Éloge des pompes à chaleur
05/03/2023
Scroll

05/03/2023

arrowVoir tous les articles

Éloge des pompes à chaleur

À la mémoire de Bruno Latour

1.

L’hiver 2022 est un moment clé dans le tournant que prennent ensemble les politiques énergétiques et climatiques. Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Europe s’est volontairement exposée à une mise sous tension des marchés de l’énergie en limitant ses importations de carburants russes, et en supportant en retour des baisses d’approvisionnement orchestrées par la Russie. Au même moment, l’idée selon laquelle la sécurité énergétique pouvait être mise en péril pour assumer la rivalité géopolitique avec le régime de Vladimir Poutine a pu s’imposer en invoquant la nécessité, préexistante, de décarboner le mix énergétique des pays membres. Transition écologique et sécurité européenne iraient donc de pair, et la coupure de l’approvisionnement russe devrait inciter à accélérer l’effort climatique. Mais l’hiver arrivant, et avec lui le risque d’interruptions du réseau (notamment en France, où beaucoup de centrales nucléaires ont été à l’arrêt), de coupures de chauffage et/ou d’augmentation en flèche des prix, la question de la stratégie techno-politique de l’Europe se pose de façon beaucoup plus pressante, et beaucoup plus perceptible. En particulier pour les millions de foyers déjà en situation de précarité énergétique, qui pourraient avoir l’impression d’être sacrifiés sur l’autel d’impératifs stratégiques lointains. Le piège énergétique tendu par le régime russe à l’Europe serait-il en train de se refermer ? Est-il limité à l’hiver 2022-2023 ou va-t-il durer plus longtemps ? Faut-il retarder la transition et se contenter de chercher d’autres fournisseurs de gaz et de pétrole pour éviter une série d’hivers trop rudes ? Ou au contraire, profiter de l’opportunité historique qui se présente à nous pour réfléchir en profondeur à l’utilisation que l’on fait de l’énergie et à sa dimension proprement politique ?

Les études sociales sur l’énergie ont l’habitude de présenter ces enjeux sous la forme d’un trilemme. A ses trois pointes, on trouve (1) la sécurité d’approvisionnement, c’est-à-dire le maintien d’un niveau de production domestique ou d’importations suffisant pour couvrir les besoins, garantir l’activité, et donc le modèle économique plus généralement (2) la réponse aux objectifs climatiques, ou la capacité à assurer les besoins énergétiques par des moyens décarbonés dans le cadre de l’Accord de Paris et (3) la distribution sociale des coûts de l’énergie et des risques liés à son utilisation, c’est-à-dire l’impact sur les hiérarchies socio-économiques des choix technologiques et de l’organisation des marchés de l’énergie, en particulier en période de crise et/ou de transition. Il s’agit d’un trilemme car la réponse à chacune de ces contraintes n’est pas automatiquement alignée sur les autres: on peut par exemple imaginer que la réponse au défi climatique se fasse au détriment de la sécurité d’approvisionnement ou de la justice sociale, mais il faut convenir que pour l’instant, c’est l’impératif de sécurité qui joue le rôle de facteur conditionnant et limitant à l’égard des deux autres. 

Il existe actuellement deux grandes réponses à ce trilemme, deux façons principales d’envisager l’alignement de ces trois contraintes. La première, qui a par exemple été prise à son compte par le Président Macron lors de son discours de politique énergétique donné à Belfort en février 2022, consiste à s’appuyer sur l’innovation technologique pour réduire la tension entre impératifs de production et réponse à la contrainte climatique. Comme dans les années d’après-guerre, la technologie est présentée comme une ressource intellectuelle inépuisable susceptible de venir se substituer aux limites du milieu, et d’engager la voie vers un mode de production toujours orienté vers la croissance sans engendrer d’externalités environnementales et sociales insoutenables. Pour les techno-optimistes, l’atome, en particulier en France, est la clé de voûte de ce dispositif socio-technique modernisateur : bien que l’énergie nucléaire soit une technologie désormais ancienne, elle reste culturellement associée à l’horizon du progrès scientifique et apparaît, surtout en France, comme un symbole majeur de l’avant-garde. En réponse à ce discours, qui comme on l’a rappelé plonge ses racines dans la gouvernance d’après-guerre et renforcée par les crises pétrolières des années 1970, se développe une critique du «techno-solutionnisme», principalement portée par les organisations environnementalistes. On affirme alors que la transition ne peut être réalisée que par le recours à la sobriété énergétique, l’innovation technique ne faisant qu’engendrer de nouveaux risques et imposant des coûts inutiles. La modération des besoins, avance ce discours, permet de réduire la voilure énergétique de la société sans porter atteinte à la justice et l’égalité, car elle s’aligne avec des critères de santé (moins de pollution et de stress) et des normes sociales (valeurs post-matérielles) réputées garantes de l’intérêt commun, tout en stimulant une réflexion sur la valeur du travail et le temps qu’on lui accorde. Ce discours donne depuis longtemps une importance centrale à la critique des technologies, comme outils de dépolitisation de la société, et comme reddition à des intérêts industriels et à une idéologie de la science instrumentale.

