L'Europe dans l'interrègne : notre réveil géopolitique après l'Ukraine
24/03/2022
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24/03/2022

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L’Europe dans l’interrègne : notre réveil géopolitique après l’Ukraine

Cette pièce de doctrine est également publiée sur la revue Le Grand Continent.

La guerre contre l’Ukraine prouve que l’Europe est encore plus en danger que nous le pensions il y a seulement quelques mois. L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie n’est pas seulement une attaque non provoquée contre un pays souverain qui défend ses droits et sa démocratie, c’est aussi le plus grand défi à l’ordre européen de sécurité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont les principes mêmes sur lesquels reposent les relations internationales qui sont en jeu, notamment ceux de la Charte des Nations unies et de l’Acte final d’Helsinki.

Si les crises ont tendance à cristalliser les évolutions, celle-ci a montré encore plus clairement que nous vivions dans un monde façonné par une politique de puissance brutale, où tout est militarisé et où nous sommes confrontés à une bataille féroce de récits. Toutes ces tendances se manifestaient déjà avant la guerre en Ukraine ; elles s’accélèrent aujourd’hui.

Cela signifie que notre réponse doit également s’accélérer – et c’est ce que nous avons fait. Nous avons pris des mesures rapides sur l’ensemble du spectre politique et brisé plusieurs tabous en cours de route : des sanctions sans précédent et  soutien massif à l’Ukraine y compris, pour la toute première fois, par l’intermédiaire d’un financement de la livraison d’équipements militaires à un pays attaqué. Nous avons également mis en place une vaste coalition internationale pour soutenir l’Ukraine, isoler la Russie et rétablir le droit international. À tous égards, la réponse de l’UE a été impressionnante – même si, la guerre se poursuivant, elle n’est pas encore suffisante.

Nous ne savons pas comment et quand cette guerre va se terminer. Comme le souligne le Grand Continent dans son premier numéro imprimé, nous naviguons toujours dans l’interrègne 1 . Mais nous pouvons déjà dire que la guerre d’Ukraine de 2022 a vu la naissance tardive d’une Union géopolitique. Pendant des années, les Européens ont débattu de la manière de rendre l’Union plus consciente de sa propre sécurité, avec une unité d’objectifs et de capacités pour poursuivre ses objectifs politiques sur la scène mondiale. Nous sommes allés plus loin sur cette voie au cours des dernières semaines qu’au cours de la décennie précédente. Nous nous en réjouissons, mais nous devons veiller à ce que le réveil géopolitique de l’Union devienne une permanence stratégique. Il reste encore beaucoup à faire, en Ukraine et ailleurs.

Faire de l’Europe un hard power

Je suis convaincu que l’Union doit être plus qu’un soft power : nous avons également besoin de hard power. Toutefois, nous devons prendre conscience que le concept de hard power ne peut être réduit aux moyens militaires : il s’agit d’utiliser toute la gamme de nos instruments pour atteindre nos objectifs. Il s’agit de penser et d’agir comme une puissance. Petit à petit, les conditions pour que cela se produise sont en train d’être remplies.

Premièrement, les Européens sont de plus en plus conscients qu’ils sont confrontés ensemble aux menances. Ils prennent également conscience d’à quel point leurs destins sont liés. Aujourd’hui, personne en Europe ne peut croire ou penser que ce qui se passe en Ukraine ne le concerne pas, quelle que soit la distance qui nous sépare du drame. Notre soutien à l’Ukraine n’est donc pas seulement un acte de solidarité, c’est aussi une manière de défendre nos intérêts communs et de se défendre contre un agresseur impitoyable et lourdement armé.

Deuxièmement, les peuples d’Europe ont atteint un niveau de prospérité et de bien-être social sans précédent, que l’adhésion à l’Union a encore accru. Cela fait de l’Europe une zone fondamentalement pacifique, construite autour de l’idée que l’interdépendance génère la prospérité et la paix. Toutefois, l’une des leçons de la guerre en Ukraine est que l’interdépendance économique ne peut à elle seule garantir notre sécurité. Au contraire, elle peut être instrumentalisée contre nous. Nous devons donc être prêts à agir contre ceux qui veulent utiliser les avantages de l’interdépendance pour nous nuire ou faire la guerre.

