Géopolitique, Réseau, Énergie, Environnement, Nature
Diplomatie environnementale : points de bascule entre l'Europe et les nouveaux non-alignés
Issue #3
Scroll

Issue

Issue #3

Auteurs

Sébastien Treyer

Publié par le Groupe d'études géopolitiques, avec le soutien de la Fondation de l'École normale supérieure

Après la COP27 : géopolitique du Pacte Vert

La position de nombreux pays africains, asiatiques ou latino-américains concernant la guerre en Ukraine montre une volonté de ne pas s’aligner sur l’Europe ou les États-Unis, semblant renvoyer dos-à-dos Russie, Chine et pays occidentaux. Mais ce nouveau non-alignement ne s’explique pas uniquement en termes politiques : il s’est exprimé aussi très fortement dès la COP 26 de Glasgow sur le changement climatique en décembre 2021, et s’est renforcé encore à la COP 27 en Égypte, lorsque nombre de pays du Sud, comme le Sénégal mais aussi l’Inde, ont réclamé non seulement que les pays développés tiennent leurs promesses de transferts financiers du Nord vers le Sud, pour les aider à faire face aux conséquences socio-économiques catastrophiques du changement climatique et des inégalités d’accès aux marchés financiers, mais aussi plus largement que l’économie zéro carbone en train de se construire ne soit pas à nouveau un moyen de les cantonner à un rôle d’économies extractives, et au contraire, qu’elle soit l’occasion de rééquilibrer la structure des chaînes de valeur mondiales et la répartition du pouvoir dans cette nouvelle étape de mondialisation.

Ces demandes de rééquilibrage du système économique mondial ne sont pas nouvelles, ce sont celles exprimées par le mouvement des non-alignés lui-même il y a 50 ans 1 , sans que le lien soit fait à l’époque avec les enjeux environnementaux pourtant discutés à peu près au même moment à la conférence de Stockholm. Et peu après, les effets de la crise énergétique de 1973 et les politiques économiques de réponse des pays industrialisés ont mis ces demandes au second plan, les relations économiques internationales renforçant encore la centralité des ressources d’énergies fossiles et le pouvoir économique des pays producteurs de ces énergies et non de l’ensemble des pays du Sud.

Au-delà des demandes de transferts financiers, est-il crédible de rechercher un nouvel ordre économique international ?

Pourquoi ces demandes de rééquilibrage ont-elles une tout autre force aujourd’hui, et en particulier vis-à-vis de l’Europe ? Les pays qui ne se sont pas alignés, mais ne se sont pas pour autant constitué en un mouvement organisé, ont cependant aujourd’hui au moins deux ressorts majeurs sur lesquels appuyer leur position dans une négociation. En premier lieu, plusieurs d’entre eux, et notamment en Afrique, possèdent des ressources dont l’Union européenne ne dispose pas, tant pour l’économie intensive en carbone qui prévaut encore aujourd’hui (ce qui est rendu très visible par la diplomatie du gaz pratiquée par plusieurs dirigeants européens) que pour l’économie décarbonée de demain, où la place déterminante de l’électrification des usages impose, au moins pour une décennie, en parallèle de la montée en puissance d’une économie circulaire des matériaux critiques (métaux rares pour les batteries, par exemple), une montée en puissance rapide des importations de ces matériaux vers l’Europe.

En second lieu, les pays occidentaux et les Européens en particulier, ont besoin de se trouver des alliés dans les négociations internationales, mais les nouveaux pays non alignés ne sont pas prêts à jouer un rôle de simple supplétifs : sans promettre d’exclusivité stratégique, les pays africains demandent par exemple que les preuves d’un rééquilibrage dans la prise en compte des besoins des pays du Sud soient manifestes, pour croire au « partenariat entre égaux » recherché dans les sommets entre Union africaine et Union européenne. Ce rééquilibrage devant concerner autant la méthode du dialogue que les effets concrets de la mise en place de nouveaux investissements au service d’une trajectoire d’industrialisation : investissements devant permettre aux pays du Sud de capturer davantage de valeur, de capacité d’innovation et d’emplois pour leurs populations actives en croissance rapide, au moment même où les plus grandes économies parlent à l’inverse de relocaliser sur leurs territoires ces mêmes emplois.

