Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
De l’Europe aux villages, un témoignage
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Auteurs

Fanny Lacroix

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Après la COP27 : géopolitique du Pacte Vert

 Du global au local : la démocratie à l’épreuve du réchauffement climatique

Aborder la transition écologique met au défi nos échelles de réflexion. Tout doit être emboîté, sans quoi la difficile équation ne sera pas tenue. Action individuelle et action collective. Citoyens européens, entreprises, agriculteurs, associations, pouvoirs publics. Tous doivent regarder dans la même direction pour trouver le sens et donc l’impulsion nécessaire pour engager la grande transition des pratiques qui se présente à nous.

La transition écologique est souvent présentée comme un défi technique et technologique. Sans sous-estimer l’importance de la recherche et de la conversion du tissu industriel et technique, le défi que pose la transition écologique tient avant tout à notre capacité à mettre en œuvre ce terme galvaudé du « vivre ensemble », ou plus précisément du « faire cité ensemble » — l’expression recouvrant mieux la dimension de transition politique et démocratique. 

La société française a tendance à attendre la sécurité d’un État surplombant — dans un contexte de plus en plus incertain —, l’élection présidentielle devenant dès lors un moment de crise aigüe. Pourtant, la réalité de la transition qui doit être engagée est plutôt celle de la coopération, de l’avènement d’une société civile pleinement impliquée et actrice dans la prise en main de l’histoire de notre monde. 

Ainsi, l’enjeu politique de notre siècle est de trouver la manière de pouvoir jouer cette partition collective en activant les capacités d’agir de chacune et chacun, à tous les niveaux. Enjeu qui prend l’allure d’une véritable gageure, dans un moment où la posture individualiste et consumériste semble avoir atteint son apogée et où les contours même de la notion de citoyenneté rencontrent des difficultés à être définis. Qu’est-ce qu’être citoyen aujourd’hui ? Ce débat tellement essentiel pour la survie de nos démocraties mériterait d’être porté à l’échelle nationale et par là même, européenne. Le cloisonnement étanche que nos sociétés ont construit de la vie des individus entre d’une part le travail représentant l’unique forme de contribution à la vie de la cité et, d’autre part la vie privée et les loisirs, induit bien souvent et de plus en plus le fait de ne plus avoir d’obligations collectives lorsque l’on rentre du travail. Où se construit la contribution au pacte social ? Les plus chanceux pourront vivre entièrement leur vie par un travail qui a du sens. Mais pour tous les autres ?

Sommes-nous des êtres véritablement accomplis sans conscience politique et participation à l’œuvre politique ? L’identification de cette carence dans l’organisation du temps, de la vie et de l’espace de nos sociétés permet d’expliquer le profond mal être que ressentent les individus dans un contexte international et environnemental qui nécessite pourtant une réaction rapide. Ce mal-être creuse le lit du ressentiment généralisé envers notre organisation sociale, ressenti pouvant avoir des effets directement délétères sur le fonctionnement de nos démocraties et de nos institutions perçues paradoxalement comme bouc émissaire des dysfonctionnements tant l’espérance est forte en leur capacité d’équilibre politique et social. Montée de la défiance envers toutes formes d’institutions, développement de l’abstention, montée du radicalisme et du vote pour les extrêmes : voilà autant de symptômes d’une société en crise d’engagement. 

Nous devons donc réapprendre le goût de l’effort et de l’engagement. Et cela n’est pas un mal tant nous ressentons le besoin de regagner du sens dans la vie que nous menons. Nous sommes comme pris de schizophrénie, malheureux de ce déficit de sens de notre existence, souffrant de n’avoir aucune prise sur le cours de l’histoire et, simultanément, refusant inconsciemment de prendre enfin notre part à la tâche, tant nous pouvons être pétris de ressentiment face à un État inactif et une élite jugée coupable de cette situation, attendant quoi ? Nous ne savons pas trop.

Si l’affirmation d’une conscience politique écologique à l’échelle de l’Europe est une nécessité, ce constat nous conduit à poser la question de l’efficacité des grands documents d’orientation et de planification européens pour promouvoir la conduite d’un changement. L’orientation politique, même au plus haut niveau, autant nécessaire soit elle, ne permettra pas, seule, d’être à la hauteur de l’enjeu de la transition devant nous. Dès lors, comment réussir à mettre en mouvement l’Europe, les États, les citoyens ?