Or la confrontation entre ces deux idéologies, ces deux relations polarisées à l’innovation technologique, ne reflète pas nécessairement les options réelles qui se présentent à nous pour passer les hivers qui nous attendent en toute sérénité, pour réussir la «transition juste» définie récemment par le rapport du GIEC. Il est possible de montrer que le techno-solutionnisme, tout comme l’opposition mécanique qu’il engendre, ne permet pas de saisir le rapport social aux machines qui devra être construit pour opérer la juste transition. D’un côté, on court toujours le risque de céder à l’illusion d’une frontière techno-scientifique infinie en investissant dans des technologies «de rupture» comme l’avion vert, certaines technologies de géoingénierie, ou le recours généralisé à l’intelligence artificielle 1 , qui répondent moins à des besoins réels et des impératifs écologiques qu’à des attentes propres aux investisseurs privés. De l’autre, on risque de rester sourd aux attentes de développement, de sécurité, d’emploi, qui animent la société y compris lorsqu’elle cherche à éviter le choc climatique.

Pour briser le trilemme énergétique sans recourir à des solutions grossières et inefficaces, il existe pourtant des opportunités socio-techniques réelles qui jusqu’à présent ne reçoivent pas l’attention qu’elles méritent. C’est le cas de la pompe à chaleur, une modeste petite machine dont le principe est connu depuis longtemps, et qui est amenée à jouer un rôle essentiel dans le processus de transition énergétique, tout en constituant un modèle, un cas-type, pour penser cette transition. La pompe à chaleur nous apprend en effet à lier sécurité, transition et justice sociale en réduisant au maximum la friction entre ces trois impératifs. 

C’est donc à une «petite leçon de sociologie des sciences» que nous allons nous livrer autour de cet objet singulier, à la manière et dans l’esprit de Bruno Latour.

2. 

La dépendance majeure de l’Europe à des formes d’énergies dans le même temps émettrices de gaz à effet de serre et détenues par un rival géopolitique a été abondamment commentée depuis le début de la guerre en Ukraine, qui a agi comme un révélateur d’un ordre écologique et politique nouveau. En 2019, le pétrole et le gaz naturel constituent 58,5% de l’énergie brute disponible en Union européenne, et ces deux combustibles sont importées de la Russie respectivement à hauteur de 29 et 40% 2 .

Cette crise s’accompagne d’une activation accélérée du thème de la sobriété dans le débat public : baisser la consommation, augmenter la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, et développer des technologies efficaces peu énergivores. Les formes de consommation qui alimentent l’ordre énergétique actuel sont en effet directement débattues comme étant les leviers principaux par lesquels la situation écologique et la situation géopolitique pourront pivoter du même coup. Ces schémas de consommation sont néanmoins profondément tributaires d’infrastructures techniques et sociales, liées au développement urbain et aux grands choix énergétiques, qui limitent la marge de manœuvre de la discipline individuelle et qui donnent au problème de la sobriété une dimension immédiatement politique. En Europe, environ la moitié de la demande annuelle en énergie provient de la demande en chaleur et en climatisation (chauffage domestique et chauffage des procédés industriels principalement). Le secteur du chauffage domestique concerne 45% de la consommation de gaz et 13 % de la consommation de pétrole 3 . Aussi, sa mutation par de nouvelles pratiques et outils est un passage indispensable de la transition énergétique à mener: à côté des transports et de l’agriculture, c’est l’un des domaines dans lesquels se trouvent les plus vastes économies potentielles d’émissions de gaz à effet de serre, à ce titre le potentiel d’un outil comme la pompe à chaleur suscite un intérêt accru.