Les négociations internationales sur l’environnement constituent à ce titre un point d’observation clé pour mieux comprendre ce que les pays du Sud non alignés expriment et revendiquent, au-delà des promesses non tenues de financement du climat qui ont été très sonores à la COP 27, pourquoi ils le font avec tant de force aujourd’hui, et dans quelle mesure cela peut ouvrir une opportunité à l’Union européenne, pour ne pas être écrasée entre superpuissances rivales, de rénover profondément ses relations avec ces pays qui ne s’alignent pas. 

Pour éclairer ce propos, nous passons en revue quatre tendances complémentaires qui structurent le champ de la coopération internationale en matière de développement durable, et sur lesquelles la guerre menée par la Russie en Ukraine accentue les contrastes : rôle essentiel et pourtant insuffisant du G20, déploiement inéluctable d’une économie zéro carbone, maintien des négociations environnementales internationales et rupture de confiance entre pays du Sud et pays occidentaux sur les moyens mis au service d’une possible convergence économique. À la croisée de ces tendances, les institutions multilatérales, notamment en matière de développement durable, continuent de jouer un rôle déterminant, particulièrement stratégique pour l’Union européenne. 

Le G20 à l’heure des conflits entre grandes puissances

Alors que la rivalité économique et géopolitique entre la Chine et les États Unis semblait structurer le champ des tensions, l’invasion russe en Ukraine met l’accent sur la force brutale, la remise en cause des frontières et des règles internationales, et l’Europe semble écrasée dans ce jeu entre grandes puissances. Au moment où la coopération semble plus que nécessaire pour une relance durable à la sortie de la crise de la Covid-19, cette guerre ralentit notablement l’une des instances absolument centrales pour la coopération économique mondiale, le G20 : à la suite du G20 italien, la présidence indonésienne du G20 s’annonçait comme essentielle pour faire aboutir les négociations sur l’usage des droits de tirage spéciaux du FMI au bénéfice de la relance durable dans les pays en développement, d’autant plus que les contrecoups de la guerre russe en Ukraine renforcent encore leur fragilité économique en faisant s’envoler les prix de l’alimentation et de l’énergie sur les marchés internationaux. Les pays occidentaux couraient le risque d’apparaître comme bloquant les discussions clés sur la réforme des interventions du FMI et de la Banque mondiale en exigeant comme préalable à tout document technique ou politique la condamnation de l’invasion russe en Ukraine. Le sommet du G20 de Bali, en l’absence de Vladimir Poutine, aura, heureusement pour eux, permis de continuer de faire progresser ces discussions fondamentales pour les pays du Sud. Mais, comme on le verra plus loin, les discussions menées au même moment dans le cadre multilatéral de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques à la COP27 ont aussi imposé aux pays européens et occidentaux en général de positionner leur soutien à cette initiative dans un contexte différent, et davantage visible pour l’ensemble des pays les plus vulnérables et les plus pauvres, non représentés au G20.

Par ailleurs, la présidence indonésienne du G20 devait aussi faire progresser la compréhension mutuelle entre pays développés et en développement sur les formes de régulation du commerce mondial compatibles avec la réduction des inégalités et la transformation écologique. Mais les réflexions stratégiques économiques des grandes puissances du G20 semblent aujourd’hui mettre autant l’accent sur le retour vers les marchés intérieurs, la relocalisation des chaînes d’approvisionnement au sein des pays (re-shoring) ou dans des pays amis (friend-shoring) et la relocalisation des emplois industriels que sur une mondialisation plus régulée et plus juste. Cela transcrit notamment le fait que la sécurité d’approvisionnement devient un axe central de ces réflexions stratégiques : la transformation des chaînes de valeur mondialisées est ainsi de plus en plus largement débattue selon l’angle de la dimension sécuritaire, et pas seulement de la compétition économique, alors même qu’elles sont aussi transformées non seulement par les stratégies officielles et plus ou moins réalistes de relocalisation, mais aussi par les évolutions technologiques qui substituent de plus en plus le capital technique à la main d’œuvre, ainsi que par les tendances de fond vers la décarbonation de l’économie.

Là encore, comparativement, les négociations concrètes dans le champ du climat, traitant de la transition énergétique et des investissements internationaux dans les pays du Sud à cet effet, mettent concrètement à l’épreuve de nouvelles formes de partenariat et de chaînes de valeur qui préfigurent les relations économiques de demain. Elles imposent ainsi autant qu’elles permettent aux acteurs européens de démontrer tout autant symboliquement que concrètement comment ils entendent traiter avec leurs partenaires du Sud, en cette matière si centrale pour l’Europe qu’est la recomposition du système énergétique et de son accès aux ressources, au cœur de son projet économique autant que de sa souveraineté et de sa sécurité.