De grandes séquences de participation et de débat public devront être organisées pour faire se retrouver les grandes orientations politiques et les citoyens. Nous avons vécu en France l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat qui, malgré les nombreuses critiques, marque néanmoins symboliquement la prise de conscience de la nécessité d’impliquer les citoyens dans la définition de la politique nationale. Cependant c’est bien dans les actes, dans le faire, que le plus grand nombre pourra appréhender et singulièrement trouver sa place dans ce nouveau monde que nous devons inventer. 

Nous avons en France ce penchant à ne considérer que l’effort intellectuel. De la construction de notre système d’enseignement à la valorisation des métiers jusqu’à l’exercice de la démocratie dite participative. Les formes de contribution ouvertes par les pouvoirs publics sont celles des réunions plus ou moins à même d’impliquer d’autres parties prenantes. Or force est de constater que l’ensemble de nos concitoyens ne se reconnaît pas dans ce type d’exercice. Celui-ci concerne une minorité concernée et agissante souvent dotée d’un fort capital socioculturel, disposant déjà d’espaces de contribution au niveau local. Quand bien même certains dispositifs essaient de s’ouvrir à d’autres types de publics par le tirage au sort, touchant une poignée d’individus ordinaires, ils ne résolvent en rien la nécessité du changement culturel qui seul sera en mesure de donner corps à la transition écologique 1  .

Plus qu’une démocratie participative, sonnant bien souvent comme une réponse technique à la crise de l’engagement et non comme une réponse politique permettant de construire des boîtes à outils pour rafistoler le système « à la marge », je préfère aujourd’hui promouvoir (parti pris partagé par nombre de mes Collègues élus de nos Communes Rurales) une « démocratie du faire », celle qui propose à chacun, dans sa différence, dans ses fragilités, de pouvoir s’inscrire très concrètement dans la réalisation d’actions dans la plus grande proximité que constitue son Territoire de vie. La « démocratie du faire » nous permet enfin d’atterrir pour proposer ce pari de la Vie : considérer les gens, tous les gens, dans la plus grande universalité, ce qui fait leur existence, leur quotidien, leur réalité. De l’appréciation la plus globale qu’impose la compréhension du changement climatique, de la nécessité de la coordination de l’ensemble des politiques publiques, nous arrivons par nécessité — en suivant le postulat initial que nous souhaitons conserver ce qui doit être considéré comme les lettres de noblesse de notre Europe des lumières : faire de la transition écologique un levier de renforcement de nos organisations démocratiques — au confortement du rôle du citoyen dans son territoire de vie le plus accessible, donc le plus local. En France, ce sera la Commune en particulier.

La commune rurale, espace politique de la transition écologique

L’examen attentif des territoires, à la loupe, permet de mettre déjà en évidence des exemples intéressants de transitions capables de faire société. Si les projecteurs médiatiques sont habituellement portés sur les agglomérations et les grandes régions, bien souvent présentées comme étant à la pointe de l’innovation, qu’en est-il concrètement dans le mode de vie des concitoyens ? Ces derniers se sentent-ils réellement intégrés dans une histoire collective ?

Nous proposons l’exploration de l’univers des communes rurales de France, tant décrié dans une partition politique de quelques décennies qui a fait de l’optimisation gestionnaire la feuille de route de nos élus. Recouvrant plus de 80 % du pays, la ruralité détient les biens communs stratégiques dans la transition de demain : montagnes et glaciers, zones humides, littoral, forêt, ressource en eau, terres agricoles. Si la notion d’espace est encore un impensé du logiciel politique français, il est évident que la transition écologique ne pourra se faire sans les ressources des territoires ruraux. Deux options sont dès lors face à nous : 

la reprise en main nationale des « biens communs naturels » dans une visée d’intérêt général et de santé de la nation. Difficile à imaginer pour les mentalités du XXIème siècle où l’individu est aujourd’hui au cœur des considérations. Les oppositions seront très fortes et le temps risque d’être perdu ;

avoir confiance dans la capacité politique des territoires ruraux et des habitants.

