Bulletin des Élections de l’Union Européenne
Élections parlementaires à Chypre, 30 mai 2021 (II)
Issue #1
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Auteurs

Gilles Bertrand

21x29,7cm - 107 pages Issue #1, Septembre 2021 24,00€

Élections en Europe : décembre 2020 – mai 2021

Le cadre territorial

Colonie britannique jusqu’en 1960, l’île de Chypre a connu un conflit « intercommunautaire » qui a provoqué sa partition en 1974. Malgré une douzaine de cycles de négociations depuis lors, le conflit est « gelé » sans solution durable (Bertrand, 2017). L’île est ainsi divisée entre :

  • Une zone Sud représentant 58% du territoire, comptant 850 000 Chypriotes « grecs » (orthodoxes hellénophones), chrétiens minoritaires (Arméniens, catholiques et maronites), quelques centaines de Chypriotes « turcs » (musulmans) et des résidents non-citoyens vivant sous l’autorité de la République de Chypre (RC), seul État reconnu internationalement comme souverain sur l’île ;
  • Une zone Nord occupée par la Turquie, représentant 36% du territoire, comptant de 260 à 330 000 habitants (selon les estimations) chypriotes « turcs » mais aussi ressortissants de Turquie dont une partie bénéficie aussi de la citoyenneté de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) autoproclamée, ainsi que quelques centaines de Chypriotes grecs « enclavés »;
  • Les 6% restant du territoire se répartissent presque également entre, d’une part, deux bases militaires souveraines britanniques (Sovereign Base Areas, SBA), d’autre part, la zone-tampon entre les deux zones nord et sud, placée sous le contrôle de la Force des Nations unies (UNFICYP).

La partition étant illégale, la RC a maintenu les six circonscriptions électorales originelles, alors que celle de Kyrenia se trouve entièrement au Nord, celles de Nicosie et de Famagouste en partie. Les Chypriotes grecs résidents dans ces circonscriptions avant 1974, mais réfugiés au Sud lors de la partition, continuent d’y voter fictivement (les bureaux de vote se trouvant en quelque sorte « délocalisés » en zone sud).

Le cadre constitutionnel

La RC est dotée d’un régime présidentiel. Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il nomme les ministres, qui ne sont pas responsables devant la Chambre des Représentants (unique chambre du parlement). La législature est également de cinq ans, mais elle ne correspond pas au mandat présidentiel – il y a un décalage de trois ans, dû au conflit (présidentielle de 1965 reportée à 1968, législatives de 1975 reportées d’un an). La Constitution de 1960 prévoyait l’élection des députés par des corps électoraux communautaires séparés. Les Chypriotes « grecs » et les chrétiens minoritaires élisent 56 députés ; les Chypriotes turcs sont censés élire 24 députés — mais leurs sièges demeurent vacants depuis le conflit de fin 1963. Cependant, suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme de 2004, une loi de 2006 permet aux quelques 400 Chypriotes turcs résidents au Sud de s’inscrire sur la liste électorale des Chypriotes grecs et donc de participer à l’élection des 56 députés. Enfin, trois députés sont élus par les membres des trois minorités chrétiennes (qui votent donc deux fois) mais n’ont qu’un rôle consultatif sur les questions concernant les minorités (éducation par exemple).

Les députés sont élus suivant un système de représentation proportionnelle avec un vote préférentiel limité (1979, modifié en 1995 et en 2015). La répartition des sièges s’effectue en deux temps. Une première répartition attribue autant de sièges que chaque liste a obtenu de fois le quotient électoral (résultant de la division du nombre de votes valides par le nombre de sièges) de la circonscription. Les têtes de liste puis les candidats ayant obtenu le plus grand nombre de votes préférentiels sont retenus en premier, puis les autres candidats. Une répartition des restes a ensuite lieu mais, pour y participer, le parti doit avoir obtenu 3,6% des suffrages exprimés à l’échelle nationale. Ce seuil est porté à 10 ou 20% pour les coalitions de deux partis, ou de plus de deux partis.

Circonscription électoraleSiègesVotes préférentiels possibles
Lefkosia (Nicosie)205
Lemesos (Limassol)123
Ammokhostos (Famagouste)113
Larnaca62
Paphos41
Kerynia (Kyrenia)31
a • Les 6 circonscriptions électorales de la RC

Le paysage politique chypriote grec

Composé principalement de 4 grands partis qui totalisaient 97% des voix lors des élections législatives de 1991 et encore 68% en 2021, il est encore largement marqué par le conflit intra- et intercommunautaire, mais aussi par un système clientéliste identifiable notamment par le recrutement dans la fonction publique d’affidés de partis au pouvoir. Ainsi, les résultats de chaque parti aux élections législatives semblent jouer un rôle dans la répartition des emplois publics ouverts pendant la mandature qui suit (Faustmann, 2010).