L’élan vers l’économie zéro carbone questionné, mais aussi renforcé par la priorité à la sécurisation énergétique

La COP 26 de Glasgow avait consacré la dynamique mondiale vers l’économie zéro carbone comme horizon de modernisation, dont le Pacte vert européen constitue l’une des traductions concrètes les plus emblématiques, suivi de près par les engagements de neutralité carbone des grandes économies innovantes de la planète : Chine, Corée du Sud, Japon, mais aussi les États-Unis de Joe Biden et surtout des États clés comme la Californie en leur sein. Quel a été l’impact de la guerre en Ukraine sur cette dynamique aspirationnelle, reposant avant tout sur la convergence des anticipations ? L’une des dimensions clés est la dépendance européenne au gaz russe. Majoritairement, la mise en évidence des risques liés à cette dépendance vient renforcer la vision à long terme pour l’Union européenne que les objectifs de décarbonation du Pacte vert sont aussi des objectifs de sécurisation et d’autonomisation d’un continent particulièrement pauvre en ressources fossiles. Il est important de noter que cette guerre fait entrer de manière extrêmement centrale la politique européenne de transition écologique, et donc le Pacte vert lui-même, au cœur des débats politiques nationaux, alors que l’action européenne en la matière restait cantonnée à un débat d’experts.

Cinq éléments de fragilisation doivent cependant attirer l’attention, les décisions politiques urgentes nécessaires dans une économie de guerre devant absolument éviter de mettre en place des formes d’irréversibilités incompatibles avec les objectifs de transition et de souveraineté à moyen et long terme. Premier point d’attention, le débat politique sur la sécurité alimentaire et la transformation du système alimentaire européen a télescopé réponses à court terme et enjeux de long terme : d’une part, les besoins à court terme des pays du Sud structurellement importateurs d’accéder aux marchés alimentaires, auxquels les réponses en matière d’aide doivent être urgentes et d’ordre financier, également les besoins du secteur de l’élevage européen qui sera le plus durement touché par les augmentations de prix sur les matières premières ; d’autre part, la nécessité de tenir bon sur les objectifs à 2030 de la stratégie « De la fourche à la fourchette », moteurs d’indispensables changements structurels permettant de [réduire la dépendance de l’Europe aux importations d’alimentation des animaux et de fertilisants azotés produits à partir de gaz fossile. Les décisions en G7 et en Conseil européen, sous impulsion française, mettent bien en évidence les besoins d’intervention à court terme, mais ne devraient pas remettre en cause la transformation structurelle du système alimentaire européen.

Deuxième point d’attention, l’augmentation des prix de l’énergie et de l’alimentation en Europe vont supposer de mettre en place des solutions d’urgence en soutien aux ménages les plus pauvres. Ici encore, ces mesures doivent aider, dans la mesure du possible, à réduire la dépendance des ménages aux énergies fossiles (par exemple en soutenant l’accès à l’efficacité énergétique ou à des pompes à chaleur) plutôt que de réduire les signaux économiques défavorisant les énergies fossiles par rapport aux énergies non carbonées. Les formes d’aide sociale et de compensation mises en place dans toute l’Union vont évidemment être au cœur des débats politiques nationaux sur le pouvoir d’achat : bien cadrées, elles devraient pouvoir contribuer à une mobilisation politique en faveur des mesures phares du paquet « Ajustement à l’objectif 55 » (notamment en matière de taxation de l’énergie ou de fonds social pour le climat) ; mais leur mise en politique reste cependant extrêmement difficile, risquant de mettre en cause les décisions européennes plutôt que d’en montrer la cohérence.

Troisième point d’attention, l’angle de la sécurité énergétique fait souvent l’impasse sur les enjeux d’efficacité énergétique et de réduction de la demande, pour se focaliser uniquement sur les substitutions entre sources d’énergie. Pour l’instant, il semble que les enjeux de sobriété réussissent quand même à pénétrer les discussions de tout le spectre politique, préparant l’opinion publique à de possibles mesures de rationnement en matière énergétique notamment. S’il faudra distinguer clairement mesures de rationnement d’urgence et maîtrise de la demande à moyen terme, citoyens, société civile, entreprises et pouvoirs publics auront une responsabilité pour tirer de cette expérience subie des leçons pour des évolutions plus durables et plus souhaitées de nos modes de vie.