C’est le parti pris que porte l’Association des Maires Ruraux de France (AMRF). Cette association d’élus, créée en 1971, fédère aujourd’hui près de 10 000 Maires au sein d’un réseau solidaire, en toute indépendance des pouvoirs et des partis politiques. Sa raison d’être se synthétise autour de ses dix engagements parmi lesquels : « défendre la commune et la liberté municipale, principe constitutionnel, expression primordiale de la démocratie » et « œuvrer pour un aménagement équilibré, juste et concerté des territoires métropolitains et d’outre-mer, en prenant en compte les spécificités et les atouts du monde rural ». L’AMRF porte cette parole que les communes rurales de moins de 3 500 habitants, loin d’être une erreur d’organisation, font en fait partie du « génie français ». La petite taille de la commune permet de faire vivre une véritable culture républicaine et démocratique à l’échelle des villages et de rendre à la fois accessibles et adaptables les politiques publiques. La commune rurale permet de faire vivre sur des territoires peu denses, et parfois en marge d’un aménagement centralisé, une accessibilité de l’Institution et de la politique en lieu et place de la Mairie, restée quant à elle au centre du village. Au-delà des politiques surplombantes et inadaptées, les Maires ruraux offrent une incarnation de la République à échelle humaine. En effet, tous les citoyens connaissent le Maire de leur village et se reconnaissent en sa personne, au-delà des étiquettes. Les élus des conseils municipaux évitent souvent de sombrer dans les guerres partisanes qui empêchent souvent le territoire d’avancer. Ici, c’est le pragmatisme qui domine les manières de construire des compromis. L’interconnaissance positionne les individus au cœur de la politique locale, ce qui tranche avec la technostructure en place dès que l’on s’élève dans les échelons de la République. La recherche de la convivialité, les rencontres, les échanges rudes quelquefois, les gens sont au cœur de la partition locale.

Quand on vient du milieu urbain, la découverte de la ruralité devient découverte d’un autre monde, qui offre un référentiel politique et social complètement différent, un peu à rebours de l’État français centralisé et de son habitus de conceptualisation. C’est la France des terroirs et du pragmatisme, la France de l’action et du bon sens. Cette France rurale qui forge pourtant fortement l’identité nationale mais qui imprègne peu le référentiel politique. C’est la France des villages qui peut aider le pays, et même au-delà, l’Europe, dans cette quête d’atterrissage face au changement climatique. En reprenant l’espoir d’une mise en action, dans la simplicité et le bon sens, faisant sa place à chacun.

L’AMRF n’a pris conscience que récemment du rôle qu’elle pouvait jouer dans l’impulsion de la transition écologique. Ses champs d’intervention traditionnels étaient jusqu’alors plutôt portés sur la réalité quotidienne des communes rurales : l’école, la sécurité, les relations à l’intercommunalité, la gestion ordinaire. Élue Maire en Mars 2020 de ma commune Châtel-en-Trièves, j’ai été élue en septembre 2021 Vice-Présidente à la transition écologique le lendemain du Congrès national célébrant le 50ième anniversaire de l’association, après avoir animé une après-midi de réflexion sur « La Femme, la Commune, la République ». Une commission de travail dédiée est créée dans la foulée, rassemblant dans un premier temps des Maires très engagés ayant déjà à leur actif d’importantes réalisations. Notre premier objectif est de comprendre ce qui fait la spécificité rurale de ces histoires et de chercher à structurer un rôle à l’AMRF dans sa part de contribution active à la question fondamentale de la transition écologique au sein d’un écosystème d’acteurs très foisonnants. 

Partons de l’histoire de ma commune, celle que je connais, le mieux, Châtel-en-Trièves, pour comprendre les ressorts de l’action communale des villages « à la française ».

Le cas de Châtel-en-Trièves, village de France de 500 habitants : un témoignage

Châtel-en-Trièves est une commune nouvelle créée en 2017 de la réunification de deux villages : Saint-Sébastien et Cordéac. Située dans le Sud Isère, en proximité immédiate des départements des Hautes-Alpes et de la Drôme, la collectivité compte, au recensement de 2019, 463 habitants. Châtel-en-Trièves a subi une vague de désertification rurale dans les années 1970-1980 se traduisant par une fermeture des services présents sur les deux anciennes communes.

La fermeture de l’école de Saint-Sébastien a fortement marqué les imaginaires collectifs. En 2016, lorsque la commune voisine, Cordéac, apprend de la part de l’Éducation nationale la fermeture de son école programmée en 2018 C’en est trop pour les élus en place qui prennent la décision d’unir leurs forces pour faire front contre la fuite des services. La création de la commune nouvelle s’accompagne d’une charte fondatrice, scellée dans les murs de la nouvelle mairie, faisant de la lutte contre la désertification, de la défense de l’existence même de la Commune et des services publics de proximité, le ciment politique de la nouvelle collectivité.

