Revue Européenne du Droit
Criminologie de la guerre et politique criminelle de l’Union européenne
Issue #5
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Issue #5

Auteurs

Luis Arroyo Zapatero

Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques en partenariat avec le Club des juristes

Depuis plus d’un an, nous assistons à une guerre télévisée en direct. Si, lors de la guerre des Balkans, nous avions eu pour la première fois des images en direct à la télévision, aujourd’hui nous disposons non seulement de la diffusion en direct et d’informations quotidiennes, mais aussi des images que des milliers de téléphones portables captent et diffusent. C’est une guerre de spectacle. C’est une guerre traditionnelle avec de nouveaux moyens technologiques et de destruction – notamment des drones et des missiles sophistiqués – mais aussi une guerre dite « hybride », parce qu’elle combine l’action militaire avec la cybernétique et l’économie, mais aussi avec la manipulation de la distribution de l’énergie et des matières premières. C’est une guerre hybride qui nous est proposée, une guerre que Louis Gautier a qualifiée de « bâtarde » 1 .

Ce que nous voyons tous clairement, ce sont les victimes civiles aveugles et la destruction consciente et systématique des infrastructures civiles de base telles que les hôpitaux et des milliers d’immeubles d’habitation, nous sommes témoins des immenses convois de femmes et d’enfants sans abri. Tout cela suscite en nous une immense émotion, de la solidarité et l’envie de coopérer efficacement pour défendre les victimes d’une agression criminelle. « Cette guerre est politiquement et émotionnellement insupportable », a déclaré Alexandra Sukhareva, une artiste russe qui devait exposer à la Biennale de Venise. Mais elle n’a pas pu s’y rendre, car la guerre a déclenché des émotions qui brisent la rationalité de la vie culturelle. Beaucoup d’activités et d’interventions ont été annulées et quelques-unes ont dû être abandonnées, concerts, littérature ? La russophobie est là : la Russie est coupable ! Tout cela est favorisé non seulement par la guerre (et la manière bestiale dont elle a été menée), mais aussi par la personnalité de son responsable : un autocrate aux relents de psychopathe 2 .

Il est vrai que l’Europe est un champ de bataille permanent depuis 1808, date tellurique des invasions napoléoniennes. Depuis la guerre de « Crimée », avec pour belligérants la Russie d’une part, et la Turquie, la France et l’Angleterre d’autre part, suivie de la guerre franco-prussienne, puis de la Première Guerre mondiale, qui a rapidement cédé la place à la Seconde Guerre mondiale, c’est presque toujours la même chose : à gauche, l’envie d’envahir la France, la Ruhr, de s’emparer du charbon et de l’acier, et à droite, l’envie de s’emparer de l’Ukraine, le grenier à blé de l’Europe et la conquête de l’espace vital, le Lebensraum. En effet, au cours des cinq cents dernières années, tous les pays du continent ont vu leurs frontières modifiées par des guerres, de la Russie au Royaume-Uni. Seuls l’Espagne et le Portugal ont été épargnés – mais pas par les guerres civiles. Tous les autres ont changé de frontières à de nombreuses reprises, toujours à la suite d’une guerre ou par l’intermédiaire d’une guerre. La guerre actuelle est considérée avant tout comme un crime d’agression et la manière dont elle est menée est synonyme de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Quoi qu’il en soit, il s’agit de la première guerre interétatique en Europe depuis 1945 visant la conquête de territoires.

1- La longue approche de la guerre par la criminologie

La question des guerres a toujours fait l’objet d’une réflexion depuis les classiques, de ce que l’on peut appeler aujourd’hui la science politique, mais ce n’est qu’à la fin de la Première Guerre mondiale qu’une théorie générale a été formulée, que l’on a appelé la géopolitique. Mais dans le domaine du droit et des sciences sociales, les problèmes tels que celui que nous connaissons aujourd’hui doivent être abordés à partir de différents domaines scientifiques : le droit, les relations internationales, l’économie et la criminologie. Ce que nous voyons aujourd’hui, ce sont des crimes atroces, en raison des terribles pertes en vies humaines et des dommages qu’ils causent, ainsi que de la manière cruelle dont ils sont perpétrés. Il ne doit pas y avoir d’impunité, il doit y avoir des sanctions et de la prévention. Mais pour prévenir, il est nécessaire de connaître et de comprendre comment naissent et se développent ces processus de force, d’ambition et d’affrontement d’intérêts. Une criminologie de la guerre et de ses atrocités est nécessaire. 

Ce sont ces crimes atroces qui accompagnent la guerre ou les crimes de l’État contre ses propres citoyens qui sont les plus graves de tous les crimes. Or, la criminologie, née avec fracas dans la seconde moitié du 19ème siècle, ne s’est penchée sur ces crimes que très récemment, presque systématiquement depuis les années 1990, après la guerre des Balkans.

Seuls trois criminologues se sont penchés auparavant et pour la première fois sur les guerres et leurs crimes : Hermann Mannheim, Sheldon Glueck et Mariano Ruíz Funes, tous trois motivés par les génocides et les atrocités de la Seconde Guerre mondiale.

Ruth Jamieson commence l’introduction de son livre Towards a Criminology of War (1998) en déclarant qu’en dépit de récents débats importants sur le déclin de la barbarie dans l’Europe du 20ème siècle, l’incidence et la férocité des guerres et des conflits ethniques ne montrent aucun signe d’affaiblissement et que la criminologie européenne contemporaine reste largement distante et impassible face à ces questions. Vingt-cinq ans avant la l’actuelle guerre en Ukraine, l’auteur conclut qu’en dépit de raisons historiques et substantielles convaincantes, la criminologie contemporaine n’avait pas prêté attention aux liens complexes qui structurent la relation entre la guerre et la criminalité. C’est en 2014 que l’European Criminology Group on Atrocity Crimes and Transitional Justice se réunira pour la première fois au sein de la Société européenne de criminologie, à l’initiative de la grande spécialiste Alette Smeulers et aujourd’hui présidé par Nandor Knust, présentement à l’Université arctique de Tromso en Norvège et anciennement responsable de la criminalité internationale à l’Institut Max Planck de Freiburg 3 . Pour Alexia Pierre, les raisons de ce manque d’intérêt résident dans le fait que « les crimes de masse contemporains sont le plus souvent commis au cours de conflits armés, à la suite de ces conflits, ou pendant des périodes de crise et de déstabilisation prolongées. Les attaques contre les populations civiles apparaissent alors, aux yeux des observateurs extérieurs, comme des actes de guerre, des dommages collatéraux, ou des actes inéluctables résultant d’un contexte incontrôlable » et que la plupart de ces crimes de guerre et atrocités sont le résultat d’un projet, généralement l’appropriation d’un territoire purgé des éléments indésirables 4 .