C’est ce qui se passe aujourd’hui. En prenant des sanctions sans précédent contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous rendons le coût de l’agression de plus en plus prohibitif. Dans le même temps, nous devons encore davantage renforcer notre résilience et réduire nos vulnérabilités stratégiques, que ce soit sur les infrastructures critiques, les matières premières, les produits de santé ou dans d’autres domaines.

Dans toute l’Union, il existe une volonté claire de tirer les bonnes leçons de cette crise. Cela implique que nous prenions enfin au sérieux les menaces qui pèsent sur nos intérêts stratégiques et dont nous étions conscients mais auxquelles nous n’avons pas toujours donné suite dans nos actes. Qu’on pense par exemple au secteur énergétique. Nous savons depuis des années que l’énergie joue un rôle disproportionné dans les relations entre l’Union et la Russie et que cette dernière l’utilise comme une arme politique. Nous sommes désormais pleinement mobilisés pour réduire notre dépendance excessive à l’égard des importations énergétiques russes (pétrole, gaz et charbon).

De la même manière, la guerre en Ukraine rend plus urgente la réalisation d’un bond en avant en matière de sécurité et de défense de l’Union. Il s’agit ici de souligner que les investissements supplémentaires que les États membres de l’Union réalisent actuellement – et qui sont les bienvenus – devraient impliquer une plus grande coordination au sein de l’Union et de l’OTAN. Il ne s’agit pas seulement de dire que chacun d’entre nous doit dépenser plus. Nous devons tous, collectivement, dépenser plus.

Un nouveau monde de menaces

La guerre en Ukraine est la crise de sécurité la plus grave que l’Europe ait connue depuis des décennies, mais les menaces pour la sécurité européenne ont des sources bien plus diverses, tant en Europe qu’au-delà. Nos intérêts de sécurité sont en jeu dans les Balkans occidentaux, au Sahel, au Moyen-Orient élargi, dans la région indo-pacifique, etc.

Alors que la guerre en Ukraine fait rage et fait payer un terrible tribut, nous ne devons pas oublier que le monde est plein de ces situations où nous sommes confrontés à des tactiques hybrides et à des dynamiques de concurrence, d’intimidation et de coercition. En effet, en Ukraine comme ailleurs, les outils du pouvoir ne sont pas seulement les soldats, les chars et les avions, mais aussi les sanctions financières ou les interdictions d’importation et d’exportation, ainsi que les flux énergétiques, et les opérations de désinformation et d’ingérence étrangère.

En outre, nous avons assisté ces dernières années à l’instrumentalisation des flux migratoires, à la privatisation des armées et à la politisation du contrôle des technologies sensibles. Si l’on ajoute à cela la dynamique des États faillis, le recul des libertés démocratiques, ainsi que les attaques contre les « biens communs mondiaux » que sont le cyberespace, la haute mer et l’espace extra-atmosphérique, la conclusion est claire : la défense de l’Europe a besoin d’un concept global de sécurité.

Heureusement, il y a aujourd’hui en Europe une plus grande prise de conscience et un accord sur la nature des menaces auxquelles nous sommes confrontés – tout comme il y a un processus de convergence stratégique sur ce qu’il faut faire pour y faire face.

La boussole stratégique : un bond en avant pour la sécurité et la défense européennes

Si nous voulons éviter d’être les spectateurs d’un monde façonné par et pour les autres, nous devons agir – ensemble. Telle est la philosophie de la boussole stratégique que j’ai présentée en novembre dernier et qui a été finalisée par les ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Union le 21 mars 2 . La boussole est très détaillée et compte 47 pages, regroupées en quatre axes de travail (Agir, Sécuriser, Investir et Créer des partenariats). Je soulignerai quelques-unes des idées principales.