Grâce au changement du périmètre de la carte scolaire, l’école avec sa classe unique est ainsi sauvée en 2017. Une politique de citoyenneté active est impulsée en parallèle pour que chacun participe afin de continuer à faire vivre la commune, affichée comme un bien commun et comme un univers où le champ des possibles et l’accès au droit à l’existence en commun sont ouverts à tous. Les habitants choisissent de donner à leur commune nouvelle le nom de « Châtel-en-Trièves – Commune des possibles ». Des ateliers participatifs sont organisés par la municipalité pour une réappropriation des espaces publics. D’abord à Saint-Sébastien, sur le Domaine de Talon – domaine de 3 hectares avec 2 bâtiments patrimoniaux initialement en friche —, là où a été construite la Mairie Siège. Sur cet espace central qui devient ainsi Centre bourg ont vu le jour également un café-épicerie associatif, des jardins partagés ainsi qu’une carrière équestre communale à gestion associative. Cette centralité retrouvée à Saint-Sébastien par la force de l’engagement citoyen a ensuite attiré des porteurs de projets, accueillis au sein d’un vaste patrimoine communal peu occupé : un cabinet de kiné en 2019, puis une compagnie de théâtre de marionnettes en 2020 marquant l’ouverture de la Maison des Marionnettes de Châtel-en-Trièves, embryon d’un musée interactif et jeune public sur l’art de la marionnette en lieu et place de l’ancienne mairie de St Sébastien. Élue à la tête de la nouvelle municipalité en 2020, j’ai ouvert le chapitre d’un nouveau projet de mandat qui permettra d’impulser la revitalisation de Cordéac autour d’une thématique riche de liant social, de désir et de plaisir partagés, de valorisation des savoir-faire locaux : le « bien manger ensemble ». La situation du territoire pour se saisir de ce levier porteur est particulièrement favorable. Le Trièves est une terre d’agriculture et d’élevage qui marque l’appartenance, l’identité des populations d’origine locale et, à la fois, rassemble les aspirations des populations accueillies autour du bien vivre et de l’écologie. Le bien manger ensemble fait partie des valeurs, de cet art de vivre en milieu rural qui rassemble plus qu’il ne divise, capable de porter cette politique de transition inclusive, permettant à toutes les populations de se projeter dans une perspective de développement territorial souhaitable, à la hauteur des enjeux actuels. Or, l’art du bien manger ensemble qui autrefois se partageait sur l’espace public, à la table des cafés et restaurants, a décliné sur la commune de Châtel-en-Trièves. À l’image des autres services, les boutiques ont fermé pour se concentrer sur les bourgs centres et les villes. Pourtant, les villages restent attachés à l’activité drainée par les cafés et les auberges qui ont existé sur la commune.

L’idée est de se saisir de ce qu’il nous reste à Cordéac : cette classe unique sauvée. Et d’agréger autour de l’école une Cantine ouverte à tous, citoyens d’ici et d’ailleurs. Le Covid nous a ouvert les yeux sur la profonde solitude qui touche nos habitants en perte d’autonomie, quand l’absence de solution de mobilité assigne à résidence. Nous irons les chercher pour venir manger avec nous, dans notre Cantine, avec le minibus qui sert au transport scolaire. Et nous mangerons des produits sains, de notre territoire, des produits cuisinés, ceux qui permettront à nos amis agriculteurs de mieux vivre de leur travail : le fromage de chèvre d’Alain et Sophie, les œufs de Mathilde, les pommes de terre et l’agneau de Florent, le bœuf de Jean-Pierre, d’Agnès et d’Hervé. L’enjeu est de tisser du lien entre les hommes et les femmes par le coup de fourchette et de recréer un vaste champ d’interdépendance sociale. Une des manières de faire société dans notre village. La cantine permettra la rencontre et aussi la participation des habitants à la vie de la Cité. Elle prendra place au rez-de chaussée de l’ancienne école de garçons, en plein centre bourg de Cordéac, et l’étage sera aménagé pour accueillir les habitants dans leur volonté de faire ensemble. Maison des associations, ateliers ludiques, coin bibliothèque. Les citoyens seront, comme à St Sébastien, à la manœuvre pour construire leur espace civique, pour construire leur village.