AKEL (Ανορθωτικό Κόμμα Εργαζόμενου Λαού, Parti réformateur des travailleurs), fondé en 1941, est en fait le Parti communiste (fondé en 1926, interdit sous ce nom par les Britanniques en 1933). Il est favorable à la réunification et donc à un compromis avec les Chypriotes turcs mais a appelé à voter contre le plan des Nations unies en 2004 et n’est pas parvenu à un accord durant la présidence de son ex-secrétaire général Dimitri Christophias (2008-2013). DISY (Δημοκρατικός Συναγερμός, Rassemblement démocratique/républicain — la distinction n’existe pas en grec), fondé en 1976, rassemble différentes sensibilités : nationalistes, conservateurs, libéraux. Il est l’un des héritiers du courant nationaliste qui porte une lourde responsabilité dans le conflit. Ses dirigeants, Glafcos Clerides puis Nicos Anastassiades, actuel président de la République, ont voté en faveur du plan des Nations unies en 2004, alors qu’une partie de leurs militants et électeurs sont ultranationalistes. DIKO (Δημοκρατικό Κόμμα, Parti démocrate/républicain) est plus libéral que DISY mais pas moins nationaliste : le président Tassos Papadopoulos (2003-2008) qui en était le chef est le principal responsable de l’échec du plan des Nations unies (76% des voix chypriotes grecques contre lors du référendum en 2004), lui qui avait affirmé qu’il négocierait un « meilleur plan ». Son fils Nikos, actuel dirigeant de DIKO, se montre tout aussi maximaliste. EDEK (Ενιαία Δημοκρατική Eνωση Κέντρου — Κίνημα Σοσιαλδημοκρατών : Rassemblement unitaire du Centre démocratique — Mouvement des sociaux-démocrates), fondé en 1969, appartient certes à l’Internationale socialiste mais il est très nationaliste et maximaliste, peu ouvert au dialogue avec les Chypriotes turcs.

Ces 4 partis sont en déclin relatif depuis trente ans, comme le montre la figure b.
La scène politique n’a commencé à s’ouvrir qu’à partir des élections législatives de 2001 (4 députés appartenant à 4 nouveaux partis, dont les écologistes). Néanmoins, le phénomène est resté très marginal jusqu’à la crise financière de 2013.

La crise de la représentation, née de la crise de 2013, toujours en cours

Membre de l’Union européenne depuis 2004 et la zone Euro depuis 2008, la RC a subi les conséquences de la crise mondiale de 2008, de la crise de la dette et de la crise de confiance envers les institutions de l’UE et la classe politique locale qui s’en sont suivies (Karatsioli et al., 2014). La crise financière n’a cependant éclaté qu’en 2013 lorsque la fragilité des banques chypriotes, très exposées à la dette grecque, détentrices de créances douteuses et au cœur d’une bulle immobilière, a contraint la Banque centrale européenne à intervenir et le Conseil européen à imposer des mesures drastiques à la RC. Toutefois, la récession qui a suivi n’a duré que deux ans à peine et l’économie chypriote grecque s’est redressée plus vite que prévu (Hardouvelis & Gkionis, 2016). Reste que la crise a fortement érodé la confiance dans la classe politique, phénomène aggravé par des scandales de corruption (Assiotis et Krambia-Kapardis, 2014), dont dernièrement l’affaire des « passeports dorés » attribués de manière opaque à des non-ressortissants de l’UE en échange d’investissements parfois douteux, et de l’absence totale de progrès dans les négociations en faveur de la réunification.

Voix 2021% 2021 (% 2016)Sièges
AKEL (communiste)79 91322,34 (25,67)15 (-1)
DISY (droite fédéraliste)99 32827,77 (30,7)17 (-1)
DIKO (droite anti-fédéraliste)40 39511,29 (14,49)9
EDEK (socialiste anti-féd.)24 0226,72 (6,18)4 (-1)
DIPA (diss. DIKO, pro-négociations)21 8326,104
ELAM (nationaliste)24 2556,78 (3,7)4 (+2)
Ecologistes (anti-féd.)15 7624,41 (4,8)3 (+1)
Suffrages obtenus par les partis représentés au Parlement305 50785,41 (96,9)
Participation366 60865,72 (66,74)
Electeurs inscrits / total des sièges557 83656
d • Résultats des élections législatives du 30 mai 2021

La participation électorale est a connu une nette baisse en 2011 et en 2016 ; elle s’est stabilisée en 2021. Sans surprise, les enquêtes mettent en évidence un lien entre l’abstention et le déclin de l’identification des citoyens aux quatre partis historiques ; et, comme ailleurs, ce sont les jeunes qui s’abstiennent le plus (Kanol, 2013).