En effet, le génocide a commencé à faire l’objet d’une criminologie après les crimes de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda. Mais ce n’est qu’en 2009 que le prix de criminologie de Stockholm a été décerné à Raúl Zaffaroni pour ses travaux sur les crimes d’État de masse, qui ont été épidémiques en Amérique latine dans les années 1970 et 1980 5 .

Les raisons de ce retard sont multiples : problèmes épistémologiques tendant à ne pas considérer les crimes odieux comme des crimes de personnes ordinaires et rationnelles, difficultés à appréhender la réalité d’événements d’une telle ampleur, difficultés à obtenir des données indispensables à une criminologie qui vise à ne fournir que des preuves sur lesquelles fonder la politique pénale, difficultés à trouver et à comprendre les victimes et leurs langues, etc. Cependant, l’approche criminologique, l’identification matérielle des comportements et des processus qui conduisent aux atrocités, les caractéristiques des relations de pouvoir et de commandement des groupes armés sont essentielles non seulement pour l’élaboration d’une politique pénale adéquate pour les crimes internationaux, mais aussi pour l’administration de la justice internationale. L’acquittement dévastateur de la Cour pénale internationale dans l’affaire Bemba II découle, tant dans le procès que dans la sentence, de l’absence de prise en compte des propriétés matérielles des actes poursuivis.

Il n’est pas nécessaire ici de présenter les différents procès pour comprendre et traiter les nombreuses approches méthodologiques des différentes manifestations du génocide, du crime d’agression, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui ont été développées depuis en criminologie. Il s’agit plutôt d’évaluer ce qui est le plus significatif afin, d’une part, de fournir une base matérielle à l’action de la justice, qu’elle soit nationale ou internationale, et, d’autre part, d’identifier les processus qui ont conduit à cette guerre et à d’autres, dont la modélisation permettrait de mieux prévenir les guerres futures, ainsi que de concevoir ou d’améliorer les politiques juridiques correspondantes pour l’Union européenne 6 .

Les sanctions que les pays imposent à d’autres en conséquence de la guerre nécessitent une analyse juridique formelle, telle que celle présentée dans ce numéro 7 , mais aussi une analyse de leur pertinence pour atténuer le niveau de violence de l’agresseur ou pour parvenir à la suppression des hostilités. Il est nécessaire d’étudier l’opérationnalisation criminologique réelle des cibles, tant les États que les personnes et les entreprises à neutraliser, et d’établir des critères européens sur la base matérielle de la responsabilité des personnes physiques et morales. 

Il est tout aussi nécessaire de prêter attention à la création systématique de situations d’opinion propices à la guerre, qui caractérisent l’incitation au génocide et à la guerre par les différents moyens utilisés pour le discours de haine, ainsi qu’à la répression des comportements qui favorisent matériellement l’action de la guerre. La littérature criminologique montre fréquemment que les génocides et les grandes atrocités ne sont pas les fruits aveugles de l’action humaine, mais qu’ils sont généralement le résultat d’un projet 8 , et d’un projet qui vise généralement à créer un état d’esprit qui dénigre et déshumanise l’ennemi, et qui est reproduit systématiquement jusqu’à ce qu’il s’empare du cœur et de l’esprit de personnes qui ne sont normalement soumises qu’à cette information. À leur tour, les milices et les forces qui ne sont pas tellement soumises à la discipline juridique militaire sont utilisées. C’est ce qui s’est passé de manière extraordinaire avec le phénomène de la « Radio télévision libre des Mille Collines » au Rwanda, et c’est ce qui se passe dans la Russie de Poutine, où il existe un monopole absolu de la communication et où l’on a recours à des milices privées présentant les caractéristiques du groupe Wagner, qui recrute massivement des criminels.

Dans ce qui suit, j’aborderai les aspects criminologiques des problèmes fondamentaux de la prévention et de l’évitement des atrocités d’un point de vue international et européen, tant en ce qui concerne ses politiques de sécurité et de défense que l’harmonisation des sanctions pénales et des incriminations, ainsi que leur application, le cas échéant par le Parquet européen.

Je limiterai ces formulations criminologiques à la politique contre les interventions de groupes et de sociétés mercenaires dans les actions militaires et de guerre et à la politique de sanctions et de poursuites pénales au niveau européen, qui est d’une importance capitale, surtout dans une guerre bâtarde qui utilise les ressources énergétiques et alimentaires comme armes de guerre. Je laisserai pour plus tard deux autres aspects importants de la prévention des génocides, des crimes de guerre et des atrocités : la politique contre la diffusion systématique de fausses informations par l’adversaire à partir de son territoire ou du sien, et la lutte contre le « discours de haine » qui soutient les politiques génocidaires, les guerres illégales et les crimes de guerre. En tout état de cause, il convient de dire que la politique la plus raisonnable face aux guerres atroces et aux génocides est celle de la prévention qui, lorsqu’elle est dépassée par les faits, peut se transformer en mesure de répression 9 .