De l’expérience éparse à l’universalisme républicain : vers un droit au village ?

Alors que les enjeux globaux que posent les transitions à l’œuvre semblent échapper au citoyen ordinaire, faisant le lit du scepticisme et du doute en la capacité de notre système politique républicain d’être à la hauteur de ce moment de l’Histoire, les Communes, et notamment les petites communes rurales, représentant 82 % des communes de France et 70 % du territoire national, peuvent être le lieu d’un ré-ancrage et d’une réappropriation du politique. 

Si ce défi est lancé à la France de par cette spécificité propre à notre pays en Europe, il y a très probablement une universalité de ces aspirations qui unit chacun des pays de la Communauté européenne bien supérieure à la nature de leurs régimes politiques. Que porte les Communes de France et très particulièrement les communes rurales.

Les territoires ruraux ont cette force d’être maillés de petites communes rurales (moins de 3 500 habitants selon la définition de l’INSEE) qui ont l’avantage exceptionnel de permettre de faire coïncider un territoire et une communauté d’acteurs avec une vision politique partagée, pleine de sens. Une commune rurale peut porter un véritable changement culturel, avec les maires en chefs d’orchestre. La commune devient le lieu de l’éveil à la citoyenneté, le terreau de l’engagement.

J’ai tenté de montrer qu’à Châtel-en-Trièves l’alimentation constitue un liant social formidable pour faire écho entre tous les habitants d’une même communauté et les reconnecter à leur territoire, à sa richesse, à ses fragilités, à ses ressources. Par le bien manger ensemble, nous pouvons faire l’expérience d’une manière très accessible, inclusive, de nous réapproprier la politique dans le sens de faire société tous ensemble et de manière durable. Face à la complexité bien souvent anxiogène assénée par les discours ambiants où la technicité a pris le pas sur le sentiment de vivre une aventure commune, la politique du bien manger ensemble à Châtel-en-Trièves souffle à nos oreilles, discrètement, que des solutions sont peut-être à trouver dans la simplicité d’un coup de fourchette et du plaisir partagé.

C’est au niveau le plus local que nous pouvons, nous, les Maires, cultiver le terreau de la citoyenneté active en permettant ainsi de réconcilier, de créer du lien, de renouer les fils quelque peu distendus entre nos populations et l’Institution. Chaque bâtiment public, chaque parcelle d’espace public offrent une occasion à la réappropriation des biens publics par le citoyen. Pour ainsi lui laisser la possibilité, le droit d’imprimer sa contribution dans sa singularité à la vie de la Cité. Être citoyen à Châtel, cela peut consister à concevoir et fabriquer les étagères du café-épicerie associatif, à aller chercher les produits chez nos producteurs, à faire partie du groupe de cavaliers qui entretient les sentiers de la commune, à planter des courges dans le jardin partagé ou encore à venir co-construire les politiques publiques dans les commissions ouvertes, aux côtés des élus. 

Je conçois ma fonction de Maire comme le fait de donner envie à chacun de venir s’inscrire dans la partition collective, à sa manière. Chacun pourra imaginer, construire son propre espace de contribution si celui-ci n’existe pas déjà. C’est ainsi qu’il pourra accéder, si cela n’est pas encore le cas, à sa fonction de citoyen. J’estime que l’accession à la citoyenneté est tellement fondamentale pour les individus – de par la puissance de ce que j’ai vécu personnellement et qui a éveillé en moi-même cette flamme de l’engagement – qu’elle doit être érigée comme un nouveau droit, tout autant qu’une étape fondamentale dans la perception que cela sera aussi un premier pas vers la notion de devoir, plus spécifiquement pour l’appréhension de l’exigence de prendre sa part dans le défi de la transition écologique.

Le droit au village pourrait se définir comme le droit de pouvoir contribuer, mettre sa marque, sur son espace de vie de proximité. Le droit, dans la proximité la plus immédiate, de pouvoir apporter sa contribution à l’histoire du Monde. C’est dans le droit au village que nous pouvons ainsi réconcilier l’individu avec le monde dans lequel il évolue et renouer le citoyen au sein des différentes échelles d’intervention politique. Le droit au village érige ainsi, dans une logique de subsidiarité, la commune comme l’espace politique le plus adéquat pour jouer la partition de la transition écologique. Le droit au village ne concernerait pas uniquement les campagnes de France mais pourrait être érigé en principe républicain, au même titre que l’égalité ou la laïcité. Tous les citoyens de France pourraient revendiquer le droit en village, même en ville.