Une pompe à chaleur fonctionne avec un cycle frigorifique, autrement dit un type de cycle thermodynamique qui permet le transfert de chaleur d’une source froide vers une source chaude, à l’inverse du cours spontané des choses. Ce transfert est permis par un apport d’énergie mécanique (une compression) généralement via une alimentation électrique. Ainsi, un cycle frigorifique permet de puiser de l’énergie dans la source froide pour la diffuser dans la source chaude, il peut donc autant être utilisé pour refroidir la source froide dans le cas d’un climatiseur que pour réchauffer la source chaude dans le cas d’un chauffage. Un réfrigérateur fonctionne avec un tel cycle : il refroidit son contenu et rejette à l’extérieur la chaleur puisée via le radiateur placé sur sa surface arrière. On comprend que la pompe à chaleur fonctionne à l’inverse : elle capture de l’énergie thermique au dehors (dans l’air, dans l’eau, ou dans le sol), et la rediffuse à l’intérieur du bâtiment à chauffer.

La particularité d’un cycle frigorifique tient à ce que l’apport de chaleur à la source chaude (le «chauffage») est égal à la somme de la chaleur puisée à la source froide (le «refroidissement») et de l’apport d’énergie mécanique par la compression. 

Créchauffement = Crefroidissement + Eélectrique donc Créchauffement > Eélectrique

Ainsi, dans le cas d’une pompe à chaleur, l’énergie utile (énergie de chauffage) est toujours supérieure à l’énergie électrique que l’on fournit au système, car une partie du chauffage est assurée par l’énergie thermique déjà présente dans l’air extérieur, dans l’eau, ou dans le sol. Pour une unité d’énergie électrique fournie, 3 à 5 unités de chauffage sont reçues en moyenne (ce nombre, appelé coefficient de performance, varie évidemment selon les pompes à chaleur et selon la température). À noter que comme l’énergie calorifique présente dans la source froide est renouvelable, les PAC sont parfois classées dans les sources d’énergie renouvelable. C’est là que réside l’astuce technique et l’intérêt social de la PAC : au lieu de seulement réaliser une conversion d’énergie, comme c’est le cas du radiateur électrique ou du circuit d’eau chaude, elle utilise l’électricité comme le moyen d’un transfert de chaleur qui permet d’exploiter des calories présentes dans le milieu et jusque là inaccessibles ou laissées de côté. C’est la raison pour laquelle la PAC est à la fois un convertisseur et une «source» d’énergie: elle met à disposition sans effort technologique de rupture des calories dont nous avons tant besoin et qui sont à portée de main. Elle nous aide à passer du statut de «producteurs» d’énergie à celui, si l’on peut dire, de chasseurs-collecteurs, à l’affût de la moindre unité de chaleur présente dans le milieu.

En ce sens elle ne peut que décevoir les amateurs d’innovation, car elle est déjà mature et n’attend que les infrastructures d’installation pour être généralisée, ainsi que les techno-critiques, car elle permet de soutenir une demande préexistante sans la remettre en cause, tout en apparaissant à certains égards comme une solution purement technique à un problème social. Mais c’est bien là son intérêt : la PAC n’a que faire de l’opposition stérile entre techno-utopistes et techno-critiques.

Puisant la majorité de son énergie d’une source renouvelable, et le reste d’une alimentation électrique (donc compatible avec des sources renouvelables), elle a le potentiel de réduire très largement la demande en énergie ainsi que la facture carbone du secteur du chauffage. Un déploiement massif de pompes à chaleur en Europe et dans le monde semble être ainsi un levier majeur de transition énergétique et d’allègement de la pression géopolitique actuelle ainsi que des factures présentées aux ménages. Mais convertir effectivement le potentiel technique des PAC en une réduction des émissions qui profite à tous nécessite de mener une double réflexion sur les moyens politiques d’un déploiement massif de PAC : redéfinition du rôle de l’État dans les politiques de grande échelle d’une part, et construction politique et culturelle d’un impératif de soutenabilité d’autre part.

