Revue Européenne du Droit
Propriété libérale et justice du marché
Issue #4
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Issue #4

Auteurs

Hanoch Dagan

La Revue européenne du droit, été 2022, n°4

La propriété est l’un des piliers de l’économie de marché. Dès lors, évaluer la configuration actuelle du marché ainsi que toutes les autres possibilités fait nécessairement appel, explicitement ou implicitement, à une conception de la propriété. Trop souvent, cependant, tant les défenseurs des marchés existants que leurs détracteurs tiennent pour acquise cette prémisse de leurs raisonnements. Les deux côtés ont tendance à s’appuyer implicitement sur ce qui en théorie de la propriété est connu sous le nom de conception blackstonienne, pour laquelle la propriété implique « une domination unique et despotique » 1 . La propriété, cependant, n’a pas besoin et ne devrait pas être façonnée autour de cette (tristement) célèbre conception.

Dans ce court essai, j’offre une esquisse d’une conception concurrente de la propriété, que je développe dans mon nouveau livre, Une théorie libérale de la propriété 2 . De ce point de vue, la propriété est une institution promouvant l’autonomie ; l’un des principaux outils juridiques au service de l’engagement primordial de tout régime libéral à garantir et à faciliter le droit fondamental des individus à l’autodétermination (à ne pas confondre avec leur liberté négative). En tant que telle, la propriété libérale exige que le droit facilite dans chacun des principaux domaines d’action et d’interaction humaines un ensemble diversifié de cadres stables d’autorité privée (que j’appelles types de propriété) afin que les individus puissent mettre en place – seuls ou avec la coopération des autres – des projets de long terme. La propriété peut être légitime, selon moi, si (1) l’autorité privée constituée par ces types de propriété est correctement circonscrite en fonction de leur contribution à l’autonomie des personnes ; (2) ils respectent tous la justice relationnelle ; et (3) un régime de base assure à la fois la propriété pour tous et garantit toutes les conditions matérielles, sociales et intellectuelles de la réalisation de soi.

La conception blackstonienne de la propriété correspond à certaines visions du marché (qui, plus précisément, la présupposent). Mais une fois celle-ci supplantée par notre conception de la propriété libérale, ces visions attenantes, qui perçoivent les marchés en termes soit libertaires (ou « néolibéraux »), soit welfaristes, ne suivent plus. A leur place émerge une conception authentiquement libérale du marché, dans laquelle les marchés sont structurés de manière à servir leur telos libéral et promoteur d’autonomie.

Ni la conception libérale de la propriété ni la conception libérale du marché ne sont des panacées pour au moins deux raisons. Premièrement, comme indiqué, la propriété libérale et les marchés libéraux s’appuient nécessairement sur un solide régime de base promouvant l’autonomie. Cela signifie que les vrais alliés de la propriété et du marché doivent s’engager à sauvegarder le fonctionnement continu de ce régime de base. En outre, alors que les conceptions libérales tant de la propriété que du marché se présentent comme des interprétations charitables du droit dans les sociétés de marché d’aujourd’hui, ce droit est en deçà – parfois très en deçà – de ces idéaux. Par conséquent, au lieu de réaffirmer le statu quo, ces conceptions libérales pointent du doigt ces insuffisances et proposent des pistes pour y remédier. 

Le défi sur les deux fronts est de toute évidence impressionnant. Pour la grande majorité des individus d’aujourd’hui, la propriété et les marchés génèrent et perpétuent l’inégalité et la dépendance. Les détracteurs de la propriété et des marchés ont donc raison de ne pas se laisser berner par le quiétisme qui obère les descriptions trop arrangeantes. Mais ils doivent également veiller à ne pas passer à côté de la grande promesse humaniste d’une propriété et de marchés véritablement libéraux. Ces idéaux libéraux peuvent et doivent être notre fil conducteur pour examiner de manière critique et constructive notre réalité troublée en fournissant un vocabulaire normatif pour évaluer les doctrines centrales et proposer des orientations pour des réformes urgentes.