Pour que le droit au village ne soit pas uniquement celui de l’histoire de Châtel-en-Trièves, nous devons nous atteler à ce que la ville s’inspire de cet art de faire vivre la démocratie au cœur des villages, à « faire village en ville ». Chaque parcelle d’espace public doit devenir un territoire du possible, un espace de respiration démocratique, un lieu de créativité pour chaque citoyen qui pourra, s’il le souhaite, y porter sa marque. Faire sauter l’asphalte déshumanisé pour construire avec les habitants des cafés, des jardins, des aires de jeux et des zones buissonnières de petites tailles sécurisées où les enfants réinventent le monde par l’imaginaire, sous l’œil bienveillant des adultes. Réimplanter de l’artisanat local, de l’administration, des lieux de culture décentralisés à taille « village », regardant vers le citoyen. Nous devons reprendre le goût de l’aménagement du territoire pour recréer un lien charnel, sensible entre les citoyens et la Cité. Plus de nature dans nos villes n’est pas suffisant. Nous voulons que la ville, autant que les villages, portent cette vision profondément humaniste de notre aspiration politique. Nous voulons une ville plus humaine, pour retrouver partout des services minimums de proximité, des lieux de vie sociale, des lieux d’accroche, des espaces de contribution civiques, nous rappelant sans cesse notre citoyenneté et notre engagement dans l’histoire globale.

Une des principales compétences de la Commune serait donc de faire vivre ce droit au village pour tous les habitants de son territoire. Le Maire deviendrait l’animateur d’une citoyenneté active à vocation universelle, offrant matière à chacun pour œuvrer à faire vivre notre pacte social et à donner corps à la transition écologique. Quelle vision passionnante et enfin politique du mandat donné au premier édile de notre République ! Fini alors cet éreintement, ce désenchantement d’élus essentiellement gestionnaires, concevant bien trop souvent la politique de leur commune comme l’on conçoit la gestion d’un syndicat de copropriété. Nous apprendrons à faire confiance à nos services pour gérer l’ordinaire, et nous nous tournerons vers ce qui sera propre à notre tâche d’élus de la République : prendre soin du corps social en mettant en œuvre dans les actes, de la manière la plus concrète possible, le fonctionnement de la démocratie. En travaillant à l’élévation de chaque citoyen en puissance afin de contribuer à en faire un acteur pleinement intégré à l’Histoire collective, ici et maintenant, trouvant écho dans le récit national, européen et mondial. 

C’est ainsi que nous proclamerions une ambitieuse volonté d’engager, par le bas et avec tous, ce changement culturel que nécessite la transition écologique.

Le Pacte vert européen, une nouvelle chance pour l’Europe d’affirmer les valeurs des démocraties libérales

Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, l’accélération du dérèglement climatique entraîne la prise de conscience que l’action de l’Homme sur son environnement a des conséquences tragiques. Et qu’il ne pourra espérer trouver une issue vivable que s’il perçoit l’évidente nécessité d’œuvrer collectivement. Chaque individu, seul, ne pourra être en mesure d’infléchir cette tendance. Au désarroi succèdera alors le découragement. Cependant, le citoyen se sentira investi d’une grande capacité d’agir si son action fait écho à celle de tous les autres. Nous devons apprendre, rapidement, à devenir d’ingénieux chefs d’orchestre. À l’échelle du monde, à l’échelle des continents, à l’échelle des nations. Pour atteindre les ambitions quantitatives de nos différents documents de planification, travaillés avec les experts des sciences du climat.

Pour autant, la scène internationale a ouvert un nouvel acte dans l’affrontement de deux visions politiques, entre puissances autoritaires et régimes démocratiques. La montée de l’islamisme politique, l’accession au pouvoir de nouvelles figures autoritaires un peu partout dans le monde, jusqu’ici en Europe. Les récents conflits en cours et potentiellement en puissance (Ukraine, Taïwan) nous placent dans un nouvel univers géopolitique.