2- Interdire les mercenaires et les sociétés militaires et de sécurité privées équivalentes

Depuis 1949, la Convention pour la protection des victimes des conflits armés internationaux a identifié le concept de « mercenaires » comme un facteur de risque. Depuis lors, mais surtout depuis la guerre d’Irak, à l’initiative de pays africains particulièrement touchés par le phénomène, les Nations unies s’efforcent de réglementer, d’interdire et d’incriminer non seulement les mercenaires en particulier, mais aussi leurs modes d’organisation, que l’on entend aujourd’hui par « sociétés militaires et de sécurité privées » (SMSP). Il n’existe qu’une seule convention des Nations unies sur l’interdiction et la répression « du recrutement, de l’utilisation, du financement et de l’instruction de mercenaires », qui ne prévoit son application qu’en dehors des conflits armés. La Convention incrimine (a) le recrutement, l’utilisation, l’entraînement ou la formation de mercenaires, (b) la participation directe d’un mercenaire à des hostilités ou à un acte concerté de violence, et (c) l’intention de commettre l’une des infractions énoncées dans la Convention, et appelle les Etats à les incorporer dans leur droit interne avec des peines adaptées à leur gravité. Pour sa part, l’Union africaine dispose depuis 1977 d’une convention pour l’élimination de l’activité mercenaire en Afrique, qui a été élargie dans le statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme et des peuples et qui étend également l’initiative aux gouvernements qui rassemblent des mercenaires pour se maintenir au pouvoir.

Le facteur de risque supplémentaire pour la commission d’atrocités dans les guerres est clairement l’intervention d’unités militaires en dehors de l’armée ordinaire, qui n’ont pas l’ordre et la discipline des armées professionnelles et auxquelles les États ont parfois recours précisément en raison de cette spécificité. Dans la guerre d’Ukraine, la Russie utilise deux armées de miliciens, le groupe dit Wagner d’une part et les unités tchétchènes de Kadyrov d’autre part. On ne sait pas lesquelles sont les plus atroces. Les premières, comme on le sait, sont composées en grande partie de criminels qui se voient offrir leur liberté après avoir purgé leur peine au combat, et de soldats de fortune, purement mercenaires, qui agissent au nom de la politique russe en Ukraine et dans l’ensemble de l’Afrique. Quant aux hommes de Kadyrov, il suffit de voir leurs slogans lorsqu’ils se prêtent à l’attaque, persuadés qu’ils trouveront un grand destin dans la mort. La « guerre sainte » est leur concept.

Lors de la guerre en Irak, l’intervention de milliers de « contractors », en particulier la société appelée à l’époque Blackwater, a fait l’objet d’une large couverture médiatique. On sait les crimes qu’ils ont commis contre la population civile et que leurs principaux dirigeants ont été condamnés par les tribunaux américains après de longs procès et graciés par Donald Trump dans les derniers jours de sa présidence 10 .

La prévention des atrocités consisterait essentiellement à interdire leur utilisation par les États et à les considérer, en droit pénal international, comme des organisations criminelles et à les punir en tant que telles. Le 4 décembre 1989, après neuf ans de débats, l’Assemblée générale des Nations unies a approuvé – sans vote – la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires. Cependant, non seulement aucun progrès n’a été réalisé dans ce domaine, mais il y a eu des reculs, surtout depuis la guerre en Irak, où ces « sociétés militaires et de sécurité privées » ont fait une apparition massive, ce qui a rendu difficile la distinction entre les activités licites et criminelles de ces organisations. Tout cela a fait l’objet d’une étude approfondie, le Document de Montreux, produit par la Croix-Rouge internationale. Pour les besoins du présent article, il suffit de souligner que ce document recommande que les États exigent la responsabilité pénale pour tous les crimes internationaux pour lesquels le droit international exige une incrimination. Toutefois, comme l’indique le groupe de travail de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, il faut non seulement des recommandations et des codes de bonnes pratiques, mais aussi des normes juridiques contraignantes du droit international.

L’Union européenne a appliqué des mesures restrictives aux dirigeants du groupe Wagner (Conseil européen, Affaires étrangères, Actualités, 13 déc. 2021), pour leurs actions non seulement en Ukraine, mais aussi en Syrie et dans plusieurs pays africains. Mais il semble que l’UE n’ait pas d’opinion tranchée sur cette question, si ce n’est de savoir si les sociétés de mercenaires sont russes. En 2017, un débat a eu lieu au Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur une résolution condamnant l’utilisation de mercenaires, au cours duquel les représentants des États-Unis et de l’Union européenne ont voté contre 11 . La même année, un débat a eu lieu au sein de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, qui a publié un projet de résolution proposant que la Commission européenne ne passe des contrats qu’avec des sociétés de sécurité privées basées dans les États membres de l’UE et qu’il y ait un contrôle de leurs performances ainsi que des règles plus strictes pour leur passation de contrats et un critère commun et contraignant au sein des pays de l’Union européenne 12 .

Compte tenu de ce qui précède, il semble évident que l’UE devrait promouvoir dans son propre domaine un instrument législatif sur les SMSP, leurs manifestations criminelles et les propositions d’harmonisation recommandées par les États membres. Il est clair que l’UE a beaucoup à faire dans ce domaine. Elle y est parvenue en adoptant ce que l’on appelle la loi Magnitsky européenne 13 , qui prévoit l’application de sanctions en cas de génocide, de crimes contre l’humanité et d’autres violations des droits de l’homme telles que la torture, l’esclavage, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées et la détention arbitraire. Des sanctions peuvent également être adoptées pour d’autres violations des droits de l’homme, à condition qu’elles aient un caractère systématique ou généralisé, comme la traite des êtres humains, les violences sexuelles, la liberté de réunion et d’association, la liberté d’opinion et d’expression, et la liberté de religion.

3- Sanctions et mesures restrictives de l’UE à l’encontre des auteurs d’actes criminels et harmonisation pénale européenne des comportements de contournement

Comme noté plus haut, les sanctions que les pays imposent à d’autres en conséquence de la guerre nécessitent une analyse juridique formelle, mais aussi une analyse de leur pertinence pour atténuer le niveau de violence de l’agresseur ou pour parvenir à la suppression des hostilités. Il est nécessaire d’étudier l’opérationnalisation criminologique réelle des cibles, tant les États que les personnes et les entreprises à neutraliser, et d’établir des critères européens sur la base matérielle de la responsabilité des personnes physiques et morales. Il ne suffit pas d’identifier les agents officiels de l’Etat agresseur; il faut également identifier et étayer par des preuves claires les individus qui contrôlent les entreprises impliquées dans ces crimes. Une criminologie des entreprises et des criminels en col blanc sera certainement la bienvenue.

