsqu’advient la monstrueuse boucherie de la première guerre mondiale, les consciences blessées réalisent que cette culture de la force et de la violence détient cette capacité pernicieuse de se retourner contre ses auteurs. Surviennent des sursauts et le retour sur cet humanisme qui était déjà là et que les Lumières ont renouvelé, exploré, étendu. Bien qu’il ne semble pas qu’il soit enfin l’heure de renoncer aux empires et dominations diverses, survient une prescience de ce que le monde est fait d’une pièce ; ce que confirmeront sous peu, dans moins d’un quart de siècle, l’activité et l’observation spatiales. Cependant, la volonté qui provient de cette prescience demeure encore trop velléitaire. La Société des nations, immature, inachevée, n’empêche pas le nouvel embrasement, pourtant repérable, pourtant se profilant, pourtant se pointant, pourtant fusant giclant prêt à éclater au point que Stephan Zweig, désespéré s’enfuit vers l’hémisphère sud après avoir ausculté Le monde d’hier ; et que Romain Rolland, fidèle à une éthique de vie autant qu’à une obsédante passion vitale face à « cette humanité démente » essaiera désespérément et vainement de se tenir et d’inviter ses pairs, celles-ci et ceux-là mêmes qui faisaient encore vivre la République des lettres, à ne pas se laisser séduire et désorienter par le fracas des canons. A demeurer Au-dessus de la mêlée. Le pire s’avéra plus sûr et plus abominable encore que ses promesses.

Le monde sort abasourdi de ce chaos meurtrier. Le traumatisme est commun et transversal. Il faut cette fois, sérieusement, sauvegarder l’avenir. C’est avec une fébrilité à la fois inquiète et déterminée que les nouveaux puissants du monde s’installent autour de tables à palabres, à proclamations et à rédaction. Le défaut de cuirasse se trouve peut-être dans cette assurance du bon droit des vainqueurs. Cette absence d’état d’âme fut salutaire pour la mise en place rapide et efficiente du Tribunal militaire de Nuremberg aux fins de juger les coupables vivants et accessibles, et rendre légitimes la recherche et la poursuite de coupables en fuite. Elle donna cependant, en deuxième kwi cette fois encore, une posture binaire des bons vainqueurs, emblèmes du Bien, exonérés de toute faute, chargés et virtuellement mandatés par l’humanité pour éradiquer le Mal. Pourtant, les taches du droit international d’avant-guerre avec ses angiomes, avaient encore opéré à travers la ségrégation légale (États-Unis) ou de fait, tels qu’en témoignent les unités séparées : la Force noire, le corps des Tirailleurs sénégalais, les Harlem Hell Fighters, et après la guerre, les régimes différenciés de pensions.

Bien qu’il ne semble pas qu’il soit enfin l’heure de renoncer aux empires et dominations diverses, survient une prescience de ce que le monde est fait d’une pièce ; ce que confirmeront sous peu, dans moins d’un quart de siècle, l’activité et l’observation spatiales. Cependant, la volonté qui provient de cette prescience demeure encore trop velléitaire. La Société des nations, immature, inachevée, n’empêche pas le nouvel embrasement, pourtant repérable, pourtant se profilant, pourtant se pointant, pourtant fusant giclant prêt à éclater.

Christiane Taubira

Dans ce nouvel ordonnancement du monde, les puissances victorieuses ont l’influence de leur poids économique et militaire, autant que de leur dynamisme et de leur vision impérialiste/anti-impérialiste du monde, selon les régions géopolitiques. Ainsi, le passé affleurant de l’empire soviétique se heurte déjà à l’arrogance jaillissante des États-Unis, tandis que la Chine, sûre de sa permanence civilisationnelle, pose placidement son empreinte sur cet agencement du monde. Autant la Russie n’a jamais cessé de bouillonner sous l’empire soviétique, autant la Chine n’a jamais effacé ses certitudes d’immuabilité, y compris durant les années de sujétion occidentale. Elle apporte sa contribution sereine et détachée aux travaux de refonte et de reconstruction du droit international. Quant à l’Europe, peut-être commence-t-elle son introspection existentielle dans les termes posés par Paul Valéry : « va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? ». Or, il y a désormais plus large place pour la realpolitik que pour les fantasmes de grandeur pour des colosses aux pieds d’argile. Pourtant, l’Europe et son devenir demeurent l’une des questions les plus intéressantes posées par cet après-guerre. Césaire pose la question bien différemment et y répond en intimant :