Libéralisme

Les termes « libéral » et « libéralisme » ayant des connotations différentes dans différents contextes intellectuels et publics, je dois donc commencer par clarifier brièvement la signification que je leur donne. Le libéralisme, selon moi, repose sur la conviction que les individus – tous les individus – ont le droit d’agir en fonction de leur capacité « d’avoir, de réviser et de poursuivre rationnellement une conception du bien 3  ». Ils méritent d’avoir un certain contrôle sur leur destin, « le façonnant par des décisions successives tout au long de leur vie 4  ». Les individus libres doivent être capables de tracer leur propre chemin dans la vie – de s’autodéterminer dans une certaine mesure 5 .

Certes, poussée à l’extrême, une conception de la réalisation de soi (ou de l’autodétermination ; j’utilise ces termes de manière interchangeable) dans laquelle on construit à l’avance un « arc narratif » pour sa vie est une forme de non-liberté. Mais cela ne mène pas à la conclusion que la liberté exige de prendre des décisions autonomes à chaque croisement sur la route. L’histoire de notre vie n’est ni un scénario entièrement écrit à l’avance ni un ensemble d’épisodes sans rapport les uns avec les autres. Au contraire, les individus autonomes prennent généralement des décisions au coup par coup, poursuivant à la fois des projets à long terme et à court terme. L’autodétermination confère – dans une certaine mesure même requiert – des opportunités pour les individus de modifier leurs plans et même, parfois, de les remplacer complètement.

L’autonomie requiert des capacités mentales appropriées. Elle nécessite également une certaine indépendance. Mais l’autonomie n’est pas garantie par une simple structure de droits négatifs 6 . Comme Joseph Raz l’a si bien dit, l’autonomie dépend aussi bien des conditions matérielles que d’un éventail suffisamment hétérogène d’alternatives 7 . Cette leçon explique pourquoi, dans un État libéral, les individus ont droit à un système juridique qui soutient leur capacité à façonner une vie dont ils puissent considérer qu’ils l’ont choisie, plutôt qu’un système qui se contente de respecter leur capacité de choix sans contrainte.

Propriété libérale

La propriété est intimement liée à l’autonomie, car la propriété ne se réduit pas à la question de savoir quelle ressource est fournie, bien que cela soit également important. Plutôt, la propriété consiste d’abord et avant tout à posséder une certaine autorité sur les ressources, à savoir : le pouvoir normatif de déterminer ce que les autres peuvent ou ne peuvent pas faire avec les ressources. Cela signifie que la propriété à la fois autonomise et handicape les individus, renforce leur autodétermination tout en les rendant vulnérables. Ainsi, la conception libérale de la propriété met l’accent à la fois sur l’aspect autonomisant de la propriété et sur les vulnérabilités qu’elle engendre.

Voyons d’abord le bon côté. La propriété favorise l’autodétermination des individus parce que, comme indiqué, l’autodétermination est une réalisation intertemporelle ; elle consiste à planifier et à réaliser des projets, ce qui nécessite un horizon temporel d’action. La propriété suit le mouvement en conférant aux individus une certaine autorité privée sur les ressources ; le pouvoir normatif de déterminer ce que les autres peuvent ou ne peuvent pas faire avec leurs ressources. Cette autorité temporellement étendue sur les choses (à la fois tangibles et intangibles) affecte considérablement la capacité des gens à planifier et à réaliser des projets qui leur tiennent à cœur, seuls ou avec la coopération d’autres personnes.

Le droit libéral augmente encore davantage le potentiel de promotion de l’autonomie de la propriété parce qu’il institue une variété de cadres stables de coopération interpersonnelle, c’est-à-dire : des types de propriété différents qui soutiennent des formes divergentes de relations interpersonnelles parmi lesquelles les individus peuvent choisir. Ainsi, correctement configuré, le droit de la propriété fonctionne comme un dispositif promouvant la réalisation de soi, permettant aux individus d’agir sur la base de leurs propres buts et valeurs, de leurs objectifs et de leurs plans de vie. En conférant aux individus le pouvoir d’invoquer différents types de propriété et de les employer au service de leurs projets de vie, un droit libéral de la propriété apporte une contribution cruciale à la capacité des individus à actualiser leur droit à la réalisation de soi.