Les sanctions entre États pour prévenir la guerre ou en être la conséquence ont une tradition, en particulier en tant que politique commerciale. Les guerres napoléoniennes ont été marquées par des sanctions commerciales et des embargos sur les exportations, mais les mesures restrictives et les sanctions financières modernes, ainsi que le gel des biens et des avoirs, sont un phénomène moderne, déterminé précisément par les niveaux de mondialisation qui ont été atteints. La première réflexion sur ces sanctions en tant qu’arme de paix et de guerre que je connaisse est citée par Hermann Mannheim dans son ouvrage War and Crime cité plus haut, qui réfléchit pour la première fois aux limites de la médiation dans les phases antérieures à la guerre défensive, y compris les limites de la resocialisation. La réflexion sur son efficacité dans la prévention des guerres d’agression et des atrocités n’a pas cessé depuis 14 .

Mais le pire dans les sanctions contre les pays agresseurs, c’est qu’elles ne sont pas appliquées. Ce fut le cas des sanctions imposées par la Société des Nations : l’Italie n’a pas été soumise à un embargo sur le pétrole et le Royaume-Uni n’a pas bloqué le canal de Suez pour couper les approvisionnements des envahisseurs. Il convient de rappeler le coût pour l’Europe et le monde de l’embargo sur les armes imposé à la République espagnole. Il est surprenant, par exemple, que l’excellent ouvrage de René Cassin, Les hommes partis de rien, ne mentionne pas l’effet décisif de la défaite de la Seconde République espagnole sur l’invasion de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, puis de la Pologne et de la France. Une étude complète et récente est proposée par Nicholas Mulder dans un ouvrage analysant la politique de sanctions de 1945 à nos jours 15 .

3-1 Confiscation et appropriation compensatoire des actifs soumis aux mesures restrictives

Si l’on observe les efforts des autorités de l’UE et des États membres pour appliquer efficacement les sanctions européennes, on constate des problèmes de manque de capacité d’identification et aussi de contournement des mesures par les individus ou les entreprises. Il s’agit plutôt d’améliorer la réglementation européenne qui régit tout cela et d’harmoniser ce qui est actuellement faible au niveau national. Il est clair que le non-respect des mesures, leur non-application par certaines autorités nationales et les manœuvres d’évitement des personnes concernées doivent faire l’objet des mêmes sanctions dans tous les pays, sans que les sujets des mesures puissent « choisir le prince » au sein de l’UE, selon l’expression de Cesare Pedrazzi.

La question nécessite d’urgence une harmonisation des incriminations et des sanctions définissant une nouvelle euro-criminalité, qui est en préparation depuis plusieurs semaines, à une vitesse inconnue dans la pratique législative de l’Union. La question, qui a été étudiée de manière intensive depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a deux conséquences. D’une part, l’harmonisation des différentes formes de non-respect des sanctions en tant que crime par le biais d’une directive et, d’autre part, l’attribution des pouvoirs de recherche de ces crimes au procureur européen.

Le Conseil européen du 9 février 2023 a réaffirmé son intention de demander des comptes pour les crimes de guerre et autres crimes graves commis en Ukraine et à soutenir la mise en place d’un mécanisme approprié pour la poursuite du crime d’agression. Le Conseil appuie les enquêtes du procureur devant la Cour pénale internationale ainsi que la mise en place à La Haye d’un mécanisme approprié pour la poursuite du crime d’agression qui a été rattaché à l’équipe commune d’enquête existante auprès d’Eurojust 16 . Le même Conseil européen a appelé à une coopération accrue entre les organismes publics de contrôle douanier, les autorités fiscales, les services de renseignement, les instituts de recherche et les agences statistiques afin d’améliorer la mise en œuvre des mesures coercitives et des sanctions. Il a conclu en faisant référence à l’action législative de l’UE en matière de politique de sanctions et créant l’incrimination de contournement des sanctions dans un règlement et l’instrument d’harmonisation de l’infraction dans une directive, dont la proposition a été publiée après avoir reçu un vote favorable de la part du Parlement en décembre dernier 17 .

Cette disposition se fonde sur l’article 83, paragraphe 1, du TFUE, qui établit une liste fermée d’euro-infractions, laquelle ne peut être étendue que si cela est nécessaire à la mise en œuvre d’une politique de l’Union, comme dans le cas des infractions constituant des abus de marché. Toutefois, l’article 83, paragraphe 1, prévoit lui-même que le Parlement et le Conseil peuvent étendre la liste des euro-infractions lorsque, compte tenu de l’évolution de la criminalité et d’un autre groupe d’infractions, elles sont particulièrement graves et revêtent une dimension transfrontalière 18 . L’extension du catalogue des euro-crimes au contournement de l’application de sanctions et de mesures qui ne sont pas seulement liées à la sécurité extérieure de l’Union s’est posée lors de la présidence européenne de la France en 2020. Le Conseil a alors sollicité l’approbation du Parlement puis a pris la décision d’engager cette procédure, adoptée le 28 novembre 2022.

Les mesures restrictives visent ou devraient viser, outre la coercition psychologique nécessaire pour dissuader des entités ou des personnes de déclencher ou de poursuivre une guerre, mais aussi à obtenir les ressources nécessaires pour financer la solidarité avec l’Ukraine dans les domaines civil et militaire et, à l’’avenir, pour assurer la reconstruction de l’Ukraine face aux destructions massives qu’elle subit. Ce serait évidemment le cas si le crime d’agression et les crimes de guerre et crimes contre l’humanité étaient jugés par un tribunal, mais il semble clair qu’une telle attente serait renvoyée à un avenir incertain. Il est vrai aussi que l’objet des sanctions et les fonds et biens retenus pourraient être qualifiés de fruits directs ou indirects de ces crimes et faire l’objet de confiscations. C’est une question qui a été résolue dans tous les pays de l’Union, mais elle serait discutable et il n’y aurait pas de facilités pour une gestion européenne des fonds, à moins que cela ne soit établi dans la législation européenne.