Pour renforcer notre capacité d’action, nous nous efforcerons de consolider nos missions et opérations de gestion de crise et nous développerons une capacité de l’Union qui nous permettra de déployer rapidement jusqu’à 5 000 hommes pour différents types de crises. Nous améliorerons l’état de préparation de nos forces en organisant régulièrement des exercices réels – ce qui n’a jamais été fait auparavant au niveau de l’Union –, nous renforcerons nos dispositifs de commandement et de contrôle et nous favoriserons une prise de décision plus rapide et plus souple. Nous développerons notre capacité à lutter contre les cybermenaces, la désinformation et l’ingérence étrangère. Et nous approfondirons les investissements dans les catalyseurs stratégiques nécessaires et les capacités de nouvelle génération. L’Union deviendra ainsi un fournisseur de sécurité plus performant pour ses citoyens, mais aussi un partenaire mondial plus fort, œuvrant pour la paix et la sécurité internationales.

Bien davantage que les papiers que nous produisons habituellement à Bruxelles, la boussole stratégique définit des actions concrètes, assorties d’échéances précises pour mesurer les progrès accomplis. C’est un document qui appartient aux États membres et qui est maintenant adopté par le Conseil. Tout au long du processus, les États membres ont été aux commandes. En le signant, ils s’engagent à le mettre en œuvre. Et un solide processus de suivi sera mis en place pour garantir cette mise en œuvre. Il s’agit de différences majeures avec la stratégie de sécurité de l’Union européenne de 2003 et la stratégie globale de 2016.

Une Union plus forte signifie aussi un partenariat transatlantique plus fort

À ce moment du raisonnement, les gens ont tendance à dire : « tout cela est très bien, mais qu’en est-il de l’OTAN ? » L’OTAN reste au cœur de la défense territoriale de l’Europe. Personne ne le remet en question. Toutefois, cela ne doit pas empêcher les pays européens de développer leurs capacités et de mener des opérations dans notre voisinage et au-delà. Nous devrions être en mesure d’agir en tant qu’Union européenne dans des scénarios celui de l’année dernière en Afghanistan – sécuriser un aéroport pour une évacuation d’urgence – ou d’intervenir rapidement dans une crise où la violence menace la vie des civils.

Je suis convaincu qu’une plus grande responsabilité stratégique européenne est le meilleur moyen de renforcer la solidarité transatlantique. Il ne s’agit pas soit de l’Union, soit de l’OTAN : il s’agit à la fois de l’Union et de l’OTAN. J’ajoute que les hésitations à avancer sur cet agenda « à cause de l’OTAN » viennent de l’intérieur de l’Union, pas des États-Unis. La déclaration commune que le Secrétaire Blinken et moi-même avons publiée en décembre dernier était très claire. Elle spécifiait que les États-Unis souhaitaient : « une défense européenne plus forte et plus compétente qui contribue à la sécurité mondiale et transatlantique ». Les États-Unis disent essentiellement : « Ne parlez pas, agissez. Mettez-vous au travail et aidez-nous à partager le fardeau de la sécurité ».

Si ce n’est pas maintenant, alors quand ?

Ceux qui, comme moi, souhaitent un changement radical en matière de sécurité et de défense doivent expliquer pourquoi ils pensent que « cette fois-ci, ce sera différent ». Nous devrions reconnaître que, dans l’histoire de la défense européenne, de nombreux plans et initiatives, pleins d’acronymes, allant du plan Pleven à la Communauté européenne de défense ; au début de la politique étrangère et de sécurité commune après Maastricht ; aux guerres en ex-Yougoslavie et à « l’heure de l’Europe », à Saint-Malo, au début de la PESD, puis de la PSDC, de l’objectif global d’Helsinki, de la PESCO, du Fonds européen de défense et de la Facilité européenne de paix, etc.

Il n’en reste pas moins que la sécurité et la défense sont probablement le domaine de l’intégration européenne qui présente le plus grand écart entre les attentes et les résultats. Entre ce que nous pourrions être et ce que les citoyens exigent – et ce que nous réalisons réellement.