Par ailleurs, quatrième point d’attention, la dynamique internationale semble plus incertaine. Le secteur américain des énergies fossiles saisit les besoins européens d’énergies de substitution au gaz russe comme une opportunité de relance massive de sa production, en dépit d’un bilan carbone assez mauvais des exportations de gaz naturel liquéfié. Les conséquences de la guerre sur la politique énergétique chinoise sont peu lisibles de l’extérieur, même si le soutien aux énergies décarbonées semble être un axe maintenant inéluctable de la modernisation de cette immense économie. 

Enfin, dernier point critique, si les grandes entreprises européennes et mondiales restent bien engagées à contribuer à la neutralité carbone à long terme, les stratégies de mise en œuvre concrète de cette ambition risquent de reposer encore trop souvent sur d’importants volumes d’émissions négatives ou de compensations par les crédits carbone volontaires, censés compenser des émissions résiduelles de gaz à effet de serre trop importantes. Cela crée un nouvel élan pour des projets de finance carbone, gagés notamment sur des changements d’usage des sols : ceux-ci pourraient être vus comme une potentielle aubaine pour déclencher les transformations structurelles nécessaires pour le développement agricole et économique des pays du Sud, mais leur massification constitue aussi un risque potentiel très élevé pour la sécurité alimentaire des populations locales concernées et pour la biodiversité. Le rapport confié par le Secrétaire général des Nations unies à un groupe d’experts de haut niveau présidé par l’ancienne ministre canadienne de l’Environnement Catherine McKenna 2 précise que les crédits carbone volontaires, nécessairement à haute intégrité environnementale et intégrant des co-bénéfices en matière de biodiversité et de développement des communautés locales, ne pourront compenser les efforts de décarbonation non réalisés, et devront être pris en compte dans une comptabilité distincte. 

Les milieux économiques européens et occidentaux semblent commencer à douter de la possibilité de garder comme objectif de maintenir la température moyenne de la planète en dessous d’un accroissement de 1,5°C par rapport aux niveaux pré-révolution industrielle. Les difficultés à atteindre la neutralité carbone, nécessairement exigeante à la hauteur de ce que décrit le rapport de Mme McKenna, pourraient aussi faire vaciller l’ampleur ou la rapidité des changements dans ces entreprises. Mais nombre d’entre elles, notamment en Europe, ont aussi déjà investi dans l’économie décarbonée comme un indispensable relais de croissance (comme par exemple la transition vers le véhicule électrique dans le secteur automobile), ce qui ancre l’économie zéro carbone au moins comme l’une des tendances clés des relations économiques du monde de demain.

Quelles conséquences concrètes à la poursuite et à l’amplification des négociations multilatérales environnementales ?

À bien moindre niveau d’attention médiatique que la guerre en Ukraine, toute l’année 2022 a aussi été très fortement marquée par une très intense activité de négociations multilatérales en matière environnementale, notamment en présentiel. Celles-ci débouchent à la fois sur le lancement de nouvelles négociations, et sur la mise en évidence de blocages critiques. 

L’Assemblée des Nations unies sur l’environnement, dans sa 5e session, a lancé deux nouvelles négociations devant être conclues d’ici 2024 : celle d’un nouveau traité sur les plastiques, et celle d’une plateforme scientifique et politique sur les produits chimiques, les déchets et les pollutions. Expression d’une analyse très juste de l’importance de ces enjeux pour la préservation des écosystèmes mondiaux, ces nouvelles négociations paraissent aussi bien trop optimistes concernant le temps nécessaire pour créer de nouvelles institutions multilatérales, surtout quand on voit la lenteur des négociations en cours sur la biodiversité en haute mer et sur la préparation de la COP 15 de la Convention sur la diversité biologique. Le risque est donc grand que ces négociations multilatérales ne symbolisent surtout l’accord de l’ensemble de la communauté internationale, Russie comprise, sur l’importance de la préservation des biens communs environnementaux, mais qu’elles s’enlisent sans parvenir à avoir une portée significative sur les secteurs et les politiques publiques concernés.

On risque donc un grand écart entre la volonté de poursuivre les négociations et la capacité à trouver des accords concrets. Ce risque est aussi révélateur de deux grandes tensions structurantes entre les grandes régions du monde.