« … si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du sud, aux Antilles c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je, si l’Europe ne galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux… l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance et, de ses propres mains, aura tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres. »

Cette tirade trempée d’anxiété et de confiance de Césaire exprime l’inquiétude que suscite la dévoration par les États-Unis, aux moyens de leur économie, leurs règles financières, leurs doctrinaires et leurs marines, de ce qu’ils considèrent comme leur arrière-cour : les pays caraïbes et d’Amérique centrale. Il s’entend que l’éveil de nationalités se conçoit comme éléments de vitalité, non de repli, comme parties effervescentes d’un tout, non comme crispation. Car « toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l’inverse, c’est de l’isolement que meurent les civilisations » comme l’assène Octavio Paz.

Il faut d’ailleurs convenir que par son ardeur à rédiger et adopter des conventions, à les armer de droits humains et d’exigences, l’Europe a su réveiller ses immunités contre les barbaries et restaurer ses propres fondations culturelles et éthiques. Elle n’était pas exempte d’ambivalences. Ce sont d’ailleurs ces ambivalences qui, en la perdant, la sauveront, lorsque les peuples colonisés ou dominés brandiront à la face de leurs oppresseurs ces valeurs et ces discours forgés au cœur même de l’humanisme européen, lorsqu’ils afficheront leur propre bagage culturel, immatériel, spirituel, moral, esthétique restauré et réhabilité, et qu’ils y camperont pour exhiber leur part d’apport au patrimoine de l’humanité. Et donc leur droit à la liberté et la souveraineté.

Au terme de la mondialisation issue des siècles de traite négrière et d’esclavage, puis des crimes et malentendus de la colonisation, le droit international qui a tenté d’éclore était inspiré par des antagonismes entre les morcellements d’empire, les partages d’empires, les convoitises de nouvelles métropoles. A la sortie de la deuxième guerre mondiale, les dynamiques d’émancipation s’intensifient et vont obliger, avec plus ou moins de résultats, les métropoles à se confronter à leurs valeurs, leurs discours et les missions de leurs troupes. Il faudra encore du temps pour surmonter la culture de la domination et du bon droit des autoproclamées races supérieures.

Le nouveau droit international, beaucoup plus abouti cette fois, intègrera des contradictions, à défaut de les résoudre. Ainsi, la Charte des Nations unies reconnaît aussi bien l’intangibilité des frontières, donc celles d’empires coloniaux, que le droit à l’autodétermination des peuples. Elle pose néanmoins un socle démocratique solide à travers le principe : un pays, une voix, quelle que soit la taille et la richesse. Même si le Conseil de sécurité, autant instrument de pouvoir que résurgence du monde des empires, pondère fortement la praticabilité de cet affichage d’égalité.

Le droit international élaboré après la deuxième guerre mondiale a pris en charge les violations flagrantes de droits et de liberté, en formulant une série d’interdits : esclavage, traite des personnes, mariages forcés, servitudes pour dettes, trafics d’organes, etc. Il s’est attaqué au summum des crimes : le crime contre l’humanité. Et c’est l’aune pour la crédibilité et l’utilité. « Il y a des matières y compris dans le domaine de la protection des droits de l’homme, où l’on a parfois besoin de règles identiques. Le crime contre l’humanité en est précisément l’exemple » expliquait Mireille Delmas-Marty à propos de la nécessaire harmonisation du droit international, eu égard aux bouleversements contemporains.

Ce travail accompli, il reste à comprendre pourquoi l’efficacité d’un corpus juridique aussi clairvoyant, cohérent, éloquent et pragmatique, reste si partielle, inégale et inconstante. C’est là la mesure de la probité des instances multilatérales.

Il faudra retenir la définition des droits, pour leur effectivité, telle que l’a exposée Simone Weil dans son livre L’enracinement, sous-titré Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, et qui fut publié avant la proclamation de la Déclaration universelle. « Un droit n’est pas efficace en lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond » précise-t-elle.