Hélas, aussi indispensable soit-il, cet aspect d’autonomisation est aussi à l’origine de la redoutable critique portant sur la légitimité de la propriété. En responsabilisant proactivement les propriétaires, le droit de propriété génère de nouveaux pouvoirs normatifs, qui imposent de nouvelles obligations aux débiteurs. Puisque le droit rend les non-propriétaires vulnérables à de tels pouvoirs normatifs, le droit est responsable vis-à-vis des citoyens soumis aux pouvoirs qu’il autorise. La critique de la légitimité de la propriété est donc sérieuse. Sans justification valable, l’obligation juridique incombant aux non-propriétaires de s’en remettre à l’autorité des propriétaires concernant ce qu’il faut faire d’un bien semble arbitraire et même injuste. 

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L’ambition d’Une Théorie de la Propriété est de montrer que ce drame de la propriété n’est pas nécessairement un jeu à somme nulle. Pour que ce soit le cas, mon argument est que l’architecture de la propriété doit suivre de près sa justification.

La propriété libérale ne justifie l’autorité privée qu’elle confère aux propriétaires que dans la mesure où elle est effectivement essentielle à l’autodétermination des individus, que l’État est tenu de faciliter et que chacun doit respecter. Les non-propriétaires sont à juste titre soumis à ces pouvoirs de la propriété parce qu’en tant que tels – c’est-à-dire en tant que moyens cruciaux d’autodétermination – ces pouvoirs méritent le respect de nos semblables en raison de notre droit fondamental au respect réciproque de l’autodétermination.

Cela signifie, cependant, que la légitimité d’un système de propriété donné à un moment et à un endroit donnés dépend de sa performance en ce qui concerne le telos de promotion de l’autonomie de la propriété. Un droit véritablement libéral de la propriété augmente de manière proactive les possibilités d’autodétermination individuelle et collective des individus, tout en limitant soigneusement leurs possibilités de domination interpersonnelle. C’est pourquoi la notion d’autorité privée, qui caractérise assez bien la propriété simplicité, ne pourrait pas épuiser l’idée de propriété libérale

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Ce lien compliqué entre la propriété et l’autodétermination implique également que le droit libéral ne peut pas adopter l’approche familière de la « division du travail », dans laquelle la propriété est complétée par un mécanisme de base d’imposition et de redistribution qui est censé atténuer son potentiel de réduction de l’autonomie. Certes, un tel régime de base, qui garantit les conditions préalables fondamentales de l’autodétermination personnelle, telles que la santé, l’éducation et les moyens de subsistance, est (comme je vais le montrer ci-après) indispensable à la légitimité de la propriété. Mais il est insuffisant. Dans la mesure où la propriété joue un rôle irréductible dans la structuration des interactions interpersonnelles des individus, qui ont à leur tour une importance pivotale dans leur autodétermination, un droit véritablement libéral doit façonner son régime de propriété conformément au telos promouvant l’autonomie de la propriété.

Ainsi, un régime de propriété libéral ne peut se contenter d’une seule forme de propriété. Afin de favoriser un pluralisme qui promeut l’autonomie, le droit de la propriété offre une variété de cadres d’autodétermination individuelle ou collective parmi lesquels les futurs propriétaires peuvent choisir. 

De même, un véritable droit de la propriété libéral est également toujours attentif aux préoccupations des non-propriétaires. Il garantit à la fois qu’aucune autorité privée ne peut être revendiquée au-delà de ce qui est nécessaire à l’autodétermination des propriétaires, et qu’une telle autorité est compatible avec l’autodétermination d’autrui 8 .

D’où les trois piliers de la propriété libérale, qui la rendent radicalement différente de son homologue blackstonienne : autorité privée soigneusement délimitée, pluralisme structurel et justice relationnelle. 

Autorité privée soigneusement délimitée

La première et peut-être la plus remarquable caractéristique de la propriété libérale est que l’autorité privée qu’elle confère aux individus est soigneusement délimitée, de sorte qu’elle est précisément calibrée pour remplir son rôle de service à l’autonomie des personnes. Cet élément constitutif du droit libéral de la propriété comporte deux aspects. 