Il convient de rappeler que l’invasion de l’Ukraine par la Russie et le soutien de l’Union européenne et de ses Etats membres a entraîné des coûts financiers extrêmement élevés et que son redressement est un enjeu majeur pour les intérêts financiers de l’Union européenne, qui verra à nouveau ses intérêts et son budget compromis lors de l’inévitable reconstruction de l’Ukraine. Ce point n’est pas explicite dans les documents relatifs à la directive comme le relève Andres Dornbierer dans une récente étude 19 . Cependant, le 30 novembre 2022, Ursula von der Leyen a déclaré que « la Russie doit également payer financièrement pour la dévastation qu’elle a causée. Le préjudice subi par l’Ukraine est estimé à 600 milliards d’euros. La Russie et ses oligarques doivent indemniser l’Ukraine pour les dommages subis et couvrir les coûts de reconstruction du pays. Et nous avons les moyens de faire payer la Russie. Nous avons bloqué 300 milliards d’euros de réserves de la Banque centrale russe et nous avons gelé 19 milliards d’euros d’avoirs des oligarques russes. À court terme, nous pourrions créer, avec nos partenaires, une structure pour gérer ces fonds et les investir. Nous utiliserions ensuite les recettes en faveur de l’Ukraine. Et une fois les sanctions levées, ces fonds devraient être utilisés pour que la Russie indemnise intégralement les dommages causés à l’Ukraine. Nous travaillerons à la conclusion d’un accord international avec nos partenaires pour rendre cela possible. Et ensemble, nous trouverons les moyens légaux pour y parvenir. Les crimes horribles commis par la Russie ne resteront pas impunis » 20 .

Mais jusqu’à présent, la question est à la fois simple et surprenante, car il semble que l’UE ait pris soin de prévoir législativement un système de mesures financières coercitives qui ne se transformerait pas en confiscation d’actifs en cas d’échec, ce qui revient à dire que si la guerre en Ukraine devait se terminer autrement que par une improbable reddition inconditionnelle de la Russie, tous les actifs et titres saisis devraient être restitués à la Russie. De son côté, l’UE devrait alors établir une taxe spéciale pour couvrir les coûts du soutien à l’Ukraine, tant en termes d’armements livrés dans le cadre de son action de guerre défensive que d’assistance fournie aux millions de personnes déplacées, ainsi que le futur plan de redressement. Le fait est que le programme actuel de la directive en question, ainsi qu’un autre programme en cours de préparation sur la confiscation, qui sera précisé prochainement, n’envisage que la création d’infractions pour le contournement et la violation des règlements et des dispositions qui imposent les mesures. L’UE a jusqu’à présent évité de décider de convertir les mesures restrictives provisoires en mesures définitives, c’est-à-dire de confisquer les biens et les actifs soumis à ces mesures lorsque l’objectif visé, en l’occurrence la cessation des hostilités et de l’occupation de l’Ukraine par la Russie, aura été atteint. Ce n’est pas seulement ce qui manque dans cette proposition de directive, mais aussi dans le règlement 2020/1998 sur les mesures restrictives et sa décision corrélative 2020/1999 21

La proposition de directive sur le recouvrement et la confiscation du 25 mai 2022, qui se limite à étendre la confiscation aux crimes de contournement des mesures, n’aborde pas non plus la question. Ainsi, au considérant 6, il est indiqué : « La présente directive ne régit pas le gel des fonds et des ressources économiques dans le cadre des mesures restrictives de l’Union », et au considérant 11, il est prévu que la saisie et la confiscation soient étendues au non-respect des mesures restrictives lorsque la proposition de décision (du 2 décembre 2022) aura été adoptée, de sorte que parmi les infractions auxquelles s’applique le nouveau règlement sur la confiscation, il est prévu à l’art. 1. 2 : « La présente directive établit également des règles visant à faciliter la mise en œuvre effective des mesures restrictives de l’Union et le recouvrement ultérieur des biens concernés lorsque cela est nécessaire pour prévenir ou détecter les infractions pénales liées à la violation des mesures restrictives de l’Union ou pour enquêter en la matière ».

Toute la question réside dans la crainte largement répandue que la confiscation de ces biens doive être effectuée dans le cadre d’une procédure complexe qui aboutirait à des litiges devant la CJUE à Luxembourg et, le cas échéant, à Strasbourg, instances qui pourraient ne pas reconnaître une procédure régulière ou une violation des droits de propriété. Ceux qui ont cette inquiétude ont de bonnes raisons, et il suffit de regarder la décision de la Cour de Luxembourg du 8 mars 2023 annulant l’application de mesures restrictives à l’encontre de la mère du fondateur de Wagner, qui dispose d’un patrimoine considérable, apparemment parce que, tout simplement, la Commission n’a pu obtenir du registre du commerce de Moscou ni l’accès ni les documents prouvant l’origine et le développement des actifs et des sociétés appartenant au criminel de guerre et au chef des mercenaires russes avant 2019 22 , un argument qui est tout à fait étranger à la doctrine de la Cour elle-même, qui appelle à l’interprétation des affaires « dans leur contexte », qui n’est autre qu’un état de guerre ouverte. 

Une conclusion de ce qui précède est que l’UE ne devrait pas seulement se limiter à définir et harmoniser les comportements qui contournent les mesures restrictives, mais devrait également inclure dans le catalogue des infractions punissables susceptibles de confiscation les comportements proscrits par l’article 3 de la proposition de directive. La définition des comportements illicites peut et doit être faite dans le Règlement 2020/1998 concernant les mesures restrictives à l’encontre des violations graves et des abus des droits de l’homme. Il est intéressant de noter qu’en énonçant les infractions pour lesquelles ce Règlement s’applique, il mentionne le génocide (a) et les crimes contre l’humanité (b) mais ne mentionne pas le crime d’agression ou les crimes de guerre.