Comprendre ce que porte en poids mort le droit international, paraît indispensable pour saisir dans quelle mesure aussi bien ses concepteurs que les institutions chargées de les mettre en œuvre, ont pu s’affranchir de l’empreinte d’un monde normé selon un droit coutumier de la force. La suspicion n’a pas disparu. Elle pèse jusque sur la Cour pénale internationale.

Ce n’est pourtant pas armés des meilleures évaluations et analyses que nous franchirons la prochaine étape. Car il s’agit, désormais, « d’entrer ensemble dans cette nouvelle région du monde » comme l’a pressenti Edouard Glissant. Cette nouvelle région du monde n’est ni géographique, ni physique. Il ne reste plus de terres à découvrir et conquérir. Les guerres de frontières et de territoires se déroulent en terrain connu, et souvent déjà administré. Notre monde est circonscrit. Il est épié, contemplé, mesuré par des satellites. Il est relié par ses océans, ses fleuves et ses bassins versants, ses marécages et ses montagnes qui traversent les lignes de l’histoire des guerres et des traités, ses déserts de sable et ses dunes que fait voyager le vent. Il est un tout lorsque les pandémies le bousculent et mettent en lumière la violence des inégalités.

Ce monde qui, aujourd’hui, peut imploser sous la tyrannie de la fureur matérialiste et financière, porte en lui les forces d’un basculement vers une possible convivialité. Comme pour la mondialisation, actuellement sous la coupe de fortunes exhibitionnistes, de spéculations braillardes, de prédations insatiables, d’opulences indécentes, l’avenir désirable du monde reste entre les mains des multitudes.

L’aventure est universelle au sens inhabituel où dans ce monde du divers, des contraires et des opposables, reconnu comme tel, toutes civilisations, toutes cultures, toutes expériences humaines peuvent se côtoyer, se reconnaître, s’amender, s’opposer. Sans s’éliminer.

Christiane Taubira

La mondialisation a été pressentie par ceux qui ont présidé aux logiques du chaos meurtrier, vite relayés par ceux qui y ont vu un marché trop vaste pour être sérieusement réglementé ou contrôlé.

De même, celles et ceux qui ont refusé d’abandonner le monde aux hasards et de céder devant la confiscation de l’avenir commun, ont eu de multiples intuitions de la mondialité. Cette mondialité dont les prémices sont déjà dans la mondialisation. Comme les kwis. Edouard Glissant nous laisse supposer la mondialité comme provenant de l’Étant en Relation. Cette Relation est la seule alternative à la grande brutalité, aux peurs, aux recroquevillements, aux compétitions mortifères. La mondialité contient à la fois la conscience du monde et la volonté de le relier non par la seule économie marchande, mais par une envie d’un devenir solidaire. Est-ce là une mission du Droit ? Peu probable. Le Droit peut instaurer la confiance et l’apaisement, la paix et la justice. La Relation procède d’autres champs, ceux d’identités dynamiques et vécues dans la curiosité envers soi, ceux de l’altérité et de ses aléas, ceux de la dignité inaliénable. Faudra-t-il au moins cesser de chasser la poésie de la politique, la beauté de la vie quotidienne.

Avec leur boussole des possibles, Mireille Delmas-Marty et Antonio Benincà ont entrepris de rendre intelligibles des concepts pouvant naviguer entre les normes (juridiques) et les canons (esthétiques) pour donner corps et image à un langage commun. Passerelles hasardeuses mais essentielles. Rencontres en harmonies et/ou par chocs. C’est dans ces champs-là : littérature et toutes expressions artistiques que peuvent se déployer les inopinés qui guériront les blessures infligées par le chaos meurtrier auquel succèdera le chaos-monde, imprédictible et inextricable tel que prophétisé par Glissant. L’aventure est universelle au sens inhabituel où dans ce monde du divers, des contraires et des opposables, reconnu comme tel, toutes civilisations, toutes cultures, toutes expériences humaines peuvent se côtoyer, se reconnaître, s’amender, s’opposer. Sans s’éliminer.

Ce texte est disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.