Il est donc temps d’essayer à nouveau. Et la raison pour laquelle je pense que la boussole stratégique pourrait avoir plus d’impact que les plans précédents réside dans la vitesse à laquelle les tendances mondiales et le contexte géopolitique évoluent et s’aggravent. Cela rend la nécessité d’agir urgente, impérieuse. C’est particulièrement vrai pour la guerre en Ukraine et les implications plus larges d’une Russie révisionniste pour la sécurité européenne.

Mais cela va plus loin : toutes les menaces auxquelles nous sommes confrontés s’intensifient. La capacité des différents États membres à y faire face est à la fois insuffisante et en déclin. L’écart se creuse et cela ne peut plus durer.

Mon travail a consisté à esquisser une issue. Or je ne sais que trop bien que les résultats ne dépendent pas des documents stratégiques mais des actions. Celles-ci appartiennent aux États membres : ils détiennent les prérogatives et les atouts.

La bonne nouvelle est que, chaque jour, nous constatons que davantage d’États membres sont prêts à investir davantage dans la sécurité et la défense. Nous devons veiller à ce que ces investissements supplémentaires bienvenus soient réalisés dans un esprit de collaboration et non de manière fragmentée et nationale. Nous devons profiter de ce nouvel élan pour nous assurer que nous nous dotons enfin de l’état d’esprit, des moyens et des mécanismes nécessaires pour défendre notre Union, nos citoyens et nos partenaires.

Politiquement, je considère que le choix auquel nous sommes confrontés est similaire à celui du lancement de l’euro ou du plan de relance. Ces moments ont été ceux où les coûts de la « non-Europe » sont devenus si élevés que les gens étaient prêts à repenser leurs lignes rouges et à investir dans des solutions véritablement européennes. Nous avons sauté le pas, pour ainsi dire, ensemble, et, dans les deux cas, les résultats sont clairs et positifs. Faisons un saut similaire en matière de sécurité et de défense européennes, comme l’attendent nos citoyens. Si ce n’est pas maintenant, alors quand ?

Repenser le langage du pouvoir

Pour le meilleur ou pour le pire, je soupçonne que mon mandat de Haut représentant de l’Union européenne sera associé à une phrase que j’ai utilisée lors de mon audition en octobre 2019 au Parlement européen, à savoir que les Européens devaient « apprendre à parler la langue du pouvoir ».

Je soutenais que l’intégration européenne avait puisé son impulsion originelle d’un rejet de la puissance chez les États qui participèrent à ce projet à ses débuts. Le projet européen avait réussi à transformer les problèmes politiques en problèmes technocratiques et à remplacer les calculs de pouvoir par des procédures juridiques. Dans l’histoire des relations internationales et de notre continent déchiré par la guerre, il s’agissait d’une révolution copernicienne. Elle a également connu un succès spectaculaire, cimentant la paix et la coopération entre des parties auparavant en guerre, créant des institutions, des cartes mentales et un vocabulaire uniques.

Mais ce chapitre historique s’est terminé. L’Union a été aux prises avec différentes crises, elle a dû absorber différents chocs : la crise financière, la crise de l’euro, la crise migratoire 3 , le Brexit… Tout cela a déclenché des débats intensément politiques sur la nature de notre Union et les sources de solidarité et de légitimité. Ces questions n’ont pas pu être résolues par la tactique habituelle de l’Union européenne, à savoir la dépolitisation, les solutions techniques et les solutions fondées sur le marché.

Depuis plusieurs années, nous vivons une nouvelle phase de l’histoire européenne qui ne concerne pas tant les espaces – ceux, qu’affectionne Bruxelles, des frontières ouvertes et de la libre circulation – que les lieux – l’origine et l’appartenance des personnes, leur identité. Nous semblons moins concentrés sur les tendances – mondialisation, progrès technologique – que sur les événements historiques et la façon dont nous y réagissons 4 . La pandémie et l’attaque de la Russie contre l’Ukraine sont de ceux-là.

