Élections parlementaires en Catalogne, 14 février 2021 (II)
Martin Lepič
Chercheur à l'université Charles (Prague)Issue
Issue #1Auteurs
Martin Lepič21x29,7cm - 107 pages Issue #1, Septembre 2021 24,00€
Élections en Europe : décembre 2020 – mai 2021
Les élections parlementaires catalanes du 14 février 2021 se sont déroulées dans un contexte d’inquiétude dû d’une part aux conséquences sanitaires de la pandémie de Covid-19, et d’autre part à la tension socio-économique croissante qui faisait suite à la prolongation des mesures de restriction. Ces difficultés sont venues s’ajouter à l’impasse politique résultant de huit années d’une lutte pour l’indépendance menée par les partis nationalistes, s’accompagnant d’une réaction légale et répressive de l’État espagnol. Les élections anticipées, qui ont eu lieu plusieurs mois avant la date prévue, ont été annoncées à la suite du verdict de la Cour suprême d’Espagne qui a interdit à l’ancien President de la Generalitat Quim Torra (Junts per Catalunya) d’exercer des fonctions publiques.
La plupart des sondages préélectoraux prévoyaient une forte baisse de la participation électorale. Le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), un allié régional de longue date du Partido Socialista Obrero Español (PSOE), le principal parti au pouvoir en Espagne, était considéré comme favori, d’autant plus que le parti a désigné le populaire Salvador Illa, alors ministre espagnol de la santé, comme candidat à la présidence. À l’opposé, les partis en faveur de la sécession de la Catalogne visaient à consolider leur position et à négocier un référendum d’autodétermination. Il y a toutefois eu plusieurs désaccords entre Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) et Junts per Catalunya (JxCat), deux partis constitutifs du bloc indépendantiste informel, sur la manière d’atteindre leurs objectifs. Enfin, un remaniement au sein du bloc de partis unionistes de droite, qui s’est produit lors des élections générales espagnoles de 2019, avait été anticipé en Catalogne également.
En prenant le contexte susmentionné et les résultats globaux des élections comme point de départ, je vise dans cet article à étudier les éléments importants de la variation spatio-temporelle de la participation électorale et ses conséquences sur les résultats des partis respectifs, la dynamique du vote pro-indépendance et ses déterminants ethno-culturels et socio-économiques, ainsi que les recompositions en cours au sein des différents blocs politiques, qui ont vu l’effondrement de Ciudadanos (Cs) et la récupération d’une grande partie de son électorat par le PSC et Vox.
Récurrence des abstentions différentielles et de la majorité indépendantiste
La baisse de la participation électorale de 28 points de pourcentage qui s’est produite entre 2017 et 2021 n’a pas été uniforme sur l’ensemble du territoire de la Catalogne. La figure a (gauche) montre une dépendance spatiale importante, ainsi qu’une concentrationa • Modèles spatiaux d’évolution de la participation et du soutien électoral pour Ciudadanos par municipalités, 2017-2021 géographique marquée des valeurs respectivement élevées et faibles de la variation de la participation électorale parmi les 947 municipalités de Catalogne. Elle montre que les clusters de forte baisse de la participation sont situés dans les zones métropolitaines autour de Barcelone et de Tarragone, le long de la côte méditerranéenne et dans le sud de la Catalogne, avec toutefois d’importantes exceptions locales. Un déclin relativement modéré de la participation a été enregistré dans les Pyrénées occidentales, dans la campagne autour de Gérone et dans le district du Priorat dans le centre-sud de la Catalogne. Dans une large mesure, le schéma spatial introduit correspond aux différents degrés de déclin du soutien électoral de Ciudadanos au cours de cette période (figure a, droite). Des segments importants des anciens électeurs de Ciudadanos ont apparemment décidé de ne pas participer à la compétition électorale actuelle.
En particulier, la participation a diminué le plus nettement dans les zones où elle était auparavant plus faible, et dans une moindre mesure dans les localités où elle était généralement élevée. Par conséquent, la polarisation du territoire catalan en termes de participation électorale s’est considérablement amplifiée. Les coefficients de variation de Gini et de Theil, par exemple, indiquent que la polarisation de la participation électorale a été multipliée au moins par trois entre 2017 et 2021.