Le premier répond au souci de sous-inclusivité et exige donc que le potentiel d’autonomisation de la propriété ne soit pas limité à certains individus. Cette exigence implique que le droit de la propriété s’appuie sur un solide régime de base, qui garantit à tous les conditions matérielles, sociales et intellectuelles de la réalisation de soi. 

Un tel régime de base est indispensable car la contestation portant sur la justification de la propriété ne se limite pas au moment de sa création. Au contraire, elle refait surface en permanence, hantant la propriété tout au long de sa vie juridique. Cela s’explique en partie par certaines caractéristiques de la propriété – notamment le droit d’accession – qui impliquent que la propriété conduit à davantage de propriété et tend ainsi à générer de plus grandes inégalités et vulnérabilités ; une situation difficile également liée à la dynamique du marché, qui l’aggrave encore plus.

La référence à ce régime de base ne signifie évidemment pas qu’une théorie de la propriété libérale soit une théorie totale de la justice. Mais parce que ce difficile défi de la justification est le point de départ de la propriété, la propriété libérale indique effectivement certaines des caractéristiques d’un juste régime de base nécessaire à la légitimité de la propriété. 

Ainsi, pour donner un exemple, puisque – comme pour la monnaie et l’utilité – l’amélioration marginale de l’autonomie pour chaque unité supplémentaire de propriété est susceptible de diminuer, la propriété libérale exige que le droit fasse reposer les coûts du maintien continu de ce régime de base sur ceux qui sont particulièrement aisés. Le devoir des plus riches de supporter ces coûts n’est pas seulement fondé sur leur obligation (rawlsienne) de soutenir des institutions justes ; c’est aussi une condition préalable à la légitimité de leurs propres droits de propriété. 

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La deuxième caractéristique de l’exigence selon laquelle l’autorité privée de la propriété doit être soigneusement délimitée répond au souci de sur-inclusivité, à savoir : le souci de générer des formes d’autorité privée qui ne peuvent être justifiées par référence à leur rôle de promotion de l’autodétermination. Cette exigence implique donc que l’autorité privée des propriétaires soit circonscrite en fonction de sa contribution potentielle à l’autodétermination des propriétaires.

En d’autres termes, dans un régime véritablement libéral, le telos de la propriété est important non seulement pour justifier l’autorité des propriétaires, mais aussi pour délimiter son champ et prescrire son contenu. Aussi, lorsque la contribution de la propriété à l’autonomie est indirecte – comme dans les types de propriété commerciale – les propriétaires ne doivent pas bénéficier d’une autorité privée trop étendue.

Cette prescription a des implications importantes pour le droit de la concurrence : elle implique sa réorientation, passant d’une focalisation sur le bien-être des consommateurs à un recentrage sur l’autorité privée et l’accumulation de capital. 

Une autre conséquence tout aussi critique reconceptualise le contenu de la propriété des moyens de production et donc la notion de lieu de travail. La propriété des moyens de production par les employeurs est traditionnellement comprise comme impliquant le pouvoir de gouverner, comme justifiant une structure hiérarchique de subordination des employés et excluant les revendications des travailleurs. Mais pour la propriété libérale, toutes ces inférences sont à la fois fausses et trompeuses. Cette leçon est essentielle à mes remarques sur les marchés du travail. 

Pluralisme structurel

Le droit de la propriété tel que nous le connaissons ne suit pas l’image moniste de la domination blackstonienne. Au contraire, le droit offre de manière durable un éventail profondément hétérogène de types de propriétés relativement stables. Différents types sont régis par différents principes d’animation, de sorte que chacun offre un équilibre distinctif des valeurs intrinsèques et instrumentales de la propriété : indépendance, personnalité, communauté et utilité.

Pour la propriété libérale, ce constat n’est pas un complément optionnel, mais plutôt un principe de conception essentiel. La propriété doit être structurellement pluraliste, car cette architecture est nécessaire pour que la propriété remplisse sa fonction de promotion de l’autonomie. Nous devons cultiver l’hétérogénéité de notre droit de la propriété existant, car une multiplicité de types de propriété facilite la riche diversité des relations interpersonnelles nécessaires à une autodétermination adéquate. 