3. 

De nombreuses agences de gestion de l’énergie, comme en France l’ADEME 4 et à l’échelle internationale l’AIE 5 , font actuellement la promotion de la PAC comme technologie de transition. La raison en est que leur déploiement peut difficilement être totalement délégué aux forces du marché et au développement spontané de la demande: ces machines ne dispensent en effet tout leur intérêt techno-politique que si elles s’insèrent dans des réseaux organisés de distribution de l’énergie. Une pompe à chaleur gagne en utilité dès lors que son installation s’insère dans des logiques d’optimisation et de récupération, comme le font les réseaux de chaleur de quartier, les installations de stockage de chaleur, les systèmes de récupération de chaleur «déchet» de l’industrie etc. Dans le secteur du chauffage, les économies d’énergie sont d’autant plus importantes que la transition est pensée de manière globale : de l’alimentation de la chaudière au réseau urbain, en passant par l’isolation des bâtiments — ce qui suppose un travail de coordination volontaire de l’action, avec le soutien et la médiation de l’État. Il existe en effet différents types de PAC 6 , certains plus efficaces que d’autres, et son installation requiert une expertise et une orientation des clients. La simple substitution à une chaudière au gaz ou au fioul ne permet pas de réaliser des bénéfices climatiques et énergétiques significatifs: c’est seulement lorsqu’elle est couplée à l’isolation du bâtiment que sa capacité à briser le trilemme énergétique se révèle. Mieux encore, la captation des calories du sous-sol par la PAC géothermique est généralement, en fonction des conditions géographiques, l’option la plus économe, tout en étant celle qui requiert l’arsenal d’incitations, de subventions, d’accompagnement, le plus massif 7 .

L’intégration de la PAC dans ces infrastructures pose la question de la gestion rationalisée de la chaleur dans les sociétés techniques avancées. En effet, parmi les raisons du succès historique des énergies fossiles et de leur toute puissance dans notre environnement socio-politique, il faut mentionner le fait qu’elles favorisent des formes très individualisées de consommation (voiture et systèmes de chauffage individuels), qu’elles prennent la forme d’une marchandise facilement identifiable et échangeable, et qu’elles engendrent un clivage très profond entre les bénéficiaires du revenu économique de leur mise sur le marché et les groupes sociaux qui endossent la charge de leurs externalités. Les ressources fossiles sont fondamentalement rares, finies et épuisables, mais leur abondance relative a été organisée pour satisfaire ces critères socio-économiques que l’on peut synthétiser en disant que la facilité d’accès et d’usage a été privilégiée à l’efficacité énergétique et à la soutenabilité écologique. 

Si l’on dresse un rapide contraste socio-technique entre le régime fossile et ce que permet la PAC, on aboutit à une série d’oppositions assez nettes : la PAC est tributaire d’une coordination volontaire de l’usage de la chaleur, elle est donc moins individualisante; elle brise en partie la logique d’enclosure du marché énergétique en donnant accès à des calories disponibles dans le milieu extérieur, affranchies de limitations d’accès; et surtout elle n’a de sens que dans la perspective d’une chasse au gaspis, d’une optimisation technique et comportementale de l’utilisation des calories. La PAC est une machine qui a pour caractéristique centrale de stimuler «by design» l’efficacité et la sobriété énergétique, et de couper court à l’incitation inverse à la surexploitation non raisonnée suscitée jadis par les énergies fossiles.