Première tension structurante : pour plusieurs grandes puissances comme la Russie ou la Chine, la poursuite des négociations environnementales est acceptable dans la mesure où elles se cantonnent à un caractère technique, à l’exclusion de toute dimension politique, notamment en matière de droits humains et de la place de la société civile. À l’inverse, les négociations sur la biodiversité voient monter un front d’acteurs et de pays soutenant l’importance du rôle politique et technique que doivent jouer les peuples autochtones et les communautés locales pour pouvoir réellement protéger la biodiversité. Et on voit de plus en plus d’exemples concrets mettant en lumière comment les droits accordés aux mobilisations citoyennes, à la société civile et aux peuples autochtones sortent de l’incantation pour devenir des leviers réels de la transformation. En Amérique latine, notamment, l’accord d’Escazu sur la participation, l’information, l’accès à la justice et le droit des communautés autochtones en matière d’environnement est entré en vigueur. En Europe et dans d’autres régions, l’action en justice de la société civile constitue un des leviers par lesquels les engagements internationaux des États pourront devenir réalité. Les acteurs européens soutiennent fortement l’inséparabilité de l’action pour la transformation écologique et du fonctionnement des institutions démocratiques. Probable point d’achoppement de certaines de ces négociations futures, c’est aussi un point de ralliement que l’Europe peut offrir aux autres régions du monde.

La possibilité d’alliances et de ralliement est précisément un enjeu crucial, puisque le fait le plus marquant des récentes négociations environnementales a été l’insistance avec laquelle les pays du Sud, et en particulier le groupe africain, ont choisi de marquer la fin des négociations sur la biodiversité au printemps en soulignant l’écart entre leurs besoins de financement et les promesses des pays développés en la matière, comme ils le faisaient aussi sur les financements pour le climat. C’est la deuxième tension structurante, s’exprimant en matière d’environnement, révélatrice d’une rupture de confiance plus profonde comme on l’a vu plus haut, et sur laquelle revient la dernière section de cet article.

Pourquoi donc les négociations environnementales multilatérales font-elles l’objet d’un investissement aussi important des pays européens, et pourquoi doivent-elles recevoir toute l’attention des analystes géostratégiques ? Tout simplement parce que s’y joue la définition de normes clés qui pourraient définir les champions économiques de demain et les rapports économiques au sein des chaînes de valeur, bien au-delà des matériaux critiques et des ressources énergétiques. Preuve en est la bataille sur la définition de l’agriculture et de l’alimentation durable, très présente à la COP 27 mais aussi dès 2021 sous la forme d’un rapport du département américain de l’agriculture (USDA) critiquant la stratégie européenne « De la fourche à la fourchette » pour ses effets économiques en Europe et dans le monde : à fleurets pas toujours mouchetés, experts européens et étatsuniens concourent, devant le reste du monde dans les conventions des Nations unies sur le climat ou la biodiversité, pour faire prévaloir soit, d’un côté, un modèle d’agriculture optimisé du point du carbone et compatible avec les immenses espaces spécialisés et les formes d’extraction de la valeur par économies d’échelle et massification qui sont celles de l’industrie agroalimentaire des États-Unis, soit, d’un autre côté, un modèle visant à protéger autant la biodiversité et la qualité de l’eau et des sols que le climat, et qui suppose des reconversions profondes des modèles d’affaires et des grands bassins de production en misant sur la re-diversification, source de montée en gamme autant que de résilience. Outre cette « diplomatie de l’alimentation », on pourrait citer les efforts pour définir l’hydrogène vert ou l’acier vert, radicalement décarbonés : toutes ces définitions et concepts débattus entre experts, prêts à basculer vers des formes de normalisation ou de régulation, ne peuvent être réduits à des spécifications des techniques de production ou de transformation : elles mettent également en jeu beaucoup plus profondément la répartition du pouvoir de prescrire, de créer de la valeur, de la capacité à innover, et donc in fine également la répartition des emplois et des revenus entre les différents acteurs des filières et entre les grandes régions reliées entre elles dans le système économique mondial. C’est encore plus le cas pour ce qui concerne les formes d’investissement et les arrangements institutionnels et contractuels qui les sous-tendent.

Réparer la confiance entre Nord et Sud à partir des négociations sur le climat ?

Si la COP 26 de Glasgow a été un succès en matière d’engagement pour la neutralité carbone, elle a aussi signé un échec retentissant pour ce qui concerne l’atteinte des objectifs de 100 milliards de dollars par an de transferts financiers du Nord vers le Sud, promis à partir de 2020. À cela s’adjoignait aussi l’alerte des pays les plus vulnérables sur leur incapacité à faire face seuls aux dommages liés aux effets actuels du changement climatique : formulant des demandes de réparation pour une dette écologique, ces pays du Sud soulignent aussi plus largement l’ombre portée de l’ère coloniale sur la structure actuelle du système économique mondial, dont les chaînes de valeur sont gouvernées depuis les pays les plus riches.