Un tel répertoire de types de propriété crée un menu d’opportunités viables à la fois pour l’autodétermination individuelle et collective. La facilitation de ce pluralisme par le droit est cruciale, car les problèmes d’action collective, la rationalité limitée et les dissonances cognitives impliquent qu’un manque de soutien juridique proactif sape de nombreux types d’interactions et, par conséquent, la capacité des personnes à poursuivre leur propre conception du bien.

Le droit libéral de la propriété est donc à juste titre hétérogène et accorde une attention particulière à la manière dont ces types de propriété gèrent leurs affaires internes, et donc à leurs régimes de gouvernance. De tels mécanismes de gouvernance sont nécessaires afin d’encourager diverses formes de relations interpersonnelles qui n’existeraient pas sans être habilitées par une telle infrastructure juridique. Cela est particulièrement vrai pour les types de propriété commune, qui offrent des contributions importantes – à la fois instrumentales et intrinsèques – à l’autodétermination des individus. 

En effet, la propriété libérale exige que le droit instancie et soutienne, pour chaque grande catégorie d’action et d’interaction humaines, un répertoire diversifié de types de propriété, chacun régi par un principe d’animation distinct, c’est-à-dire une valeur ou un équilibre de valeurs différent.

La forme idéale du droit libéral de la propriété assure la multiplicité intra-sphère, à savoir : des types de propriété suffisants et suffisamment distincts au sein de chaque catégorie familière d’activité humaine (je pense aux condos, aux coopératives, aux communautés d’intérêt commun, aux copropriétés, aux baux et aux fiducies comme exemples de l’inventaire existant de la propriété foncière). Pour que les types de propriété promeuvent l’autonomie, ils doivent être des substituts fonctionnels partiels les uns des autres. Ils doivent être des substituts parce que le choix disponible n’est pas amélioré par des alternatives orthogonales les unes aux autres ; et leur substituabilité ne doit pas être trop complète car des types trop similaires n’offrent pas non plus de choix significatif.

Justice relationnelle

Tout comme le pluralisme structurel de la propriété repose sur son telos de promotion de l’autonomie, il en va de même pour les nombreuses manifestations du troisième pilier de la propriété libérale qu’est la justice relationnelle, à savoir : le respect réciproque de l’autodétermination.

Ainsi, les règles de logement équitable qui interdisent la discrimination dans la vente ou la location de logements résidentiels ne sont pas extérieures au droit de la propriété, telles qu’elles sont souvent présentées. Les pratiques discriminatoires interpersonnelles sont répréhensibles en soi, que l’État s’acquitte ou non de ses obligations de justice distributive et de citoyenneté démocratique. Refuser le dossier de l’acheteur potentiel d’un logement simplement en raison de sa couleur de peau, par exemple, ne respecte pas l’individu selon ses traits particuliers. Le droit de la propriété ne doit pas autoriser des relations sociales qui rejettent l’égale autonomie de la personne discriminée. 

Ainsi, la propriété libérale obéit à la prescription de la justice relationnelle et fixe des limites au droit d’exclusion des propriétaires. La justice relationnelle ne peut pas être adéquatement comprise dans la conception formelle de l’égalité qui sous-tend la propriété blackstonienne, qui fait abstraction des traits particuliers distinguant une personne d’une autre. Respecter l’autodétermination d’autrui passe nécessairement par le respect de ses traits, de ses choix constitutifs et de ses circonstances, convoquant ainsi une conception substantielle plutôt que formelle de l’égalité.

De même, le respect réciproque de l’autodétermination ne se limite pas à un devoir négatif de non-ingérence corrélatif du droit d’autrui à l’indépendance. Le respect de l’autodétermination des autres est creux sans une certaine attention aux difficultés qu’ils rencontrent. C’est ce qui explique et en réalité justifie bon nombre des devoirs affirmatifs et des contraintes qui accompagnent la propriété dans de nombreux contextes. 