Au début du XXe siècle, ces questions avaient été soulevées par l’économiste et sociologue Thorstein Veblen dans une série de textes liés à la vogue que connaissait alors le mouvement «technocratique» 8 . Le constat établi par Veblen est le suivant. Dans les sociétés marchandes et capitalistes avancées, l’impératif de rationalisation technique est subordonné à celui de la rationalisation comptable. Ce qui importe au propriétaire et à l’investisseur n’est pas d’utiliser les forces humaines et naturelles de façon économe et efficace, mais de tirer un profit maximal d’un effort minimal, ce qui peut conduire, par exemple, à organiser la rareté artificielle d’un bien pour en faire augmenter le prix, ou de créer de la demande pour des biens dont la valeur sociale peut être questionnée (typiquement les biens qui engendrent des risques sanitaires et environnementaux, dont le coût n’est pas supporté par l’industrie). Il n’est donc pas vrai, pour Veblen, de dire que les pathologies de la modernité sont liées au règne destructeur de la science et de la technique. Pour lui, au contraire, elles sont liées à la subordination des contraintes matérielles, en particulier celles qui sont liées à l’usage économe et durable des biens essentiels, par des contraintes d’optimisation du rendement du capital. De ce point de vue, on peut dire que l’ère des énergies fossiles, qui n’avait rien d’inévitable et qui a coexisté avec d’autres options énergétiques 9 , consacre la priorité des impératifs géopolitiques, militaires et marchands sur la rationalisation de la vie collective.

L’impératif écologique et climatique, aujourd’hui, fait écho à cette inquiétude de Veblen. Dès lors que, pour des raisons à la fois sociales, environnementales, et souveraines, l’usage de la chaleur doit être soumis à des principes de rationalité et d’économie drastiques, l’enjeu n’est pas seulement de dénoncer l’injustice sociale du marché, mais aussi et en même temps son inefficacité écologique. La prise en compte du long terme, des futures générations, du coût social des risques environnementaux, constitue une incitation forte à basculer d’un régime fossile sous optimal à un régime électrifié optimisé dont la PAC est l’emblème, mais cette bascule exige un nouvel art de gouverner. Le déploiement à grande échelle des pompes à chaleur demande donc des modes de direction de la production en partie au moins affranchis des règles du marché, plus proche d’un dirigisme de l’intelligence technique tel que l’imaginait Veblen, où le critère politique central est la recherche d’un optimum social : juste répartition, minimisation du gaspillage de ressources, organisation durable. 

4.

Le débat public sur les orientations concrètes à prendre pour décarboner l’économie revient souvent à la question du rôle que doit jouer l’innovation technique dans la transition. Pour formaliser le problème, on peut dire que plus on s’oriente vers une transition par la substitution technique, moins élevé est le coût politique de ladite transition, et inversement, plus on la définit comme un effort comportemental et social, et plus ce coût politique augmente en raison de l’impopularité de ces décisions. Ce dilemme explique l’investissement politique élevé dans un modèle de transition par substitution, car il semble promettre un chemin dans lequel tout le monde est gagnant: de nouvelles opportunités de profit apparaissent pour les investisseurs, les habitudes sociales sont préservées, et le discours modernisateur classique de l’innovation peut être recyclé. L’électrification du parc automobile est un bon exemple de cette path dependency de la transition et de sa capture par les mécanismes de l’opinion publique. Alors qu’une refonte systémique des modalités de déplacement, l’investissement dans les transports publics, la réorganisation des villes, voire le passage à une semaine de quatre jours, apparaissent comme politiquement coûteuses, l’idée d’une substitution au moteur thermique du moteur électrique suppose un moindre effort et de moindres risques électoraux, dans un contexte où les automobilistes se constituent en groupe d’intérêt susceptible d’extorquer au pouvoir des compromis anti-écologiques. La préférence pour la substitution technique contre la réorganisation sociale s’explique par les profondes racines démocratiques du problème écologique.

Mais cette trajectoire de transition soulève un problème majeur, régulièrement noté par les spécialistes de l’industrie extractive et des pollutions 10 . En effet, le passage du thermique à l’électrique sans réduction significative de la demande et du trafic engendre toujours des externalités environnementales massives, en particulier la congestion urbaine et le bruit, les pollutions liées à l’abrasion des routes et des pneumatiques, les accidents de la route, la poursuite de l’étalement urbain et bien sûr les pollutions sévères liées à l’extraction des métaux nécessaires à la production des batteries, sans compter l’incertitude plus fondamentale sur l’accessibilité des ressources nécessaires. Autrement dit, la transition par substitution engendre ce que les économistes appellent un effet rebond, ou effet Jevons : la voiture «verte» peut créer une nouvelle aspiration à la circulation individuelle sans entraves, désormais requalifiée comme un geste fait pour l’environnement, décomplexée, et donc encouragée. Au nom de la préservation du climat, on reportera la charge extractive et la nature des externalités vers d’autres régions, d’autres populations, et les bénéfices de la transition risquent d’être engloutis dans cet effet rebond.