Il serait donc nécessaire d’incorporer une disposition dans le règlement 2020/1998 qui, sans préjudice de son libellé définitif, établirait que « lorsque des actions constituant des abus ou des violations des droits de l’homme qui sont à la base de l’adoption de mesures se poursuivent malgré cela, les fonds et les ressources économiques obtenus sont confisqués et affectés à la réparation des dommages causés ou qui continuent d’être causés ou au recouvrement des dépenses encourues, notamment en raison d’une guerre illégalement déclarée contre un autre pays. Le Conseil de l’UE a tous les pouvoirs d’administration et d’affectation ».

3-2 Pertinence, dans la directive d’harmonisation, de l’incrimination d’intention et de témérité : le problème de l’ignorance délibérée

Mais la criminologie révèle que l’un des problèmes les plus graves auxquels se heurte une incrimination harmonisée des comportements qui contournent les mesures restrictives est celui de la responsabilité subjective. La proposition de directive mentionne à l’article 3, paragraphe 1 bis, que « les violations des mesures restrictives de l’Union (qui) constituent une infraction pénale lorsqu’elles sont commises intentionnellement » seront punies par les sanctions pertinentes prévues à l’article 5 et, précédemment, à l’article 3. L’article 3 paragraphe 3 prévoit que « les comportements visés au paragraphe 2, points a) à g), constituent également une infraction pénale s’ils ont été commis par négligence grave », sans qu’il y ait d’indication sur la sanction à harmoniser pour ces cas, ce qui mérite une première réflexion, étant donné que les sanctions pour les comportements imprudents sont habituellement minimes, excluant généralement l’emprisonnement et se réduisant à une amende, qui est souvent inférieure à la sanction administrative pécuniaire.

La criminologie souligne précisément qu’en pratique, ce qui se passe habituellement dans tous ces faits dont la substance principale consiste en un non-respect des règles et des règlements est résolu comme une imprudence, parce qu’il ne peut être prouvé que le comportement principal a été effectué en connaissance des circonstances et de l’interdiction du comportement. Or, dans la plupart des affaires pénales réalisées en violation de réglementations administratives ou commerciales telles que celles en question, les sujets agissent dans une ignorance délibérée qui les empêche d’avoir conscience des circonstances et des dispositions de l’immobilisation des biens ou de savoir que leur mobilisation enfreignent les réglementations générales ou spécifiques qui s’appliquent à eux. Il s’agit d’un comportement très conscient dans la pratique par lequel le sujet refuse de se rendre compte qu’il est soumis à une mesure restrictive et exécute néanmoins l’acte de disposition. Le droit national ou européen ne peut ignorer cette réalité car elle facilite ce que certains systèmes juridiques appellent la fraude, bien que l’expression qui identifie le mieux le comportement subjectif du sujet et ses conséquences soit celle d’agir dans l’ignorance délibérée (« wilful blindness », « Rechtsblindheit ») 23 .

Ces comportements visant à échapper à la criminalité sont typiques des domaines d’activité des professionnels et des organisations commerciales, comme c’est généralement le cas, par exemple, dans le domaine de la criminalité économique des entreprises ou sur le marché des biens culturels protégés, qui a récemment fait l’objet de nombreuses études. À cet égard, les études criminologiques indiquent que les marchands d’art ignorent souvent qu’ils ont affaire à des biens culturels protégés parce qu’ils n’ont pas voulu vérifier leur véritable origine ou leur nature protégée, malgré le fait qu’il existe généralement des indices initiaux à cet égard, ce qui laisse toute la protection de ces biens culturels dans l’incertitude 24 .  

Par conséquent, une disposition devrait être introduite dans l’harmonisation des infractions pénales de contournement des règles sur les mesures restrictives, afin d’éviter la requalification automatique du comportement criminel en responsabilité pour négligence et la sanction d’une amende uniquement pour les abus commis dans une attitude d’ignorance délibérée. Il s’agit d’une disposition qui garantirait que la directive soit appliquée de manière égale dans toute l’Union européenne, sans qu’aucun pays ne puisse devenir inconsidérément la « Principauté » des délits de négligence. 

Il suffirait d’ajouter à l’article 5, après le paragraphe 4, une disposition  4 bis stipulant que « les mêmes sanctions que celles prévues aux deux paragraphes précédents s’appliquent aux comportements respectifs lorsqu’ils sont commis dans l’ignorance délibérée soit de la soumission des biens ou des fonds à des mesures restrictives, soit de la portée et de la signification de ces mesures restrictives ». La signification de cette disposition est bien connue en common law et dans certains pays de droit continental. Distinguer la malice de l’insouciance représente un problème théorique profond et d’une extrême complexité, mais tout est résolu si la loi le prévoit et il ne s’agit plus d’une simple question doctrinale ou théorique. La doctrine n’aura plus qu’à élaborer des critères permettant de discriminer certains comportements plus graves que d’autres. Le droit, dans ce cas, est d’abord fondamentalement un système de qualification des délits et d’attribution des peines. La disposition ne dit pas que l’ignorance délibérée est une faute intentionnelle, mais seulement qu’elle est punie de la même peine que la faute intentionnelle 25 .

Conclusion 

Pour le champ pénal, la réponse à la guerre et aux atrocités doit être principalement juridique, de dénonciation et de sanction pénale sanctionnant la réaction criminelle, mais pas aveuglément, mais de manière réflexive et contextuelle, ce qui nécessite une vision criminologique pour soutenir le juridique.

La criminologie nous apprend que l’impunité pour les atrocités est le facteur criminogène le plus fort, c’est pourquoi il est essentiel de soumettre les responsables de cette guerre et de sa conduite à la justice pénale, soit à la CPI, soit à un tribunal international ad hoc, soit à un tribunal ukrainien internationalisé avec la coopération de l’Union européenne.