Il faut noter qu’une fois de plus toutes ces implications de l’engagement du droit au service de la justice relationnelle ne sont pas des impositions exogènes à la propriété libérale ; bien au contraire. La revendication par les propriétaires d’une autorité privée légitime et l’enrôlement du pouvoir coercitif de l’État afin de la faire respecter sont fondés, comme je l’ai soutenu, sur l’obligation réciproque des individus au respect de l’autodétermination d’autrui. Le respect de cette obligation est donc la condition sine qua non de la légitimité de la propriété. La justice relationnelle fait donc partie intégrante de la raison d’être libérale de la propriété.

Justice du marché

Les trois piliers de la propriété libérale, que je viens d’esquisser, éclipsent la conception blackstonienne de la propriété et ses conceptions adjacentes du marché. Dans Une théorie libérale de la propriété, j’essaie de les dépasser. En s’appuyant également sur mon travail en cours sur le contrat libéral 9 , ce livre propose une vision préliminaire du marché, qui ne repose pas sur l’efficacité supposée des marchés et qui est par conséquent éloignée des compréhensions néolibérales. Tout comme ses éléments constitutifs que sont la propriété et le contrat, je soutiens que le marché peut être légitime, et peut même être juste, si – mais seulement si – il est structuré de manière à renforcer au mieux sa contribution à l’autonomie.

Les marchés sont des institutions sociales complexes fortement dépendantes, voire strictement constituées, d’une épaisse infrastructure juridique. Cette infrastructure facilite la production et la distribution régulières de biens et de services par le biais de contrats, dans lesquels l’argent, les droits de propriété sur les biens et les droits concernant les services sont transférés entre les agents. Les marchés sont potentiellement propices à l’autodétermination des individus, car ils leur offrent la mobilité qui est une condition préalable à l’autodétermination, et ils élargissent les options dont disposent les individus pour agir comme auteurs de leur propre vie.

Les marchés, plus précisément, permettent de liquider les participations existantes et facilitent ainsi le droit de sortie des individus : la faculté de se retirer ou de refuser de s’engager davantage, de se dissocier, de se couper d’une relation avec d’autres personnes. La sortie, à son tour, est cruciale pour l’autonomie car des frontières ouvertes permettent une mobilité géographique, sociale, familiale, professionnelle et politique, qui sont des conditions préalables à une vie autonome. 

Les marchés étendent encore davantage cette fonction d’autonomisation en élargissant l’éventail des choix entre différents projets et modes de vie. Ils facilitent la capacité des individus à se recruter légitimement les uns les autres dans la poursuite de buts et d’objectifs privés et créent une structure qui multiplie les alternatives parmi lesquelles les gens peuvent choisir. Des marchés véritablement libéraux (c’est-à-dire fondés sur l’autonomie) permettraient aux individus d’agir – seuls ou avec la coopération d’autrui – selon leurs propres buts, valeurs, objectifs et projets de vie, sans subordination à aucun autre individu ou soumission à aucune procédure de décision collective. 

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Les marchés dont l’objectif principal est la promotion de l’autonomie auraient plusieurs caractéristiques, et (comme d’habitude) mon objectif est d’esquisser l’idéal libéral du marché qui puisse servir de fil conducteur à la critique et à la réforme. Permettez-moi donc de conclure cet essai par une brève description de ce à quoi ressemble un marché proprement libéral. 

Les marchés qui renforcent l’autonomie doivent permettre une participation universelle car l’exclusion et la discrimination saperaient leur raison d’être. Ils doivent également fixer des limites au pouvoir d’aliénation chaque fois qu’il érode – comme le font, par exemple, certaines clauses de non-concurrences – notre capacité à réécrire l’histoire de notre vie et à recommencer à zéro. Ces marchés doivent garantir de manière proactive des choix significatifs dans chaque grande sphère d’action et d’interaction humaines. Cependant, cette injonction de multiplicité intra-sphère doit être restreinte lorsque des raisons cognitives, comportementales, structurelles et d’économie politique impliquent que davantage de choix peut en fait réduire l’autonomie 10 .