Une illustration simple du phénomène est la première grande étude qu’en a fait Stanley Jevons dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XIXe siècle : malgré une amélioration phénoménale du rendement des manufactures anglaises grâce à la généralisation de la machine à vapeur, on constate une très large augmentation du charbon consommé par l’industrie. L’idée s’explique très simplement en macro-économie : l’augmentation de l’énergie utile obtenue pour une même quantité de charbon consommée revient à une diminution des coûts de production. Donc dans le même temps l’offre peut augmenter et les prix baisser, la demande augmente en retour, élevant ainsi la consommation de charbon. De la même manière, l’amélioration spectaculaire du rendement énergétique du moteur thermique dans le secteur de l’automobile n’a pas été suivi d’économies d’énergie, mais du développement de modèles plus lourds, au détriment de l’efficacité énergétique donc.

Une transition énergétique est toujours accompagnée du spectre d’un rebond qui sape à première vue toute possibilité de freinage de la consommation par l’innovation, parce que le développement de machines plus économes est généralement suivi de schémas de consommation plus dispendieux. Mais ce mécanisme n’a absolument rien de naturel, d’abord parce que certaines technologies et certains milieux techniques ne présentent pas de risque majeur d’effet rebond. Or c’est bien le cas, au moins en partie, de la PAC, par contraste avec les véhicules électriques. Si son déploiement s’accompagne, comme cela doit être le cas, d’une campagne d’isolation thermique des bâtiments et de récupération de la chaleur «déchet», le gain d’efficacité technique n’est en principe pas suivi d’une hausse de la consommation brute, du moins pas autant que dans le secteur automobile par exemple. Cependant, quelques études récentes montrent que le passage à la PAC peut s’accompagner d’un effet rebond, car l’incitation aux économies d’énergie décroît, et en moyenne, la consommation d’énergie liée au chauffage baisse largement moins que ce que la pompe à chaleur pourrait permettre 11 , voire augmente dans certains cas selon les désirs de confort des ménages 12 . Pour déjouer l’effet rebond, le déploiement d’infrastructures complétant l’efficacité de la PAC ne suffit donc pas,  il est nécessaire d’anticiper le changement des usages domestiques qu’elle peut initier. Pour cela, un bref rappel des transition énergétiques passées donne à voir la dimension sociale de l’augmentation de la demande en chauffage, et ainsi la nécessité d’aligner les pratiques collectives avec un impératif de sobriété.

5. 

C’est à partir du XIXème siècle dans les sociétés occidentales que le confort domestique devient une norme de progrès à universaliser 13 , couvrant plusieurs aspects des mutations sociales de la modernité : naissance de la classe moyenne, de la consommation, des considérations hygiénistes, progrès techniques grâce aux énergies fossiles, etc. À partir de cette période, la demande domestique en énergie ne fait que gonfler jusqu’à nos jours. Cette évolution «rebond» ne peut être comprise qu’en croisant les évolutions de trois éléments indissociables : les normes de confort, l’organisation (sociale et spatiale) de l’espace domestique, et les outils techniques en présence.