Corrélativement, les 4 grands partis (AKEL, DISY, DIKO et EDEK), qui avaient toujours totalisé plus de 90% des voix aux législatives (sauf en 2006 : 88,3%), n’en recueillent plus que 77% en 2016 et 68% en 2021.

Les nouveaux partis sont les gagnants très relatifs de la crise de la représentation politique. D’abord parce que 8 des 10 nouveaux partis qui ont obtenu au moins 1 député depuis 1996 sont issus de dissidences des 4 grands et ont disparu les uns après les autres. Le seul en activité est DIPA (Δημοκρατική Παράταξη, Front démocratique), fondé en 2018 par des cadres de DIKO contestant la direction actuelle du parti et comme tous les partis dissidents précédents, DIPA ne met que très relativement en danger celui dont il est issu : DIKO a conservé les 9 députés qu’il avait en 2016, malgré la perte de 10000 voix d’une élection à l’autre.

Deux partis font donc exception à la règle : les écologistes et l’extrême-droite sous la bannière d’ELAM (Εθνικό Λαϊκό Μέτωπο, Front national populaire, créé en 2008, branche chypriote du parti grec Aube dorée (Katsourides, 2013), représentatifs de deux courants politiques relativement nouveaux et en croissance dans la plupart des États-membres de l’UE. Ayant obtenu leur premier siège de député en 2001, les écologistes en ont 3 vingt ans plus tard… On ne peut guère parler de progression fulgurante, d’autant qu’ils ont perdu 1200 voix entre 2016 et 2021. Certes, les partis verts ouest-européens n’ont pas connu de progression très rapide non plus, mais, fait aggravant pour les écologistes chypriotes grecs, ils sont très peu ouverts aux négociations avec les Chypriotes turcs, ce qui est tout de même étrange pour une formation prétendant se situer à la gauche de l’échiquier politique et probablement de nature à déboussoler les jeunes électeurs. ELAM, au contraire, fait fureur : groupusculaire en 2011 (4354 voix), il en a obtenu 13040 en 2016 (2 députés) et quasiment doublé son score en 2021.

Conclusion

Les élections de mai 2021 se caractérisent donc par un taux d’abstention élevé et un score historiquement bas pour les quatre grands partis qui se partagent la quasi-totalité des sièges au parlement depuis 1976. De toute évidence, ces résultats traduisent l’exaspération à l’égard des partis de gouvernement qui n’ont ni anticipé ni bien géré la crise de de 2013. On peut aussi voir dans ces résultats une certaine lassitude vis-à-vis de l’oligarchie politique. Reste que l’élection qui compte le plus en RC est la présidentielle, qui aura lieu en février 2023.

Bibliographie

Assiotis A., Krambia-Kapardis M. (2014). Corruption correlates: the case of Cyprus, Journal of Money Laundering Control, 17 (3).
Bertrand G. (2017). Chypre : trop de négociations ont-elles tué la négociation ? Confluences Méditerranée, n°100.
Bertrand G. (2005b). Chypre. In Y. Déloye (dir.), Dictionnaire des élections européennes. Paris : Economica.
Charalambous G. (2012). Le Parti progressiste du peuple travailleur (AKEL). Un profil sociopolitique. In J.-M. De Waele et D.-L. Seiler, Les Partis de la gauche anticapitaliste en Europe. Paris : Economica.
Charalambous G. & Christophorou C. (dir.) (2016). Party-Society Relations in the Republic of Cyprus. Political and Societal Strategies. Londres : Routledge.
Copeaux É. et Mauss-Copeaux C. (2005). Taksim ! Chypre divisée. Lyon : Ædelsa.
Faustmann H. (2010). Rusfeti and Political Patronage in the Republic of Cyprus. The Cyprus Review 22 (2).
Hardouvelis G. A. & Gkionis I. (2016). A Decade Long Economic Crisis: Cyprus versus Greece. Cyprus Economic Policy Review, University of Cyprus, Economics Research Centre, vol. 10(2), pp. 3-40.
Karatsiolis et al. (2014). Dossier sur la crise mondiale et ses conséquences à Chypre. Cyprus Review, 26 (1).
Katsourides Y. (2013). Determinants of Extreme Right Reappearance in Cyprus: The National Popular Front (ELAM), Golden Dawn’s Sister Party. South European Society and Politics, 18 (4).
Kanol D. (2013). To Vote or Not to Vote? Declining Voter Turnout in the Republic of Cyprus. The Cyprus Review, Vol. 25, No. 2.
Rossetto J. (2012). Le statut constitutionnel de la République de Chypre. In Rossetto J. et Agapiou-Joséphidès K. (dir.) (2012), La singularité de Chypre dans l’Union européenne. Diversité des droits et des statuts. Paris : Mare & Martin.

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Gilles Bertrand, Élections parlementaires à Chypre, 30 mai 2021 (II), Groupe d'études géopolitiques, Sep 2021, 77-80.

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