La guerre ukrainienne a commencé avec une armée de mercenaires, le groupe Wagner, les « petits hommes verts » qui ont occupé la Crimée en 2014. Leur incrimination harmonisée pour la poursuite pénale précoce des mercenaires peut prévenir et éviter l’assaut ultérieur avec des armées ordinaires.

La politique de sanctions contre les pays agresseurs n’a pas d’alternative pour le reste des pays européens, ou plutôt leur seule alternative est la mobilisation et la guerre, car il n’est pas acceptable de se soumettre à une politique de guerre impérialiste dont on ne connaît pas les limites et qui serait source de nouveaux dangers. La seule véritable alternative à la guerre est de fournir des armements à un peuple qui a pris les armes et d’appliquer des sanctions économiques qui, si la guerre ne s’arrête pas, doivent devenir des sanctions définitives, avec des fonds et des biens confisqués destinés à indemniser le pays victime, à aider à sa reconstruction et son développement, ainsi qu’à financer les engagements financiers que l’UE a contractés en matière d’armement et de solidarité avec les personnes déplacées. Pour l’assurer juridiquement, il est nécessaire d’inclure la guerre d’agression et les crimes de guerre parmi les infractions justifiant l’adoption de mesures restrictives et de prévoir la confiscation des biens et des valeurs dans le règlement 2020/1998, ainsi que dans la proposition de directive sur la saisie et la confiscation, et d’inclure dans la proposition de directive sur l’harmonisation des délits de contournement des mesures les comportements effectués dans l’ignorance délibérée.

En définitive, l’UE doit relever le défi de concevoir la qualification juridique des violations du droit international qu’elle souhaite traiter, et elle doit donc compléter le concept de mesures par la définition de la violation internationale qui fonde, d’abord, l’application de mesures restrictives et, ensuite, la confiscation, dans des conditions qui ne soient pas répréhensibles par nos organes de tutelle des droits de l’homme. La criminologie des comportements de ceux qui contribuent à la guerre et font l’objet de mesures et de leurs modes de fonctionnement financier appelle à la criminalisation des comportements de contournement des mesures par des peines d’emprisonnement sévères et à l’harmonisation des délits et des peines dans l’ensemble de l’Union européenne.

La criminologie des entreprises et de leurs dirigeants invite à sanctionner les comportements dans ce contexte d’affaires pour punir non seulement les comportements de contournement sciemment et volontairement, comme le propose la directive, mais aussi les comportements d’ignorance délibérée, avec des peines équivalentes à la faute intentionnelle, à la différence des peines pour la négligence elle-même, qui est assortie de peines très légères.

Par ailleurs, l’expérience positive de l’efficacité du Parquet européen dans la poursuite pénale des délits contre les intérêts financiers de l’UE a incité les ministres français et allemand de la justice à proposer d’étendre ses compétences aux infractions aux sanctions 26 . Sans harmonisation de la recherche pénale par le biais du procureur européen, il n’y aura pas d’harmonisation réelle des infractions. Nous sommes véritablement dans un droit pénal global et, comme le souligne Adam Nieto, dans une ère de justice pénale postnationale 27 .