L’Angleterre du XIXème siècle est intégralement dépendante au charbon, dont les usages structurent les espaces domestiques, notamment via la cheminée à foyer ouvert qui a largement dominé les usages jusqu’à la fin du XIXème siècle. Le foyer ouvert ne domine pas faute d’alternative (le poêle ou encore les cuisinières à gaz, bien plus efficaces sur le plan énergétique existent depuis le début du XIXe siècle) mais justement du fait de son ancrage social :  l’attachement au feu, l’inadaptation des habitations à d’autres formes de chauffage, le coût de la transition, les usages et savoirs-faire spécifiques associés au charbon (dont les contraintes sont avant tout portées par les femmes),  sont autant d’éléments qui constituent une «civilisation du charbon» dont l’inertie s’explique par son caractère culturel 14 . La transition énergétique du passage du charbon au gaz dans les intérieurs est donc arrivée largement après l’apparition des technologies de chauffage au gaz, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Et elle tient encore une fois à la rencontre entre des possibilités techniques et des mutations sociales : la période d’après-guerre est marqué dans les sociétés occidentales par un mode de vie plus sédentaire lié à l’avènement de la société de consommation, une spatialisation des tâches dans l’habitat grâce à l’électroménager, le travail des femmes, autant de changements domestiques que le mode de chauffage au gaz permet largement d’accompagner 15 . En effet, les chaudières à gaz permettent de chauffer dans tout l’habitat pour moins cher, donc d’élargir les possibilités de vie sédentaire, et la prise en charge de la distribution de gaz par les services publics réduit au minimum les efforts et les gestes associés à la gestion du chauffage au sein du foyer, jusqu’alors largement portés par les femmes. Bien que les cuisinières et chaudières fonctionnant au gaz soient bien plus efficaces que les cheminées à foyer ouvert, la transition  du charbon au gaz est marquée par une très large augmentation de la demande en chaleur des foyers dans la deuxième moitié du XXème siècle, justement du fait de cette recomposition de l’espace domestique qu’elle a permis. Encore une fois, on comprend que la demande en chauffage est un fait social, et qu’aux paramètres techniques et infrastructurels il faut ajouter la «culture domestique» qui co-construit la transition énergétique. 

Autrement dit, à la tendance de la PAC à l’efficacité by design, il faut ajouter le développement d’incitations socio-économiques destinées à maîtriser la demande, à faire avancer une «culture du 19°C» (campagnes d’information, aides à la rénovation, formation d’installateurs qui transmettent les bons usages de sobriété), au détriment bien sûr des fournisseurs d’énergie. C’est toute la subtilité du jeu entre efficacité et sobriété: la première est obtenue par la montée en qualité de la machine employée, la seconde par le reparamétrage des pratiques collectives, des normes sociales et des habitudes.

La lutte contre l’effet rebond a donc indissociablement une dimension technologique et sociologique: il est impossible de prendre position de façon binaire sur la prééminence du facteur technique (comme le voudraient les tenants du techno-solutionnisme) ou du facteur social (comme le voudraient les tenants de la sobriété heureuse) dans la réorganisation des besoins et des infrastructures matérielles. Si par le passé les grands choix technologiques et énergétiques, et en particulier le  développement spectaculaire des infrastructures fossiles, ont favorisé l’inefficacité et l’explosion des externalités environnementales, nous avons aujourd’hui les moyens de renégocier notre rapport à l’énergie en nous appuyant sur une nouvelle génération de machines, dont la PAC est un modèle très intéressant. 

6. 

La réflexion sur les pompes à chaleur, les réseaux techniques de transition, et l’effet Jevons, permet aussi d’émettre une hypothèse sur l’échec politique persistant de l’écologisme. Celui-ci s’est en effet constitué comme une critique du modernisme technologique dans un contexte où, il est vrai, l’essentiel des innovations proposées pour désencombrer l’avenir, émanciper la société du manque et de l’insécurité, finissaient par engendrer des risques et menaces imprévus. De ce constat, les écologistes tirent la conclusion que la technique ne pourra jamais nous sauver, et alimentent ainsi une opposition au libéralisme modernisateur qui n’a pas pour socle la défense du travail, mais le projet d’émancipation à l’égard de la machine. 

La limite principale de cette démarche est bien sûr qu’elle se trouve en porte-à-faux avec les demandes de justice économique qui émanent de façon persistante des classes populaires, tout en ne rassemblant pas non plus une masse critique d’aspirants à une nouvelle société. Cette impasse, à la fois idéologique et électorale, peut être levée si les défenseurs de l’environnement et de la justice acceptent que certaines technologies, ou plutôt certaines infrastructures techno-politiques, ont un pouvoir d’entraînement sur le développement de la sobriété, et sur la mise en place d’un chemin de transition par réorganisation sociale plutôt que par simple substitution technique. L’anomie technologique qui a caractérisé le XXe siècle n’est pas une fatalité — il n’y a rien de naturel dans la succession d’effets rebond et de crises, politiques et géopolitiques, auxquelles nous avions toujours répondu par l’élargissement de notre intensité énergétique et la désinhibition face aux risques. Il n’y a rien de fatal non plus dans le fait de reléguer l’impératif écologique au troisième rang derrière l’impératif distributif et l’impératif de sécurisation de l’approvisionnement (et donc de croissance). La conclusion à tirer est qu’il faut abandonner l’idéologie techno-critique, qui n’est qu’un calque en négatif de l’idéologie techno-solutionniste, pour tirer profit politiquement de ces quelques techniques qui permettent d’envisager un atterrissage en douceur.