En termes d’impact de cette dynamique sur le résultat électoral, les zones de moindre participation (et, récemment, de forte baisse de la participation) correspondent à celles où les partis indépendantistes ont obtenu les scores les plus faibles. L’argument selon lequel les niveaux de participation sont de plus en plus élevés dans les zones où les partis indépendantistes bénéficient d’un soutien important est étayé par la corrélation entre ces deux variables, illustrée par les graphiques de la figure b. Une forte augmentation de la polarisation de la participation a entraîné une hausse du pourcentage du vote indépendantiste en Catalogne au-delà du seuil de 50 %, symboliquement important. Dans ce contexte, l’analyse spatiale de la participation électorale a montré que ce n’est pas la plus grande diffusion des idées nationalistes catalanes au sein de la société qui a déterminé cette conquête inédite de la majorité des votes par le bloc indépendantiste, mais plutôt l’arithmétique électorale.
Le schéma selon lequel les personnes qui défendent des politiques nationalistes (sub-étatiques) et indépendantistes sont plus enthousiastes à l’idée de voter aux élections parlementaires catalanes n’est pas nouveau. L’enjeu politique des élections régionales entre 2012 et 2017 apparaissait majeur, conduisant à une disparition presque complète des différences d’abstention entre les différents électorats. Au cours de cette période, les zones urbaines et industrielles englobant Barcelone ainsi que la côte méditerranéenne ont connu une augmentation constante de la participation. Je suggère ici que le phénomène des abstentions différentielles s’est reproduit dans le contexte anormal des élections de 2021.
L’enracinement spatial des allégeances indépendantistes
Bien que le soutien global aux partis indépendantistes ait dépassé pour la première fois la barre des 50 % des suffrages exprimés, la distribution spatiale de ce soutien est restée largement inchangée. La corrélation de Pearson du vote indépendantiste entre 2017 et 2021 était de 0,967, ce qui indique une stabilité significative du soutien entre les municipalités. La seule exception a été la conséquence d’une baisse de la participation électorale autour de Barcelone et Tarragone, où le soutien sécessionniste a augmenté précisément en raison des abstentions différentielles (figure c, gauche). Dans l’ensemble, la stabilité dans le temps et l’espace du soutien au gouvernement indépendantiste en Catalogne implique que les performances du gouvernement en place n’ont pas été un facteur décisif dans le vote lors de cette compétition électorale. Les allégeances territoriales en faveur ou contre le nationalisme indépendantiste en Catalogne sont profondément ancrées et les défections ne sont pas fréquentes.
Pourtant, ces allégeances, même si elles résistent aux changements, ne sont pas uniformément réparties dans toute la Catalogne. Cela est illustré par le fort degré de concentration du vote indépendantiste lors des élections régionales de 2021 (figure c, droite) ainsi que par la concentration inverse du vote pour les partis unionistes. Le clustering spatial des deux allégeances territoriales respectives a été affiné lors des élections de réalignement de 2012 et est resté constant depuis lors. De même, la polarisation spatiale du vote indépendantiste et du vote unioniste, qui s’est également amplifiée depuis 2012, est également restée inchangée en 2021. Il ne fait aucun doute que le nationalisme sécessionniste catalan a une dimension territoriale importante. Ses zones de forces se situent dans la Catalogne du nord et de l’intérieur, tandis que le noyau unioniste s’est développé dans la ceinture métropolitaine autour de (et pas nécessairement dans) Barcelone, le long de la côte méditerranéenne, dans la région pyrénéenne éloignée du Val d’Aran, et partiellement en Catalogne du sud. Néanmoins, il convient de souligner qu’en raison de son poids démographique, la Catalogne métropolitaine compte également de nombreux électeurs indépendantistes.
Différences entre les électorats de l’ERC et de JxCat
Il peut être tentant de comprendre les résultats globaux actuels comme le signe d’une unité interne au sein des blocs nationaliste et unioniste. Cette image s’effrite néanmoins lorsqu’on analyse séparément les différents partis de chaque bloc. ERC, JxCat et Candidatura d’Unitat Popular (CUP) divergent en effet non seulement sur le plan idéologique et dans leurs stratégies politiques respectives, mais aussi dans leur implantation géographique. Les deux cartes de la figure d illustrent les différences dans les schémas spatiaux de soutien entre ERC et JxCat. Bien qu’il soit possible de conclure que les zones de faible soutien électoral sont congruentes pour les deux partis, l’emplacement de leurs bastions respectifs sont différents: sud-ouest d’un côté, nord de l’autre. Le diagramme de corrélation de la figure 5 montre la relation non linéaire et spatialement fragmentée entre la distribution des bases de soutien d’ERC et de JxCat. Il est intéressant de noter que la distribution du soutien à la CUP, nationaliste d’extrême gauche, ressemble à celle de JxCat, conservateur, plutôt qu’à celle de l’ERC, de centre gauche, une question qui mérite certainement d’être approfondie.