À cela s’ajoute un facteur externe majeur. Le succès de l’intégration européenne et la méthode choisie de dépolitisation ont également eu un prix : une réticence et une incapacité à accepter le fait que, en dehors de notre jardin post-moderne, « la jungle repoussait » pour reprendre l’expression du néoconservateur Robert Kagan 5 . Il y a trente ans, de nombreuses discussions et de nombreux livres faisaient le pari que le monde était plat, que l’histoire était terminée et que l’Europe et son modèle allaient diriger le XXIe siècle. Aujourd’hui, les mêmes auteurs montre comment cette interdépendance s’est transformée en arme, et comment l’Europe serait naïve et mal adaptée à l’ère du retour de la puissance 6 .

Pendant tout ce temps, j’ai été convaincu de deux points essentiels :

Premièrement, nous devons être réalistes et reconnaître que la phase actuelle de l’histoire et de la politique mondiale nous oblige à penser et à agir en termes de puissance – d’où l’expression « le langage de la puissance ». La guerre contre l’Ukraine en est la dernière et la plus dramatique illustration.

Deuxièmement, la meilleure façon de peser sur les événements, de les façonner et de ne pas les subir, se situe à l’échelle de l’Union : elle passe par un meilleure investissement dans notre capacité d’action collective 7 .

Tout le reste n’est que fioriture.

Par conséquent, nous devons nous doter de l’état d’esprit et des moyens nécessaires pour faire face à l’ère de la puissance et nous devons le faire à grande échelle. Cela ne se fera pas du jour au lendemain, compte tenu de qui nous sommes et d’où nous venons. Toutefois, je pense que nous sommes en train de mettre en place certains des éléments constitutifs et que la crise ukrainienne a accéléré cette tendance.

Dès 2021, nous avons montré que nous étions prêts à adopter une position forte pour contrer les démonstrations ouvertes de politique de puissance à nos frontières orientales. Outre notre soutien à l’Ukraine, on peut citer ce que nous avons fait pour le Belarus, où nous avons tenu bon, y compris sur l’instrumentalisation des migrants, ou pour la Moldavie, auprès de qui nous avons élargi notre soutien.

En outre, nous avons renforcé notre approche vis-à-vis de la Chine et exposé la manière dont l’Union pouvait renforcer son engagement dans et avec la région indo-pacifique. En ce qui concerne la Chine, nous sommes devenus moins naïfs et avons fait nos devoirs pour contrer le défi de l’ouverture asymétrique en mettant en place des politiques sur le filtrage des investissements, la 5G, les marchés publics et l’instrument anti-coercition, comme l’a également exposé Sabine Weyand dans ces colonnes.

Avec notre stratégie indo-pacifique, nous sommes de plus engagés dans un processus de diversification politique, en investissant dans nos liens avec l’Asie démocratique. Au cœur de cet effort se trouve notre travail sur la stratégie Global Gateway, qui vise à préciser notre offre et la manière dont elle diffère de celle des autres acteurs. L’objectif de cette stratégie est de créer des liens et non des dépendances. De nombreux partenaires africains et asiatiques saluent de fait cette approche européenne de la connectivité, qui met l’accent sur des règles décidées en commun, la durabilité et l’appropriation locale. Mais il s’agit d’un domaine concurrentiel. Une bataille de normes est en cours. C’est pourquoi nous devons être concrets et ne pas limiter notre position à des déclarations générales de principes et d’intentions. C’est pourquoi nous envisageons de mobiliser jusqu’à 300 milliards d’euros dans le cadre de la stratégie Global Gateway, dont 150 milliards spécialement pour l’Afrique, ainsi que plusieurs programmes phares, afin de rendre la coopération aussi concrète et tangible que possible.

Nous pourrions continuer, mais l’essentiel est de souligner que, petit à petit, la notion d’une Union à la conscience géopolitique éveillée prenait déjà forme avant la guerre contre l’Ukraine. La tâche qui nous attend est d’inscrire ce réveil géopolitique de l’Europe dans le temps et de le rendre plus consistant. Pour cela, nous devons non seulement apprendre le langage du pouvoir, mais aussi le parler.