Autrement dit, il n’y a pas à choisir entre l’amour des techniques et la soutenabilité, car il existe des machines qui permettent de se mettre sur le chemin de la sobriété sans avoir à rompre avec l’idéal moderne de développement, d’égalité, d’éloignement des limites écologiques à l’action libre. Il n’y a pas nécessairement à choisir entre la réponse à des demandes de confort, de bien être, de sécurité, et des impératifs écologiques. À condition de réintégrer l’innovation dans une réflexion systémique sur les choix technologiques et leur dimension politique, à condition d’accepter l’idée selon laquelle l’écologie est aujourd’hui une question de politique industrielle, et de bien définir l’enjeu que constitue la construction d’un État organisateur du déploiement des machines contre les intérêts privés bénéficiaires de l’anomie technique, l’impasse peut être levée. La pompe à chaleur n’est que l’un des catalyseurs de ce rapport à la technique et à l’énergie qui doit prendre le pas sur l’un ou l’autre des utopismes modernes (technophile ou technophobe), mais elle montre un chemin à construire.

Notes

  1. Sur le coût énergétique de l’IA, voir https://arxiv.org/abs/1906.02243 et https://spectrum.ieee.org/deep-learning-computational-cost
  2. Toute l’Europe. (2021, 14 avril). La dépendance énergétique dans l’Union européenne. Touteleurope.eu.
  3. IEA (2022), Heating, IEA, Paris https://www.iea.org/reports/heating, License: CC BY 4.0
  4. ADEME, Agence de la transition écologique. Les pompes à chaleur – Ademe. (s. d.). (2022)
  5. International Energy Agency. The Future of Heat Pumps, World Energy Outlook Special Report. IEA : 2022.
  6. https://www.energy.gov/energysaver/heat-pump-systems
  7. Sur le lien entre les technologies de transition et cet environnement juridique, voir https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2542435120304402
  8. Voir en particulier “The vested interests and the common man”, et “The engineers and the price system”, tous deux repris dans The collected works of Thorstein Veblen, Routledge, 1994, vol. 7.
  9. Voir par exemple François Jarrige et Alexis Vrignon, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, 2020.
  10. Voir par exemple ce rapport https://www.climateandcommunity.org/more-mobility-less-mining et en général le travail de Thea Riofrancos. Pour un aperçu plus accessible, voir cet épisode de podcast https://podcasts.apple.com/us/podcast/volts/id1548554104?i=1000598693126
  11. Christensen, T., Gram-Hanssen, K., Petersen, P. E., Larsen, T. F., Gudbjerg, E., Rasmussen, L. S., & Munter, P. (2011). “Air-to-air heat pumps: a wolf in sheep’s clothing?” ECEEE Summer Study. Stockholm: European Council for an Energy Efficient Economy.
  12. Winther, T., Wilhite, H. “An analysis of the household energy rebound effect from a practice perspective : spatial and temporal dimensions”. Energy Efficiency, (2015) 8:595-607.
  13. Crowley, J. E. The Invention of Comfort: Sensibilities and Design in Early Modern Britain and Early America. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2001. 384 pp.
  14. Mathis, C-F. La civilisation du charbon en Angleterre, du règne de Victoria à la Seconde Guerre mondiale Paris, Vendémiaire, 2021, 560 pp.
  15. Kuijer, L. Watson, M. “‘That’s when we started using the living room’: Lessons from a local history of domestic heating in the United Kingdom”, Energy Research & Social Science, Vol. 28, 2017, pp. 77-85. Voir aussi les travaux de Renan viguié, par exemple https://www.cairn.info/revue-flux-2020-3-page-102.htm
+--
voir le planfermer
citer l'article +--

citer l'article

APA

Léo Camilli, Pierre Charbonnier, Éloge des pompes à chaleur, Groupe d'études géopolitiques, Mar 2023,

notes et sources +
+--
voir le planfermer