Détermination ethno-culturelle du soutien indépendantiste
Le nationalisme catalan en général et l’actuelle quête d’indépendance en particulier sont souvent qualifiés de phénomènes inclusifs. En même temps, de nombreux spécialistes du mouvement indépendantiste catalan soulignent la dépendance significative de ce mouvement vis-à-vis des déterminants ethnoculturels du soutien. On peut ainsi analyser les associations entre le pourcentage de vote pro-indépendance dans une municipalité et la part de personnes nées en Espagne en dehors de la Catalogne dans cette municipalité (Figure f). La corrélation de Pearson de cette association a atteint -0,826 en 2021, une valeur presque identique à celle de 2017, ce qui indique une ethnicisation significative et constante du soutien pro-indépendance. Cette tendance s’est maintenue même en contrôlant les effets des facteurs socio-économiques et démographiques dans le modèle statistique. Un tel résultat correspond aux résultats de l’analyse des données de l’enquête Baròmetre d’Opinió Política qui montre un effet décisif de l’ascendance familiale et, en particulier, de la langue maternelle sur la préférence pour l’indépendance de la Catalogne. Une conséquence importante de la dépendance du mouvement à l’égard de la base ethnoculturelle des allégeances est un regroupement et une polarisation accrus du vote pro-indépendance, puisque son schéma a commencé à ressembler à la distribution ethnoculturelle ségréguée de la population. Il existe toutefois des distinctions entre les différents partis indépendantistes. L’ethnicisation du soutien est plus profonde dans le cas de JxCat, tandis que la tendance pour ERC est, encore une fois, non linéaire et fragmentée dans l’espace entre les zones nord (points rouges) et métropolitaines (points bleus) de la Catalogne. Des niveaux similaires d’ethnicisation, bien qu’inverses, peuvent également être observés pour les partis unionistes.
Effondrement de Ciudadanos et changements de partis au sein des blocs unioniste et de droite
Nous avons déjà décrit l’association entre le déclin de la participation électorale et le déclin du soutien à Ciudadanos entre 2017-2021. L’effondrement du soutien électoral de Ciudadanos était néanmoins plus complexe qu’un simple résultat de la démobilisation des électeurs. Une grande partie des anciens électeurs de Ciudadanos est passée au PSC et surtout à Vox lors des élections régionales de 2021 (Figure g). Cette indication déduite de l’analyse écologique est confirmée par les données de l’enquête Baròmetre d’Opinió Política, qui montrent d’importants changements de parti de Ciudadanos vers Vox et PSC. Les données démontrent également que les deux groupes de transfuges de Ciudadanos divergent sur un large éventail de questions territoriales (centralisation vs. fédéralisation) et idéologiques (droite vs. gauche), soulignant l’hétérogénéité et la non-durabilité de l’électorat d’origine de Ciudadanos.
La transition d’une fraction importante de l’électorat de Ciudadanos vers le parti d’extrême-droite Vox est similaire à celle observée lors des élections générales de 2019 en Espagne. Le virage stratégique à droite de la rhétorique de Ciudadanos et des politiques préconisées visait à capter la montée en popularité de Vox, mais il a surtout conduit à la légitimation des revendications d’extrême droite auprès d’un segment de l’électorat. À cet égard, l’émergence de Vox a été principalement le résultat de la restructuration au sein du bloc idéologique de la droite du centre, et non le résultat de la diffusion dans toute la société du soutien à l’extrême droite. Enfin, le report d’une partie des électeurs de Ciudadanos sur le PSC a contribué à un fort recul de la droite catalane, un phénomène qui ne s’est pas produit dans le reste de l’Espagne.
La question qui émerge de cette évolution est la suivante : les report de Ciudadanos vers le PSC sont-ils simplement l’expression de la recherche d’une alternative unioniste plus crédible, ou s’agit-il d’une évolution de fond, traduisant la préférence des nouveaux électeurs du PSC pour davantage de décentralisation institutionnelle, sans indépendance ? S’il est évident, d’après l’analyse, que des parties importantes de l’électorat catalan sont idéologiquement et socio-spatialement ancrées en faveur de la sécession de la Catalogne de l’Espagne ou du maintien du statu quo, il reste apparemment un segment d’électeurs modérés, voire ambivalents sur la question territoriale. Les données de l’enquête indiquent que cela s’applique particulièrement aux électeurs du PSC et de JxCat pour les élections de 2021.
Les données
citer l'article
Martin Lepič, Élections parlementaires en Catalogne, 14 février 2021 (II), Groupe d'études géopolitiques, Sep 2021, 34-39.