À mi-mandat : que faire différemment et mieux ?

Cette Commission européenne a débuté en décembre 2019. Plus de deux ans après et après avoir analysé la façon dont nous élaborons la politique étrangère de l’Union, ma principale inquiétude est que nous ne parvenions pas à suivre le rythme. Comme le dit mon ami et premier Haut représentant de l’Union Javier Solana, le temps en politique, comme en physique, est relatif : si la vitesse à laquelle vous changez est inférieure à la vitesse du changement autour de vous, vous reculez. Et cela, nous ne pouvons pas nous le permettre. Notre réponse à la crise ukrainienne montre ce qui peut être fait si la pression en cas de pression extrême. Toutefois, il est trop tôt pour conclure que cela serait devenu le mode de fonctionnement général de la politique étrangère de l’Union.

Je ferai donc part de quelques idées sur quels pourraient être les quatre ingrédients clés du succès et d’un plus grand impact de l’Union dans un monde agité :

1. Penser et agir comme une puissance

Les Européens, à juste titre, continuent de privilégier le dialogue à la confrontation, la diplomatie à la force, le multilatéralisme à l’unilatéralisme. Mais si l’on veut que le dialogue, la diplomatie et le multilatéralisme réussissent, il faut y mettre de la puissance et des ressources. Chaque fois que nous l’avons fait – en Ukraine, au Belarus ou avec notre diplomatie climatique – nous avons eu un impact. Lorsque nous avons opté pour l’énoncé de positions de principe sans préciser les moyens de les mettre en œuvre, les résultats ont été moins impressionnants.

J’ai le sentiment que les idées concernant le langage de la puissance ou la militarisation de l’interdépendance sont désormais largement acceptées. Cependant, la mise en œuvre et les ressources et engagements nécessaires restent un défi.

2. Prendre l’initiative et être prêt à expérimenter

Dans l’ensemble, nous sommes trop souvent en mode réactif, réagissant aux plans et aux décisions des autres. Je pense également que nous devons éviter une certaine routine bureaucratique (« qu’avons-nous fait la dernière fois ? ») et retrouver un sens de l’initiative.

En outre, nous devons être prêts à expérimenter davantage. Il est souvent plus sûr de s’en tenir à ce que l’on connaît et à ce que l’on a toujours fait. Mais ce n’est pas toujours la meilleure façon d’obtenir des résultats.

3. Créer des coalitions diverses et prendre des décisions plus rapidement

Nous devons davantage nous les objectifs et réfléchir à la manière dont nous pouvons mobiliser les partenaires autour de nos priorités, point par point. Nous devons reconnaître qu’à côté des coalitions de partenaires partageant les mêmes idées, nous avons aussi des pays qui travaillent avec nous sur certaines questions et qui s’opposent à nous sur d’autres. Et si le gouvernement central de ces pays ne nous aide pas, nous devons travailler davantage avec les forces locales ou les groupes de la société civile.

Au sein de l’Union, nous sommes très occupés par nous-mêmes et il faut beaucoup de temps pour établir des positions communes. Lorsque les États membres sont divisés, la règle de l’unanimité en matière de politique étrangère et de sécurité est une recette pour la paralysie et les retards. C’est pourquoi je suis favorable à l’utilisation de l’abstention constructive et d’autres options prévues par les traités, comme le recours au vote à la majorité qualifiée (VMQ) dans certains domaines, pour faciliter une prise de décision plus rapide 8 .

Le risque existe que nous donnions la priorité à la recherche de l’unité interne plutôt qu’à la maximisation de notre efficacité externe. Lorsque nous parvenons enfin à une position commune – souvent en ajoutant beaucoup d’eau au vin – le reste du monde est passé à autre chose.

4. Donner forme au récit

Après avoir passé des décennies en politique, je suis convaincu que l’ingrédient le plus important pour réussir est probablement de façonner le récit. C’est la devise avec laquelle se monnaye la puissance au niveau mondial 9 .