Quand l’Inde à Glasgow indique qu’au-delà de la promesse des 100 milliards annuels, ce sont 1 000 milliards annuels que ce pays dépense en matière climatique, quand le Gabon à Genève pendant les négociations préparatoires à la COP 15 indique que plutôt que les 10 milliards actuellement en discussion, ce sont 100 milliards annuels dont les pays du Sud ont besoin, il faut entendre deux choses. D’abord, une défiance de plus en plus grande de la part des pays présentés plus haut comme non alignés vis-à-vis des promesses de financement des pays de l’OCDE, et de l’Europe en particulier, alors qu’il apparaît clairement que ce sont les États-Unis qui sont les plus loin d’atteindre leur part dans ces promesses de financement climat. Ensuite, et surtout, les pays du Sud soulignent un écart criant entre leurs besoins d’investissement et leurs propres capacités de financement : ils sont soumis au ciseau d’une population active en croissance rapide dans les prochaines décennies, supposant une trajectoire d’investissement pour une forme inédite d’industrialisation très rapide pourvoyeuse d’emplois et de revenus, alors que les emplois industriels sont réduits par les progrès technologiques, que les crises successives et prolongées mettent ces pays à genou et que le changement climatique les assomme de catastrophes plus graves et plus fréquentes. Ces pays soulignent aussi l’écart immense entre les fonds mobilisés par les pays du Nord pour leur propre relance et ceux qu’ils mobilisent pour appuyer la relance au Sud.

L’un des rapports clés discutés à ce propos à la COP 27 est celui produit par les économistes britannique Nicholas Stern, africaine Vera Songwe et indien Amar Bhattacharya, sur les besoins massifs de passage à l’échelle des financements pour le développement et pour le climat 3 . Ce rapport souligne la différence d’ordre de grandeur entre la promesse des 100 milliards de dollars par an et l’immensité des besoins des pays du Sud pour l’action climatique tant en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation que pour faire face aux dommages catastrophiques déjà enclenchés : le besoin de financement est estimé à 2 000 milliards de dollars par an, dont au moins 1 000 devraient venir de financements publics ou privés issus des pays du Nord.

Face à ces montants qui pourraient sembler démesurés, le même rapport indique le besoin d’une réforme profonde non seulement de l’usage des droits de tirage spéciaux du FMI, comme déjà mis à l’agenda du G20, mais aussi plus largement du traitement de la dette et du mandat et des formes d’intervention de la Banque mondiale, des banques multilatérales qui lui sont liées, et du FMI lui-même. Qui d’autre que ces institutions créées à la sortie de la Seconde Guerre mondiale seraient en mesure de déployer de tels montants dans les pays concernés ? La crise profonde et prolongée à laquelle sont particulièrement soumis les pays qui étaient précédemment en train d’émerger économiquement ne serait-elle pas aussi la dernière chance pour ces institutions, dont la gouvernance est encore dominée par les pays occidentaux, de faire la preuve de leur pertinence et de leur efficacité ?

La Première ministre de la Barbade, Mme Mia Mottley, a tendu la main à ces institutions et au pays du G7 avec la définition de son agenda de Bridgetown 4 , visant précisément cette réforme de Bretton Woods guidée moins par l’enjeu de justice dans la gouvernance (qui pourrait être traité plus tard) que par la justice dans les effets qu’elle pourrait avoir pour éviter un décrochage économique profond des pays vulnérables, des pays les moins avancés, mais aussi des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. 

Si cette réforme a été discutée et a progressé lors du G20 de Bali, c’est aussi à la COP 27 que le président français a pu officiellement s’engager, devant l’ensemble des pays rassemblés par cette instance multilatérale, à appuyer la Première ministre de la Barbade pour faire atterrir cette réforme au plus vite, c’est-à-dire pour les réunions de printemps de ces institutions financières internationales basées à Washington et en annonçant un sommet à Paris en juin pour un « pacte financier » avec ces pays.