De plus, lorsque les marchés sont structurés pour promouvoir l’autonomie, les relations marchandes sont régies par des règles qui exigent le respect réciproque de l’autodétermination d’autrui, ce qui signifie que les interactions marchandes doivent être régies par la justice relationnelle. En outre, étant donné que la satisfaction des préférences est considérée comme un moyen de la valeur ultime d’autonomie des marchés, la loi du marché doit éviter la marchandisation des individus et des relations interpersonnelles. Elle devrait ainsi employer, dans certains sous-ensembles des milieux qu’elle régit, les techniques de marchandisation incomplète, qui garantissent que ces interactions marchandes conservent un aspect personnel.

Ces dernières prescriptions sont particulièrement pertinentes pour les marchés du travail, qui sont souvent – ​​et à juste titre – présentés comme pièce à conviction des injustices que la propriété et les marchés génèrent et perpétuent. Elles impliquent que la loi du marché doit promouvoir et soutenir les négociations collectives des salariés et garantir les droits inaliénables des travailleurs sur des sujets tels que la sécurité au travail, le salaire minimum, les heures de travail et l’absence de discriminations. Elles exigent également que l’autorité des propriétaires-employeurs ne comporte pas de pouvoirs excessifs susceptibles d’empiéter sur ces droits fondamentaux des travailleurs. Par exemple, la propriété des usines, des fermes et autres types de biens corporels et incorporels qui servent de moyens de production ne doit pas inclure le droit d’exclure les organisateurs syndicaux et les militants, dans la mesure où une telle exclusion pourrait compromettre le droit des travailleurs à se syndiquer.    

Enfin, tout comme l’idée de propriété libérale, l’idée de marché libéral est particulièrement attentive à ne pas négliger l’image d’ensemble, dans laquelle la justice du marché dépend en partie d’un régime de base qui garantit les conditions de l’autodétermination individuelle. Plutôt que de viser l’exclusivité, le droit du marché, selon ce point de vue, est calibré pour accomplir ses tâches distinctes de promotion de l’autonomie consistant à permettre la mobilité et à élargir l’horizon de choix, tout en reconnaissant le rôle indispensable d’autres institutions sociales pour remplir ces fonctions vitales. 

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Le succès de la propriété libérale n’est nullement garanti. Mais elle n’est pas vouée à l’échec. Je comprends la prudence ; tant la propriété que le libéralisme nous ont fait défaut par le passé, et une certaine méfiance existe. Mais la propriété actuelle va à vau-l’eau tandis que son idéal libéral lui donne du sens. Si l’échec n’est pas prédestiné, alors une jurisprudence de l’espoir pourrait bien être en place.

Notes

  1. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England *2 (Univ. of Chi. ed. 1979) (1765-69).
  2. Hanoch Dagan, A Liberal Theory of Property (Cambridge University Press, 2021).
  3. John Rawls, Justice as Fairness: A Restatement 19 (2001).
  4. Joseph Raz, The Morality of Freedom 369 (1986).
  5. Cet engagement exige que nous respections le droit de chacun à se réaliser ; il ne dénigre pas le choix d’une vie non délibérative, et il ne suggère de toute évidence pas qu’un tel respect soit conditionné à l’accomplissement d’un projet de vie digne.
  6. Voir H.L.A. Hart, Between Utility and Rights, 79 Colum. L. Rev. 828, 836 (1979).
  7. Voir Raz, supra note 4, at 372, 398.
  8. Les deux prescriptions exigent l’application d’un jugement qualitatif et les deux doivent (comme c’est généralement le cas en droit) s’appliquer à de larges catégories. Voir Dagan, supra note 2, at 128-42, 159-73.
  9. Voir Hanoch Dagan & Michael Heller, Choice Theory: A Restatement in Research Handbook on Private Law Theory 112 (Hanoch Dagan & Benjamin Zipursky eds., Edward Elgar 2020).
  10. Sur ces limites substantielles à la multiplicité (et pourquoi elles doivent être prises en compte), voir Hanoch Dagan & Michael Heller, The Choice Theory of Contracts 128-30 (2017).
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Hanoch Dagan, Propriété libérale et justice du marché, Groupe d'études géopolitiques, Août 2022,

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