Notes

  1. L. Gautier, « La guerre bâtarde, Ukraine, guerre hybride, guerre ouverte et technologie », Revue Défense Nationale, 2022/6 (N° 851), pp 15-32 ; L. Gautier, Mondes en Guerre, IV, Guerre sans frontières, Passés/Composés, 2021.
  2. Voir « Killings of civilians: summary executions and attacks on individual civilians in Kyiv, Chernihiv, and sumyregions in the context of the Russian federation’s armed attack against Ukraine », HCHR, décembre 2022. Sur le personnage cité voire l’analyse de son discours par Guillaume Lancereau, « Discours de Poutine : la politique intérieure de l’agresseur », Le Grand Continent, 22 février 2023.
  3. N. Knust, « Strafrecht und Gacaca. Die Aufarbeitung des ruandischen Völkermords mit einem pluralistischen Rechtsmodell », MPI Fribourg i. Br. 2013; A. Smeulers et F. Grünfeld, International crimes and othergross human rightsviolations : a multi- and interdisciplinary textbook, Martinus Nijhoff Publishers, Leiden 2011 ; A. Smeulers, Supranationalcriminology : towards a criminology of international crimes,  Roelof Haveman, Intersentia, 2008.
  4. A. Pierre, « Le crime de masse en criminologie », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2015/3, pp. 627 – 637.
  5. Raúl Zaffaroni, El crimen de Estado como objeto de la Criminología, publié dans la Biblioteca del Instituto de Investigaciones Jurídicas et en 2009 : « Can Criminal Law Really Contribute to the Prevention of Crimes against Humanity? », Journal of Scandinavian Studies in Criminology and Crime Prevention, 2009, pp. 2-25.
  6. Voir supra notes 5 et 6.
  7. Voir dans ce volume les contributions de Régis Bismuth, Anton Moiseienko et Leanna Burnard et Mira Naseer.
  8. Voir A. Pierre, « Le crime de masse en criminologie », op. cit.
  9. H. Nyseth Brehm, « Re-examining risk factors of genocide », Journal of Genocide Research, 2017, pp. 61-87.
  10. ACNUDH, « US pardons for Blackwater guards an ‘affront to justice’ – UN experts », 2020 (https://www.ohchr.org/en/press-releases/2020/12/us-pardons-blackwater-guards-affront-justice-un-experts); J. Aparac, « Business and armed non-State Groups: challenging the landscape of corporate (un)accountability in armed conflicts », Business and Human Rights Journal, vol. 5, n°2 (2020) ; S. Walklate, R. McGarry, « Typologies: Policing in Conflict and Post-conflict Zones », in The Palgrave Handbook of Criminology and War, Palgrave Macmillan, 2016.
  11. 22 septembre 2017, A/HRC/36/L.2
  12. E. Krahmann et C. Friesendorf, The role of private security companies (PSCs) in CSDP missions and operations, Directorate-General for external policies of the Union, Bruxelles 2011.
  13. Règlement (UE) 2020/1998 du 7 décembre 2020 concernant des mesures restrictives en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits ; décision (PESC) 2020/1999 du 7 décembre 2020 concernant des mesures restrictives en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits.
  14. International Sanctions. A Report by a Group of Members of the Royal Institute of International Affairs. Oxford University Press (1938), fruit d’un groupe de travail en réponse à l’invasion italienne de l’Abyssinie.
  15. N. Mulder, The Economic Weapon: The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, Yale University Press, 2022 qui a été suivi de plusieurs critiques très intéressantes éditées par Christopher Schaefer dans Tocqueville 21 Book Forum, mars 2022, avec une réponse de l’auteur.
  16. Sur la complexité de l’exercice de la compétence pénale sur l’agression et les atrocités russes, voir la contribution de Federica D’Alessandra à ce volume (pages XX), ainsi que  W. Schabas, « La Justice pénale et la guerre en Ukraine », Blog Club des Juristes, 19 mars 2022, et D. Rebut, J.-F. Laval et A.-L. Chaumette dans divers articles du même blog, ainsi que les diverses contributions au Journal of International Criminal Justice de septembre 2022, avec une introduction de Julia Geneus et Florian Jessberger.
  17. Proposition de directive relative à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables en cas de violation des mesures restrictives de l’Union, 2 décembre 2022.
  18. K. Tiedemann et A. Nieto, Eurodelitos, con edición mexicana de INACIPE de 2006: el derecho penal económico en la Unión Europea, UCLM, Cuenca 2005 ; M. Muñoz de Morales et L. Arroyo Zapatero « Le contrôle des choix de pénalisation : effets directs et indirects », in G. Giudicelli Delage et S. Manacorda (dir.), Cour de Justice et Justice Pénale en Europe, UMR de Droit Comparé de Paris, vol. 19, Société de Législation Comparée, Paris 2010, pp. 23-55 et L. Arroyo Zapatero et M. Muñoz Morale, « L’harmonisation autonome », in G. Giudicelli-Delage et S. Manacorda (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du Traité de Lisbonne, Société de Législation Comparé, 2012, pp. 113-139.
  19. A. Dornbierer, « From sanctions to confiscation while upholding the rule of law », Basel Institut on Governance, Working Paper 42, Febrero 2023.
  20. Déclaration de la présidente de la Commission européenne, Bruxelles, 30 novembre 2022 et B. de Miguel, « La UE promueve la confiscación de bienes rusos para pagar la reconstrucción de Ucrania », El País, 9  mai 2022 ; Russian Elites, Proxies, and Oligarchs Task Force Joint Statement, U.S. Department of the Treasury, 29 juin 2022, https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0839.
  21. Très critique à l’égard de la Commission : J. Nielsen, « Considering the EU Commission’ proposal on its Directive for Criminal Penalties for Violations of Restrictive Mesasures in the Context of a Comparative Analysis with United States Sanction Enforcement », 2022, https://ssrn.com/abstract=4283807 ; voir aussi M. Kilchling, « Beyond Freezing?  The EU’s Targeted Sanctions against Russia’s Political and Economic Elites, and their Implementation and Further Tightening in Germany », EUCRIM, 2/2022 pp 136-146 ; sur leur criminologie : Réseau Eurojust/Genocide, Prosecution of sanctions (restrictive measures) violations in national jurisdictions: a comparative analysis, La Haye, décembre 2021 ; Eurojust, Key factors for suuccessful investigations and prosecutions of core international crimes, Bruxelles, 2022.
  22. A. Pingen, Annulment of Restrictive Measures Applied to Mother of Wagner Group Founder, eucrim, 10 mars 2023 (https://eucrim.eu/news/annulment-of-restrictive-measures-applied-to-mother-of-wagner-group-founder/) et la decisión du TJUE du 8 mars 2023.
  23. Sur l’expérience allemande établie de ce problème, en particulier en matière de saisie, voir K. Tiedemann, Witschaftsstrafrecht, 5e éd. Wahlen, 2018, en particulier p. 257 et s.
  24. Voir S. Manacorda et D. Chapell, Crime in the Art and Antiquities World, Illegal Trafficking in Cultural Property, Springer, 2011 ; K. Polk et D. Chappell, « Fakers and Forgers, Deception and Dishonesty: An Exploration of the Murky World of Art Fraud » , Current Issues in Criminal Justice, 2009, vol. 20  issue 3, pp. 393-412; D. Chappell et K. Polk, The Peculiar Problem of Art Theft, Contemporary Perspectives on the Detection, Investigation and Prosecution of Art Crime, Routledge, 2014.
  25. Voir par exemple F. Rossi, « Un’introduzione al problema dell' »ignoranza deliberata » nella teoria dell’elemento soggettivo del reato », in La legislazione penale, 27 septembre 2022 https://www.lalegislazionepenale.eu/ ; R. Ragués i Vallès, La ignorancia deliberada en Derecho penal, Atelier, Barcelona 2008 ; J.-L. Marcus, « Model Penal Code Section 2.02(7) and Willful Blindness », The Yale Law Journal, 1993, 102, 8 ; F. Curi, Tertium datur. Dal common law al civil law per una scomposizione tripartita dell’elemento soggettivo del reato, Milano, Guiffrè 2003 ; A. Sarch, Criminally Ignorant : Why the Law Pretends We Know What We Don’t, Oxford University Press, 2019.
  26. E. Dupond-Moretti et M. Buschmann, Le Monde, 29 novembre 2022 (​​https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/11/29/l-appel-des-ministres-francais-et-allemand-de-la-justice-nous-souhaitons-l-extension-de-la-competence-du-parquet-europeen-aux-violations-des-sanctions-prises-par-l-ue_6152070_3232.html).
  27. A. Nieto Martín, Global Criminal Law. Postnational Criminal Justice in the Twenty-First Century, Palgrave, Cham, 2022.
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Luis Arroyo Zapatero, Criminologie de la guerre et politique criminelle de l’Union européenne, Groupe d'études géopolitiques, Juin 2023,

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