Mais plus largement, comme on l’a vu, les pays qui ne se sont pas alignés sont aussi demandeurs d’une autre gouvernance des relations économiques qui sont en train de se modifier rapidement, des rapports de pouvoir et de la répartition de la valeur et des emplois dans des chaînes de valeur qui se recomposent activement. Où cela est-il gouverné ? Ce n’est probablement pas une affaire de politiques commerciales ou de régulation des tarifs douaniers, discutés à l’OMC. Peut-être davantage un enjeu lié aux règles régissant les investissements internationaux, encadrés par des accords internationaux liés à l’OMC ou des mécanismes de règlement des différends en la matière, comme la Chine vient d’en mettre en place dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie pour contester la dominance des mécanismes établis par les pays occidentaux : mais ces règles génériques en matière d’investissement ne définissent pas dans quelle mesure les différents opérateurs peuvent être considérés comme innovateurs et créateurs de valeur, ou bien cantonnés dans le rôle de purs et simples pourvoyeurs de matière première. La Chine ne s’y est pas trompée, puisqu’elle a focalisé le forum de coopération Chine-Afrique non plus sur la question du financement des infrastructures, mais sur celle des investissements productifs en Afrique.

C’est bien l’enjeu clé d’un grand nombre d’arrangements institutionnels spécifiques discutés dans les négociations climatiques, et notamment en matière de transformation des systèmes énergétiques, au Nord comme au Sud. Par exemple, la stratégie allemande d’importation d’hydrogène vert à grande échelle a été largement critiquée et discutée lors d’un atelier organisé par la plateforme de dialogue Ukama entre think tanks européens et africains qui vise à faire le pont entre les besoins de transformation écologique et ceux de transformation économique structurelle des deux continents. Comment, dans la vision de l’Europe, l’économie zéro carbone de demain fait-elle une place non seulement à la souveraineté économique du continent européen mais aussi aux acteurs économiques africains comme moteurs de l’innovation et de l’industrialisation, et donc pourvoyeurs massifs d’emplois pour la jeunesse du continent africain ? Comment l’Europe peut-elle donner des gages de confiance que, dans les turbulences géostratégiques actuelles, elle ne cherchera pas à cantonner l’Afrique dans une logique purement extractive de producteurs de matière premières ? Ce que révèlent ces débats entre experts 5 , c’est que les conditions permettant de renouer la confiance à ce sujet se discutent évidemment autour de la politique de développement européenne, renommée « partenariats internationaux », dans sa politique commerciale, mais aussi beaucoup plus concrètement dans les décisions d’investissement et les arrangements contractuels entre opérateurs publics et privés des deux continents : par exemple, en choisissant de soutenir non seulement l’exportation d’hydrogène issu d’énergie renouvelable et produit sur le continent africain, mais en s’assurant également que l’hydrogène serve prioritairement à développer sur place le secteur industriel. 

Les acteurs européens sont à juste titre focalisés sur la mise en place de dispositifs concrets et efficaces à doubles bénéfices sur le développement socio-économique et le climat, du type du Just Energy Transition Partnership (JETP) signé avec l’Afrique du Sud à Glasgow, et cherchent à en nouer de nouveaux avec quelques grands pays clés, comme celui annoncé à la COP 27 avec l’Indonésie. Dans ce contexte, il est essentiel que la notion de justice traduise non seulement l’attention prioritaire portée aux enjeux d’emploi dans les transformations envisagées des systèmes énergétiques et de l’économie des pays dans son ensemble, mais aussi les conditions de négociation de ces partenariats, qui doivent être ancrés dans les besoins des pays du Sud, et surtout les formes concrètes d’investissement que l’intervention d’un bailleur public du Nord permet de garantir, faisant toute leur place aux opérateurs économiques du Sud et à leur trajectoire d’industrialisation 6 . Les européens envoient cette année des messages contradictoires en matière de développement des infrastructures de gaz, et cela est très remarqué et souligné par les chefs d’État africains, comme le président nigérian 7 : alors que les acteurs financiers publics européens comme la BEI ou l’AFD ont annoncé ne plus financer d’infrastructures liées aux énergies fossiles, les terminaux gaziers sont néanmoins développés en Europe et des subventions à l’usage du gaz sont mises en place pour aider les consommateurs européens à faire face à l’envolée des prix, parfois sans plus de précaution concernant des effets induits de désincitation à la sortie des énergies fossiles. C’est donc une discussion à haut risque qui s’est engagée et que la COP 27 aura permis de faire avancer sans la finaliser. Soit les JETP sont l’occasion de démontrer une nouvelle manière, plus juste, de construire des investissements et des chaînes de valeur entre les continents, soit ils viennent confirmer les pays du Sud dans leur critique radicale de ce qu’ils nomment l’hypocrisie des Européens. 