C’est pourquoi, au début de la pandémie, j’ai parlé de l’existence d’une « bataille des récits » 10 et souligné l’importance d’investir dans une culture stratégique commune, qui nécessite un débat européen, un espace pour discuter de ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire en matière de politique étrangère de l’Union et pourquoi. En conséquence, je contribue régulièrement à cette revue et aux séminaires du Groupe d’études géopolitiques, que je considère comme la première hypothèse concrète d’un débat stratégique, politique et intellectuel à l’échelle continentale 11 .

Les citoyens de l’Union ne se soucient guère de savoir qui fait quoi à Bruxelles, ni des discussions abstraites. Ils ne s’inquiètent pas du nombre de déclarations que nous faisons, ni des sanctions que nous adoptons. Ils nous jugent sur les résultats et non sur les moyens mis en œuvre. En d’autres termes, sur les résultats : sont-ils plus sûrs ou plus prospères grâce à l’action de l’Union ? L’Union est-elle plus ou moins influente, y compris en termes de défense de nos valeurs, qu’il y a un an ? Avons-nous plus ou moins la confiance des autres ? Avons-nous obtenu plus ou moins de résultats en matière de soutien à nos partenaires ? Ce sont les indicateurs qui comptent.

La guerre contre l’Ukraine a montré clairement que, dans un monde de politique de puissance, nous devons renforcer notre capacité à nous défendre. Oui, cela inclut les moyens militaires, et nous devons les développer davantage. Mais l’essence de ce que l’UE a fait dans cette crise a été d’utiliser toutes les politiques et tous les leviers – qui restent principalement de nature économique et réglementaire – comme des instruments de pouvoir.

Nous devrions nous appuyer sur cette approche, en Ukraine mais aussi ailleurs. La tâche principale de l' »Europe géopolitique » est simple : utiliser notre nouveau sens de l’objectif et en faire la « nouvelle norme » de la politique étrangère de l’UE. Pour protéger nos citoyens, soutenir nos partenaires et faire face à nos responsabilités en matière de sécurité mondiale.

Notes

  1. Le Grand Continent, « Politiques de l’interrègne », Gallimard, 2022
  2. En lire plus dans ma préface : https://eeas.europa.eu/sites/default/files/en_updated_foreword_-_a_strategic_compass_to_make_europe_a_security_provider_v12_final.pdf
  3. Ivan Krastev, “Angoisse écologique contre crise démographique : le clivage européen de deux imaginaires  apocalyptiques” in le Grand Continent, “Politiques de l’interrègne”, Gallimard, March 2022. Voir aussi : Hugo Brady, Openness versus helplessness: Europe’s 2015-2017 border crisis, Groupe d’études géopolitiques, June 2021.
  4. Voir les analyses par exemple de Luuk van Middelaar : https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/15/le-reveil-geopolitique-de-leurope/
  5. See Robert Kagan’s 2018 book, https://www.brookings.edu/books/the-jungle-grows-back-america-and-our-imperiled-world/
  6. Mark Leonard, “L’ère de l’a-paix”, Le Grand Continent, 18 février 2022
  7. Luiza Bialasiewicz, “Le moment géopolitique européen : penser la souveraineté stratégique” in le Grand Continent, “Politiques de l’interrègne”, March 2022, Gallimard
  8. See more on this: https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/86276/when-member-states-are-divided-how-do-we-ensure-europe-able-act_en
  9. Lorenzo Castellani, “Le nouveau visage du pouvoir” in le Grand Continent, “Politiques de l’interrègne”, Gallimard, March 2022.
  10. See the blog post here https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/76379/coronavirus-pandemic-and-new-world-it-creating_en
  11. https://geopolitique.eu/en/2021/05/05/european-foreign-policy-in-times-of-covid-19/
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Josep Borrell Fontelles, L’Europe dans l’interrègne : notre réveil géopolitique après l’Ukraine, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2022,

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