Cela fait déjà une vingtaine d’années que l’Europe, comme les nations qui la constituent, dont la France, souffrent d’une crise existentielle patente – qui n’est pas du seul fait de la crise climatique –, crise profonde qui conduit à notre effacement géopolitique et à notre affaiblissement alarmant face aux régimes autoritaires. Un peu partout, les droites identitaires savent tirer parti de cette période de crise de sens. L’Europe, continent de la démocratie libérale, se trouve prise en étau face à des forces de plus en plus pressantes, bousculée sans cesse, poussée dans ses retranchements, questionnée sur ses valeurs fondamentales. Europe – Vieux continent ? Vieille politique ? Et si on renversait la table ? La question nous effleure l’esprit et trouve aujourd’hui un écho puissant dans les partis situés aux extrêmes, flirtant dangereusement avec la tentation de dérives populistes.

Cependant, comme l’avait si bien proclamé Jean Monnet en 1945, l’Europe se révèle pendant les crises. La crise du Covid, mais surtout la résistance ukrainienne face à l’impérialisme russe, ont ravivé un sentiment d’appartenance européen autour d’un socle de valeurs fortifié. Nous nous sommes tous réveillés le 24 février 2022 avec ce sentiment d’être Européens, surpris de ressentir enfin cette appartenance, après avoir boudé l’Europe. Un peu comme ce terrible 7 janvier 2015 où, en France, nous nous sommes découverts tous « Charlie ». Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les valeurs fondamentales de ce qui constitue notre modèle de civilisation qui ont été attaquées et qui révèlent notre être profond. Bien loin des balivernes prônées par la droite identitaire, la France de Charlie et l’Europe de l’Ukraine défendent les valeurs de la démocratie, de la liberté et de l’humanisme.

Et si le climat et le contexte de guerre à nos portes offraient à l’Europe la formidable occasion de réaffirmer une raison d’être remarquable, en érigeant son modèle civilisationnel émérite dont la grandeur n’est pas fondée sur la violence et l’impérialisme mais le progrès et la conscience, face aux modèles autoritaires qui la concurrencent. La transition écologique tant attendue, tant désirée, pourrait être le déclencheur de l’avènement de l’Europe de la démocratie, de la liberté, et de l’humanisme. Cette Europe capable de porter une vision forte de l’avenir de l’humanité face aux puissances autoritaires tentées de réduire la transition écologique à l’imposture dictatoriale. Le Pacte vert européen poursuit cette grande idée de faire naître une Europe politique en réponse à la crise climatique que nous traversons et faire de notre continent le premier continent neutre en carbone. 

Mais au-delà des orientations, des objectifs et des actions, l’ambition du Pacte vert européen, s’il veut être à la hauteur de l’Histoire, peut surtout être une formidable opportunité de donner corps aux valeurs de l’Europe, celles de Charlie, celles de l’Ukraine. 

Celle-ci ferait de la prise de conscience de la nécessaire et impérieuse obligation d’engager la transition écologique, le moment de mieux faire fonctionner la démocratie. De faire la démonstration au monde entier que, loin d’être un modèle ancien et obsolète, le modèle démocratique que nous défendons est au contraire celui qui permettra d’orchestrer le changement du monde, en bâtissant une société soucieuse de reconnaître que chacun y a sa place, sans reculer sur nos valeurs de liberté et d’humanisme. Sans renier ce que nous sommes, profondément.

Le Pacte vert européen, après avoir donné sa place aux experts pour formaliser les objectifs et recommandations, doit maintenant observer avec attention les organisations humaines portées par les vieilles démocraties qui la constituent. Observer et comprendre le lien charnel qui l’unit au citoyen. Cette valeur universelle qui fait écho à chacun, dans tous les moments de son existence, et qui permet la résonance de l’individu au collectif. Essayer de sentir battre le pouls de ce qui pourrait être une communauté unie dans l’universel. Au-delà des frontières nationales. Prendre une lunette d’observation et plonger notre regard à tous, prendre le temps d’atterrir dans le monde des gens. Ces gens, ces « nous-même », qui réussissent encore à être transportés lors d’une victoire à un évènement sportif, une coupe du monde de football, ou lors du décès d’un chanteur populaire. Qui réussissent à aimer leurs villages, et à faire nation de manière ponctuelle quand les valeurs les plus profondes qui la constituent sont bafouées. 

Reprendre le goût de l’observation de la nature humaine. « Regarde, de tous tes yeux regarde ».

Notes

  1. Paul Magnette, Pour une écologie épicurienne, le Grand Continent, 9 décembre 2022.
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Fanny Lacroix, De l’Europe aux villages, un témoignage, Groupe d'études géopolitiques, Jan 2023, 47.

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