Malgré la focalisation sur la guerre qui a actuellement lieu sur le sol européen, l’Europe doit continuer un dialogue extrêmement actif avec les pays du Sud les moins avancés et les plus vulnérables, et pas uniquement dans la logique de contrer la Chine comme dans le dialogue indo-pacifique, mais au service de la reconstruction de partenariats stratégiques concrets, permettant à l’Europe comme à ses partenaires de ne pas se retrouver écrasée entre les rivalités des puissances chinoise, russe et américaine. Le multilatéralisme environnemental est à ce titre un point de passage inévitable, mais aussi une opportunité de démontrer de nouvelles manières de négocier et de nouvelles manières de construire des partenariats économiques.

Pour que ce partenariat soit perçu comme sincère et en confiance, l’Europe doit continuer à démontrer qu’elle est réellement à l’écoute des demandes, des perceptions et des besoins de ses partenaires, même quand leur prise en compte paraît difficile : demandes de réparations, demandes de prise en considération de l’héritage post-colonial, mise en évidence des contradictions européennes dans le traitement des guerres récentes en Irak, en Libye, au Yémen ou en Ukraine. Celles-ci doivent être entendues, car ce que ces pays expriment aussi, c’est le besoin de tester concrètement la sincérité des engagements européens dans la mise en œuvre de partenariats concrets pour que les pays du Sud atteignent les objectifs de l’Agenda 2030 pour le développement durable, autant en matière de climat que de prospérité.

Cela ne veut pas dire, au contraire, que l’Europe ne doit pas affirmer clairement sa posture et ses valeurs, notamment en matière de démocratie et de droits humains, autant pour leur valeur intrinsèque que pour leur caractère instrumental au service des transformations nécessaires : sans la possibilité d’un dialogue politique ouvert à la société civile et à la contre-expertise, il ne saurait y avoir de trajectoire crédible d’investissement pour atteindre la prospérité économique en respectant les limites de la planète. Il faut donc démontrer que l’offre européenne en la matière ne constitue pas une conditionnalité ou un frein à la mobilisation des investissements, mais bien plutôt un gage de viabilité à long terme, de durabilité des investissements, et donc un gage de stabilité, de prévisibilité et d’attractivité pour les investisseurs.

L’accès massif des pays du Sud aux flux financiers mondiaux est-il facilité plutôt que freiné par les exigences en matière de gouvernance et de démocratie et d’impact environnemental et social ? La recomposition des rapports économiques mondiaux est-elle rendue encore plus injuste par la transition vers l’économie décarbonée ou celle-ci n’est-elle pas plutôt l’occasion de démontrer concrètement de nouveaux rapports de pouvoir dans les chaînes de valeur ? Il est absolument essentiel, et tout à fait stratégique dans le contexte géopolitique actuel, que les acteurs européens et les nombreux alliés qu’ils comptent dans d’autres régions, continuent d’utiliser les négociations multilatérales environnementales pour faire pencher la balance du bon côté pour la prospérité des pays non alignés autant que pour celle de l’Europe et que pour la protection de biens publics environnementaux mondiaux.

Notes

  1. Voir la déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies du 1er mai 1974 concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (https://digitallibrary.un.org/record/218450?ln=en) , qui reprend des considérants extrêmement proches de ceux invoqués aujourd’hui en temps de crise économique mondiale.
  2. Nations unies, Net Zero Commitments By Businesses, Financial Institutions, Cities And Regions, United Nations’ High Level Expert Group on the Net Zero Emissions Commitments of Non State Entities.
  3. Vera Songwe, Nicholas Stern and Amar Bhattacharya, Finance for climate action: scaling up investment for climate and development, Novembre 2022
  4. GEG
  5. Sébastien Treyer, Chukwumerije Okereke, John Asafu Adjaye, San Bilal, Ann Kingri, Imme Scholz, Youba Sokona, Africa’s transition from a provider to a key actor of the global energy transition, IDDRI, février 2022.
  6. Hege, E., Okereke, C., Treyer, S., Sokona, Y., Kingiri, A., Keijzer, N., Denton, F. (2022). Just Energy Transition Partnerships in the context of Africa-Europe relations: reflections from South Africa, Nigeria and Senegal. Ukȧmȧ
  7. Chiamaka Okafor, Climate Change: Western countries are hypocrites, can’t dictate to Africa – Buhari, Novembre 2022
+--
voir le planfermer
citer l'article +--

citer l'article

APA

Sébastien Treyer, Diplomatie environnementale : points de bascule entre l’Europe et les nouveaux non-alignés, Groupe d'études géopolitiques, Déc 2022, 82.

à lire dans ce numéro +--

à lire dans cette issue

voir toute la revuearrow
notes et sources +